Articles démocratie à Athènes

Athènes, la démocratie en question

Vincent Azoulay dans L'Histoire mensuel 447

daté mai 2018 - 956 mots

Dès l'Antiquité, la démocratie fut bien autre chose qu'une simple affaire institutionnelle. Mais n'est-elle pas, depuis l'origine, un combat toujours recommencé ?

Désenchantement démocratique, impuissance des démocraties face aux tyrannies les plus liberticides, montée croissante de l'abstention : la démocratie serait-elle en danger en ce début du XXIe siècle ? Mais peut-être a-t-on simplement oublié que la démocratie ne va pas de soi, qu'elle est un combat permanent, et qu'il en fut ainsi depuis les origines. N'en a-t-on pas une vision idéalisée, comme celle que déjà proposait Lincoln dans son Adresse de Gettysburg en 1863 ? Le président américain y définissait la démocratie comme le « pouvoir du peuple, pour le peuple et par le peuple ».

A première vue, la démocratie paraît donc impliquer, comme le souffle l'étymologie, de donner le pouvoir (kratos) au peuple (dèmos). Toutefois, il faut se rappeler que Lincoln fut influencé, pour écrire son discours, par l'oraison funèbre prononcée en 431 av. J.-C. par Périclès en l'honneur de guerriers morts au combat, relayée et célébrée par Thucydide. Or celui-ci affirme, quelques pages plus loin, à propos d'Athènes, que « c'était, de nom, une démocratie, mais en fait, le premier citoyen exerçait le pouvoir ». Selon l'historien athénien, la démocratie n'aurait donc été qu'un mot creux servant de paravent au pouvoir quasi monarchique exercé par Périclès.

La contradiction relevée par Thucydide entre le fait et le droit invite à mieux cerner le fonctionnement de ce régime politique inventé au Ve siècle av. J.-C. dans le monde grec. Depuis Aristote, la démocratie désigne une certaine distribution du pouvoir (archè), marquée par le règne de la loi majoritaire. Dans cette perspective, la démocratie se caractérise d'abord par un cadre institutionnel qui assure la participation du plus grand nombre aux affaires communes.

La démocratie apparaît donc comme un système légal qui, tout en étant au service du peuple, lui reste largement extérieur : la bonne marche des institutions est censée garantir, du dehors, l'effectivité du pouvoir du peuple.

Mais de quel pouvoir s'agit-il exactement ? A s'en tenir à cette vision légaliste de la démocratie, le pouvoir accordé au peuple risque bien de n'être qu'une fiction, et ce, pour deux raisons. Tout d'abord, le poids des démagogues - les « conducteurs du peuple » - aboutit parfois à dessaisir le dèmos de son pouvoir souverain, en manipulant les institutions. Ensuite, le véritable pouvoir se joue souvent ailleurs que sur la scène politique stricto sensu. A Athènes, on redoutait ainsi les manoeuvres de corruption des hommes politiques influents par des puissances étrangères (qu'il s'agisse des Perses, des Spartiates ou plus tard des Macédoniens), cherchant à subvertir la volonté populaire.

Un état de tension permanent

Face à ce risque réel de dépossession, il est tentant de redonner un sens plus actif aux deux racines qui composent le terme démocratie. Ainsi le « peuple » (dèmos) doit-il s'entendre comme un corps politique institué, défini par la participation aux institutions de la communauté, mais aussi comme une réalité sociologique, recouvrant tous ceux qui ne font pas partie de l'élite - qu'elle soit de naissance, de richesse ou de culture.

C'est d'ailleurs bien le sens que les « démocraties populaires », qui dénonçaient la « démocratie formelle » des États d'Europe occidentale, accordaient au terme dans leur propagande : la « dictature du prolétariat » n'était rien d'autre que la domination du « peuple » sur ses ennemis de classe.

On le voit : cette redéfinition du dèmos est solidaire d'une certaine conception du pouvoir (kratos), fondée sur l'exercice de la violence et justifiée par la défense des intérêts populaires. Les opposants à la démocratie athénienne ne disaient pas autre chose dès le Ve siècle av. J.-C., en accusant celle-ci d'être devenue une tyrannie exercée par les plus pauvres sur les plus riches (à l'intérieur de la communauté) et sur les alliés d'Athènes (à l'extérieur). Si la critique est forte, elle souligne à quel point la démocratie n'est pas simplement affaire d'équilibre institutionnel - la fameuse doctrine des checks and balances, chère aux pères fondateurs de la Constitution états-unienne -, mais de contrôle et d'emprise d'un groupe sur un autre.

Redditions de compte tatillonnes, menaces périodiques d'ostracisme, invectives comiques outrancières au théâtre, rumeurs obsédantes sur l'Agora, tumulte populaire à l'assemblée ou dans les tribunaux : dans l'Athènes du Ve siècle av. J.-C., tout était fait pour maintenir les citoyens les plus en vue dans un état de tension permanent. Prise en ce sens, la démocratie ne s'apparente nullement à un état stable, mais à un processus dynamique, conduisant à donner toujours plus de pouvoir au peuple, au risque de basculer dans la démesure (hybris). L'écart entre ces deux conceptions paraît infranchissable : d'un côté, une démocratie formelle, ne donnant au peuple qu'une illusion de pouvoir ; de l'autre, une démocratie bien réelle, mais incapable de s'autolimiter. Peut-être la solution consiste-t-elle à déplacer la question, en rappelant l'existence d'une dernière définition de la démocratie.

Loin de se résumer au seul pouvoir, la démocratie se définit aussi par des moeurs et une culture qui lui donnent sa consistance. Platon, génial adversaire de la démocratie, l'avait bien compris : dans la République, il souligne la puissance inouïe de la culture démocratique, susceptible de tout emporter sur son passage et de reconfigurer jusqu'à la psyché des individus : « Quelle éducation privée résisterait et ne serait pas emportée dans ces flots de blâme et de louange au gré du courant qui l'entraîne ? Le jeune homme n'en viendra-t-il pas à juger comme [les hommes du peuple] de ce qui est beau et de ce qui est laid ? Ne prendra-t-il pas les mêmes moeurs qu'eux et ne sera-t-il pas pareil à eux ? »

Si la démocratie donne bien le pouvoir au peuple, ce n'est que pour autant qu'elle parvient à incorporer, en chaque citoyen, un imaginaire partagé autour duquel les pauvres comme les riches, l'élite comme la masse, peuvent se retrouver et oeuvrer ensemble à la création d'un domaine commun. Où l'on retrouve, par le détour du passé antique, les questions les plus vives d'aujourd'hui.

L'AUTEUR

Professeur à l'université Paris-Est Marne-la-Vallée, spécialiste de l'Athènes classique, Vincent Azoulay a notamment publié Périclès (Armand Colin, rééd., 2016).

DANS LE TEXTE

La haine du Pseudo-Xénophon

En ce qui concerne la Constitution des Athéniens, je ne les approuve pas d'avoir choisi cette forme de Constitution, parce qu'en faisant ce choix ils ont choisi que les fripons jouissent d'une meilleure situation que les honnêtes gens [...]. En tout pays, ce qu'il y a de meilleur est opposé à la démocratie ; c'est en effet chez les meilleurs qu'il y a le moins de dérèglement et d'injustice et le plus d'application aux actions honnêtes, et c'est chez le peuple qu'il y a le plus d'ignorance, d'indiscipline et de friponnerie, car la pauvreté les conduit plutôt aux actions honteuses."

Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens, trad. de D. Lenfant, Les Belles Lettres, 2017.

LIVRE CLÉ

Claude Mossé, Politique et société en Grèce ancienne, Flammarion, 1995.

Un livre crucial pour comprendre comment l'égalité politique revendiquée au sein de la démocratie s'articulait avec de profondes inégalités sociales.

EN POINTE

Marcel Detienne (dir.), Qui veut prendre la parole ?, Seuil, 2003.

Les pratiques d'assemblée ne sont pas limitées à l'Occident.


La cité en crise

Vincent Azoulay, Paulin Ismard dans L'Histoire mensuel 479

daté janvier 2021 - 4038 mots

La guerre qui commence en 431 av. J.-C. plonge la cité dans une crise sans précédent : saignée démographique, cuisantes défaites, scandales religieux et mise à mal des institutions sombrant dans la tyrannie des Trente. Pourtant, la démocratie a survécu.

Commençons par la fin. Nous voici en 404 av. J.-C. à Athènes, à l'issue de « la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare », comme l'écrit l'historien Thucydide : la guerre du Péloponnèse (selon l'expression qu'il a forgée et dont il a lui-même été un acteur), qui a opposé pendant presque trente ans, de 431 à 404 av. J.-C., Sparte à Athènes et leurs alliés respectifs, se termine par la victoire totale de Sparte.

Protégée par les troupes spartiates, une commission de trente individus prend le pouvoir à Athènes, et se donne pour mission de rédiger une nouvelle Constitution. Sous la conduite de Chariclès et Critias, ces trente oligarques redessinent radicalement les contours de la communauté civique, désormais restreinte à une liste de 3 000 individus, qui sont seuls en mesure d'exercer des droits politiques. Dès la fin de l'année 404 av. J.-C., Thrasybule parvient toutefois à rassembler aux frontières de l'Attique, à Thèbes, une armée hétéroclite, composée de citoyens, métèques et esclaves partisans de la démocratie. L'armée de Thrasybule prend position dans le nord de l'Attique durant l'hiver 404-403, et remporte la bataille d'Acharnes en avril.

Menacés, les Trente réagissent par un emballement meurtrier : ils organisent l'arrestation et la condamnation à mort de l'oligarque modéré Théramène, puis multiplient les exactions contre la population, n'hésitant pas à spolier les biens de plusieurs grandes familles connues pour leur engagement démocratique. Les sources anciennes indiquent qu'entre 1 500 et 2 500 Athéniens auraient alors trouvé la mort, le pire crime des Trente étant le massacre des 300 habitants d'Éleusis. Vingt ans plus tard, Isocrate écrira que les Trente, « couverts du sang de leurs concitoyens [...] ont, en trois mois, tué sans jugements plus de personnes que notre cité n'en a jugées pendant toute sa domination ».

Comment en est-on arrivé là ? Les choses semblent claires : la longue guerre a eu raison de la démocratie athénienne. Est-ce si simple ? De quelles façons le régime politique a-t-il été transformé par les multiples crises que connaît alors la cité ? Et jusqu'à quel point ? Reprenons cette fois par le début.

Une cité exsangue

Au début du conflit, le peuple athénien se présentait comme un groupe de privilégiés, fermé sur lui-même : la loi sur la citoyenneté de 451 av. J.-C. avait fait de la cité une communauté endogame. Avec pour conséquence que les membres reconnus comme légitimes devaient s'épouser entre eux pour perpétuer leurs lignages et la cité. La guerre bouleversa cet état de fait en provoquant une grave crise démographique : les Athéniens durent assouplir considérablement les conditions d'entrée dans la communauté. Les choses se firent en deux temps. Les premiers signes d'évolution se firent jour à la suite de l'épidémie de « peste » (Thucydide parle de « maladie » - « nosos » - ou de « fléau » - « loimos » -, il s'agit vraisemblablement d'une épidémie de typhus, sans doute une forme disparue puisque la médecine moderne n'a pu l'identifier avec certitude). De 430 à 427 av. J.-C., la maladie fit sans doute entre 75 000 et 100 000 morts en Attique, dont au moins 10 000 citoyens mâles. Dans ce contexte difficile, la loi sur la citoyenneté fut assouplie à la demande même de son instigateur Périclès : après la mort de ses deux fils légitimes, ce dernier supplia le peuple pour que cette loi ne s'appliquât pas au fils bâtard qu'il avait eu avec Aspasie, originaire de Milet.

La naturalisation se fit parfois collective. Après la destruction de leur cité par les Spartiates, les Platéens furent intégrés à la communauté politique (politeia) athénienne, en 428/427 av. J.-C. Cette mesure ne concernait toutefois que quelques dizaines d'individus et s'accompagnait de restrictions importantes, les néocitoyens ne pouvant devenir archonte (haut magistrat) ni exercer des prêtrises.

Dans ce contexte démographique déprimé, des groupes placés aux marges de la société commencèrent à faire entendre leur voix, en particulier les nothoi (bâtards non citoyens [1]). Ces mécontentements trouvèrent une traduction légale après l'expédition de Sicile qui, en 413 av. J.-C., provoqua la mort de plus de 10 000 citoyens, le quart du corps civique. En quinze ans, en raison de la « peste » et de la guerre, on peut supposer que la moitié du corps civique avait trouvé la mort.

Face à cette hécatombe, les Athéniens instaurèrent en 412 av. J.-C. une forme de bigamie légale, selon le témoignage tardif de Diogène Laërce (2, 26) au début du IIIe siècle ap. J.-C. Sans doute s'agissait-il d'accepter comme citoyen légitime tout enfant mâle issu d'un citoyen mâle et ce, quel que soit le statut de sa mère. C'est aussi durant ces années terribles que, pour combler les rangs dégarnis de leur armée, les Athéniens affranchirent des centaines d'esclaves ayant combattu à leurs côtés sur les trières, certainement lors de la bataille des Arginuses en 406 av. J.-C. D'après l'historien Hellanicos, ces hommes auraient acquis la citoyenneté moyennant certaines restrictions.

C'est à cette date enfin que les Eubéens obtinrent des droits d'intermariage avec les Athéniens, tandis que les Samiens reçurent collectivement la citoyenneté pleine et entière à la suite de la bataille d'Aigos Potamos (405 av. J.-C.), où ils avaient fait preuve de leur loyauté. Parachevant ce mouvement, le général Thrasybule, en 403 av. J.-C., après la chute de la tyrannie des Trente, proposa l'octroi de la citoyenneté à tous les combattants du Pirée, qu'ils soient métèques ou esclaves.

Cette ouverture de la citoyenneté suscita toutefois des réactions extrêmement hostiles au sein de la communauté. En janvier 405 av. J.-C., dans Les Grenouilles d'Aristophane, le coryphée (chef de choeur) comparait les honnêtes citoyens à des « pièces anciennes » de bonne valeur, non falsifiées, présentant au contraire les mauvais citoyens comme des « méchantes pièces de cuivre frappées la veille, et de la pire des façons », en précisant qu'il visait les étrangers. Aux yeux de tous, le poète stigmatisait ainsi les naturalisations abusives de la fin de la guerre. C'est cette position conservatrice qui triompha en 403 av. J.-C., une fois la démocratie rétablie, lorsque Archinos, un démocrate modéré influent dans la cité, fit casser le décret de naturalisation des métèques et esclaves résistants proposé par Thrasybule.

Pour mesurer l'ampleur des transformations politiques induites par la guerre, il convient au préalable de mettre à distance l'interprétation de Thucydide. L'historien a fait de la mort de Périclès, en 429 av. J.-C., une coupure fondamentale de la vie politique athénienne. La fin de son « règne » aurait tracé une ligne de partage tranchée entre une communauté dirigée par une élite vertueuse et une cité démocratique livrée aux « vilains » démagogues, tels Cléon, Cléophon ou Hyperbolos. Tandis que le stratège aurait mené la cité à son apogée grâce à sa direction sagace, de nouveaux chefs mal dégrossis auraient conduit Athènes à la catastrophe.

Aux mains des démagogues ?

Manoeuvré par les démagogues, le peuple athénien se serait enivré de son pouvoir au point de lancer des opérations militaires déraisonnables, et notamment l'expédition de Sicile de 415 av. J.-C. Dans la représentation thucydidéenne, le peuple athénien apparaît tout à la fois capricieux, tyrannique et dominé par des chefs populaires. Pour lui comme pour le poète comique Aristophane, la guerre aurait permis aux « démagogues » de manipuler le dêmos en multipliant les promesses de victoire (tel Cléon à Pylos-Sphactérie en 425 av. J.-C., cf. p. 49) et de butin (comme Alcibiade avant l'expédition de Sicile).

Cette reconstruction est trompeuse. La classe dirigeante athénienne ne fut pas radicalement transformée par la mort de Périclès. On a souvent souligné l'origine de Cléon ou Hyperbolos, membres d'une bourgeoisie artisanale enrichie par l'empire (Cléon possédait une tannerie, Hyperbolos un atelier de lampes). Mais ces hommes qui s'imposèrent sur la scène politique n'étaient pas des inconnus de basse extraction : ainsi, le père de Cléon, Cléainétos, était déjà en mesure de financer un choeur théâtral en 460/459 av. J.-C., une obligation coûteuse à laquelle seuls les plus riches Athéniens étaient astreints. Vers 440 av. J.-C., son fils fit un mariage avantageux avec la fille de Dikaiogenès, un Athénien distingué.

Les « nouveaux politiciens » exerçaient d'ailleurs déjà une influence certaine sur la cité bien avant la mort de Périclès. Dès les années 440-430 av. J.-C., le stratège Hagnon incarnait chez les auteurs comiques le stéréotype du parvenu, soupçonné de s'être enrichi en abusant de sa position de pouvoir. Les « hommes nouveaux » l'étaient en somme beaucoup moins que ne l'ont suggéré les auteurs anciens : la guerre du Péloponnèse ne fit pas rupture de ce point de vue.

Quant aux pratiques politiques, elles connurent une remarquable continuité. On a trop souvent opposé la politique de Périclès à celle de ses successeurs, en arguant que ces derniers corrompirent le peuple par le versement d'indemnités civiques. Or cette politique redistributrice avait commencé du vivant de Périclès : au milieu du Ve siècle av. J.-C., il avait fait adopter le principe du misthos, une indemnité journalière versée aux membres de l'Héliée (tribunal) afin de favoriser la participation des citoyens pauvres. Une initiative que les adversaires de Périclès ne manquaient d'ailleurs pas de lui reprocher, amèrement.

Autrement plus déstabilisatrice pour la politeia athénienne fut la mise en oeuvre de nouvelles formes d'exclusion, en particulier l'atimie, menant à l'exil, qui nourrit la radicalisation des exclus dans un climat de terreur et de violence accrues.

Le point de bascule se situe en 415 av. J.-C., avec la profanation des hermès et la parodie des Mystères d'Éleusis (cf. p. 52). Cet événement suscita en effet la crainte d'un coup d'État oligarchique et, en réaction, des mesures radicales furent prises. Après une première vague d'exécutions sommaires, la chasse aux impies s'organisa, provoquant la terreur chez certains citoyens. Thucydide (VI, 60, 2) met justement en valeur le processus d'« ensauvagement » - littéralement - qui se produisit en la circonstance. « La colère [orgizomenôn] engendrée par les événements avait déjà conduit à l'arrestation de plusieurs personnages importants, et, loin de conduire à l'apaisement, chaque jour étaient plus grandes la sauvagerie [agriôteron] dans les esprits, et la rage à arrêter plus de gens. » Si la peur reflua par la suite, l'anxiété collective des Athéniens, jusqu'alors diffuse et intermittente, se cristallisa dans des mesures d'exception et le déclenchement de grands procès politico-religieux.

Le triomphe des oligarques

Ces tensions conduisirent à l'exil plusieurs membres importants de l'élite athénienne, tel Alcibiade, désormais prêts à renverser le régime démocratique qui les avait bannis. Quant aux suspects arrêtés, ils furent durablement traumatisés d'avoir frôlé la mort.

Deux ans plus tard, en 413 av. J.-C., une nouvelle vague de terreur frappa la cité. A l'annonce du désastre subi par les Athéniens en Sicile, la panique s'empara de la ville, comme le raconte Plutarque, à cinq siècles de distance (Vies parallèles, Nicias, 30, 1-3, v. 100-120 ap. J.-C.) Pour la première fois depuis les guerres médiques, l'annihilation de la cité n'était plus un spectre lointain, mais une menace tangible. Pis encore, la catastrophe prouvait que la démocratie était mortelle.

De fait, en 411 av. J.-C., pendant quelques mois, elle fut renversée par la révolution oligarchique dite des Quatre-Cents (du nom du conseil auquel devait revenir le pouvoir). Chassés du pouvoir en 410 av. J.-C., nombre d'oligarques durent alors quitter la cité pour échapper à de lourdes condamnations. Beaucoup d'entre eux feraient partie des Trente qui allaient prendre le pouvoir après la défaite finale : Onomaclès, Chariclès, Mnésilochos, Mélobios et Aristotélès. Quant à Critias, il partit en Thessalie, en 407 ou 406 av. J.-C., avant le procès qui vit la condamnation des stratèges athéniens à la suite de la bataille navale des Arginuses.

Ces exils eurent des conséquences majeures. Ces hommes n'avaient pas quitté une patrie de papier, mais une communauté à laquelle ils étaient rattachés par des liens multiples. Toute l'existence du citoyen athénien se déroulait au sein de cercles de sociabilité emboîtés, de la famille à la cité. C'est ce riche tissu social, tramé par des liens d'obligations réciproques, auquel les exilés se trouvaient brutalement arrachés. A l'échelle individuelle, l'effet pouvait être dévastateur. L'éloignement provoquait chez les bannis des formes d'accoutumance à d'autres régimes politiques et, surtout, entraînait une désaffection - au sens propre - pour leur communauté d'origine. Faute de participer au tissage quotidien de la communauté, les bannis en venaient parfois à considérer leur cité de l'extérieur, comme un repère d'ennemis à éliminer.

Ce processus de détachement émotionnel, ajouté au désir de se venger des mesures d'exclusion qui les avaient frappés, explique pour une bonne part la violence politique des Trente en 404 av. J.-C. Ces exilés étaient d'autant plus remontés contre la démocratie athénienne qu'avant même de quitter la cité la pression populaire n'avait cessé de s'accroître sur eux.

Sous la surveillance du peuple

Parmi les facteurs qui auraient déstabilisé la vie politique athénienne à la faveur du conflit, certains historiens ont évoqué, outre la montée de la démagogie, le relâchement du contrôle qu'exerçait le peuple sur ses magistrats. Or rien ne prouve que les institutions n'aient pas continué de fonctionner et que, notamment, les stratèges n'aient plus rendu leurs comptes chaque année, comme c'était la règle.

Les sources anciennes attestent en réalité la pression continue que, pendant ces années de guerre, le peuple athénien fit peser sur ses dirigeants. La procédure d'ostracisme ne fut certes plus jamais activée après 417 av. J.-C., mais la question continuait à être posée chaque année à l'assemblée, de façon à maintenir la menace à l'horizon. Si les Athéniens ne mirent plus en oeuvre cette procédure, c'est sans doute parce qu'elle n'était pas suffisamment punitive et collective. L'ostracisme ne touchait qu'un individu à la fois (et non une faction tout entière), et celui-ci ne perdait ni sa citoyenneté ni même la jouissance du revenu de ses biens.

On assista surtout, durant le conflit, à un recours accru à la procédure d'eisangélie, qui fut formalisée par une loi en 411/410 av. J.-C. Cette accusation de haute trahison ciblait les magistrats et, en particulier, les stratèges. Or les vingt-sept ans de la guerre du Péloponnèse concentrent plus de 40 % de tous les cas attestés durant les deux siècles de l'époque classique. Périclès en fut d'ailleurs l'une des premières victimes : en 430/429 av. J.-C., il fut déposé de sa charge de stratège en cours de séance à l'assemblée, avant d'être jugé et frappé d'une forte amende (Thucydide II, 65, 3), probablement à la suite d'une eisangélie. Les sanctions infligées étaient souvent plus lourdes encore : neuf stratèges furent exécutés au terme de tels procès durant la guerre, dix autres furent condamnés à mort in absentia et, finalement, exilés. Ainsi, bien que victorieux à la bataille des Arginuses en 406 av. J.-C., huit stratèges furent condamnés à mort pour n'avoir pas ramené les corps des naufragés ; les six présents furent exécutés. Il y eut ainsi au total presque autant de stratèges condamnés à mort par le peuple athénien - presque une vingtaine - que tués lors des batailles contre l'ennemi...

Au-delà des stratèges, ce sont toutes les élites athéniennes qui furent l'objet d'un contrôle informel renforcé de la part du peuple. Brouhaha, applaudissements, protestations, sifflets, rires : les orateurs étaient bien souvent confrontés au chahut (thorubos). Nombre d'indices suggèrent que le peuple accentua sa pression au cours de la guerre. Au moment du vote à l'assemblée sur l'expédition de Sicile, certains orateurs n'osèrent pas même monter à la tribune de peur d'être chahutés : « Ceux-là mêmes qui désapprouvaient [la décision de l'assemblée] craignaient, en votant contre, de passer pour de mauvais patriotes et ne disaient rien », écrit Thucydide (VI, 24, 4). Ce contrôle se poursuivait en dehors des assemblées ou des tribunaux. Les élites athéniennes se trouvaient régulièrement visées par les poètes comiques et ridiculisées au théâtre.

Une vitalité politique accrue

De façon plus étonnante, la guerre fut également l'occasion d'innovations démocratiques et d'une vitalité politique accrue. Durant toute la première phase du conflit (431-421 av. J.-C.), la stratégie de défense mise au point par Périclès consista à abandonner le territoire aux ravages de l'ennemi, tout en évitant l'affrontement terrestre direct (cf. p. 46). Elle impliquait, pour les milliers de familles d'Athéniens qui habitaient la campagne, de se regrouper périodiquement dans la ville d'Athènes (asty), défendue par de puissants remparts et reliée au port du Pirée par les Longs Murs. Cette politique fut acceptée et même soutenue par le dêmos athénien, qui y trouvait son intérêt. De fait, seuls les propriétaires terriens étaient touchés par la dévastation des champs et des récoltes par les armées spartiates.

Cette concentration de la population athénienne en ville - et tout particulièrement dans les espaces publics, où campaient ces réfugiés - produisit des effets politiques inédits. Elle facilita tout d'abord la participation des citoyens aux assemblées, dans la mesure où de nombreux Athéniens, résidant loin du centre urbain, ne se rendaient auparavant que rarement sur la Pnyx, la colline où se tenait l'assemblée. Le Pseudo-Aristote (Constitution des Athéniens, 27, 2) fait d'ailleurs du regroupement forcé de la population à l'intérieur des murs le véritable coup d'envoi de la démocratisation athénienne.

Cette situation permit aussi de diffuser la culture politique démocratique au-delà du cercle civique en intensifiant les échanges entre citoyens et non-citoyens. On aurait tort en effet de cantonner l'analyse de l'« espace public » athénien à la seule étude des « lieux publics » institués - comme l'assemblée ou les tribunaux. Sur l'Agora, tous les passants, quels que soient leur statut, pouvaient prendre connaissance de l'ordre du jour des assemblées, mais aussi échanger sur différentes sortes de sujets. Dans les ateliers d'artisans ou les échoppes, on pouvait discuter des affaires de la cité, même quand on n'avait pas statutairement accès aux institutions civiques. Ces lieux contribuaient à la dissémination de l'information dans toute la société, et à sa politisation. En atteste une anecdote rapportée par Plutarque (Nicias, 30, 1-3) : en 413 av. J.-C., un barbier répandit la panique dans toute la ville, lorsque, après avoir appris la nouvelle d'un étranger de passage, il se rua hors de son échoppe pour annoncer sur l'Agora le désastre subi par les Athéniens en Sicile. Cette histoire, même isolée, révèle quelque chose de la manière dont ces lieux informels favorisaient des formes de communication directe entre étrangers et citoyens, créant un imaginaire politique commun à tous les habitants de l'Attique.

Les navires de guerre, les trières, sur lesquelles s'embarquait un équipage de 200 hommes, pouvaient devenir eux aussi des lieux de politisation. En raison des campagnes militaires toujours plus longues, les membres de la flotte passaient en effet des mois entiers loin de chez eux, dans un espace réduit propice à des interactions fortes. Or, sur les trières, citoyens, métèques et esclaves se côtoyaient étroitement. L'épisode de la flotte athénienne à Samos révèle les formes d'expérimentations politiques qui naquirent d'un tel brassage. En 411 av. J.-C. Thrasybule convainquit les rameurs athéniens de Samos de prendre les armes pour renverser le régime oligarchique qui venait de prendre le pouvoir à Athènes. Par un acte de dissidence à l'encontre des pouvoirs établis, que Thucydide présente bel et bien comme une révolution (metabolê) (VIII, 75, 2), les rameurs de Samos, composés de citoyens, de métèques et d'esclaves, se proclamèrent les seuls représentants de la cité d'Athènes. Se constituant en assemblée (ekklêsia), ils déposèrent les stratèges en 410 av. J.-C., et en élirent de nouveaux. Lors de cette assemblée et à travers le serment solennel qui fut juré, une communauté politique aux contours inédits s'inventait.

Porteuse d'une conception élargie de la communauté, l'expérimentation politique samienne fut loin d'être éphémère. Il est en effet frappant d'observer la relative pérennité de cette cité des rameurs au cours des années 410-407 av. J.-C. Alors qu'Athènes était revenue à la démocratie, les rameurs de Samos gardèrent une large indépendance, tout en menant des actions conjointes avec des troupes venues d'Athènes. Le souvenir de cette expérience communautaire fut réactivé, en 404-403 av. J.-C., lorsque Thrasybule, avec son armée, composée là encore de citoyens, de métèques et d'esclaves (Pseudo-Aristote, Constitution des Athéniens, 40, 2) prit la tête de la résistance à la tyrannie des Trente.

403 av. J.-C., la réconciliation

Après plusieurs mois de combat, l'armée réunie par Thrasybule parvint à renverser le régime oligarchique et à restaurer la démocratie. En mai-juin 403 av. J.-C., à Munychie (au Pirée), elle remporta une bataille au cours de laquelle Critias, l'un des chefs charismatiques des Trente, trouva la mort. Sur le champ de bataille, la victoire acquise, le héraut Cléocritos prit la parole pour lancer un vibrant appel aux oligarques défaits : « Concitoyens, pourquoi nous chassez-vous, pourquoi voulez-vous nous tuer ? De notre côté, nous ne vous avons jamais fait de tort : nous avons participé avec vous aux cérémonies les plus solennelles, aux sacrifices et aux fêtes les plus belles ; nous avons dansé ensemble dans les choeurs, suivi la même formation chorale étant enfants, servi ensemble dans les mêmes rangs, nous avons supporté avec vous bien des dangers sur terre et sur mer, quand il s'agissait, pour les uns et pour les autres, d'assurer la sécurité et la liberté communes. Au nom des dieux de nos pères et de nos mères, de nos relations de parenté, d'alliance et d'amitié - car tous ces liens unissent beaucoup d'entre nous -, cessez de mal agir envers la patrie, n'obéissez plus aux Trente. »

Cette harangue, relayée par Xénophon - sans doute témoin direct de la scène en tant que jeune oligarque -, rend compte de la nature du lien politique qui unissait les citoyens athéniens, au-delà de la sphère étroitement institutionnelle. Cette citoyenneté s'exprimait en effet aussi par des pratiques, qui relevaient de la vie rituelle et sociale (le sacrifice, la pratique chorale) ou de la participation commune aux combats. C'est l'ensemble de ces activités collectives qui permirent à la démocratie de survivre.

La guerre bien sûr ébranla profondément le compromis noué entre les élites et le peuple athénien depuis les débuts du régime, à la fin du VIe siècle ; elle conduisit à une redéfinition des frontières de la communauté politique et fit émerger des formes de politisation de la population athénienne, au point de donner naissance à des expériences communautaires inattendues. Les émotions (pathêmata), et particulièrement la violence, enfin, acquirent au cours de l'événement une force politique nouvelle.

Quand la démocratie fut rétablie, en octobre 403 av. J.-C., lorsque furent jurés les serments de réconciliation, les émotions jouèrent à nouveau un rôle décisif, mais sur le mode négatif du refoulement, lors de ce qui a souvent été présenté comme la première amnistie de l'histoire. Les Athéniens jurèrent en effet solennellement de « ne pas se souvenir des maux » (mê mnêsikakein) pour que la communauté puisse repartir de l'avant.

Comment comprendre in fine les transformations politiques engendrées par la guerre ? Les historiens ont longtemps considéré que le IVe siècle av. J.-C. correspondait à une phase d'affadissement, si ce n'est de déclin, de la vie démocratique athénienne. Il n'en est rien, et il faut là aussi tordre le cou à ce cliché historiographique. La démocratie sortit renforcée de la guerre civile et, surtout, stabilisée : la réconciliation vint clore plus d'une décennie d'expérimentations politiques effrénées - démocratiques (la flotte auto-organisée de Samos) ou oligarchiques (la communauté des « meilleurs », rêvée par Critias). En ce sens, Isocrate a raison d'affirmer que la folle cruauté des Trente a rendu les Athéniens « tous démocrates » (Sur la paix, 108). Désormais, l'opposition au régime démocratique ne s'exprima plus qu'au sein de communautés fermées comme les écoles philosophiques.

Les lendemains de la guerre virent même des innovations institutionnelles remarquables, ainsi l'indemnité de participation à l'assemblée (misthos ekklêsiastikos), dont Platon faisait le symbole de l'hégémonie populaire. Le Pseudo-Aristote doit donc être pris au sérieux lorsqu'il écrit que, « après 403, le peuple s'est rendu maître de tout » (41, 2).

Le changement provoqué par la guerre réside en réalité ailleurs, dans la transformation du régime d'historicité propre à la démocratie, c'est-à-dire la façon dont les Athéniens articulaient passé, présent et futur. Alors qu'au siècle précédent la démocratie péricléenne était tout entière tendue vers l'avenir, les Athéniens, désorientés et hantés par leur puissance déchue, se réfugièrent dans l'éloge inconditionnel de leur passé glorieux. Ils en vinrent ainsi à masquer les innovations politiques sous le vernis uniforme de la Constitution des ancêtres (patrios politeia). En d'autres termes, le traumatisme de la guerre civile (stasis) accentua le déni, par la démocratie, de sa propre historicité. C'est précisément ce rapport au temps tout à fait singulier qui a enraciné - bien à tort ! - le cliché d'une démocratie languissante au IVe siècle.

Note

1. Il ne s'agit pas forcément d'enfants illégitimes, nés hors mariage, mais d'enfants nés d'un parent étranger ou non citoyen (par exemple métèque).

LES AUTEURS

Directeur d'études à l'EHESS depuis 2018, Vincent Azoulay est directeur de la rédaction de la revue des Annales.

Paulin Ismard est professeur à l'université d'Aix-Marseille.

Ensemble, ils viennent de publier Athènes 403, Une histoire chorale (Flammarion, 2020).

DANS LE TEXTE

Éloge de la démocratie

A l'occasion d'une oraison funèbre, Périclès fait l'éloge du régime.

Pour le nom, comme les choses dépendent non pas du petit nombre mais de la majorité, c'est une démocratie. S'agit-il de ce qui revient à chacun ? La loi, elle, fait à tous, pour leurs différends privés, la part égale, tandis que pour les titres, si l'on se distingue en quelque domaine, ce n'est pas l'appartenance à une catégorie, mais le mérite, qui vous fait accéder aux honneurs ; inversement, la pauvreté n'a pas pour effet qu'un homme, pourtant capable de rendre service à l'État, en soit empêché par l'obscurité de sa situation."

Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 37, 1, trad. J. de Romilly, L. Bodin, R. Weil, Les Belles Lettres, 1953, rééd. 2019.

DANS LE TEXTE

Contre les démagogues

A la mort de Périclès, à la tête des gens en vue il y avait Nicias, qui mourut en Sicile, et à celle du peuple Cléon fils de C léainétos, qui passe pour avoir particulièrement corrompu le peuple par ses impulsions violentes et qui fut le premier, à la tribune, à crier, à injurier, et à s'adresser au peuple avec le vêtement autour de la taille, alors que les autres parlaient en grande tenue. Ensuite, après eux, Théramène fils d'Hagnon pour l'autre camp, et pour le peuple Cléophon le facteur de lyres, le premier à avoir fait verser l'indemnité de deux oboles. Il la fit distribuer quelque temps, après quoi Callicratès du dème de Paiania y mit fin, alors qu'il avait d'abord promis d'ajouter aux deux oboles une autre obole. On les condamna tous deux à mort par la suite. Car la foule a l'habitude, même si elle a été trompée, de détester ceux qui l'ont induite à faire quelque chose qui n'est pas bien."

Pseudo-Aristote, Constitution des Athéniens, 28, 3, trad. M. Sève, Librairie générale française, 2006.

CHRONOLOGIE

MARCHE À LA GUERRE

478 av. J.-C. Fondation de la ligue de Délos, une alliance militaire sous l'égide d'Athènes.

451 av. J.-C. Durcissement des conditions d'accès à la citoyenneté à Athènes.

433 av. J.-C. Corcyre, alliée d'Athènes, se révolte contre Corinthe, alliée de Sparte. Siège d'Athènes contre Potidée. Blocus par Athènes des Mégariens (alliés de Sparte).

GUERRE DU PÉLOPONNÈSE

La « guerre de Dix Ans »

431 av. J.-C. Premières incursions des Péloponnésiens en Attique.

430 av. J.-C. Début de la « peste » à Athènes.

429 av. J.-C. Mort de Périclès.

425 av. J.-C. Défaite spartiate à Pylos-Sphactérie.

424 av. J.-C. Prise d'Amphipolis par le Spartiate Brasidas, que Thucydide, alors stratège, n'a pu empêcher.

423-422 av. J.-C. Mort de Brasidas et de l'Athénien Cléon devant Amphipolis.

La paix armée

421 av. J.-C. Paix de Nicias.

416 av. J.-C. Prise de Mélos par Athènes : massacre de la population masculine.

415 av. J.-C. A Athènes, mutilation des hermès.

L'expédition de Sicile

415 av. J.-C. Alcibiade convainc l'assemblée d'intervenir en Sicile pour étendre l'empire athénien en Occident.

413 av. J.-C. Une expédition de secours est menée par Démosthène. Elle se solde par un désastre devant Syracuse.

Guerres de Décélie et d'Ionie

413 av. J.-C. Les Spartiates occupent le fort de Décélie en Attique.

412 av. J.-C. Révolte de l'Ionie et de Rhodes. Sparte conclut une alliance avec les Perses et bénéficie de leur soutien financier.

411 av. J.-C. Révolution oligarchique à Athènes. Se met en place le régime « des Quatre-Cents ».

411-410 av. J.-C. La flotte athénienne stationnée à Samos se révolte et restaure la démocratie.

406 av. J.-C. Succès naval des Athéniens devant les îles Arginuses, au large de Lesbos. Procès et condamnation des stratèges athéniens qui n'ont pas récupéré les corps des naufragés.

405 av. J.-C. Défaite d'Athènes à Aigos Potamos, sa flotte est détruite. Début du siège d'Athènes.

404 av. J.-C. Capitulation d'Athènes.

TYRANNIE DES TRENTE

404-403 av. J.-C. Guerre civile athénienne.

404 av. J.-C. Deuxième révolution oligarchique et mise en place de la tyrannie des Trente.

403 av. J.-C. Bataille de Munychie au Pirée. Mort de Critias et déposition des Trente. Réconciliation athénienne.

Deux mondes en guerre

Entre 431 et 404 av. J.-C., Spar te et Athènes entraînent la quasi-totalité du monde grec dans la guerre du Péloponnèse. Une première phase est marquée par les invasions régulières de l'Attique par les Péloponnésiens, jusqu'en 425 av. J.-C. et la victoire athénienne de Pylos-Sphactérie qui constitue un tournant. Désormais, la guerre se joue sur des théâtres extérieurs : en Béotie et dans le nord de la Grèce (424-422) ; entre 415 et 413, elle se déplace en Sicile, puis sur les côtes d'Asie Mineure (412-405).

À SAVOIR

LA POPULATION EN 431 AV. J.-C.

Pas de source directeL'Athènes du Ve siècle av. J.-C. n'a jamais procédé au recensement de l'ensemble de sa population, de même qu'il n'existait pas de listes centralisées des citoyens. L'évocation par Périclès des forces armées athéniennes en 431 av. J.-C. (Thucydide, II, 13, 6-8) est notre source la plus fiable. C'est elle qui permet d'émettre des hypothèses sur le nombre de citoyens.

50 000-60 000 citoyens mâles adultes au début de la guerre, soit une population citoyenne de 200 000 citoyens, femmes et enfants compris. Il est impossible de déterminer avec précision le nombre d'esclaves et de métèques à cette date ; seules les sources du IVe siècle av. J.-C. sont explicites.Il y avait peut-être 150 000-200 000 esclaves et 10 000 métèques à Athènes au Ve siècle av. J.-C.

La population totale d'Athènes se serait élevée à environ 400 000 habitants.

LES PERTES AU COURS DE LA GUERRE

La « peste »15 000 à 20 000 citoyens adultes (hommes et femmes) seraient morts de la « peste », chiffre obtenu à partir de l'extrapolation des hoplites touchés (4 400 sur 14 000 selon Thucydide).

Les combatsDe rares indications chiffrées sont livrées par Thucydide et Xénophon au sujet des grandes batailles de la guerre : 10 000 citoyens morts pour l'expédition de Sicile (415-413 av. J.-C.) ; 3 000 lors de la bataille d'Aigos Potamos (405 av. J.-C.). On dispose aussi de rares listes gravées de citoyens morts, dont les noms sont classés par tribu. A l'évidence plusieurs dizaines de milliers d'Athéniens trouvèrent la mort au cours des vingt-sept ans de la guerre : 20 000 ? 40 000 ?

L'émigration en direction des colonies (apoikiai) et des clérouquies 10 000-20 000 citoyens mâles adultes quittèrent Athènes à partir de 450 av. J.-C. Leur départ ne fut jamais compensé par l'octroi de la citoyenneté aux Platéens (428/427 av. J.-C.) ou aux Samiens (405 av. J.-C.).

LA POPULATION EN 403 AV. J.-C.

Après vingt-sept ans de guerre le corps civique ne devait pas dépasser 20 000 hommes, soit une perte de 40 à 60 %.

Si certaines de ces évaluations sont assurément périlleuses, tout indique que la guerre du Péloponnèse fut bel et bien une catastrophe démographique pour la cité. V. A. et P. I.

DANS LE TEXTE

« Le fléau sévissait en plein désordre »

Ce qui contribua à les éprouver, en ajoutant aux souffrances de ce mal, fut le rassemblement effectué des campagnes vers la ville : il éprouva surtout les réfugiés. En effet, comme il n'y avait pas de maisons et que les gens vivaient dans des cabanes que la saison rendait étouffantes, le fléau sévissait en plein désordre : des corps gisaient, au moment de mourir, les uns sur les autres ; il y en avait qui se roulaient par terre, à demi morts, sur les chemins et vers toutes les fontaines, mus par le désir de l'eau. Les lieux sacrés où l'on campait étaient pleins de cadavres, car on mourait sur place : devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir, cessèrent de rien respecter, soit de divin, soit d'humain."

Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 52, trad. J. de Romilly, L. Bodin, R. Weil, Les Belles Lettres, 1953, rééd. 2019.

À SAVOIR

Les Quatre-Cents

En juin 411 av. J.-C. les oligarques prennent le pouvoir à Athènes, affaiblie par le désastre en Sicile. Dans un climat de terreur, les indemnités de participation civique sont supprimées, et le contrôle populaire des magistrats, aboli. La citoyenneté est réservée aux seuls Athéniens « capables et fortunés » - guère plus de 5 000 -, est créé un conseil de 400 membres, organe exécutif du régime. L'oligarchie s'effondre au bout de quelques mois. Parmi les meneurs, certains sont arrêtés et exécutés, d'autres s'exilent - ils feront partie des Trente.

Ostracisme

Tesson de poterie utilisé lors d'un vote d'ostracisme, procédure annuelle pouvant conduire à l'exil du citoyen condamné. Cet ostracon désigne Périclès (qui ne fut finalement jamais ostracisé). Pendant la guerre, sous la pression populaire, l'ostracisme fit place à l'eisangélie, une accusation de haute trahison ciblant les magistrats, en particulier les stratèges dont plusieurs furent condamnés à mort.

À SAVOIR

Les Trente ou l'oligarchie en action

Les trente oligarques qui prirent le pouvoir en 404 av. J.-C. à la faveur de la défaite d'Athènes firent exécuter d'abord les démocrates les plus radicaux dans le but de « purifier» la cité. Bientôt, les exécutions s'enchaînèrent, touchant les « gens de bien ». Les citoyens furent réduits au nombre de 3 000 et inscrits dans un registre. Plusieurs milliers d'Athéniens, qui n'étaient pas sur la liste, furent dégradés de leur citoyenneté, désarmés et dispersés sur le territoire, privés de tout moyen de défense. « Pendant longtemps les Trente remirent [à plus tard] la publication de la liste et la gardèrent entre leurs mains ; et quand ils décidaient de la publier, ils effaçaient certains des inscrits et inscrivaient d'autres gens à leur place » (Pseudo-Aristote, Constitution des Athéniens, 36,2). Cet arbitraire était encore un moyen de maintenir la pression sur le groupe fermé des citoyens. Ci-dessus : vase de 403-402 reprenant le thème des assassins du tyran Hipparque, considérés comme de glorieux devanciers au retour de la démocratie.

MOTS CLÉS

Démagogue

Du grec dêmagôgos, « qui conduit le peuple ». Le terme, d'abord neutre, lorsqu'il apparaît à la fin du Ve siècle av. J.-C. dans les textes grecs, prend un sens péjoratif chez Thucydide, Aristophane ou Aristote, pour désigner les mauvais chefs populaires, manipulant et flattant le peuple.

Oligarque

L'oligarchie est un mode de gouvernement où les pouvoirs sont entre les mains d'un « petit nombre » (olígos).

MOTS CLÉS

Dêmos

Ce terme ambigu désigne la totalité des membres de la communauté civique dans la démocratie athénienne, mais aussi la masse du petit peuple, opposé aux riches et aux puissants.

Stratège

Chef militaire, élu pour un an par l'Ecclêsia (et non tiré au sort contrairement aux autres magistrats). Ils sont au nombre de dix. Du fait de l'importance de la guerre dans la vie de la cité, ils ont souvent une influence qui dépasse les affaires militaires proprement dites.

Thrasybule et le retour de la démocratie

Que sait-on au sujet de Thrasybule ? Peu de chose puisque aucune tradition biographique ancienne ne s'est transmise à son sujet. De 411 à sa mort, en 392 av. J.-C., la constance de son engagement au service de la démocratie et de l'impérialisme contraste avec les parcours en demi-teinte, faits de volte-face successives, de la plupart de ses rivaux. Mais Thrasybule ne fut pas un modèle de vertu républicaine, et son échec politique, une fois la démocratie rétablie en 403 av. J.-C., dessine une représentation moins flatteuse : celle d'un condottiere, plus à l'aise sur le champ de bataille qu'à l'assemblée et rétif à l'ordre égalitaire de la vie démocratique. Ci-dessus : stèle représentant Athènes couronnant le dêmos (IVe siècle av. J.-C., Athènes, musée de l'Agora).


Périclès, ou l'odyssée d'une icône

Vincent Azoulay dans mensuel 361

daté février 2011 -

Périclès « inventeur de la démocratie » et champion du « miracle grec » ? Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que le stratège athénien devienne l’icône célébrée jusque dans les manuels scolaires.

Dans les OEuvres complètes de Voltaire éditées en 1771, on trouve un savoureux dialogue entre Périclès, un Russe et un Grec du XVIIIe siècle1. Après un long temps passé aux Enfers, le stratège démocrate est impatient de connaître ce que les hommes modernes disent de lui. Interpellant son compatriote, il lui demande naïvement : « Mais, dites-moi, ma mémoire n’est-elle pas toujours en vénération à Athènes, dans cette ville où j’ai introduit la magnificence et le bon goût ? » A son grand dépit, son interlocuteur grec n’a jamais entendu parler de lui, ni même d’Athènes. Moins ignare que son compère, le Russe intervient pour expliquer au stratège combien le monde a changé depuis sa mort : soumis aux Ottomans, les Grecs ne connaissent même plus le nom d’Athènes. L’opulente cité a désormais cédé la place à « un pauvre et sale bourg appelé Setines » .

Périclès disgracié, voire oublié : le constat surprendra tous les lecteurs habitués à identifier Athènes avec la haute figure du stratège - auquel on attribue la construction du Parthénon et l’invention de la démocratie, au milieu du Ve siècle av. J.-C. Telle est certainement la première vertu de l’enquête historiographique : se déprendre des automatismes de pensée et se convaincre que les traditions ont elles-mêmes une histoire. Non, Périclès ne fut pas toujours une icône admirée. Souvent ignoré, parfois discrédité, le stratège n’était qu’un personnage marginal dans les évocations de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle.

ENTRE OPPROBRE ET OUBLI

Comment comprendre cette longue traversée du désert mémorielle ? Pour l’expliquer, plusieurs facteurs doivent être conjugués : tout d’abord, l’influence écrasante des Vies parallèles de Plutarque sur la culture occidentale depuis la Renaissance jusqu’au début du XIXe siècle. Car si le biographe antique admirait Périclès le bâtisseur, il n’avait que dédain pour le démocrate, à la suite de Platon, et le succès de son oeuvre fut pour beaucoup dans la marginalisation relative du stratège.

Il faut invoquer ensuite un certain rapport au passé : Périclès fut la victime d’une histoire « maîtresse de vie » cherchant avant tout dans l’Antiquité des modèles moraux et esthétiques. Or Périclès ne faisait pas partie des figures hautes en couleur autour desquelles les analogies et les rapprochements se cristallisaient. Ni conquérant glorieux, à l’instar d’Alexandre le Grand ; ni guerrier valeureux, comme Thémistocle ; ni sage législateur, tel le consensuel Solon ; ni martyr héroïque, comme le philosophe Socrate... Même sa mort suscitait l’indifférence : mourir dans son lit, consumé par la maladie, quel ennui ! C’est pourquoi les représentations picturales du stratège furent si rares. En dehors d’une timide apparition à Pérouse sous les traits étranges d’un vieil homme barbu peint par le Pérugin vers 1497 dans la salle d’audience d’une guilde de changeurs, Périclès fut ignoré des peintres de la Renaissance et de l’époque moderne. Ainsi brille-t-il par son absence dans le célèbre tableau de Raphaël, L’École d’Athènes vers 1509-1510, où il aurait pu logiquement trouver sa place, lui qui avait fait d’Athènes « une vivante leçon » .

Last but not least , Périclès souffrit longtemps des préjugés antidémocratiques imprégnant l’Europe monarchique de l’époque moderne. Après un premier éloge timide à la Renaissance, il resta donc globalement ignoré des Modernes. Lorsqu’on daignait s’intéresser à lui, le stratège était évoqué sous des dehors inquiétants : seuls les épisodes les plus équivoques de son parcours étaient mis en valeur dans le but de le critiquer. Présenté tantôt en fauteur de guerre, tantôt en corrupteur du peuple, il incarnait à la fois l’instabilité démocratique et l’éloquence trompeuse. C’est le cas, par exemple, chez Montaigne, pourtant imprégné de culture classique. Ce n’est pas que le philosophe fût systématiquement hostile à Athènes : influencé par Plutarque, Montaigne admirait volontiers Aristide et Phocion. En revanche, il voyait en Périclès l’archétype des rhétoriciens et grammairiens s’adonnant à la « science de gueule » cf. p. 100 . Un stéréotype qui allait imprégner durablement l’imaginaire des élites européennes, du moins lorsqu’elles daignaient se pencher sur le cas du stratège.

Car celui-ci n’intéressait plus grand monde : au seuil du XVIIe siècle, le nom de Périclès évoquait surtout le héros d’une tragi-comédie de William Shakespeare. Dans cette pièce écrite vers 1608, Shakespeare mettait en scène les péripéties de Périclès, prince de Tyr qui, tel un nouvel Ulysse, voyageait en Méditerranée, connaissait d’extraordinaires aventures, avant de retrouver son foyer et de régner sur sa patrie. Que le nom de « Périclès » puisse ainsi être donné à un prince oriental reflète bien l’oubli dans lequel le stratège était tombé dans l’imaginaire occidental. De façon révélatrice, ses rares apparitions se firent dans des « dialogues des morts » - comme si Périclès ne pouvait être évoqué qu’aux Enfers, relégué dans le royaume des ombres et de l’oubli.

UNE INVENTION AMBIGUË DES LUMIÈRES : LE « SIÈCLE DE PÉRICLÈS »

Après la mort de Louis XIV, les modèles antiques firent cependant un retour tonitruant, tandis que le mouvement des Lumières portait désormais au pinacle les idéaux républicains. L’époque semblait a priori propice à un retour en grâce du stratège athénien. Las, le rendez-vous fut encore manqué. Jusqu’à la fin de la Révolution française, Périclès resta dans l’ombre d’une Antiquité certes magnifiée, mais résolument spartiate et romaine. Rousseau, Mably, Helvétius, Turpin, les encyclopédistes et la plupart des révolutionnaires : autant de thuriféraires du régime austère et prétendument égalitaire de Lacédémone, prompts à vilipender en miroir l’Athènes démocratique et prospère du Ve siècle.

Toutefois, c’est au moment même où ces attaques se faisaient plus virulentes que s’élaborait, à bas bruit, une vision plus favorable du stratège. Sa réhabilitation vint d’abord du monde germanique. En 1739, le jeune prince Frédéric II de Prusse écrivit ainsi une réfutation de Machiavel, soulignant la nécessité pour un monarque de servir l’État, de gouverner selon la raison et de refuser toute guerre de conquête. Dans cet Anti-Machiavel , le nouveau souverain cherchait à définir une politique artistique ambitieuse en prenant Athènes pour modèle : « Rien n’illustre plus un Règne que les Arts qui fleurissent sous son abri. Le siècle de Périclès est aussi fameux par les grands génies qui vivaient à Athènes, que par les Batailles que les Athéniens donnèrent alors 2. » Pour sa première apparition, le « siècle de Périclès » trouvait donc son unité dans la floraison des arts, et non dans la naissance du politique - la démocratie étant assurément peu compatible avec les idéaux, fussent-ils éclairés, de Frédéric II.

Ce fut à un jeune bibliothécaire, Johann Joachim Winckelmann 1717-1768, qu’il revint de donner une base historique et scientifique au philhellénisme allemand. En moins de dix ans, ce dernier publia deux ouvrages qui eurent un immense retentissement dans toute l’Europe savante, les Réflexions sur l’imitation des oeuvres grecques en peinture et en sculpture en 1755 et la monumentale Histoire de l’art dans l’Antiquité en 1764, traduite presque immédiatement en français. Animé par une « quête obsédante de l’origine »3, Winckelmann y exaltait l’art grec au point d’en faire une source Quelle et un modèle Urbild pour le lectorat allemand. Or, c’est l’Athènes de Périclès qui, à ses yeux, constituait l’apogée de l’art grec et, partant, de l’esprit humain : « La période la plus faste pour l’art, en Grèce et singulièrement à Athènes, fut celle des quarante ans pendant lesquels Périclès gouverna, pour ainsi dire, la République, et de la guerre opiniâtre qui précéda celle du Péloponnèse, déclenchée pendant la 87e Olympiade [...] le Parthénon, l’Odéon, et bien d’autres édifices, et surtout la double muraille par laquelle il relia le port du Pirée à la ville, sont connus du monde entier. C’est alors que l’art se mit en quelque sorte à vivre, et Pline nous dit que ce fut le commencement tant de la sculpture que de la peinture 4 . »

En France, cette vision idéalisée fut relayée par Voltaire en 1751, dans Le Siècle de Louis XIV . En tête de l’ouvrage, le philosophe redonnait vie à la vieille théorie des quatre âges de l’humanité, remontant à la fin de l’Antiquité : « Quiconque pense, et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goût, ne compte que quatre siècles dans l’histoire du monde. Ces quatre âges heureux sont ceux où les arts ont été perfectionnés, et qui, servant d’époque à la grandeur de l’esprit humain, sont l’exemple de la postérité 5 . » Voltaire mettait alors la Grèce antique à l’honneur, en égrenant hommes politiques, philosophes et artistes dans un joyeux désordre chronologique : « Le premier de ces siècles à qui la véritable gloire est attachée est celui de Philippe et d’Alexandre, ou celui des Périclès, des Démosthène, des Aristote, des Platon, des Apelle, des Phidias, des Praxitèle. »

Mais Voltaire n’avait que faire de la démocratie péricléenne en tant que telle : s’il prisait tant Athènes, c’était moins pour sa liberté politique que pour son commerce et son luxe, dans lesquels il voyait un terreau propice à l’épanouissement des arts et des lettres.

NAISSANCE D’UNE ICÔNE : PÉRICLÈS À L’ÈRE DU PARLEMENTARISME

Ce n’est véritablement qu’après la fin de la Révolution française que Périclès se mua en « grand homme », exalté sous les traits d’un grand bourgeois parlementaire. Publiée au milieu du XIXe siècle, la monumentale History of Greece 1846-1856 de l’historien libéral George Grote joua un rôle crucial dans cette conversion du regard. Rapidement traduite, l’oeuvre inspira à son tour les réflexions des historiens continentaux, tels Victor Duruy en France et Ernst Curtius en Allemagne. En quelques décennies, Périclès devint l’incarnation du miracle grec jusqu’à être célébré comme le génie ayant légué à la postérité deux monuments impérissables : l’écrin de marbre du Parthénon et l’écrin de paroles de l’oraison funèbre.

Pour que s’enracine le mythe, il a fallu que se conjuguent deux évolutions parallèles. Tout d’abord, une mutation des pratiques et de l’imaginaire politiques : les progrès de la démocratie parlementaire, au XIXe siècle, firent beaucoup pour la nouvelle popularité du stratège. Ensuite, une nouvelle perception du temps historique : alors que refluait le modèle de l’ historia magistra vitae source d’exemples pour les princes, s’affirmait une histoire, sinon scientifique, du moins attentive à la succession des âges et des civilisations - leur naissance, leur apogée et leur décadence. Dans ce nouveau régime d’historicité, Périclès trouva une place éminente, en tant que maillon essentiel dans la constitution de cet âge classique qui donna à l’Antiquité ses plus beaux monuments.

La fascination française et britannique pour Périclès s’approfondit durant toute la fin du XIXe siècle et s’exprima sans fard durant la Première Guerre mondiale. Un an après le début du conflit, à l’automne 1915, tous les bus à impériale londoniens portaient ainsi une affichette reproduisant un extrait de l’oraison funèbre où le stratège appelait ses concitoyens à imiter la bravoure des soldats tombés pour la cité : « Il vous reste maintenant à rivaliser avec ce qu’ils firent, sachant que le secret du bonheur réside dans la liberté, et le secret de la liberté dans la vaillance : ne restez pas oisif à l’approche de l’ennemi 6 . » Cité dans la belle traduction de l’historien britannique Alfred Zimmern7, le passage reposait sur un jeu de renvois implicites, aux termes duquel les Anglais étaient identifiés aux Athéniens et les Allemands aux Lacédémoniens. L’analogie avait d’autant plus de pertinence que quelques historiens germaniques avaient réhabilité les Spartiates au cours du XIXe siècle, allant jusqu’à faire de ces rudes guerriers « les Prussiens de l’Antiquité » , selon la formule de Karl Ottfried Müller8.

L’Athènes péricléenne demeura un modèle pour les hommes politiques anglais jusqu’en 1945. Dans ses Mémoires, Winston Churchill couvrait d’éloges lord Beaverbrook - alors ministre du Ravitaillement -, qui lui avait envoyé, dans l’une de ses lettres, la dernière phrase de l’oraison funèbre de Périclès : « N’ouvrez aucune négociation avec les Spartiates et ne faites point paraître que les épreuves présentes vous accablent ; car ceux qui, en face du malheur, montrent le moins d’affliction dans leurs sentiments et, dans leur conduite, le plus de résistance, ceux-là, qu’il s’agisse d’États ou d’individus, sont bien ceux qui l’emportent 9 . » Comment ne pas entendre en écho le célèbre « We shall never surrender! » lancé par le Premier ministre anglais, en juin 1940 ? Dans la même harangue, Churchill promettait également de poursuivre le combat coûte que coûte grâce à « l’empire au-delà des mers » , à la manière de Périclès durant la guerre du Péloponnèse.

UN SYMBOLE ADMIRABLE MAIS INSIPIDE

Après la Libération, l’enthousiasme pour Périclès fut toutefois tempéré par un double mouvement de fond. Tout d’abord, l’hégémonie intellectuelle de l’École des Annales tendit à marginaliser, voire à discréditer l’étude des grands hommes. Au lieu de s’intéresser à la vie des chefs d’État, il s’agissait désormais de mettre en valeur des évolutions dans la longue durée sans se laisser étourdir par l’écume des événements. De façon révélatrice, en France, Périclès n’eut droit qu’à une seule biographie durant toute la seconde moitié du XXe siècle - et encore était-elle due à un philosophe10.

A partir des années 1960, le développement de l’anthropologie historique accentua encore le désintérêt pour le stratège. Tournant le dos à l’histoire politique et institutionnelle, cette nouvelle façon d’aborder le monde grec s’intéressait aux rituels plutôt qu’aux événements, aux représentations mentales plutôt qu’à l’histoire-bataille. C’en était fini de la Grèce des grands hommes : l’anthropologie historique refusait d’ailleurs toute forme d’idéalisation d’Athènes et se proposait d’étudier « les Grecs sans miracles » , leur refusant tout privilège ontologique sur les autres peuples de l’histoire.

Du miracle au mirage : à partir des années 1970, les attaques se multiplièrent contre une démocratie qui semblait refléter, tel un miroir grossissant, tous les travers de l’Occident impérialiste et machiste. Critiqué pendant tant de siècles pour avoir été trop démocrate, Périclès était désormais attaqué pour ne pas l’avoir été assez.

Le discrédit fut toutefois loin d’être général. Bien au contraire, l’idéalisation de Périclès a cours encore aujourd’hui, souvent à visage découvert - dans le cas de la biographie écrite par Donald Kagan, par exemple cf. Pour en savoir plus, ci-dessous . Et dans les manuels scolaires, le stratège occupe toujours une place de choix, au point d’éclipser tous les autres chefs politiques athéniens de l’époque classique. Le buste de Périclès, une représentation du Parthénon, un passage de l’oraison funèbre : rares sont les manuels à échapper à ce triptyque stéréotypé.

Mais il existe un revers à cette brillante médaille : à force d’être sollicité comme porte-parole des valeurs démocratiques, le chef démocrate est devenu une simple épure, une silhouette sans chair ni charme, un symbole certes admirable, mais insipide. On pourrait lui appliquer le constat que Marguerite Yourcenar dressait à propos des études grecques en général : « on n’a que faire de cette trop parfaite statue taillée dans un marbre trop blanc » 11. Transformé en support didactique, Périclès brille en effet par son absence dans l’imaginaire contemporain : aucun péplum, nul jeu vidéo, presque aucune bande dessinée ne lui est consacré.

Face à un tel diagnostic, quelle marge de manoeuvre reste-t-il à l’historien ? Faut-il se lancer dans une apologie de Périclès ou, au contraire, le vouer aux gémonies dans l’espoir de provoquer le débat ? S’enfermer dans une telle alternative serait scientifiquement discutable et, de toute façon, voué à l’échec. Plutôt que d’essayer à toute force de rattacher Périclès au monde actuel pour en faire notre grand ancêtre, peut-être convient-il d’abord d’accepter sa radicale étrangeté afin de rendre à sa « statue trop blanche » ses vives couleurs perdues et, surtout, d’accepter qu’il ne nous donne aucune leçon pour notre temps. C’est seulement si l’on dresse cet inventaire des différences que Périclès peut ensuite faire retour vers notre présent, libéré du questionnaire imposé sur les origines grecques des démocraties occidentales.

Mots clés :

Antiquité

Athènes

Légende

Périclès

1. Cf. « Périclès, un Grec moderne, un Russe », Collection complète des oeuvres de M. de Voltaire , s.n., 1771, pp. 338-344 - même si les éditeurs doutent de l’authenticité du dialogue, l’attribuant au publiciste François Arnaud Jean Baptiste Antoine Suard 1732-1817.

2. OEuvres de Frédéric le Grand , Berlin, éd. J. D. E. Preuss, 1846-1856 30 volumes, livre VIII, p. 304.

3. E. Décultot, Johann Joachim Winckelmann. Enquête sur la genèse de l’histoire de l’art , PUF, 2000.

4. J. J. Winckelmann, Histoire de l’art dans l’Antiquité , Livre de poche, 2005 1764.

5. Voltaire, Histoire du siècle de Louis XIV , La Haye, 1751.

6. « Pericles on the Athenians » 1915, affichette publiée par l’Underground Electric Railway Company. Cf. F. M. Turner, The Greek Heritage in Victorian Britain , New Haven, 1981, p. 187.

7. Cf. A. E. Zimmern, The Greek Commonwealth. Politics and Economics in Fifth-Century Athens , Oxford, 1914 1re éd., 1911, pp. 206-207.

8. Die Dorier , Breslau, 2 vol., 1824.

9. Cf. W. Churchill, The Hinge of Fate , vol. 4, Londres, 1951, p. 81.

10. F. Châtelet, Périclès et son siècle , Bruxelles, Complexe , 2e éd., 1969 .

11. M. Yourcenar, En pèlerin et en étranger , Gallimard, 1989, p. 14.