Une forêt aux évocations rhénanes.

La forêt, dans l’imaginaire rhénan, est le lieu du mystère où l’ermite se plait à se perdre, mais également celui du rassemblement, de la rencontre. On s’y recueille, mais on y cueille aussi le gui en réunion, et on s’y ressource, au sens propre du terme, dans des eaux pures et salvatrices, qui restent cependant connues des seuls initiés. C’est aussi le giron de ces Hordes barbares qui, dans nos mémoires fantasmatiques, en surgissent brutalement. Et c’est l’habitat de ces Nibelungen qui persistent tant dans nos rêves communs.

S’il y a un lieu symbolique où nos cultures respectives se rencontrent, c’est bien dans cette forêt lointaine, celle où l’on entend le hibou, qui répond au coucou. Etrangement en effet, tout enfant, même celui qui aujourd’hui grandit principalement en milieu urbain, construit sa vision du monde à partir de cette forêt première qu’il ne connaît pourtant plus, et où tout peut arriver, ou plutôt, lui arriver. C’est par excellence le lieu de l’expérience de la vie. Elle est la scène où se réalisent ces rencontres qui forgeront sa personnalité. Il y apprend à faire face aux dangers, et à accéder au courage qu’il lui faudra montrer pour surmonter ses craintes et pour devenir grand.

Le chaperon rouge, Hansel et Gretel, les Sept Nains : c’est à travers ces divers contes et leur lecture, à travers les chansons et les comptines enfantines, que, grâce à nos mères, la société transmet aujourd’hui encore à ses enfants les secrets qui leur permettent de vivre, et de survivre. D’un certain point de vue, la forêt apparaît dans nos légendes comme étant à l’origine même du monde, ou à tout le moins de son explication. Il y est en tous cas toujours question du loup, dont la rencontre paraît fondamentale.

La forêt constitue un écosystème particulièrement riche, une sorte d’incubateur qui propose de multiples habitats aux espèces animales, végétales, fongiques ou microbiennes. Celles-ci entretiennent entre elles des relations essentielles tant il existe une indissoluble interdépendance entre ces diverses formes du vivant. Certains arbres, par exemple, vivent en symbiose avec des champignons ou d'autres micro-organismes, et la plupart des végétaux dépendent d'animaux pour le transport de leur pollen, de leurs graines ou de leurs propagules. La forêt, à l’évidence, est un bouillon propagateur de vie, de développement.

C’est aussi un endroit où se développent les activités humaines, avec comme symbole de l’arbre de vie. On y rencontre le bûcheron et le schlitteur, qui alimenteront en troncs les charpentiers et les menuisiers, ceux-là même qui construiront nos maisons, nos ponts, nos bateaux ; on y côtoie les porcs à la glandée ; on y croise le chasseur et le piégeur, et c’est une certaine image de la forêt source de nourriture ; on y aperçoit des herboristes et des apiculteurs, et c’est la forêt des simples et de tous ces humbles insectes qui ouvre pour nous le livre de la nature ; on y surprend, dans leur équipement et leur proverbiale bonne humeur, les promeneurs, ces Wanderer contemporains, qui suivent à la lettre les indications du Club Vosgien pour une découverte partagée des délices de la balade.

Y a-t-il encore aujourd’hui des forêts primaires dans nos contrées ? S’il en reste peut-être quelques arpents, c’est en bordure du Rhin, mais qu’importe. Nos forêts actuelles, si artificielles et productives soient-elles, restent au fond de nos esprits l’endroit même de la naissance de l’homme, et donc de chacun de nous, nu, dans la touffeur tropicale, entouré d’arbres gigantesques et d’odeurs insistantes.

Longtemps sur le plan littéraire, la forêt, certainement trop imprévisible, n’a pas été particulièrement fêtée. Puis il y eut ce moment terrible du Jardin à la française, qui n’admettait pas de désordre dans la nature, y compris dans le domaine forestier. Enfin, le lien entre l’homme et la nature est parvenu au premier plan à travers JJ Rousseau, et grâce aux romantiques allemands et à leurs semblables français, grâce aux poètes.


Nous nous souvenons de ces vers d’Apollinaire, qui lient admirablement la forêt et le fleuve :

Les sapins en bonnets pointus

De longue robes revêtus

Comme des astrologues

Saluent leurs frères abattus

Les bateaux qui sur le Rhin voguent

Ecoutons aussi les premiers vers du célèbre poème “Abschied“ (“Adieu“), de Joseph von Eichendorff :


O Täler weit, o Höhen,

O schöner, grüner Wald,

Du meiner Lust und Wehen

Andächt'ger Aufenthalt!


Ô larges vallées, Ô sommets

Ô belle et verte forêt,

Toi ma joie et mon tourment,

Lieu de recueillement !

Lieu de nos mythes communs et de nos frayeurs communes, lieu d’une expérience à la fois sensuelle et intellectuelle à laquelle aucun de nous n’échappe, la forêt, autant que le fleuve, réunit nos imaginaires respectifs.


Jacques Stoll