MINUIT

[DU CHAPITRE 31 AU CHAPITRE 40]

31

De l’autre côté, il y a l’inextricable dédale : l’écheveau cristallin des pièces, galeries, colonnes, couloirs, escaliers, rampes, portes, réduits, passages dérobés ; douze dans les dessous de l’architecture de l’impossible : dans l’antre du lieu exact de leur crime.

Numéro Un vient de se glisser à l’intérieur ; elle est sur le point de repousser la trappe métallique derrière elle – il y a un instant, quand Numéro Onze s’est apprêtée à quitter la berge glissante et à s’engager enfin dans l’ouverture, Numéro Six a senti son corps chavirer : il a senti Numéro Onze échapper à son cercle – ironie du sort : quand est venu son tour, Numéro Six s’est coincé dans le passage ; le volume de la charge d’acier ajouté à la masse musculeuse de son torse, c’en était de trop ; il a fallu les tractions cumulées de Numéro Dix et de Numéro Huit, chacun suspendu à une de ses jambes, pour venir à bout de l’obstruction – tandis qu’au dehors Numéro Cinq apaisait la partie émergée de Numéro Six.

Numéro Un repousse la trappe métallique derrière elle, dans un grincement déchirant. Un grincement qui aurait également déchiré l’obscurité si Numéro Douze n’avait pas allumé une lampe torche sortie d’une poche de son pardessus. Il en dévoile le lieu, qu’il observe, depuis sa position : depuis l’angle où ils se sont amassés, au bas des échelons, ils aperçoivent l’espace démesuré de ce sous-sol, rectangulaire, tout de colonnes et pierre blanche – à en juger par le désordre, le lieu n’a pas reçu de visite de longue date : çà et là des planches et des baguettes de bois, des châssis, des panneaux de carton, des pinceaux, des tubes et des pots de couleurs. En quelque endroit où fuse le cône lumineux, en dehors des zones d’ombre rectilignes, répétées, des colonnes, jaillissent les couleurs : des chiffons maculés des tons les plus vifs.

Il est temps maintenant pour Numéro Douze d’extraire plusieurs feuillets de l’intérieur de son pardessus. Il les consulte attentivement en éclairant tour à tour divers recoins du sous-sol : à l’autre extrémité de la paroi contre laquelle ils se trouvent, le départ d’un petit escalier menant à une ouverture du plafond ; à l’opposé, tout au bout de la pièce rectangulaire, occupant presque toute la largeur, une plate-forme étroite avec chaîne crantée et engrenages : c’est un monte-charge – ils pourraient tous y prendre place sans difficulté ; ils pourraient alors quitter l’obscurité de ce bas-fond, remonter d’un seul coup d’un seul et sans encombre à l’endroit précis qui est le terme de la longue marche ; mais il y a tout lieu de croire que le bruit du moteur ne passerait pas inaperçu : ce serait sans aucun doute aller à leur perte.

Pour aller plus sûrement, ils vont prendre le chemin le plus long : Numéro Douze s’est posté au bas du petit escalier et Numéro Un, à la suite de Numéro Douze, remet de l’ordre dans le rang – il ne déplaît pas à Numéro Onze de reprendre sa position, précédant de bon droit l’insupportable rire de Numéro Dix.

Ils ont gravi les marches de l’escalier et stationnent à présent dans une pièce de dimension modeste, alignés contre une longue table. Numéro Douze consulte un plan, qu’il retourne dans tous les sens, puis il relève la tête ; il accompagne son regard du faisceau de la lampe-torche, éclairant les parois l’une après l’autre, lentement : il met en lumière, à mi-hauteur, quatre lucarnes ovoïdes, à l’intérieur de chacune d’elles la vue d’une végétation infranchissable, percée par les rayons solaires. Dans l’obscurité que lui impose sa position naturelle, fermant la marche, Numéro Un a posé le pied sur un tube de gouache, rouge sang.


32

Villa M., 0h32 : les cris se sont tus : les enfants ont disparu de la cour rectangulaire, se disputant, emportant avec eux un carré d’étoffe blanc : laissée la place aux éclats de voix, fondus dans le martèlement de la musique, lourd ; le Grand Hall plongé dans le silence : il faut croire que ceux qui ont effectué la mise en place ont certainement estimé que ce qui doit être à venir viendra.

Les visiteurs inattendus ont quitté la pièce aveugle. Ils sont parvenus au bout du couloir. Ils ont franchi la porte : ils sont à cette minute éparpillés dans deux pièces contiguës, à vrai dire une seule pièce, de dimension identique à celle du Grand Salon – elle lui est parallèle – ; c’est une seule et même pièce qui fait office à la fois de bureau et de bibliothèque ; elle est coupée en deux parties égales par une rangée de bambous – la base des bambous s’enfonçant en pleine terre. Sur les deux parois de la longueur, des fenêtres en quantité, celle de droite recevant la lueur des opalines vert-bleu de la cour rectangulaire. Dans la partie bibliothèque : un amoncellement de livres et de cahiers : pas de meuble de rangement, tout à même le sol, serré sur les côtés, en empilements fragiles. Dans la partie bureau : une table, une seule chaise ; sur la table, des stylos, des feuillets, quelques livres ; en dehors de la table et de la chaise, unique mobilier : un meuble d’ivoire. Les visiteurs inattendus sont pressés autour du meuble : à chaque tiroir et à chaque porte, en grand nombre, des boutons d’albâtre intaillés de visages ; un seul tiroir – de très loin le plus grand d’entre tous – n’a pas de bouton : une façade de bronze sertie d’améthystes et de saphirs, en son centre une serrure dont la clé brille par son absence.

Ils ont franchi la porte se trouvant au fond du bureau-bibliothèque, passé sans y stationner une salle d’eau avec porte donnant sur l’un des escaliers en colimaçon de la cour rectangulaire : les visiteurs inattendus sont à présent dans la cage du Grand Escalier – elle occupe l’espace formé par la rencontre de deux corps d’architecture et débouche sur le Grand Hall – ; le Grand Escalier et le Grand Hall sont séparés par l’épaisse tenture de velours, à grosses côtes, rouge. Immédiatement sur leur droite, la face vitrée du jardin d’hiver ; devant eux, contre la tenture de velours qu’il occulte jusqu’à hauteur du premier étage, immobilisé à la verticale par un système d’attache de toute évidence improvisé – cordages, tréteaux et cales de toutes sortes –, un immense panneau de bois contre-plaqué, exempt de toute finition.


33

Numéro Six pose le plat de la main sur ses côtes. Sa paume effleure le relief des tubes d’acier fixés sur son torse. L’étroitesse de l’ouverture dans laquelle il s’est coincé n’a même pas causé de douleur profonde à sa chair ; elle aura encore moins entamé la foi qu’il porte aux fibres magnifiques de son corps – par bonheur la traction vers le bas exercée sur la splendeur de ses membres inférieurs l’a soustrait à l’avilissant réconfort, bien inutile pour sa personne physique : les bons soins prodigués par Numéro Cinq à sa partie supérieure.

Numéro Six exulte : il a gravi les degrés du petit escalier sans – afficher — le moindre signe de faiblesse : les épaules hautes, la démarche sûre ; de même lorsqu’il a dû avancer à pas chassés, ou lorsque la prudence lui a imposé de poursuivre la progression dans une position bien rabaissante : à quatre pattes ; lorsqu’enfin il a pu donner libre cours à la force de ses bras, tirant sur les rames, emmenant l’équipage tout entier vers son destin – en cela légèrement assisté par Numéro Quatre et Numéro Huit – : Numéro Six jouit de sa puissance, joyeux de posséder un corps sur lequel il peut compter à tout moment.

Numéro Six presse le muscle d’une cuisse contre la longue table rouge de la pièce aveugle, derrière la rivière d’argent des cheveux de Numéro Sept. A l’instar de Numéro Quatre et de Numéro Huit, Numéro Six porte, rivée à sa chair superbe, depuis le point du commencement et jusqu’à celui de leur but, la lourde charge des tubes d’acier. Mais Numéro Six se distingue d’eux, et la différence est de taille – toujours est-il qu’il est disposé à exercer toutes ses facultés pour que ne puisse échapper à quiconque le distinguo, et plus que ça encore : le gouffre incommensurable qui le sépare de ces deux-là – : il ne pâtit pas des contorsions de la toux de Numéro Huit, ni ne vit la peur qui foudroie Numéro Quatre. Qu’un aveu de faiblesse de ses fibres adorables fasse jour, et il serait exposé à l’humiliation suprême. Résolument, non : à l’inverse de Numéro Quatre et de Numéro Huit, Numéro Six ne saurait connaître de malformation ni de défaillance, aussi passagère et minime fût-elle.

Le cercle de Numéro Six : Numéro Six voudrait rallier à la foi qui l’anime l’humanité toute entière : il voudrait refermer le cercle autour d’une humanité agenouillée devant la merveille, le prodige infini de son corps – corps rutilant flambant neuf que chacun, à tout instant, est mis au défi de prendre en défaut. Plus que tout encore, Numéro Six refermerait le cercle sur le colloque amoureux avec Numéro Onze : Numéro Six recevant à l’intérieur de son cercle la visite de l’amour.

Après quoi cours-tu, Numéro Six ? Que poursuis-tu sans répit, qui sans cesse t’échappe, à te faire perdre haleine ? Serait-ce, plus que toute autre chose, le cercle de tes fibres indéfectibles ? Ne serais-tu pas sur le point de refermer ton cercle sur le colloque amoureux avec Numéro Onze ? Ne détourne pas le regard : tu as reçu à l’intérieur de ton cercle la visite de l’amour. C’est bien ça : c’est Numéro Onze que tu cherches : elle est la puissance tutélaire. Tu n’es qu’une puce invisible, coeur tendre, chancelant, voilé sous la carapace de la magnificence de ton corps. Puce tu es, puce tu resteras ; demain tu la jetteras et à tes seules fibres tu reviendras, comme le fait la daphnia pulex.


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Le peintre n’était résolu à commencer le report des croquis et esquisses sur l’immense surface de bois contre-plaqué qu’à l’instant où les panneaux latéraux du triptyque seraient totalement achevés. Un temps infini s’est écoulé – sans aucun doute à la mesure de la démesure – avant qu’il ne porte la touche finale. Dès lors, sitôt le tableau achevé, il a employé toute son énergie à enlever l’oeuvre – seuls les deux panneaux latéraux devraient rester sur le lieu de la création.

Procédant à l’enlèvement en bonne et due forme, il fallait : pour lui prêter main forte, regrouper une poignée de personnes, celles d’ordinaire présentes sur le lieu de la création n’étant pas de trop : nécessaires, mais pas suffisantes : il a fallu encore avoir recours à des intervenants extérieurs – il est d’ailleurs assez curieux de constater qu’au final ils étaient au nombre de treize, oeuvrant au difficile enlèvement, chacun portant une part égale – et non moins théorique – de la largeur du tableau, à proportion d’un mètre linéaire par personne – ; envelopper l’oeuvre dans une épaisse toile de jute – opération qui n’a pas constitué la moindre affaire –, laquelle toile a été solidement nouée, à l’aide de larges lanières de cuir, au dessus de la limite supérieure du panneau ; tracter l’oeuvre gigantesque à la seule force des bras entre les colonnes, sous les hautes voûtes, la hisser enfin sur la plate-forme d’un monte-charge – l’atelier se situe en sous-sol, et c’est là que sont restés les deux panneaux latéraux, chacun d’eux enchâssé dans un cadre articulé de part et d’autre du cadre central, laissé vacant.

Hormis les intervenants extérieurs, il fallait que le lieu de la création fût tout à fait hermétique, clos à quelque intrusion extérieure – ne serait-ce qu’au regard le plus innocent –, systématiquement tirés les rideaux des nombreuses fenêtres donnant sur les façades extérieures, rabattues les innombrables persiennes : chacun tenu au secret sur l’enlèvement de l’oeuvre, de sorte que rapporter le plus petit fait concernant la présente gesticulation à toute personne autre que les treize oeuvrant sur le lieu de la création aurait relevé, plus que de la simple négligence, ou de l’indiscrétion, de la seule trahison.


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De l’autre côté de la nuit, douze à pied d’oeuvre, dans les arcanes de leur dessein commun, comme suit : Numéro Quatre la peur au ventre, recevant la parole apaisante proférée par Numéro Cinq ; Numéro Huit réprimant le rythme régulier de la toux, pressé sur sa bouche le mouchoir de coton blanc brodé aux deux lettres innommables ; Numéro Neuf rattrapée par la torpeur de l’ennui : en cet instant précis, l’autre côté se résume au piétinement de la stérile attente, close dans le linceul des quatre parois obscures – qu’elle s’arrête une seconde, et les pensées noires reviennent à l’assaut, dans la nuit du monde de Numéro Neuf – ; tous sauf un, quoi qu’il en soit, dans l’expectative, les regards convergeant sur la lueur de la lampe-torche, la blancheur vive des feuillets mobiles : Numéro Douze a une cigarette à la bouche ; il s’attarde enfin sur un seul des feuillets, qu’il a posé sur la longue table rouge – en l’observant manipuler les divers feuillets des plans et directions, combien il semble apte à mener l’entreprise commune à bon port, Numéro Onze ne désespère pas de l’initier à sa foi de l’obéissance : rallier Numéro Douze, un jour, pour toujours, à la horde barbare de la fidélité absolue au maître.

En plus du passage vers le sous-sol – celui qu’ils viennent d’emprunter –, la pièce aveugle aux lucarnes ovoïdes offre deux issues. Numéro Douze sait que désormais ils ne pourront aller au-devant d’une route rectiligne, dans la droite ligne de la colonne : il sait que ne pas aller selon un parcours sinueux serait jouer avec le feu. Il a passé une porte, entrouvert une deuxième porte, immédiatement sur sa gauche. Numéro Douze est droit sur ses jambes, le dos courbé, un oeil fixé dans l’interstice de l’ouverture : au premier plan, les marches d’un escalier en colimaçon, puis, sur la droite, les plants serrés d’une haie de buis ; au-delà, l’espace rectangulaire d’une cour intérieure. Des éclairages d’appoint sont disséminés le long de la cour – l’air propage un martèlement sourd, profond, contenu –, des enfants allant et venant, depuis les haies jusqu’aux éclairages, sautillant sous les lumières – leurs cris à cette seconde submergés par le flot, la frappe soudaine d’une musique lourde : on vient d’ouvrir les deux battants d’une grande salle éclairée a giorno, occupant la presque totalité d’un grand côté de la cour, remplie d’une multitude grouillante et sonore.

Un à un, ils se sont glissés à l’extérieur, au pied de l’escalier en colimaçon. C’est une marche basse qui commence, sur le plat du ventre, douze rampant à la suite de Numéro Douze, les pardessus sombres frottant le sol de terre et de gravier, entre les haies de buis formant labyrinthe, avec, plus que jamais, pour chacun, l’impérieuse nécessité de ne pas être distancé par son prédécesseur, sous peine de condamner ses successeurs à l’errance et à la perdition – dans l’impossibilité qu’elle s’est trouvée de pouvoir se redresser et de tirer sur la poignée pour refermer la porte, Numéro Un l’a simplement rabattue, puis elle s’est allongée pour ramper à la poursuite de Numéro Deux dont elle n’apercevait plus qu’un talon, disparaissant bientôt derrière le virage d’une haie ; il ne lui en coûtera rien à sa conscience – elle n’est pas de celles que l’on entache pour si peu –, puisqu’il n’y a personne derrière elle pour juger de cet acte, comme de tout autre.

Marche forcée pour Numéro Quatre, Numéro Six et Numéro Huit : ils ont le torse rehaussé par le volume des tubes d’acier : les fesses rebondies, les membres chancelants au dessus du sol, cherchant constamment à reprendre prise sur la surface – l’effet dérisoire de batraciens dans la pataugeoire. Numéro Six lui seul s’ingénie à ramper comme le font ses compagnons d’équipage : il se donne du mal – sans le donner à voir – à conserver une position impossible, faisant comme si rien n’était de l’entrave entre sa chair splendide et le sol : en toute circonstance ne jamais faire mauvaise figure, toujours garder la tête haute ; pourtant, c’est bien celui-là – Megalobatrachus japonicus – que Numéro Dix épinglerait, sans une hésitation, au premier rang de l’ordre du ridicule.

Avant de se glisser au dehors, Numéro Douze a rangé la lampe-torche ; il a aussi entrouvert un peu plus la porte pour faire passage à son pied écrasant une cigarette ; quant à elle, Numéro Cinq a eu la bienveillance de prodiguer un dernier réconfort à Numéro Quatre, du moins autant qu’elle l’a pu pour endiguer la peur qui le ceinture. Praxis des plus ordinaires que celle-là : quand un dessein – fût-il abominable –, tendu par une volonté, bonne ou mauvaise, se matérialise sous la forme de son exécution : chacun, pour un temps – quarante-deux minutes encore –, faisant négation de sa propre personne et oeuvrant vers un but commun.


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Dans le labyrinthe : une suite discontinue de pleins et de vides, des haies basses de buis, les variations répétées à l’infini des tours et détours d’un parcours retors, l’enchevêtrement des sentiers de terre et de gravier le plus complexe qui soit dans l’espace le plus réduit qui soit – il ne s’agit que de longer un petit côté de la cour rectangulaire –, ou comment, pour les douze rampant, faire la transposition de leurs êtres de chair d’un point à un autre par le chemin le plus long – le parcours ainsi formé ne pouvant être que la production d’un esprit malintentionné.

Il en est un qui pourtant ne fait aucun cas de l’épreuve : même s’ils naviguent tous feux éteints, et quand bien même ne leur parviendraient pas les lueurs de la grande salle et des éclairages d’appoint de la cour, Numéro Douze s’acquitte des continuels changements de direction sans la moindre difficulté – à chaque croisement, ce serait cette route qu’il pourrait prendre et qu’il n’a pas prise, qui le mènerait ailleurs, là-bas peut-être, quelque part, là où l’attend une vie meilleure ; à chaque carrefour, ce serait cette autre voie qu’il prendrait et qui ne serait pas la bonne : non, pour la première fois de son existence, il peut aller de l’avant sans indécision ni regret : Numéro Douze se contente d’aller sans autre alternative que celle de suivre à la lettre la route tracée ; il l’a suffisamment imprimée dans son esprit pour la suivre les yeux fermés – tout à l’heure, dans la pièce aveugle, il l’a observée une dernière fois sur la feuille de papier, juste le temps de constater, précisément, qu’il en connaissait les moindres détails : il l’a faite sienne.

En rampant, les ongles griffant la terre et le gravier, le ventre et les membres se frottant à la surface, Numéro Huit, le mouchoir brodé aux deux lettres innommables pressé au fond d’une poche de son pardessus, Numéro Huit lui aussi a pu ressentir qu’il avait échappé à une part de lui-même : il a échappé à la toux, et à présent il lâche à l’envi les détonations furieuses rendues inaudibles par la musique qui inonde la cour – étrangement, les sécrétions internes connaissent une accalmie pour le moins inespérée, jusqu’à s’évanouir totalement. Numéro Neuf regarde s’éloigner d’elle le visage de la mort, la pulsation lourde qui ébranle sa chair l’ayant arrachée, comme par miracle, à la torpeur de l’ennui qui la figeait il y a un instant à peine ; et ce chemin torve qui semble ne plus vouloir finir : Numéro Neuf vient de sombrer corps et âme dans l’ivresse. Quant à Numéro Quatre, il échappe dans chaque virage à l’oppression : l’oeil scrutateur, omniprésent, de Numéro Trois. Pour ceux-là, c’est une échappée belle, mais ils sont tenus, comme les autres d’ailleurs, de coller aux talons de leurs prédécesseurs respectifs, libre à eux également de leur fausser compagnie au détour d’une haie, sans pouvoir être vus, cependant rivée à leurs talons la suite de la procession – seule Numéro Un pourrait revenir sur ses pas, à coup sûr à l’insu de tous : privilège que lui vaut sa position, mais dont elle n’abusera pas : Numéro Un n’est plus à parfaire.

Dans la cour, la musique se répercute entre les quatre façades, contenue et amplifiée plus haut par les coursives qui courent sur chacune d’elles. Elle submerge, écrase dans une déferlante lourde le cliquetis des tubes d’acier. Des enfants vont et viennent depuis les haies de buis jusqu’aux becs de gaz, exécutent les figures d’une danse folle autour des halos projetés au sol ; une infime partie de la multitude présente dans la grande salle est en train de passer dans l’embrasure de la porte et de se mêler aux enfants : plus que jamais Numéro Quatre a le ventre noué, mais il ne peut absolument pas avoir recours au réconfort de Numéro Cinq.

Au centre de la procession, Numéro Sept ne prend pas garde à la situation alentour, pas plus qu’à la rivière d’argent de ses cheveux qui caresse la terre et le gravier : elle se laisse aller à la douceur, à la digression sans limite du labyrinthe, les plis et les replis profonds, les méandres, les sinuosités du rêve.


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Villa M., 0h37 : les visiteurs inattendus ne se sont pas attardés dans le Grand Escalier : ils en ont gravi les degrés d’ébène jusqu’au premier étage, laissant derrière leurs pas, sans même s’en approcher, l’immense panneau de bois contre-plaqué. Ils sont à présent appuyés à la rampe, leurs faces tournées vers le Grand Hall, dont ils peuvent admirer l’épaisse tenture de velours rouge – la partie inférieure étant totalement occultée par le panneau de bois contre-plaqué. Tout en bas, sur le sol du rez-de-chaussée, au centre des trois volées de marches qui se déploient en fer à cheval, ils peuvent scruter à loisir – chose à laquelle ils n’avaient pas prêté la moindre attention – une plaque étroite et longue en bois d’ébène : sans doute une trappe menant au sous-sol.

Depuis l’endroit où ils se trouvent, une seule issue leur est offerte – le Grand Escalier étant constitué par la rencontre de deux corps d’architecture, et le Grand Hall s’élevant jusqu’au niveau du deuxième étage – : c’est une large ouverture sur un couloir sans fin – il parcourt un grand côté du rectangle de la cour. Sur la paroi de gauche du couloir, la disposition rectiligne de six fenêtres hautes donnant sur la cour ; sur celle de droite, quatre portes à intervalles réguliers. Ils ont ouvert les portes : ils sont passés rapidement devant les quatre pièces – des chambres à coucher de dimensions égales, meublées à l’identique –, assez lentement cependant pour relever un détail commun à chacune d’elles : en bas, un sol de marbre blanc, ici, comme dans tout l’étage, l’assemblage de fines lames de bois d’acajou.

Ils sont presque parvenus au bout du couloir. Ils sont à l’arrêt, serrés devant une fenêtre dont ils ont ouvert les battants : au premier coup d’oeil, il doit y avoir à cette heure autant d’invités dans la cour qu’il n’y en a dans le Grand Salon : c’est une houle continue d’entrants et de sortants, mais un nombre invariable : on se presse, on se bouscule, on danse, les gestes se sont faits plus vifs, les rires et les éclats de voix plus incisifs, le tumulte rivalisant, désormais, avec la déferlante sonore de la musique.

Tout au bout du couloir sans fin, les visiteurs inattendus ont passé une porte ; ils se sont pressés dans une pièce aveugle au moment où les parois répercutaient le son diffus d’une pluie de cailloux, ou bien la chute d’une poignée de billes de verre, ou quelque chose comme ça : au milieu de la pièce – mobilier unique –, une table étroite et longue, de couleur rouge, à s’y méprendre la réplique exacte de celle qu’ils ont eu l’occasion de côtoyer dans la pièce située précisément au dessous de celle-ci ; sur chaque paroi, à mi-hauteur, peint à fresque dans le trompe-l’oeil du cadre d’une lucarne ovoïde, l’un des quatre points de vue d’une femme au bâillon.


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Numéro Cinq exécute une nouvelle contorsion, épousant au plus près un pli du labyrinthe, gardant prise autant qu’elle le peut sur la terre et le gravier, ses jambes et ses bras, son torse embrassant la surface, son pardessus sombre effiloché sur l’angle saillant d’une haie de buis. Elle l’a fait de chaque seconde et de chaque millimètre du chemin parcouru : Numéro Cinq retient, recueille, ramène à elle les droites et les courbes du labyrinthe, comme chaque instant de sa vie – dans l’immédiat, elle enserre, garde au creux de sa mémoire la partie haute de Numéro Six recevant son réconfort, la plaie ouverte de Numéro Huit pansée par ses soins. Elle empile les épaisseurs du souvenir : Numéro Cinq vit à demeure au bord du souvenir.

Numéro Cinq dispense sans compter : elle distribue, sème ses attentions à tous les vents, prodigue les soins alentour, use avec chaque être des mêmes prévenances, comme si le malheur allait s’abattre sur lui d’un instant à l’autre. Elle est au sein de l’entreprise commune pour raccommoder, cicatriser les peines des corps et des coeurs : Numéro Cinq n’a d’autre fonction que de veiller à la bonne marche sanitaire – elle vient de franchir le virage, sur cette partie de la route commune où il lui est impossible d’exercer sa fonction de veille sanitaire, derrière elle Numéro Six dont elle ne peut même pas apercevoir la masse, devant elle les talons de Numéro Quatre qui ne peut rien attendre de son secours ; en-deçà et au-delà, tous ceux qu’elle ne peut pas atteindre.

Tu aurais préféré ne pas avoir à oeuvrer pour une entreprise maléfique, Numéro Cinq ; moins encore avoir à porter le couteau à la lame acérée. Mais crois-tu qu’il soit donné à chacun de choisir en toute circonstance ? Crois-tu aussi qu’elle soit si droite, la ligne qui court entre ce qu’il convient, et ce qu’il ne convient pas de faire ? Es-tu enfin si sûre qu’il soit juste de porter son secours à toute personne ? Serais-tu toute aussi prompte à offrir ton secours à Numéro Trois, ou à toute autre personne qui ne porte aucune attention aux autres ?

Inlassablement, Numéro Cinq livre bataille contre l’oubli : elle se préserve de la course – s’accommodant sans sourciller de l’extrême lenteur du labyrinthe –, portant chacun de ses pas à la lisière du souvenir, le grand vaisseau du souvenir, la cathédrale du souvenir, passé le porche, demeure sous les hautes voûtes du narthex.


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Au terme du temps qui s’est écoulé depuis le commencement du tableau, il y avait l’obscure gesticulation autour du tableau, l’enlèvement du tableau, comme si, par cet acte, et lui seul, l’oeuvre arrivait à son plein achèvement, comme si, sans cela, elle n’eût été, et à jamais, qu’en instance d’accomplissement. C’est ainsi que le peintre l’avait voulu.

Ils ont tracté l’oeuvre à la force de leurs bras, enveloppée dans une épaisse toile de jute, tirée sur toute la longueur du sous-sol de l’atelier, jusqu’à proximité de la plate-forme d’un monte-charge. Il fallait avant toute chose la porter au niveau du rez-de-chaussée : ils ont hissé l’immense panneau sur la plate-forme – il en occupait au centimètre près toute la largeur – ; parmi les treize oeuvrant sur le lieu de la création, trois s’étaient postés sur la plate-forme du monte-charge, côté envers, trois autres côté endroit du tableau, à la seule fin de le maintenir ferme le temps de l’ascension : on a actionné le mécanisme du monte-charge.

Il faisait nuit noire lorsque le tableau est parvenu au rez-de-chaussée, entre les volées d’un grand escalier. Ils lui ont fait prendre appui sur la rampe d’une des volées, procédant à la bonne poursuite de l’enlèvement : à la faveur de la hauteur de l’escalier, ils ont noué, sur trois des larges lanières de cuir retenant la toile de jute, équitablement réparties au-dessus de la limite supérieure du tableau, six cordes.

Il s’est tout simplement agi de faire comme si, après l’avoir longuement, laborieusement, mise au jour, l’oeuvre n’était plus. On en a rassemblé – et mis sous clé dans le grand tiroir d’un secrétaire – les précieux croquis et esquisses, la clé enfin jetée à l’eau ; si bien qu’une levée – même partielle – du secret de l’enlèvement, opérée par l’un des treize, n’aurait pas été un acte autre, allant contre la volonté de dissimulation, qu’un manquement grave au devoir de discrétion.


40

Numéro Douze a franchi sans encombre les allées du labyrinthe, parvenu à un autre angle de la cour, au pied d’un escalier en colimaçon dont il gravit déjà la première marche. Les douze s’étirent en une longue et même figure serpentine : l’arrière ondulant encore dans les replis des haies de buis, l’avant s’enroulant autour de l’axe hélicoïdal de l’escalier, ne laissant voir que peu des mouvements de la reptation. Ils font en sorte, autant que possible, de ne faire qu’un avec la surface : la terre et le gravier, les plans rectangulaires de bois – par bonheur, les lueurs de la cour épargnent les angles, plongés dans la pénombre ; quant aux pardessus sombres de ceux qui ont atteint l’escalier, ils se fondent dans les veines noires du bois.

Numéro Dix amorce l’ascension de l’escalier en colimaçon. Il s’y emploie le sourire aux lèvres, le corps courbe sous l’effort de rétention du rire : quelques centimètres de plus, et ses yeux mettront un visage sur chacun de ceux qui, jusqu’alors occultés par les haies de buis, ne se manifestaient qu’à ses oreilles. La multitude sonore, là, tout près, en bas, lui, ici, parmi les douze, dans l’ombre : qu’est-ce qui pourrait paraître plus ridicule que l’arbitraire de ce partage : pour beaucoup, la surenchère croissante du bruit et du geste, jusqu’à la démesure, pour quelques-uns, la tenue, jusqu’à l’extrême, du silence et de la quasi immobilité ? Il poursuit l’ascension à la suite des raideurs torves de Numéro Onze : Numéro Dix s’est plié sans sourciller à l’exigence commune, côtoyant le risible à tout instant, se rapprochant seconde après seconde, immanquablement, de la deuxième et dernière partie de l’exécution de sa mission propre.

Numéro Six amorce l’ascension de l’escalier en colimaçon : dans les allées du labyrinthe, il a mis toute la puissance de sa chair superbe à ne pas montrer la gêne que lui faisait endurer la charge des tubes d’acier – peu conscient du caractère malgracieux qu’il y avait à ne pas vouloir le paraître. Désormais, après avoir pris un peu de hauteur, ses jambes peuvent reprendre appui et ses mains agripper des prises stables. Il use de sa volonté de puissance – rien ne lui est plus facile que de procéder à un ascension avec une lourde charge –, mettant à contribution ses fibres magnifiques ; il faudrait vite, vite gravir les degrés qui mènent au coeur de Numéro Onze, là-haut, juste au-dessus, à quelques marches seulement, et vite refermer le cercle autour d’elle. Mais que ce soit à l’horizontale ou à la verticale, comme ici, dans l’ascension de l’escalier, il y aura toujours Numéro Sept, Numéro Huit, Numéro Neuf et Numéro Dix entre elle et lui – alors faire au plus pressé : au bout du chemin, lorsqu’ils auront empoigné leurs longs couteaux pour opérer à l’achèvement de l’entreprise commune, Numéro Six pourra approcher Numéro Onze.

Quand Numéro Douze atteint le palier formé au sommet de l’escalier en colimaçon, les deux bras plaqués sur le plancher de la coursive, Numéro Quatre amorce l’ascension : à la troisième marche, il n’a plus assez de force pour réprimer la pulsion qui le tenaille : regarder et voir quoi qu’il lui en coûte en direction de la cour – elle lui apparaît bientôt dans son entier, au-dessus du niveau des haies de buis, remplie d’une multitude qui ne lui semble que grandissante, se pressant sous la lumière des éclairages d’appoint. Numéro Quatre marque un temps d’arrêt – désormais la voie est unique : il ne pourra plus se perdre –, ses jambes flageolant, le souffle coupé, le coeur au pas de charge. Comment se sentir plus qu’il ne l’est entre deux feux ? D’un côté, ceux qui s’accumulent, là, juste en dessous, sur sa gauche, derrière, sur sa droite, devant, et encore, au fur et à mesure de l’ascension, sur sa gauche, derrière, sur sa droite, devant ; de l’autre côté, la frayeur qui le foudroie et le poussera au pire. Il a fermé les paupières du plus fort qu’il le pouvait ; il agrippe les marches, l’une après l’autre, progressant à tâtons, plus haut, toujours plus haut vers le point où il pourra être découvert.

Juste au-dessus, Numéro Cinq a ressenti la défaillance de Numéro Quatre. A présent qu’elle peut le voir, elle lui dispense un réconfort sommaire, mais un réconfort tout de même : en veillant à ne pas le distancer de trop, elle lui offre sa présence. C’est une mission pour laquelle elle oeuvre sans heurt : Numéro Cinq rechigne à porter le long couteau à la lame sûre, quand elle n’a le coeur qu’à panser les plaies. Libre arbitre des plus fragiles que celui-là : user de la faculté de se déterminer en pleine connaissance de la cause commune et, après examen de la fin et des moyens, la remettre au consentement mutuel, la volonté de tous valant – pour trente-quatre minutes encore – celle de chacun.


MINUIT continue...

faire un tour du côté des CARNETS D'AUTOPSIE DE MINUIT [10] et [11]

[les chapitres 31 à 40 de MINUIT ont été mis progressivement en ligne par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, les 21 et 24 juin 2008]