MINUIT

[DU CHAPITRE 51 AU CHAPITRE 60]

51

Il n’en fallait pas moins pour exciter la curiosité de Numéro Neuf : elle est au bas de l’escalier, et elle vient de se glisser dans l’intervalle étroit formé par une tenture de velours rouge et un immense panneau de bois contre-plaqué, tournant également le dos à trois des douze, se tenant au centre de la tenture – en réalité à la jonction de deux tentures –, les joues caressées par le dernier pli de chacune d’elles, le regard tendu vers l’espace occulté, soumis à sa vigilance : un hall plongé dans la semi-obscurité, délimité, à gauche, par une paroi de façade dans laquelle se détachent les deux battants d’une porte d’entrée monumentale surmontée d’une grande horloge, en face, par une même tenture de velours rouge, à droite par une paroi de verre qui laisse filtrer, par-delà les stries végétales d’un jardin d’hiver, les lueurs de la cour – de part et d’autre du visage de Numéro Neuf, disposés de biais, occultant les angles, à gauche et à droite, deux panneaux de bois contre-plaqué dans leurs cadres métalliques ; au plafond, la vague immense d’une tenture de velours, courant de part en part du hall, fixée aux sommets des tentures verticales.

Tandis que Numéro Quatre, Numéro Six et Numéro Huit se défont de leurs pardessus, Numéro Douze entraîne les autres vers une porte : ils sont huit à traverser rapidement une salle d’eau et, continuant droit devant eux, passant une deuxième porte : ils sont dans une grande salle recevant directement, par une série de grandes fenêtres, le proche tumulte de la cour. Dans la première partie de la pièce – séparée de la seconde par une rangée de bambous émergeant du sol –, se trouvent une table, une chaise et un meuble blanc aux nombreux tiroirs et portes, un seul tiroir n’étant pas pourvu d’un bouton, mais d’une serrure complexe.

Ils sont huit rassemblés autour du meuble blanc : sept debout, immobiles, dans l’attente, l’un d’eux – Numéro Dix – à genoux, tendant l’oreille vers la serrure complexe – la lampe-torche est éteinte –, seule Numéro Sept tournant le dos au tiroir convoité : elle est sous l’emprise du rêve, le regard irrésistiblement aimanté par le savant embrouillamini des fils d’acier et les mille facettes de verre, là-bas, de l’autre côté de la cour, au-dessus de la multitude qui remplit la grande salle. Il est à présent question de porter à son achèvement, dans sa seconde partie, à la mission propre de Numéro Dix : faire en sorte que cède, sans perte ni fracas, une serrure à quatre points. Même s’il n’a pas le feu sacré, Numéro Dix se débarrasse de la formalité l’âme rieuse – à la grande insatisfaction de Numéro Trois – : au moins le temps qu’il faut pour en rire, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Pourquoi bien mal acquis devrait-il ne jamais profiter ? Numéro Trois – à nul autre ne pouvait incomber cette tâche – fait main basse sur le contenu du tiroir : une pile épaisse de feuillets de dimensions diverses, qu’elle entasse, plie et enroule sans ménagement, le rouleau ainsi constitué maintenu par un lacet, remis en main propre à Numéro Deux – lequel convient, à cette seule occasion, du haut de sa chaire, à condescendre vers Numéro Trois, prenant possession du précieux rouleau.

Ainsi soit-il et, se retournant, les douze s’apprêtent à revenir sur leurs pas, dans la direction de la cage d’escalier, là justement où stationnent Numéro Quatre, Numéro Six et Numéro Huit – quant à elle, dans ce même lieu, Numéro Neuf veille avec gourmandise à la venue du danger, ne pouvant mieux tromper son ennui, la tête sortant entre les plis des tentures ; au-dessus de sa tête, là-haut, sur sa gauche, au-dessus des vantaux de la porte d’entrée, les aiguilles de la grande horloge : elles indiquent 0h46.


52

Villa M, 0h52 : la fête bat son plein. Le tumulte de la multitude arrive à son comble, contenu dans les espaces du Grand Salon et de la cour rectangulaire, désormais à la frontière de la démesure qui préside aux assemblées nocturnes, quand, par un équilibre fragile, au coeur de la fête, les velléités de poursuivre, d’aller plus avant, d’abolir le temps en le bousculant, suspendre son cours, pour un temps, repoussent les limites de la fatigue, de l’engourdissement, de l’agacement parfois, jusqu’à épuisement complet du désir.

En haut, dans le corps d’architecture qui surplombe la rive, les visiteurs inattendus ont repris la descente dans le Petit Escalier, de retour dans la Chambre Bleue, où ils n’ont pas retrouvé ceux des leurs qu’ils avaient laissés. Ils ont passé la porte qui se situe à côté de celle de la cage d’escalier et stationnent à présent dans une pièce aveugle : au centre – seul mobilier –, une table étroite et longue, de couleur rouge sur les parois, à mi-hauteur, quatre médaillons ovoïdes représentant des lucarnes en trompe-l’oeil – à l’intérieur de chacune d’elles, en lieu et place des vedute qui occupent celles des deux pièces inférieures, un miroir – ; la surface des quatre parois est peinte à fresque, à l’inverse des deux pièces inférieures, toutes de pierre blanche.

Ils observent tour à tour, sans ordre – les éléments sont nombreux, disséminés devant, derrière, à gauche et à droite, de sorte qu’ils s’occultent les uns les autres – : ici une figure humaine dans les vêtements du bourreau, lançant du haut de l’échafaud, d’un geste imperturbable, sur une foule dense, les flèches aiguisées à la manière d’aiguilles d’horloges ; un soleil radieux aux rayons chatoyants, dans le voisinage d’un nuage de suie ; là, un félin noir aux pattes de velours, progressant sur un fil tendu ; des corps élastiques saisis dans les courbures d’une danse sauvage ; çà et là – trois sur chaque paroi –, des faces de singes, indistinctement rieurs ou ricanants ; des silhouettes dans une course poursuite, ou dans une fuite désespérée ; un embrasement joyeux, ou bien des millions de flammes dardant les constructions humaines ; et tout autour, de taille nettement supérieure aux autres images, distribués au centre même des parois, quatre arbres, en réalité un arbre unique saisi depuis un point de vue unique, mais dans des temps différents : dans les états respectifs des saisons, renouvelant sans cesse autour de la table étroite et longue, de couleur rouge, les cycles du temps, en un tournoiement vertigineux.

A la faveur de la confusion des sensations diffuses, répercutées à l’infini par les quatre miroirs, les figures des visiteurs inattendus s’immiscent à l’intérieur de la construction picturale en des images indistinctes de rêve et de cauchemar, elles-mêmes devenues éléments picturaux – amplifiées par les expressions de leurs propres visages, sur lesquels ils lisent indifféremment, au gré des visions successives, à la fois la mélancolie, la stupeur, le trouble, l’émerveillement, le bonheur ou la plus insurmontable terreur.


53

Numéro Deux en odeur de sainteté : Son Eminence intercède auprès de Numéro Un, lui accordant en toute circonstance l’infinie bonté de ses indulgences, ne pouvant que la gratifier de son absolution pour les fautes commises, comme pour celles dont elle pourrait se rendre coupable ; Numéro Deux dans les hauteurs de la voûte céleste, survolant de sa chaire les têtes de ses fidèles, auxquels il fait don de prêter sa miséricorde.

Numéro Deux officie à la conduite des hautes oeuvres : il pose un oeil désinvolte sur le comput minutieux, l’autre sur la chaîne des actions successives, rédigeant l’encyclique sur l’avancement des travaux : ne déroger en aucun cas aux règles, ni primordiales, ni secondaires, de la scolastique : suivre à la lettre le fil tendu de la fin et des moyens, sans revenir un tant soit peu sur sa raison d’être : faire de telle manière que soit respecté, en toute occasion, le décorum dû à son rang et à sa tâche : Numéro Deux est le maître d’oeuvre de l’entreprise commune.

Tu es l’élu en habit de clémence au sein même du troupeau des malappris : tu ramènes au bas de l’escalier, comme un calice, soutenu dans tes mains gantées, le rouleau des feuillets divers serrés par un lacet. On a déposé à tes pieds cardinalesques, contre l’immense panneau de bois contre-plaqué, les trois charges des tubes d’acier. Daignerais-tu descendre, Numéro Deux, et ne serait-ce qu’effleurer, du bout des doigts, ce que d’autres n’ont eu de cesse de porter, et de manipuler, à présent, au risque de glacer leur chair ?

Numéro Deux méticuleux jusqu’à la nausée : attentif jusqu’au plus infime détail, faisant oeuvre de charité à la vue des brouillons commis par ses fidèles ouailles, de l’air le plus dégagé – mais attention, qui s’y frotte s’y pique : murex.


54

Quand, pour la cinquième fois, les treize oeuvrant sur le lieu de la création ont actionné le mécanisme du monte-charge, la plate-forme a emporté vers le haut les deux volets latéraux enchâssés dans leurs cadres, repliés à l’intérieur du cadre central, ainsi que six des leurs, disposés côté envers et côté endroit des panneaux. Arrivés au bas des trois volées de l’escalier, ils ont solidement noué les cordes sur les larges lanières de cuir, puis tracté les volets à la seule force de vingt-quatre bras, jusqu’au palier du deuxième étage. Après les avoir fait basculer par dessus la rampe, ils les ont appuyés contre le tableau. Il ne leur restait plus qu’à souder, à l’aide de vis, les deux surfaces : la face peinte du tableau contre le dos des volets latéraux. Désormais, à l’issue de l’obscure gesticulation, il serait impossible à quiconque de soupçonner la présence de cet autre tableau, là, derrière – la plus grande, la plus ambitieuse, la plus folle, la dernière des oeuvres du peintre –, et il ne serait plus question que d’un diptyque.

Pour peu que l’espace dans lequel allait reposer le diptyque leur aurait fourni un champ suffisant pour observer la double image de biais – ce qui n’était pas le cas dans la cage de l’escalier, malgré ses dimensions hors du commun –, les treize oeuvrant sur le lieu de la création auraient pu assister, sous l’éclairage vif, au miracle de l’anamorphose : vues de côté, comme surgissant sous l’impénétrable chaos de la surface, six silhouettes progressant dans l’ombre, gigantesques – occupant toute la hauteur des volets –, équitablement réparties sur la largeur totale, traversant les deux surfaces vers la limite droite.

Sur le palier du deuxième étage, en haut de l’escalier, le peintre avait procédé à un nécessaire préalable : il avait opéré l’arrachage de quelques lames de parquet sur une seule ligne, d’une longueur équivalente, ou un peu plus, à la largeur du tableau. L’arrachage avait été effectué parallèlement à la paroi, de sorte que l’encoche ainsi constituée courait le long de la plinthe, à une distance réduite de celle-ci.


55

Numéro Quatre, Numéro Six et Numéro Huit se sont en partie dévêtus, délestés de leurs pardessus sombres, qu’ils ont jetés sur la trappe étroite et longue, au centre des trois volées de l’escalier. Leurs figures laissent apparaître la charge des tubes d’acier, rivée à leurs torses, au dessus des premières épaisseurs vestimentaires : la toux de Numéro Huit se mêle au tumulte parvenant de la grande salle – Numéro Huit dont le premier souci, à présent, est de ne pas prendre mal, tandis que l’on déroule les bandes élastiques destinées à soutenir la charge, que les mains, nombreuses, enlèvent, un à un, les tubes d’acier : des cylindres de la longueur d’un avant-bras, dont les deux extrémités, l’une d’un diamètre inférieur à la seconde, sont perforées de deux trous symétriques – un certain nombre de tubes forme des pièces plus courtes, coudées, se déployant sur quatre axes, en croix, un cinquième axe partant de la croisée des quatre premiers et perpendiculairement à ceux-ci.

La totalité des tubes d’acier est désormais déposée sur le sol de marbre blanc, aux pieds de Numéro Deux : les dés sont jetés. Numéro Six, dépossédé de la charge qui faisait la splendeur incommensurable de ses fibres – sa raison d’être –, cherche dans l’espace exigu de la cage d’escalier les yeux de jade de Numéro Onze : Numéro Six diminué dans sa chair, l’honneur bafoué du primate. Encore quelques tours des corps des égaux porteurs sur eux-mêmes, et la dernière bande élastique tombe : on retire, d’un peu plus haut, entre les rondeurs pectorales, la suite et fin de la lourde charge : trois sachets d’une densité extraordinaire renfermant des pitons d’une longueur sensiblement supérieure au diamètre des tubes d’acier, le diamètre des pitons étant légèrement inférieur aux perforations des extrémités des tubes – la chair de Numéro Quatre se glace à la vue de l’acier froid, Numéro Quatre pris d’une peur panique, cherchant désespérément un réconfort dans la figure de Numéro Neuf – dont il ne peut saisir que le dos –, et ne le trouvant pas.

Numéro Douze en a terminé de sa fonction propre : il n’a plus à conduire l’entreprise commune. Il incendie cigarette sur cigarette, redevenu la proie facile de l’indécision, perdu au milieu de ses pairs, tournant la tête de-ci de-là, à droite et à gauche, devant derrière, les bras ballants, ne sachant plus comment disposer de son corps. Il lui est maintenant demandé de prendre part au périlleux déplacement : il s’agit d’ôter les tréteaux, cordages et cales improvisées qui maintiennent l’immense panneau de bois contre-plaqué à la verticale, de le faire glisser en arrière, jusqu’au départ de la rampe de la première volée de l’escalier ; de l’immobiliser là, à nouveau, avec quelques-unes des cales improvisées.

Neuf des douze seulement ont oeuvré au périlleux déplacement : Numéro Neuf, étant la vigie, les joues caressées par le dernier pli des tentures, s’en est tenue à sa fonction propre, noyée dans l’oubli – provisoire – de la quête de l’homme fort ; Numéro Deux n’a pas daigné mêler les mains gantées de Son Eminence aux turpitudes purement matérielles de ce bas-monde, ayant avec largesse laissé toute latitude aux brebis égarées pour mener à bien l’opération ; quant à elle Numéro Un était déjà bien assez mobilisée pour en plus aller au feu, vaquant à sa fonction d’utilité publique : la conservation de sa perfection.

Ils ont enfin levé le voile sur l’immense panneau de bois contre-plaqué : la face avant – celle qui frôlait jusqu’alors les plis des tentures de velours – porte une oeuvre picturale : un tableau de noirceur, une profusion de lignes et de tons sombres et rouges, un chaos sans nom, privé de sens – le moment serait le moins bien choisi pour la critique : liberté des pulsions et de la raison à la formulation d’un jugement d’appréciation à l’endroit de la valeur d’une entreprise dont l’exercice difficile – pour dix minutes encore –, approchant de l’instant décisif, plus que jamais s’oppose à la parole séditieuse.


56

Ils ont ôté leurs pardessus sombres – tous à l’exception de Numéro Neuf – : neuf d’entre eux procèdent à l’assemblage des tubes d’acier, devant le tableau. A cet instant, les tubes déjà assemblés forment au bas du tableau deux lignes horizontales et parallèles, solidarisées à intervalles réguliers par des tubes perpendiculaires. On est sur le point d’assembler deux lignes supplémentaires, fixées au-dessus des premières, tandis que Numéro Neuf tient le hall, derrière les tentures de velours, sous bonne garde – Numéro Deux et Numéro Un dans l’attente : dans la position de ceux qui font valoir les droits de leur position.

Numéro Onze a mis en branle la mécanique froide : elle dispose des tubes droits, des tubes coudés et des pitons comme des pions d’une grande armée : implacable, sourde au tumulte qui parvient de la grande salle, par-delà les tentures rouges. Numéro Douze ne sait plus lequel, des tubes droits et des tubes coudés, il doit extraire de l’amas, et lorsque c’est chose faite, il s’interroge pour savoir de quel côté il serait préférable d’empoigner les tubes, par l’embout le plus étroit ou bien par le plus large, de la main gauche ou de la main droite : ceci pour réaliser l’économie du geste et, par là, un gain de temps. Ce faisant, l’heure tourne, et l’embarras du choix qui plonge Numéro Douze dans le plus grand désarroi pousse insensiblement Numéro Onze, qui l’observe du coin de l’oeil, vers un embarras non moindre : après réflexion, comment pourrait-elle ramener à sa foi en l’obéissance aveugle un pair si versatile, se noyant si aisément dans de si insolubles tergiversations ?

Grande dispensatrice de soins, inoccupée dans sa fonction propre, Numéro Cinq emboîte avec entrain les tubes d’acier. Elle regarde l’échafaudage gagner progressivement de la hauteur, en une accumulation de couches successives, comme les épaisseurs du souvenir – Numéro Trois commence l’assemblage d’un niveau supplémentaire, l’esprit et les yeux en grande partie mobilisés à scruter neuf de ses pairs, essayant de deviner lequel d’entre eux commettra la faute ; Numéro Dix serait celui-là – il est juché sur les premiers niveaux, occupé à enclencher de nouvelles pièces de métal, le haut de l’échafaudage dépassant maintenant la hauteur d’une figure humaine –, Numéro Dix souriant à la vaste comédie, Numéro Dix en qui elle ne voit pas ce qui pourrait bien l’innocenter ; ou bien il se trouverait derrière la rivière d’argent de ses cheveux : Numéro Sept, suspecte à ses yeux de stationner indéfiniment sous les feux de la rampe, à la seule lumière du rêve.

Toutes les pièces de métal – pitons, tubes droits et tubes coudés – ont été assemblées : au lieu de l’amas de ferraille s’élève à présent un grand, un superbe échafaudage, un échafaudage du haut duquel une figure humaine, tendant le bras, pourrait atteindre de la main le sommet de l’immense panneau de bois contre-plaqué. Pour peu que l’espace leur fournirait un champ suffisant pour observer le tableau de biais – ce qui n’est pas le cas dans la cage de l’escalier, malgré ses dimensions hors du commun –, les douze pourraient assister au miracle de l’anamorphose : vues de côté, comme surgissant sous l’impénétrable chaos de la surface, derrière le quadrillage des tubes d’acier, six silhouettes progressant dans l’ombre, gigantesques – occupant la hauteur du panneau de bois contre-plaqué –, équitablement réparties sur toute sa largeur, traversant la surface vers la limite droite.

Numéro Neuf a porté son regard léger au-dessus des deux battants de la porte d’entrée du hall, sur le cadran de la grande horloge : il est 0h54. De deux maux il fallait choisir le moindre : faire que ne subsiste aucune possibilité, ne serait-ce qu’infinitésimale, pour quiconque – fût-il le plus talentueux des techniciens en matière de restauration –, de reconstituer la moindre parcelle du tableau : lacérer la surface, frapper, laminer, la mettre en autant de morceaux qu’il est possible de le faire, une poussière de tableau, que même le plus brillant artisan du puzzle – il doit bien en être un, là, tout près, parmi la multitude bruyante –, dans une vie entière, ne pourrait en deviner la plus infime image – douze en passe de mettre un terme à l’entreprise à but non lucratif : à chacun, simplement, par la destruction, sa quote-part d’innocence.


57

Villa M. : dans le Grand Hall, les aiguilles de l’horloge indiquent 0h57. Le martèlement lourd de la musique s’est tu soudainement – le tumulte de la multitude ayant aussitôt fait place à quelques cris de protestation – ; puis un appel venant de l’entrée du Grand Salon, une clameur d’approbation, enfin la cour rectangulaire se vidant peu à peu. Il n’y a plus que la lueur pâle des opalines vert-bleu des becs de gaz, la multitude à l’étroit, derrière les deux battants de la porte du Grand Salon, une seule voix, tonitruante, ponctuée d’acclamations – et, sur le palier supérieur du Grand Escalier, un visiteur inattendu dont le pied s’immobilise dans l’interstice formé par une lame d’acajou manquante : un escarpin qui résiste, et finalement ne revient pas ; qu’à cela ne tienne : elle se déchaussera de l’autre et ira les pieds nus.


58

Numéro Un à la perfection : innervation complexe de son exception cervicale, lobes occipitaux exubérants : Numéro Un souveraine, donneuse d’ordre omnisciente à l’infaillibilité du pontife, connexions neuroniques expansives, et leurs prolongements extra-crâniens : Numéro Un aux mains expertes, paumes et phalanges exquises, aux attentions expresses sur les soins manucures, et leurs extensions extrêmes : terminaisons digitales exsangues et ongles saillants aux affinages répétés, polis à l’excès. On ne présente plus Numéro Un : Numéro Un est le maître d’ouvrage de l’entreprise commune.

Numéro Un opine du chef : elle vaque à la levée des troupes et orchestre la marche excentrique en grand ordonnateur de l’art et de la manière des basses oeuvres, manipule et régit d’une main de maître les exécutants et leurs consciences annexes, ne vivant qu’à l’aune des constructions de son cerveau, occultant tout ou presque du corps et du coeur, forte de l’extase que lui procure son sexe : Numéro Un est l’homme de la situation.

Dis-moi, Numéro Un : crois-tu que tu vas t’en tirer comme ça ? Crois-tu qu’il soit raisonnable de faire feu de tout bois au seul motif de mener à son terme ce que le juste exècre ? qu’à l’heure de la sentence tu seras exemptée de rendre compte de ce que l’on ne peut admettre comme excusable ? Car il y a eu maldonne, Numéro Un, et c’est là ce qui me laisse perplexe.

Elle se poste au pied de l’échafaudage et, prenant appui sur les tubes d’acier, relève le bas de son pantalon et défait l’attache qui maintient le long couteau contre son mollet. Elle l’a extirpé et serre le manche d’une main magistrale, caresse de l’autre, circonflexe, le dos de la lame sûre – ses ongles vont et viennent lentement sur le plat de la lame, émettant l’extravagance d’un insoutenable crissement à l’unisson – : Numéro Un de premier ordre, Numéro Un une et indivisible, dressant des ponts invisibles entre les acteurs de l’entreprise commune : exutoire du pontifex.


59

Les treize oeuvrant sur le lieu de la création ont scellé les trois panneaux solidaires dans l’encoche formée par l’arrachement des lames du parquet, sur le palier supérieur de l’escalier : seuls ne seraient plus livrés aux regards que les volets latéraux. Ils ont mis fin à l’obscure gesticulation au milieu de la nuit, procédant à l’élimination des ustensiles de l’enlèvement : épaisse toile de jute, cordes et larges lanières de cuir.

Les quatre épaisseurs de représentation – seule, désormais, ne serait plus visible que la première – diraient la marche inexorable du temps, une peinture qui ne serait que pure essence – tout en haut des volets latéraux, se détachant sur le chaos sombre de la surface, le collage de quatre coupures de presse faisait à jamais le récit à la fois détaillé et variable d’un grand incendie tombé dans les profondeurs de l’oubli.


60

L’heure est grave : Numéro Deux a déposé le précieux rouleau derrière Numéro Neuf ; ils sont alignés sous l’échafaudage – à l’exception de Numéro Neuf –, relevant le bas de leurs pantalons, découvrant les mollets, défaisant les attaches, et tirant les longs couteaux à la lame sûre : onze à couteaux tirés tandis que veille Numéro Neuf, bon pied, bon oeil – elle est juchée sur une des cales improvisées qui maintenaient l’immense panneau de bois contre-plaqué, le visage recevant les caresses latérales du velours, le regard tendu, scrutant toute intrusion inopinée dans le hall.

Le martèlement lourd de la musique n’est plus. Une voix forte parvient de la grande salle, dont l’écho se perpétue entre les parois, entrecoupée de rires et d’acclamations. Numéro Douze, Numéro Onze, Numéro Dix et Numéro Huit commencent à gravir les échelons de l’échafaudage : ils vont se poster sur le niveau le plus élevé ; Numéro Sept, Numéro Six, Numéro Cinq et Numéro Quatre attendent que la voie soit tout à fait libre pour aller à leur tour prendre position sur le niveau médian ; quant à eux, Numéro Trois, Numéro Deux et Numéro Un resteront au niveau du sol – ils comptent un acteur de moins pour une égale superficie de l’oeuvre à détruire, mais le plancher des vaches leur est des plus seyants : ils auront plus à loisir de conserver dans leurs mouvements de destruction l’ampleur, l’élégance et la grâce dues à leur rang.

De l’autre côté de la tenture de velours, dans le hall, la grande aiguille de l’horloge progresse dans l’espace ultime qui clôt la première heure. Numéro Trois – à qui rien n’échappe de ce qu’elle jugera bon de châtier en temps utile – n’a pas manqué de noter la traînée luminescente courant de haut en bas, en demi-ellipse, depuis le sommet de l’échafaudage jusque dans la poche du pardessus sombre de Numéro Neuf : un énième cylindre brun incandescent, tacheté de blanc, d’ouate et de papier, lancé par Numéro Douze, et dont elle n’a pas soufflé mot.

Le mal est fait : l’ouate ardente irradie secrètement la doublure de la poche, se propage dans la discrétion, enflamme bientôt, avec douceur, le revers de l’étoffe même du pardessus sombre ; à présent il amorce une sortie furtive de la poche, par touches légères, mordille lentement un centimètre, puis deux, libéré enfin, chargeant au pas de course. Quand Numéro Neuf a senti la morsure vive, il n’était plus temps que d’enlever le pardessus : juste le temps pour Numéro Six, en un éclair, de sauter du niveau médian de l’échafaudage, de se jeter sur elle et d’arracher le pardessus.

Feu à volonté : les langues ardentes ont embrasé le précieux rouleau, et elles lèchent déjà un pli de la tenture de velours ; trop de temps perdu, et plus assez devant soi : gagner les étages est chose impossible : l’immense panneau de bois contre-plaqué obstrue la première volée de l’escalier, interdisant l’accès aux paliers supérieurs ; de ce même fait, gagner le sous-sol par la trappe étroite et longue est totalement exclu ; et pour ce qui est de revenir vers le bureau-bibliothèque, c’est risquer de se trouver face à ceux qui, de la multitude, auront choisi de fuir en traversant la cour pour aller dans l’aile opposée à la grande salle, vers une autre issue de sortie : il n’y a pas de solution qui ne soit pas une impasse.

Ils ont quitté la cage de l’escalier peu avant que ne sonne l’heure : onze franchissant le rideau de feu de la tenture de velours, dans le désordre de la débâcle – Numéro Onze à l’avant, suivi de Numéro Six, à l’arrière Numéro Douze –, passant sous la grande horloge du hall avant que ne soit frappé le coup unique, enfin, dans la plus grande confusion, au-delà des deux battants de la porte d’entrée monumentale, passés aux pertes et profits la fin et les moyens de l’entreprise commune. Ite, missa est, car rien ne va plus – ce n’était que pure illusion : la puissance de l’illusion, le grand bal des illusions qui fonde indifféremment en réalité, contre la vérité ou en se jouant de l’esprit, le mensonge ou l’erreur de l’entreprise commune : tout n’est qu’apparences, la traversée des apparences, l’universelle traversée des apparences, allant dans le sens de l’heure qui coule entre ce qui a été et ce qui sera : minuit.


MINUIT continue...

faire un tour du côté des CARNETS D'AUTOPSIE DE MINUIT [15] et [16]

[les chapitres 51 à 60 de MINUIT ont été mis progressivement en ligne par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, les 1er et 5 septembre 2008]