MINUIT

[DU CHAPITRE 11 AU CHAPITRE 20]

11

C’est une bien étrange bordée, que celle qui va à pas feutrés dans la nuit de velours. Elle éventre le rideau de brume amarré à la rive acerbe.

Lorsqu’ils embarqueront – quand Numéro Onze aura défait le cordage et empoigné le gouvernail –, c’est à Numéro Huit, à Numéro Six et à Numéro Quatre que reviendra la tâche de s’emparer des rames. C’est bien normal : c’est à eux, et à eux seuls, que l’on a jugé le plus approprié de confier la part physique – ils sont de ce même fait les trois porteurs d’une lourde charge équitablement répartie. C’est à eux que reviendra la tâche de faire se mouvoir la longue barque et de porter l’entreprise sur les grandes eaux. Pour un temps, ils reposeront les chairs de leurs jambes et de leurs dos, déjà endoloris – maigre consolation : c’est dans ce même temps, dans ce moment où l’assise – une assise peu confortable, c’est vrai – leur procurera un soulagement salutaire, que leurs bras seront lourdement mis à contribution. Numéro Huit, Numéro Six et Numéro Quatre n’ignorent pas non plus que la part qui les attend, une fois débarqués, sera des plus périlleuses : si le chemin restant à parcourir ne sera plus que très court – comparé à celui qu’ils sont en train de suivre, laborieusement –, il sera semé d’embûches, à commencer par celle de la berge étroite sur laquelle ils prendront pied – l’avancée du mur de pierre blanche – que l’humidité constante, une fine pellicule de moisissure, auront à coup sûr rendue impraticable. Ils devront s’armer de patience et faire preuve de leur meilleur atout : la mesure ; à défaut de quoi ils perdront le fragile équilibre, glisseront et tomberont à l’eau – toute chute leur sera fatale, et rédhibitoire pour l’entreprise. Le fardeau chevillé au corps les enverra par le fond, comme les nymphes, leur butin amoureux.

Un tube de métal tombé au sol, l’écho perçant : le rire de Numéro Dix, enfin libéré, aussitôt repris et contenu ; de Numéro Onze, d’un signe de la tête, la désapprobation des éclats malvenus. Chacun a pu sentir pendant un court instant un sursaut de frayeur parcourir l’étrange bordée de l’avant vers l’arrière, et revenir sur l’avant – en évitant de traverser la personne de Numéro Onze, cela va de soi –, juste le temps pour l’un deux – était-ce Numéro Huit, Numéro Six, ou Numéro Quatre ? – de reprendre possession de la pièce de métal et de réintégrer le rang.

Voilà une turbulence qui n’est pas pour déplaire à Numéro Neuf. Numéro Neuf est acteur de l’oeuvre commune – il n’y a pas l’ombre d’un doute sur ce point –, mais c’est pour elle seule qu’elle marche : l’oeuvre comble son désoeuvrement et chasse son ennui.


12

Douze en passe de commettre l’irréparable : douze couvre-chefs sur mines de plomb, face au crime contre nature.

Ils ne gardent aucun ressentiment d’avoir eu à endosser les peines de corps : Numéro Huit, Numéro Six et Numéro Quatre sont malmenés dans leur chair, oeuvrant à ne pas céder sous la charge des tubes d’acier, tandis que les autres, tous, sans exception, avancent d’un pas léger. Ils ne leur en veulent pas de leur condescendance ni ne leur demandent rien, et surtout pas leur compassion. Eux, Numéro Huit, Numéro Six et Numéro Quatre, ne sont pas touchés par ce qui est – ou croient être – : le regard indifférent, celui de ceux qui pensent, organisent, insufflent le sens de la marche – le regard de ceux sans qui eux, exécutants, hommes de main – misérables hommes de main, confinés dans leur chair –, ne seraient que moins encore : rien.

Non, ils n’ont pas le moindre grief contre les neuf qui les précèdent et les suivent. Ce sont eux, les rudoyés : les agissants, ceux sans qui l’entreprise ne pourrait être : ils sont la présence, la part physique, matérielle, palpable : les agents du concret. Et du haut de leur masse agissante, ils regardent les neuf qui ne font qu’un : ce corps sans bras ni jambe, cols blancs dans l’incapacité dès lors que commence la mise en oeuvre. D’un côté, le corps des acteurs, de l’autre, la cohue des inconséquents.

La flamme douce incendie une cigarette de Numéro Douze. Elle aiguillonne à nouveau la nuit. Les volutes de fumée se perdent dans le néant de brume. Numéro Neuf qui guette le prochain passage d’une cigarette jetée : à cet instant, elle pense qu’elle pourrait mesurer en nombre de pas l’intervalle qui sépare chacune des demi-ellipses incandescentes, mais ce serait faire entrer de l’ennui là où il n’y en a pas et cela, elle n’en voudrait pour rien au monde – au fond, il lui plaît assez de laisser surprendre par le délicat, chaud, éphémère fil lumineux. Un des douze qui glisse malgré lui sur le bord du quai, puis exécute un plongeon magistral dans l’eau immobile, pour le plus grand plaisir de chacun : voilà qui donnerait à rire à Numéro Dix, s’il n’avait pas déjà à fournir un effort incommensurable pour réprimer le comique – l’idée pourtant ne le quitte plus, et il ne peut s’empêcher de songer à la perte de temps qui serait occasionnée par la fâcheuse circonstance, ou pire – ou mieux, c’est selon – : l’entreprise commune, projetée pour les sauver tous, réduite au sauvetage d’un seul.

Quoi qu’il en soit le temps leur est compté : cinquante-six minutes, et ils se sépareront sans plus penser à mal, le coeur battant et l’esprit léger, heureux du travail accompli.


13

Dans la cour rectangulaire de la Villa M., hors les haies de buis formant labyrinthe et la verrière du jardin d’hiver, le sol est habillé de lames de bois serpent.

Le jardin d’hiver : une serre vitrée sur la totalité de ses quatre parois, la toiture elle-même entièrement ajourée. A cette heure, l’éclairage vif du Grand Hall perce à grand-peine, en un ruissellement de rais de lumière discontinus, baignant de clairs-obscurs l’épaisseur d’une jungle de boudoir : éblouissement des flamboyants (Delonix regia), un caféier (Coffea arabica), le feuillage vert bronze d’un philodendron (Monstera deliciosa), un carambolier (Averrhoa carambola), un goyavier fraise (Psidium cattleyannum), les frondes des fougères cheveu-de-Vénus (Adiantum capillus veneris). Tout autour, contre les parois de verre, le rideau des lianes de Jade (Strongylodon macrobotrys) dédoublées par leur reflet, la tentation des grappes lourdes, tombant en cascades dans l’air mouillé, des inflorescences des orchidées de Java (Vanda tricolor) – pétales blancs maculés du venin offert d’un brun violacé – ; des aristoloches (Aristolochia elegans) serrant une belle de nuit (Mirabilis jalappa). Au centre de la serre, les feuilles et les fleurs d’un lotus bleu d’Egypte (Nymphaea lotus) flottant à la surface d’un bassin aux bordures de granit. Partant des bordures du bassin, un caillebotis qui couvre les surfaces laissées vacantes. Il y a là un large sofa en bois de chawari – on a jeté sur le sofa plusieurs coussins et des serviettes éponge.

Une tiédeur moite monte des profondeurs de la terre : débauche des caoutchoucs (Ficus elastica) débordant du trop-plein de leur sève ; des gouttes d’eau gorgées de sucs sauvages perlant à la pointe des feuilles : elles grandissent le flot ininterrompu des muscs pénétrants – mélanges interdits : parfums piquants du citronnier (Citrus limonia) et du poivrier (Piper nigrum) ; senteurs diffuses et enivrantes du caféier, du tabac (Nicotiana tabacum) et du cacaoyer (Theobroma cacao) ; exhalaisons fauves du cannelier (Cinnamomum ceylanicum), du vanillier (Vanilla planifolia) et du pavot (Papaver somniferum). Elles pleuvent de toutes parts et s’immiscent dans l’haleine chaude qui sourd dans cette cage de verre, âcres et puissantes comme un poison ; une volée de notes multiples, subtiles et capiteuses, douces et salées, la puanteur, le cloaque, l’infection sournoise, l’ordure d’une cacophonie des bas-fonds.

A 0h13, la cohue a gagné l’espace du Grand Salon, sous le pêle-mêle sans nom des fils d’acier des neuf lustres – des structures d’acier volubiles, un dérèglement de l’ordre savamment organisé à l’intérieur de mille facettes de verre translucides, rouges et brunes.

Une pulsation lourde venue de l’intérieur se répercute dans l’espace clôt de la cour rectangulaire. On vient d’y allumer quelques becs de gaz garnis d’opalines vert-bleu, disposés sur des portants d’étain – l’effet est plutôt réussi : les projections lumineuses vacillantes dessinent sur le sol de lames de bois serpent un jeu subtil d’arabesques, un monde invisible et grouillant revenu à la surface.


14

Numéro Dix porte ses pas légers dans la grisaille, derrière les pas cadencés, imperturbables, martelés comme les coups du métronome, de Numéro Onze.

Numéro Dix gardant sous le manteau un numéro qui relève de la haute voltige : tout à l’heure, il passera devant Numéro Onze et mettra son talent à faire céder une première obstruction matérielle à la bonne marche de l’entreprise ; pour le coup, il s’acquittera de la majeure partie de la mission qui lui a été confiée – plus tard il aura encore à intervenir, mais la tâche sera moins délicate –, alors il repassera à la suite de Numéro Onze. Numéro Dix trouve Numéro Onze bien ridicule.

Pourquoi ris-tu, Numéro Dix ? de quoi ris-tu ? de qui ? De qui te moques-tu ? Es-tu assez futile pour oublier que l’absence de sérieux jette immanquablement contre toi les foudres de la vertu, déchaîne les eaux vives, le flot dévastateur du jugement ? Ignores-tu que s’abat sur celui qui ne bénéficie pas de l’immunité du sérieux le jugement des vertueux, de la grande cohorte des vertueux, Numéro Trois et Numéro Onze en tête de la cohorte ?

Le rire de Numéro Dix : Numéro Dix mesure à chaque instant la farce qui sourd sous ses pas ; il est le spectateur averti du ridicule de toute situation, a fortiori de celle-ci : lui, ici, entre l’ennui de Numéro Neuf et l’aveuglement de Numéro Onze. Ridicule. Il n’est pas narquois, Numéro Dix ; il n’est pas dépositaire d’une once de dérision : la vie vaut mieux que cela ; il n’est pas moqueur, ça non : ce serait une malfaçon de son être – celle-là, il la laisse aux débiles d’âme. Non : la vie est une plaisanterie et Numéro Dix est résolu au rire.

Numéro Dix est sûr de son affaire : il a pour seul viatique de sa mission un unique passe-partout, attitude diversement appréciée qui pourrait bien être assimilée à de la désinvolture, surtout quand on sait que forcer une serrure gagnée par l’oxydation n’est précisément pas une mince affaire – pour tout dire, Numéro Dix est muni d’un second instrument, dont il se serait passé, mais il n’est pas le seul à le porter, qui plus est l’instrument ne concerne pas sa mission proprement dite. C’est que son plus grand effort, en l’occurrence, réside dans la retenue, celle qu’il met continuellement en oeuvre pour ne pas laisser échapper l’expression sonore de son sentiment face à la comédie, et il s’y tient à grands renforts de volonté – on ne peut pas en dire de même au sujet de la toux traînante qui gronde sans cesse dans son sillage. Il n’a pourtant pas le coeur à l’apologie du crime, mais sa position est assurée : il fallait le faire, alors il le fait, et il s’en amuse.

Ainsi va Numéro Dix, l’humeur badine. Il regarde en arrière et ne peut que revoir toutes les portes, les portes défendues qu’il a crochetées, chaque porte grande ouverte comme une échappée belle : le tourbillon de la vie qui s’engouffre, dès qu’elle le peut, dans le creux de ses mains : Numéro Dix fou du rire voué au vortex.


15

C’est la plus grande, la plus ambitieuse – par la taille et les intentions –, la plus folle, la dernière des oeuvres du peintre ; celle dont on a perdu toute trace sitôt achevée.

Au fond du tableau, il y a les frondaisons d’un paysage flamboyant : une vague verte perdue en bas, à droite, cassant la répétition incessante des tons de bruns, de rouges et de noir. Un visage surgit, enfoui dans cet écrin luxuriant, dédoublé de quelque chose qui pourrait être son reflet, ou plus exactement : quelques traits du visage réfléchis dans la pénombre, entre les guirlandes de verdure. Le visage se présente de profil, les yeux écarquillés. Il regarde vers l’extérieur du tableau – oui : c’est bien vers l’extérieur qu’il regarde –, quelque part sur la droite, fixant un point précis. La bouche est fermée, les lèvres serrées ; on devine le regard douloureux, voire horrifié. Il se situe pourtant dans cet unique recoin où l’ordre est le moins incertain, dans cette parcelle du tableau où la paix, délibérément évincée du reste de la surface, semble trouver place.

Que le spectateur porte à présent son regard sur cette lune blafarde, vert sombre. Elle rompt elle aussi avec les masses de couleurs répétées à l’infini. Elle est perchée tout là-haut, comme au ciel : c’est un trou percé, orifice luisant dans le frémissement de la matière – à cet endroit, des fils d’acier, toujours, des collages divers et variés en grand nombre, des plaques épaisses de rouges –, oeil indiscret cerné de pourpre, d’incarnat et de vermillon, ourlet suspendu aux ténèbres de feu. L’astre voyeur irradie le tableau tout entier.

Fait curieux : parmi les éléments émergeants, facilement identifiables – qu’ils constituent un tout ou une partie –, de nombreux ne figurent que sous une apparence tronquée : un avant-bras dans une coupe longitudinale, un violoncelle dont n’apparaît que le manche et la partie supérieure de la caisse de résonance, un trait irrégulier dessinant le contour des dents d’une clé s’enfonçant dans les eaux lisses et noires, ou bien : une trame qui a tout l’air de représenter un îlot d’habitations – un quartier de ville ? – vu en plan, avec un entrelacs de rues et d’avenues ; là aussi, les habitations et les voies qui se situent sur la limite – gauche – du tableau ont été brutalement tronquées. Plus curieux encore : tous les éléments tronqués, sans exception, sont regroupés en bordure des deux côtés verticaux, et les deux bordures elles-mêmes semblent constituer le fil de la lame par laquelle on les a passés.


16

Ils vont à la faveur de la nuit, Numéro Douze ouvrant, Numéro Un fermant le convoi équivoque : dans le droit fil de la magistrale entreprise.

Toute oeuvre est un travail ; tout travail est une histoire : une histoire qui commence, se déroule et prend fin : un début, un milieu et une fin. Celle-là a connu un début comme il avait été prémédité : le compte à rebours a commencé. Le milieu : c’est là qu’ils en sont, à la grande satisfaction de Numéro Onze, engagée aveuglément dans la cadence commune – Numéro Onze garde dans un recoin caché de son chapeau de feutre, l’intention de faire goûter à Numéro Douze les raideurs de l’âme : qu’il devienne, comme elle, le rouage implacable de futures entreprises collectives – elle entrevoit en lui une proie offerte pour la servilité – et il exhiberait continuellement le masque apte à occulter ses valses-hésitations, parades menées dans le zèle, jusqu’à l’excès, fondues dans la masse agissante.

Pour chaque étape, une action, une intervention dans un temps déterminé. Une feuille de route précise qui ne laisse que peu – sinon pas du tout – de place à la rêverie. Numéro Neuf s’en accommode à merveille : l’entreprise des jeux dangereux émoustille sa chair, pique au vif son être d’ennui – pour être tout à fait comblée, il ne lui faudrait plus que la présence d’un homme fort à ses côtés. Mais toute chose a une fin, et c’est de cette manière que Numéro Un l’a explicitée : ce qu’ils ont à accomplir doit l’être dans un temps imparti au-delà duquel ils seront livrés à la vindicte : une minute de trop et il sera trop tard.

Après l’achèvement, et seulement après l’achèvement, Numéro Dix pourra donner libre cours à ses éclats de rire. Il pourra refermer cette parenthèse incroyable : une parenthèse unique, immense, durant laquelle, pour la première fois dans son existence, il a dû étouffer l’expression de son rire. A cette seule occasion, chacun pourra se joindre au rire de Numéro Dix – il ne faut pas croire que son rire et celui des autres seront de la même nature ; pourtant, l’espace d’un instant, une apparence de communauté de compréhension entourera le rire de Numéro Dix et cela, tout autant que l’interminable parenthèse, sera pour lui une expérience unique. L’ambiguïté ne lui échappera pas : il ne sera que plus enclin à être le spectateur, et l’acteur malgré lui de la comédie.

Parce qu’ils ne doivent à aucun moment vaciller dans l’oubli que procure la vitesse, ils doivent apprendre à user de lenteur. Ils savent que la précipitation est source de dérapages, eux-mêmes le prélude à l’échec. Ils savent aussi qu’au bout du chemin le salut les attend. Et qu’importe la manière, pourvu qu’elle soit lente : si l’enfer est pavé de bonnes intentions, quant à eux, sciemment, ils naviguent en eaux troubles – Numéro Douze a bien sa place dans cette marche : son pas hésitant imprime à la marche un rythme que lui seul pouvait tenir, à défaut de pouvoir revenir sur ses pas. C’est un rythme régulier, infaillible et sûr.

Quand le convoi sera parvenu à destination, chacun en aura terminé du rôle précis qui lui a été assigné – à l’exception de Numéro Neuf : elle sera de garde et le restera jusqu’au bout. A cet instant, Numéro Douze, le premier, en aura fini de sa tâche, la plus longue de toutes : il pourra passer aux pertes et profits la volonté qu’il a dû et su réveiller pour lire les plans et indiquer les directions. Franchies toutes les difficultés, évités les écueils de toutes sortes, mis mal-en-point par la marche interminable, précautionneuse, leurs nerfs usés par la course engagée contre le temps, ils prendront possession du lieu exact de leur crime. Ensemble, tandis que Numéro Neuf montera la garde, ils accompliront in fine une seule et même tâche, celle précisément pour laquelle, cinquante-quatre minutes plus tôt, ils se seront mis en route.


17

Douze dans la nuit des temps, amorçant la descente vers le point le plus bas de la rive. Le changement de cap a été indiqué par Numéro Douze, guide sûr et néanmoins peu enclin à se trouver là, qui plus est à l’avant-poste.

Effet inattendu du changement de cap : la déclivité sur laquelle ils progressent à présent a contraint Numéro Huit, Numéro Six et Numéro Quatre à avancer de biais. Ils exécutent tous les trois une marche à pas chassés, les genoux légèrement pliés, attentifs qu’ils sont à ne pas se laisser entraîner en avant ou en arrière par la lourde charge dont ils sont les égaux porteurs – s’il était derrière l’un d’eux, Numéro Dix n’aurait certainement que plus de peine à pourchasser la manifestation de son rire ; ils se sont pourtant engagés sur une pente dangereuse.

Toute vigie qu’elle est, tendue – peut-être vaudrait-il mieux dire : enivrée – à scruter l’impondérable, Numéro Neuf n’a pas le moins du monde noté quelque changement que ce soit, ni dans la direction, ni dans l’inclinaison du sol. Elle est dans un présent en deçà et au delà duquel il n’existe rien : dans ce domaine d’elle-même qui s’étend ou régresse au gré des circonstances – une bulle à géométrie variable. A cet instant, la bulle est submergée par l’hypertrophie, comble à en exploser : c’est pour Numéro Neuf un satisfecit qui dépasse ses espérances, un satisfecit éphémère, sans avant ni après, mais un satisfecit quand même. La mort tourne inlassablement autour de sa bulle : mais ici, maintenant, il y a dans la bulle ce qu’elle serait prête à payer au prix le plus fort, si elle ne l’avait déjà : l’incendie de l’infecte entreprise.

La colonne arrêtée dans sa descente vers les eaux ; un éclair qui découpe le brouillard, autre que celui d’une cigarette de Numéro Douze : c’est la lame d’un long couteau que Numéro Huit a extrait de l’intérieur de son pardessus : il est accroupi, occupé à découvrir son mollet – il accomplit cette tâche avec des pesanteurs pachydermiques, entravé dans ses mouvements par le volume des tubes d’acier qui entourent son torse. Numéro Cinq est penchée sur sa jambe ; lentement, elle l’examine et lui prodigue la douceur de ses soins prévenants – le fil de la lame qui était maintenue contre le mollet de Numéro Huit a entamé sa chair dès lors qu’il s’est mis à marcher à pas chassés, en pliant les genoux. Une toux persistante et la lourde charge : deux boulets dont Numéro Huit se serait bien passé, boulets qu’il sait pourtant irrémédiablement chevillés à sa chair meurtrie.

Les Douze se sont remis en route, Numéro Huit ayant regagné sa position, désormais plus pressés par ce deuxième contretemps – seule Numéro Neuf est dans une humeur inchangée : elle sait qu’ils ont tous un temps imparti mais elle ne veut à aucun instant en être comptable. Immédiatement derrière elle, Numéro Huit : il ressasse et additionne le premier arrêt dont il a été la cause – le tube d’acier tombé au sol –, à celui-ci, qui lui a causé une douleur physique et une plaie ouverte, traînant pour le coup la charge nouvelle de la culpabilité.

La colonne est à nouveau à l’arrêt, mais cette fois par le fait d’une volonté : c’est Numéro Douze qui l’a invitée à marquer une halte. Ils sont debout, immobiles, alignés au bord de l’eau. Il y a là une barque amarrée par un cordage, six rames à l’intérieur, réparties au centre. Ils sont debout, immobiles, et le temps de cette brève mise entre parenthèses de la marche forcée, ils se remémorent, justement du fait de la parenthèse involontaire due à Numéro Huit, l’instrument dont chacun, à l’exception d’un seul, est le porteur : un long couteau à la lame sûre, cet instrument par lequel ils mettront un point final à l’étrange entreprise.


18

Villa M., 0h18 : une déferlante sonore s’est abattue sur la cour rectangulaire : on a ouvert les deux battants de la porte du Grand Salon et les notes et la pulsation d’une musique lourde inondent l’espace confiné entre les quatre façades.

A cet instant, les invités se serrent sous l’alignement lumineux des fils d’acier et facettes de verre rouges et brunes ; pas un n’a gagné la cour immergée dans la lueur versatile des becs de gaz. Ce sont des corps impatients que les regards croisés ont mis à la fois en alerte et en suspens, les gestes, les rires, le tumulte des conversations – parfois des éclats de voix percent et ponctuent la permanence de cette marée sonore, dans des notes plus graves ou plus aiguës. Corps traversés par la musique, les frôlements, le cliquetis des verres – quelquefois brisés – et le crissement des pas, démultipliés et fondus dans le flot. Ils goûtent les plaisirs partagés, délices du palais, douceurs en bouche ; faveurs gourmandes : la succulence inonde les gorges – éléments recomposés arrachés à la terre, plus légers que l’air ; corps indolents lardés par le feu, bouillonnants comme une eau.

Au dehors, dans la cour rectangulaire, la lumière des becs de gaz n’atteint pas les angles, épargnant des escaliers en colimaçon : deux aux extrémités du labyrinthe des haies de buis, deux de part et d’autre du jardin d’hiver – pour le coup, la serre n’occupe pas toute la largeur de la façade intérieure. La première marche de chaque escalier correspond avec une porte qui permet d’accéder, depuis la cour, à deux des quatre corps d’architecture – les plus courts : celui qui se situe sur la rive et celui qui lui est parallèle, là où se trouvent le Vestibule et le Grand Escalier, de part et d’autre du Grand Hall. Ce sont sans aucun doute des passages conçus pour l’office, étant donnée la taille relativement modeste des huit portes qui donnent accès à leurs extrémités. Les escaliers s’élèvent jusqu’au niveau du deuxième étage : là, une coursive adossée au bâtiment court sans discontinuer le long de chacune des quatre façades – elle réduit et encadre le rectangle de ciel. La coursive et les escaliers en colimaçon – comme d’ailleurs tous les escaliers et les rampes de la Villa M. – sont en bois d’ébène. Ils forment avec la pierre de taille blanche, tout aussi présente sur les parois intérieures qu’extérieures, de même qu’avec le sol de marbre blanc, un assemblage pour le moins contrasté, quelque chose qui semble tenir d’un cruel dilemme : une tension vers deux extrêmes, entre le tout et le rien, prête à rompre à tout instant.

A 0h18, dans la cour rectangulaire de la Villa M., les enfants ont quitté le labyrinthe et ils se sont mis à sautiller sur les lames de bois serpent, autour des portants des becs de gaz. Leurs rires et leurs cris se mêlent à la musique lourde en un charivari de légèreté et de pesanteur.


19

Pourquoi te réjouis-tu ainsi, Numéro Neuf ? Qu’est-ce qui peut bien attiser la flamme qui parcourt chaque veine de ton corps, alors que les eaux stagnantes te sont une plaie mortelle ? Que fais-tu ici, entre le rire de Numéro Dix et la toux de Numéro Huit ? Es-tu à ce point inconstante pour te nourrir à la fois de l’un et de l’autre ? Ou bien te tiens-tu sur ce fil fragile, absurde, qui court entre l’esprit badin et l’âme maladive ?

Numéro Neuf en mal de l’homme fort : elle souffre de son absence à ses côtés, dans la longue marche – le rire est une faiblesse : non, Numéro Dix, devant elle, n’est certainement pas celui-là ; quant à Numéro Huit, derrière elle, moins encore : quel appui pourrait-elle espérer de sa chair maladive ? Si elle désire l’homme fort, elle doit aller le chercher plus loin ; mais ça, ce serait bouleverser l’ordonnancement logique voulu par Numéro Un.

Et pourtant : pour l’heure, son être est rempli d’un frisson apte à combler le manque : de toutes les guerres à l’ennui quelle a engagées, celle-là est de loin la plus grande – Numéro Neuf mène une guerre sans fin à l’ennui et, cette nuit, sa chair est piquée aux jeux interdits : elle est la vigie de l’entreprise commune, et la seule attention qu’elle emploie à veiller sur toute intrusion extérieure qui viendrait l’entraver ou la faire échouer la remplit d’une vigueur qu’elle n’aurait jamais soupçonnée ; un séisme de tout son corps : qu’un danger survienne, et son sang bouillirait à la brûler. Elle est le guetteur, et elle le sera jusqu’au bout : pour cette raison, elle sera la seule à ne pas prendre une part directe à l’étape finale, celle dans laquelle chacun devra accomplir une même tâche – c’est d’ailleurs pour la même raison qu’elle n’a pas de couteau sur elle – mais peut-être Numéro Un et Numéro Deux ont-ils estimé préférable de ne pas lui en confier un ?

L’ennui de Numéro Neuf : qui peut présumer de l’issue de toute action ? Et qu’y a-t-il à attendre de l’entreprise commencée ? Aux yeux de Numéro Neuf – certainement à l’inverse du sentiment qui doit habiter chacun de ses comparses –, seul importe le chemin : peu importe l’issue, seul le chemin est digne d’intérêt – et c’est elle, justement, qui ne sera pas partie prenante dans l’étape finale au terme de laquelle chacun devra revenir à son existence. Que la course contre le temps soit la plus longue qui n’ait jamais été : Numéro Neuf n’en comblera que plus longuement le vide de son existence.

La bulle de Numéro Neuf : Numéro Neuf ne laisse pas insensibles les représentants de la gente masculine. Numéro Neuf aimante d’amarante : les bas-côtés de son chemin sont jonchés d’un troupeau chaque jour grandissant de cervidés femelles. Numéro Neuf papillonne ; elle consomme et accumule, prend la fuite, revient enfin sur le lieu de son désir : la bulle du désir de Numéro Neuf. Mais que la flamme s’éteigne ou vacille ne serait-ce qu’un seul instant, et avec elle celle de ses yeux, et c’est son être tout entier qui chancelle et sombre : la bulle du désir régresse et Numéro Neuf se rapproche de la mort. Numéro Neuf tue l’ennui et le temps comme elle peut.

Numéro Neuf sur le qui-vive : elle avance en lançant des regards rapides dans les alentours de brume, à droite et à gauche, devant, derrière – régulièrement ravie par le scintillement d’une cigarette jetée par Numéro Douze. Ce n’est pas à l’ouvrage qu’elle a le coeur : Numéro Neuf n’avance que pour le salut de sa propre personne, mais à aucun moment elle ne manquera à sa mission : elle est la vigie de la basse entreprise. Elle fuit au devant d’elle-même, corps et âme désespérément attachés à l’insaisissable vertige, convoitant jusqu’à l’inutile : bulle de latex.


20

C’est un tableau que certains – à peine une poignée de personnes – ont eu le privilège de contempler. C’était dans l’atelier du peintre. Elles ont pu le voir se construire au fil des jours sous leurs yeux, dans le silence de l’immense atelier de pierre blanche que la clarté du jour n’a jamais illuminé. Elles en ont vu les innombrables croquis et esquisses, l’accumulation des matériaux et objets les plus divers, leur report sur l’immense surface de bois contre-plaqué. Elles l’ont vu se composer dans les différentes étapes de son élaboration, mais à aucun moment elles n’ont pu le contempler achevé.

C’est de la décomposition que relève le tableau – existe-t-il une manière plus appropriée, pour la compréhension d’un objet, que de le mettre en pièces ? – : obscure syntaxe d’une image composite, un assemblage d’éléments hétéroclites, qui plus est disparates jusque dans leur répétition – au regard des proportions, la technique mise en oeuvre forme une image pointilliste ; elle exige du spectateur d’incessants va-et-vient d’avant en arrière pour isoler tel ou tel élément dans l’ensemble et le soumettre à un examen attentif. Ici ou là, par exemple : l’oeil aperçoit, disséminés en plusieurs points du tableau, les pièces d’un système d’horlogerie – des rouages dentelés et des aiguilles –, tantôt représentées, tantôt rapportées. Elles font l’effet de parties d’une même mécanique, une mécanique implacable lancée dans une course folle et dévastatrice, brisant tout ce qui fait obstacle à son passage, accrochés aux dents des rouages des lambeaux de chair et de tissus. Son avancée se fait sur tous les fronts ; elle semble d’autant plus invincible qu’elle fait fi de l’embrouillamini des fils d’acier. En bas, à hauteur de regard, il y a une pièce rapportée dont le collage forme peut-être la partie la plus en relief du tableau : c’est une lame d’acier enroulée en spirale, certainement le ressort de ce même système d’horlogerie, surgie d’on ne sait où – elle est légèrement tronquée par la bordure droite du tableau. Elle semble être elle aussi empreinte d’un mouvement que rien ne peut freiner : elle est incontrôlable, lamine une plaque épaisse de rouge qu’elle pulvérise en une pluie de magma sur des à-plats de bruns et de noir.

En deçà du procédé de décomposition, le spectateur soupçonne une unité. Il observe cette autre image composite : les notes sur des morceaux de partitions disséminés, ou libres de leurs portées, accompagnées de divers instruments de musique. A cet instant, il se dit qu’avec une attention plus soutenue il pourrait recomposer l’unité d’une phrase musicale, à l’image de cette étendue d’eaux lisses et noires qui traverse le tableau, en un long et paisible continuum.

Une unité indivisible, certes. Mais voilà : le tableau n’est que la partie d’un tout : il constitue l’élément d’un triptyque dont il occupe la position centrale.


MINUIT continue...

faire un tour du côté des CARNETS D'AUTOPSIE DE MINUIT [6] et [7]

[les chapitres 11 à 20 de MINUIT ont été mis progressivement en ligne par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, les 2 et 6 juin 2008]