MINUIT

EPILOGUE

Me croiriez-vous si je vous disais qu’après avoir passé la porte monumentale, précédant tous ses compagnons d’infortune, Numéro Onze a commencé une nouvelle marche d’automate, allant droit devant, sans même se retourner une seule fois ? A la voir parcourir la ville, on pourrait croire qu’elle l’enjambe, plus qu’elle ne la traverse, tant elle est transportée par le sentiment rassurant du devoir accompli. Certes, l’entreprise commencée en bonne et due forme ne s’est pas conclue dans les règles de l’art, et l’heure est plus à la retraite qu’à la victoire. Mais la chose est faite, et bien faite, et il ne sera pas dit qu’elle aura oeuvré pour rien : les flammes purificatrices se chargeront du reste, et mieux encore : les tentures de velours auront tôt fait d’embraser les panneaux de bois contre-plaqué et, de là, la rampe et les marches de l’escalier. Le vent mauvais emportera les traces les plus infimes. Sa Majesté s’en retournera dans le cours paisible de sa vie ; elle retrouvera les siens – homme et enfants – et leur distribuera, et recevra d’eux, tendresse et affection.

Après s’être éloigné de quelques mètres, Numéro Douze s’est retourné pour porter un dernier regard sur la porte monumentale : à l’intérieur, sans qu’il puisse en voir la source, il a perçu la lueur vive. Elle faisait l’effet d’un écran de projection dans l’embrasure de la porte, vacillant et semblant prendre de l’ampleur à tout instant. Parti du mauvais pied – c’est là finalement que l’a laissé Numéro Onze, au même point où elle l’avait trouvé : à ses incessantes tergiversations –, il a cependant été le guide infaillible de l’entreprise commune, et il en a même été – quoique à son insu – celui qui lui a donné son dénouement. Ne lui jetez pas la pierre, car la déroute de tous semble s’être faite chair en la personne de Numéro Douze : il erre comme une âme en peine, hésitant, doutant de tout, les bras ballants et les épaules basses, traînant les pieds au hasard des directions, se heurtant au dédale des rues, tantôt devant, tantôt à gauche, quelquefois derrière – pardonnez-le –, renvoyé sans appel ni rémission à la salle des pas perdus : c’était la symphonie inachevée ; c’en est fini du simulacre, et de toute façon il vient de jeter sa dernière cigarette.

C’est Numéro Huit qui court, là-bas, loin devant – il est passé à la hauteur de Numéro Onze dans un rugissement de locomotive, éructations et souffle bestial, disparaissant aussitôt, s’enfonçant dans les profondeurs de la ville, toux, vapeurs et vents divers. Assurément, il a tout de la stature du fugitif, membres inférieurs poussant, membres supérieurs tirant, les oreilles et les yeux tendus vers le devant. Ne vous y trompez pas : Numéro Huit est heureux. Heureux de s’être délesté des tubes d’acier, heureux d’avoir abandonné la lame sûre ; trop heureux de s’être déchargé du poids de la culpabilité : Numéro Huit se défausse, et tant pis pour le pardessus sombre – tout comme Numéro Quatre et Numéro Six, il a dû se résoudre à le laisser derrière le panneau de bois contre-plaqué –, tant pis pour le mouchoir aux deux lettres innommables, et tant pis pour les ornements de broderie, au diable les bords finis au point de feston – après tout, le coton ne devait plus être si blanc qu’il y paraissait. Numéro Huit est heureux et il court à perdre haleine.

Figurez-vous qu’au détour d’une ruelle obscure, tandis que les flammes commencent à prendre prise sur la menuiserie de la porte d’entrée monumentale, Numéro Trois et Numéro Un se sont arrêtées et en sont venues aux mains. Ni l’une ni l’autre ne semble vouloir entendre raison et les mauvais coups fusent de toutes parts. Regardez-les faire des pieds et des mains : Numéro Un vient d’administrer deux crochets du gauche vifs et d’une précision sans égale ; mais Numéro Trois n’en fait qu’à sa tête : pour toute réponse à l’éminente thèse de Numéro Un, elle oppose une fin de non-recevoir et, toute résolue à couper court, elle entend lui faire goûter les surprises du direct : elle esquive un coup bas, petit mouvement de retrait, temps, feint la douleur de la touche – contorsion des hanches –, nouveau temps, regard éploré, puis léger rictus à la commissure des lèvres – mise en suspens du contradicteur – : elle assène un puissant direct du droit qui s’envole sans équivoque vers son objectif désigné. N’en déplaise à Numéro Trois, Numéro Un est décidée à faire la démonstration qu’elle n’est pas à court d’arguments : elle prépare dans le secret de ses phalanges exquises une répartie qui, si elle ne l’était pas tout à fait, serait presque le geste parfait : elle atteint l’oeil suspicieux de Numéro Trois, juste en-dessous de l’arcade sourcilière, un tantinet recentré sur la cloison nasale, dans la matière cartilagineuse de laquelle elle imprime sa version des faits.

Par une rencontre fortuite, Numéro Quatre vient à passer à l’angle de la ruelle obscure au moment où Numéro Trois décoche à Numéro Un un formidable coup de pied quelque part. Numéro Quatre passe son chemin : il ne se risquera pas à l’inutile pugilat. Irait-il l’âme en paix ? Vous ne croyez pas si bien dire : certes, en l’absence de son pardessus sombre, le froid perce sa chair jusqu’au plus profond de son ventre ; bien sûr, il y a la multitude, là-bas, qui aura sans aucun doute à affronter la furie des flammes ; enfin, et plus que tout, que pourrait-il perdre de plus cher que la figure légère de Numéro Neuf, évanouie dans le labyrinthe des rues ? Numéro Quatre déambule, solitaire, la démarche déliée, les épaules et la tête hautes : envolé le noeud de l’oppression, mis hors d’état de nuire le mauvais oeil de Numéro Trois, en cendres les objets invisibles de sa peur, dispersés dans l’air de la nuit : il regarde le dehors comme s’il le découvrait, comme un ami perdu de longue date, et dont il aurait oublié jusqu’au nom ; il est libre, curieux de tout, cherchant dans la pénombre le détail qui aurait pu échapper à l’avidité de son regard. Il marchera sans s’arrêter jusqu’au point du jour, jusqu’à l’heure où l’humanité éveillée lui offrira les variations infinies de son visage.

Contre toute attente, Numéro Six et Numéro Neuf à bouche que veux-tu, dans un corps à corps sans merci à la faveur de l’absence de leurs pardessus sombres, sans éprouver la moindre sensation de froid. Mais déjà Numéro Neuf s’en va. Numéro Six est étonné – le mot est faible, croyez-le bien –, étonné et offusqué : étonné de l’interruption soudaine portée au coupable exercice, offusqué du dédain, pour ne pas dire du mépris, témoignés à la rutilance de ses fibres – mais comment ? comment se peut-il que l’on puisse ainsi s’extraire de son cercle et laisser inemployée une chair si magnifique ? Forte zone dépressionnaire : Numéro Neuf s’en va, rattrapée par l’ennui et l’insatisfaction permanente. Elle s’en va par égard à Numéro Six, soucieuse de le préserver : elle sait que ceux qui tombent s’accrochent aux plus proches et les entraînent dans leur chute. D’ici peu, elle sera redescendue au point où elle se trouvait avant que ne commence l’entreprise commune, et même pire : après l’exaltation, tombée de plus haut. Happée par le gouffre, sa bulle écrasée par la chape de plomb : irrésistiblement tirée vers le bas, descendant à son corps défendant dans un puits sans fin, vers le vide vertigineux du caveau des jours. Une balle perdue : sa chair se glace et elle verse de chaudes larmes : Numéro Neuf pleure.

Mais qui va là, au beau milieu du carrefour, à la main le long couteau à la lame sûre ? C’est Numéro Sept. Voyez comme elle n’a plus le pas voyageur, comme elle avance les yeux fermés, fantôme d’elle-même, un pied devant l’autre sans but précis, vers une destination connue d’elle seule. Avis de coup de vent : il y a tempête sous la rivière d’argent de ses cheveux : le cauchemar fait rage et les images sombres se bousculent, revenant sans cesse à l’assaut : là-bas, derrière, dans la grande salle – elle s’est déjà avancée profondément dans les frondaisons urbaines et il lui est désormais impossible d’apercevoir les lieux –, l’embrouillamini des fils d’acier, arrachés au plafond par les flammes, s’entortillant dans les jambes de la multitude, et les mille facettes de verre sur leurs têtes ; et les enfants, et les becs de gaz de la cour qui ne manqueront pas de faire explosion. Elle s’enfonce dans la nuit et s’applique à laisser monter la petite musique : l’avalanche des notes multiples et croisées d’une fugue légère qui l’emmène dans les parages du pays chaud des coeurs – fermer les yeux ; ne plus voir et ne plus entendre ; ne faire que dormir ; dormir et se laisser aller au rêve ; dormir, rêver, et ne plus jouir que des images du rêve.

Beaucoup de temps s’est écoulé avant que Numéro Deux ne quitte les lieux, quand nombre de ses pairs ont déjà disparu dans l’entrelacs des rues, au moment précis où la tenture du plafond, rongée côté escalier par les langues de feu, s’est détachée et, dans un ample mouvement de voile, est allée s’abattre, se suspendant à la verticale, de l’autre côté du hall, contre la tenture de velours opposée : les flammes ont aussitôt disposé du nouveau combustible, redoublant, rendant le hall définitivement inaccessible. Numéro Deux a vu les premières cendres, comme des pétales éthérés, s’élever lentement dans les hauteurs de la cage d’escalier : celles du précieux rouleau à l’extinction duquel il s’est acharné, en vain ; il a vu les flammes dévorer une manche, puis le dos, enfin le pardessus sombre tout entier de Numéro Neuf ; il les a vues escalader au pas de charge la tenture rouge, entre les plis de velours ; il a assisté au spectacle des images du tableau, sur l’immense panneau de bois contre-plaqué, fondant comme le fait la neige au soleil. Ne croyez pas que Numéro Deux ait perdu la raison : il a récupéré les longs couteaux à la lame sûre, abandonnés çà et là au pied de l’échafaudage – dix au total : pour retrouver le onzième, il s’est battu rageusement, assailli par les vapeurs ardentes, donnant des coups de pieds furieux dans les tréteaux, cordages et cales improvisées éparpillés sur le sol. Mais c’était peine perdue : il s’y est brûlé les doigts. Et quand il passe sous la grande horloge, la trotteuse vient de se placer en bordure de l’intervalle qui la sépare du chiffre 12. C’est le baisser de rideau du bal des cloportes : Numéro Deux est fatigué et il s’en va en claudiquant, le pas lourd et la tête basse.

Ne me demandez pas ce que fait Numéro Cinq, plantée face à la porte monumentale, juste en-dessous du perron : je ne le sais pas plus que vous. Elle n’a même pas vu Numéro Deux sortir, devant elle, fumant, le visage de suie, les longs couteaux serrés sous le bras ; elle ne l’a pas entendu jurer, tandis qu’il jetait ses gants brûlés, sacrifiés sur l’autel de la témérité ; elle ne l’a pas senti la bousculer ; elle n’a pas le moins du monde prêté attention aux flammes de la tenture du plafond parcourant de haut en bas la diagonale de l’embrasure de l’entrée. Elle devrait retourner à l’intérieur, auprès de la multitude, et lui offrir son secours ; elle devrait lui prodiguer les attentions et soins intensifs, mais elle ne peut plus, en proie au désarroi et à l’état second de sa conscience. Comme elle est restée là, pétrifiée, elle n’a pas entendu le coup unique, la frappe claire et perçante qui sonne le glas de la première heure : à présent les nuées ardentes illuminent le damier des pleins et des vides de la façade. Numéro Cinq est réduite à l’oubli par les affres du grand incendie : bientôt les flammes s’élèvent dans le ciel de cristal, et les sommets des longues mèches de feu effleurent le halo de lune. Comme une pluie d’étoiles, un léger, tendre, délicat duvet de cendres descend sous le ciel. Elle ne reviendra pas sur les lieux du crime : Numéro Cinq va à rebours, prend ses distances avec l’épouvante et franchit les épaisseurs du souvenir, jusqu’à la lointaine région de l’enfance.

Et Numéro Dix, me direz-vous. Il a quitté la scène en riant. Si vous le cherchez, vous le trouverez certainement dans le voisinage d’une porte close. Il joue à saute-mouton avec la face offerte et la face cachée, l’envers et l’endroit, les splendeurs ou les misères – comme il vous plaira – de l’entreprise commune, comme de sa propre personne : la réalité et son double : la vérité n’est pas une. Il a disparu au plus profond de la forêt dense des constructions humaines. Ce n’était que pure plaisanterie. Si vous ne le retrouvez pas, tendez l’oreille : vous entendrez encore le rire de Numéro Dix.


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[l'EPILOGUE de MINUIT a été mis progressivement en ligne par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, les 11 et 17 septembre 2008]