MINUIT

[DU CHAPITRE 41 AU CHAPITRE 50]

41

Ils sont arrivés au terme de la lente ascension : ayant quitté l’escalier en colimaçon, douze allongés sur la coursive courant sur un côté long du rectangle de la cour – ils ont déterminé d’emprunter cette coursive-là parce qu’elle surplombe l’entrée de la grande salle remplie par la multitude, pour précisément ne pas avoir à progresser sur celle qui lui fait face, où ils auraient été plus exposés. Après l’accalmie inespérée, la toux de Numéro Huit a repris la voie de l’expectoration : il a extrait le mouchoir brodé aux deux lettres innommables et le presse à nouveau contre ses lèvres. Pourtant, là-haut, le volume sonore est à la limite du supportable, se répercutant, croisé, décuplé, déformé, amplifié, rebondissant comme un bruit qui court entre les quatre façades – de quoi masquer plus qu’il ne le faut tout débordement sonore de l’entreprise commune.

Le plancher de la coursive laisse des intervalles de vide entre les lames du bois sombre, une ligne de vide très réduite, assez large cependant pour permettre à chacun de regarder à loisir, au fil de la progression rampante, le dessous apparaissant en pointillé, en images successives, chaque nouvelle image effaçant la précédente pour en offrir une variation : à présent, sous les éclairages d’appoint, de même qu’entre les halos lumineux projetés au sol, la moindre parcelle de la cour est piétinée. Numéro Trois peste sans retenue : elle ne voit pas d’un bon oeil le spectacle des batifolages nocturnes. Quelque chose ne va plus entre Numéro Quatre et le dehors : le danger est au-dessous de lui, là, juste là, sous la charge des tubes d’acier, derrière les planches noires. Il se hasarde à desserrer l’étau de ses paupières, crispant de plus belle la main sur le gravier qui a rempli une des poches de son pardessus : que lui importent les attentions, l’avalanche, l’écrasement des attentions de Numéro Cinq ? Pourquoi Numéro Neuf est-elle si loin, là-bas, devant ? Elle aurait une place dans son coeur pour la pesanteur de Numéro Quatre – mais Numéro Neuf est dans tous ses états : le feu de l’action et la proximité du danger ont surchauffé sa chair, et elle n’a plus d’yeux que pour le spectacle de la fête.

Décidément, Numéro Huit joue de malchance : ses doigts meurtris par le froid ont laissé échapper le mouchoir aux deux lettres innommables. Il a déployé ses fines ailes, volette en des volutes légères, de-ci de-là, suspendu dans les hauteurs de la cour rectangulaire, descendant comme un duvet de soie, dessine dans l’air de la nuit des ondoiements de douceur : c’est une tempête sous la chevelure de Numéro Huit, le cri étouffé par Numéro Quatre, les regards foudroyants lancés dans la pénombre par Numéro Onze et Numéro Trois : parce que Numéro Onze réprouve la mise en danger et le dérangement porté à l’ordre de l’entreprise commune ; parce que Numéro Trois n’a l’esprit qu’au reproche, car là est son seul plaisir : à défaut de pouvoir pousser à la faute, souligner la faute, et deux fois plutôt qu’une.


42

Au premier étage de la Villa M., une seule pièce n’a pas de sol en bois d’acajou : c’est une vaste chambre à coucher pavée de dalles d’ardoise, accolée à la pièce aveugle et située au dessus du Petit Salon, ayant en commun avec celui-ci une même superficie, ainsi que trois fenêtres donnant sur la rive, auxquelles s’ajoutent deux fenêtres donnant sur la cour rectangulaire : la Chambre Bleue.

Les parois de la Chambre Bleue sont entièrement peintes à fresque. Du gris bleuâtre des plinthes d’ardoise surgit une multitude de figures minérales : des colonnes de matière sombre – grises, noires et brunes –, coniques, aux arêtes tranchantes, des dômes couleur cendre, quelques blocs épars, comme arrachés aux premières ; parfois, un ruissellement a formé entre les concrétions des fissures étroites où s’infiltrent les filets d’une eau noire, ou des crevasses sans fin dans lesquelles se précipitent des particules lourdes. Depuis les stucs bleu de smalt du plafond descendent de semblables figures : elles sont suspendues au-dessus des fractures de la surface, pointant vers les profondeurs, les saillies, les fosses, les gerbes, une voûte striée de traînées opaques et irrégulières, formant en négatif, avec les figures ascendantes, l’image en distorsion des grandes orgues.

Dans l’espace qui figure entre le sommet des figures ascendantes et le bas des figures descendantes, tout autour de la pièce, une clarté vive, presque brûlante ; dans cette clarté, plus de figures humaines que ne peut en recevoir cette bande horizontale, les membres écartés, entraînées vers l’extérieur, dans un tourbillon inexorable : elles s’éloignent toutes d’un point qui se trouve au centre de la chambre – de là même où se trouve le lit –, dans le vertige de cette grotesque, s’éloignent toujours, disparaissent enfin au fond de la spirale idéale, sereines, dans le profond silence.

A 0h42, les visiteurs inattendus ont quitté la pièce aveugle du premier étage : ils ouvrent une porte, passent un voile léger : une pièce dont les quatre parois sont couvertes d’un voile de mousseline bleu pâle, une chambre à coucher bien plus grande que celles qu’ils ont aperçues précédemment, avec, au centre de la pièce, un lit et une table de chevet : c’est la Chambre Bleue. Sans tarder ils ont à nouveau écarté le voile et passé une porte située à côté de celle dont ils viennent – elle débouche sur le Petit Escalier –, route que trois d’entre eux ont dû estimer ne pas devoir emprunter, puisqu’ils sont restés là, laissant aux autres le loisir de gagner l’étage supérieur.


43

Numéro Quatre est pétrifié, les yeux rivés sur le mouchoir tombant de Numéro Huit, les gouttes d’une sueur froide perlant sur les plis de son front, aussitôt figées par le vent de la nuit, comme une brûlure : sa chair se glace, une main presse au-delà de toute mesure le gravier accumulé au fond d’une des poches de son pardessus, l’autre se glisse entre deux planches de la coursive, les doigts meurtris sur les arêtes. Numéro Quatre se ressaisit – il n’est plus que le réceptacle des attentions de Numéro Cinq et des foudres de Numéro Trois – et s’immobilise à nouveau, se heurte à la vue de l’approche de la prochaine coursive, perpendiculaire à celle-ci ; elle ne surplombe qu’un petit côté du rectangle de la cour, mais Numéro Quatre ne retient qu’une chose : elle ne fait qu’exposer un peu plus les douze aux regards de la foule sortant de la grande salle.

Numéro Quatre la peur au ventre : plus que la marée humaine, là, dehors, tout autour, sous son ventre, après le plancher de la coursive, plus encore que la charge des tubes d’acier – après tout, il s’acquitte sans mal de cette fonction physique, à part égale avec Numéro Six et Numéro Huit –, plus que tout, l’oeil de Numéro Trois lui est une inquiétude de tous les instants, écrasant sans relâche ses épaules – en ce moment toute la longueur de sa silhouette horizontale –, une pesanteur sournoise, le noeud serré jusqu’à la rupture, comme un étau sur sa conscience. Dans la colonne rampante, la position de Numéro Quatre ne relève que d’une volonté de soumission, quand celle de Numéro Douze procède à la fois de sa fonction propre, mais aussi de la mise au pas ordonnée par Numéro Onze : selon toute logique, Numéro Quatre ne pouvait que précéder Numéro Trois – de temps à autre, ses yeux cherchent, pour conjurer la peur, la figure légère de Numéro Neuf, mais c’est peine perdue : Numéro Neuf est allongée, comme lui – peut-être aura-t-il l’opportunité de l’apercevoir, là-bas, lorsqu’elle passera sur l’autre coursive –, et quand bien même elle serait à ses côtés, elle n’aurait aucun égard pour lui : Numéro Neuf est en quête de l’homme fort.

Approche-toi, Numéro Quatre, allons donc, approche : qu’as-tu à craindre du dehors ? Qu’est-ce qui peut bien nouer tes membres, alors que le chemin se déroule entre des balises claires, en nombre plus que suffisant, que l’éventualité de faire fausse route est des plus improbables ? Ne vois-tu pas, Numéro Quatre, comme l’avancée se poursuit, infaillible, approchant toujours un peu plus du point ultime ? Il faut en convenir : le procédé est malpropre ; mais enfin, qu’as-tu à songer sans cesse à la perdition ? N’est-ce pas au contraire la libération qui t’attend au bout du chemin ? Crois-tu qu’il te soit possible d’y trouver autre chose que le salut de ton âme ? Allons, Numéro Quatre.

Il effectue une contraction de ses bras, tractant son corps vers le dénouement, le ventre ceinturé par les tubes d’acier et la peur : Numéro Quatre voudrait être comme si rien n’était au-dehors de lui : faire que les yeux ne voient plus, que les oreilles n’entendent plus, dénouer l’âme et le corps, filer à l’intérieur d’une colonne au-dedans de laquelle lui seul serait, une colonne qui serait lui-même, Numéro Quatre, qu’un effort incommensurable lui aurait donné le courage ultime de bâtir, pour n’être plus que tubifex.


44

Après que le tableau fût parvenu sur le palier du rez-de-chaussée, entre les trois volées de l’escalier, maintenu à la verticale par six des treize oeuvrant sur le lieu de la création, le monte-charge a accompli un retour vers le sous-sol, puis le mécanisme en a été à nouveau actionné pour permettre à ceux restés en bas de remonter et de procéder à la suite de l’enlèvement.

On aurait tort de croire que ce soit une tâche facile que celle d’enlever un objet d’une telle ampleur : quand les six cordes ont été fermement nouées sur trois des larges lanières de cuir, sur la tranche supérieure du panneau, le tableau a été tracté, depuis la plate-forme du monte-charge, au rez-de-chaussée, et ce jusqu’à hauteur du palier du deuxième étage, à la force de vingt-quatre bras – deux personnes au bout de chaque corde. Il s’agissait aussi de ne pas porter atteinte à l’intégrité du tableau : veiller à la bonne tenue des larges lanières de cuir et de l’enveloppe de l’épaisse toile de jute, s’assurer d’un guidage exact de la manoeuvre : à cette fin, la treizième des personnes oeuvrant sur le lieu de la création a suivi pas à pas l’ascension du tableau.

Croire encore qu’il soit aisé de transposer le panneau sur le palier même, par-dessus la rampe du deuxième étage, serait folie pure : il s’en est fallu de peu que le tableau ne refasse le chemin à l’envers, en un temps bien moindre que celui qu’avait nécessité l’ascension – ils ont pu en juger par eux-mêmes quand, à deux reprises, les cordes glissant entre les doigts, le tableau leur a échappé de plusieurs mètres, avant d’être retenu.

On l’aura compris : il fallait faire en sorte que le tableau demeure ; qu’il soit dorénavant soustrait à tout regard, certes, mais qu’en tout état de cause chacun des treize oeuvrant sur le lieu de la création soit le garant de sa conservation ; enfin, et surtout, que rien ne transpire de l’obscure gesticulation : dénoncer l’enlèvement eût été faire acte – quoi qu’il en soit de manière irrémédiablement indissociable – au mieux de divulgation coupable, au pire de haute trahison.


45

Numéro Douze s’est engagé sur la coursive courte : elle borde un petit côté de la cour, surplombant une verrière, l’angle droit formé avec la coursive longue étant constitué par le palier d’un escalier en colimaçon et une porte donnant accès à l’intérieur du bâtiment. Depuis l’endroit où il se trouve à présent, Numéro Douze peut regarder, sur le côté opposé de la cour, en bas, les haies de buis.

Son regard s’est arrêté le temps d’une respiration : vus du haut, les sentiers dessinent entre les haies de confuses contorsions, les plis d’un chemin torve jusqu’à l’absurde, comme la chaîne tortueuse, le labyrinthe des sentiments : Numéro Trois n’en finit pas de lancer le feu de sa colère sur Numéro Quatre – en passant la main sur le mollet, elle effleure du bout des doigts, sous l’épaisseur du pardessus sombre, le long couteau à la lame sûre – ; elle jette l’anathème irrévocable sur la peur de Numéro Quatre, gardant d’autant plus de ressentiment contre lui qu’elle n’a pas encore pu le pousser à la faute ; Numéro Quatre, lui, a desserré l’étau de ses paupières, et ses yeux sont désormais écarquillés : Numéro Neuf a atteint l’autre coursive, là-bas, et il peut l’apercevoir au-delà du gouffre des deux niveaux d’habitation – le noeud de son ventre s’est délié et Numéro Quatre se tend tout entier vers elle, accélérant le rythme de la reptation – ; mais Numéro Neuf n’est pas à lui : elle ne boude pas son plaisir, remplie de la vague sonore – à chasser l’ennui, que cela soit dans le fracas de tous les sens – : elle observe, entre les planches sombres de la coursive, sur le toit de la verrière, les figures striées des douze serpentant, ombres parmi lesquelles, peut-être, elle trouvera le reflet de celui qui sera son homme fort ; Numéro Six aurait pu être celui-là si, à trop vouloir aller à l’épaississement de ses fibres superbes, il n’avait atteint l’épuisement – le temps ne s’est que trop étiré, durant lequel il a dû occulter la charge des tubes d’acier et faire comme si elle n’entravait pas la position horizontale – : aussi son cercle cherche-t-il plus que jamais à se refermer sur Numéro Onze, là-bas, sur l’autre coursive.

Au moment où la silhouette toute entière de Numéro Trois s’est avancée sur la coursive courte, Numéro Douze en a atteint l’extrémité : il se trouve au sommet d’un escalier en colimaçon, au pied d’une porte donnant accès à l’intérieur d’un long corps de bâtiment. Tandis que son bras se lève, se tendant lentement vers la poignée, Numéro Douze revoie en noir et blanc le chemin parcouru. Jusqu’ici, à aucun moment, il n’a failli à sa feuille de route. Mais pourquoi devrait-il être, lui, Numéro Douze, le guide vers un soi-disant salut, quand le remède est pire que le mal ? Ou bien serait-ce que l’entreprise est un moindre mal ? La main de Numéro Douze tire sur la poignée de la porte, résolue à poursuivre la tâche, alors que résonne sans cesse dans son esprit la négligence de sa part qui pourrait les perdre tous – ce serait là une faute on ne peut plus équivoque : commise en manquement aux prescriptions d’une règle commune établie dans la seule intention de nuire, quand ne pas la prévenir reviendrait à précipiter la faillite d’une entreprise – engagée pour vingt-six minutes encore – que la conscience réprouve.


46

Numéro Douze s’est introduit à l’intérieur du bâtiment : à présent il fait face à la porte – sur sa droite, un long couloir recevant par six fenêtres hautes les lueurs et le martèlement étouffé de la cour, sur sa gauche le vaste espace d’une cage d’escalier. Il tient la porte entrouverte pour permettre le passage de ceux qui parviennent peu à peu à l’extrémité de la coursive courte, les plaçant au fur et à mesure sur sa droite, d’abord Numéro Onze, puis Numéro Dix, bientôt Numéro Neuf, de sorte à reformer le rang. Chaque fois que l’un d’eux se glisse à l’intérieur, il répète la consigne d’un silence absolu, un doigt sur les lèvres : des bruits de pas parviennent d’un niveau inférieur, de l’escalier sans doute.

Les douze sont alignés, invisibles, en bon ordre, dans le long couloir – on n’entend plus que les respirations, sauf celle de Numéro Huit, peut-être, qui, à contenir la toux, retient aussi son souffle. Tandis que le piétinement semble se faire moins distinct, Numéro Douze indique d’un geste à Numéro Neuf l’endroit où elle doit porter ses pas pour assurer sa fonction de veille : la rampe de l’escalier ; elle s’en approche, légère, penche la tête au dessus de la rampe d’ébène : au moment même où elle va faire signe que la voie est libre, le martèlement sonore de la cour se fait tonitruant, rebondissant entre les cloisons. Numéro Neuf revient sur ses pas, près de Numéro Douze. Puis, après un temps : une fenêtre qui claque, le martèlement de la musique remis en sourdine, quelques piétinements feutrés, un peu plus éloignés, et le bruit d’une porte que l’on ferme : les lieux revenus au silence et à l’immobilité.

Finalement, Numéro Neuf a indiqué qu’il n’y avait plus de danger à poursuivre la marche et, quand elle a regagné sa position, Numéro Douze a allumé la lampe torche et s’est dirigé vers le palier de l’escalier, en barrant d’une main la portée du halo lumineux.

Ils reprennent la marche pour une approche ultime du théâtre de leurs opérations. Numéro Douze a déjà descendu quelques marches quand, plus haut, sur le palier, près du mur, un pied de Numéro Sept se bloque dans l’espace d’une lame de parquet manquante. Numéro Quatre doit conjurer sa peur : il se jette à corps perdu dans l’action, tirant sur le mollet de Numéro Sept – par bonheur, celui qui n’est pas porteur de la lame sûre –, tandis que Numéro Cinq tente d’apaiser la douleur de l’étirement – mais Numéro Sept, n’entend pas, ne sent pas : elle se plaît à rêver que son pied s’est pris dans des guimauves mouvantes, que bientôt sa jambe s’y enfoncera, qu’enfin elle sera engloutie toute entière dans un océan de douceurs. Numéro Quatre fournit un effort démesuré : un pied qui cède brusquement, remonte déchaussé, Numéro Quatre basculant en arrière, entraîné par la lourde charge d’acier – peu s’en faut qu’il ne dévale une volée de l’escalier –, le gravier enfoui au fond d’une poche de son pardessus s’échappant, dégringolant, égrenant les marches de mille tintements répercutés, en haut, tout en bas, la pluie, comme une grêle, sur la trappe du monte-charge, amplifiée plus en dessous, dans la cave.

La lampe torche est à nouveau éteinte. Une attente figée qui semble ne pas avoir de fin. Numéro Douze est revenu sur le palier, rallumant la lampe torche pour porter un éclairage sur les grandes manoeuvres : l’extraction d’une chaussure peu encline à retrouver sa propriétaire. Petite histoire drôle : Numéro Dix l’a d’ores et déjà inscrite en lettres d’or dans le livre d’or du ridicule.

Numéro Trois n’a pas eu à pousser Numéro Quatre à la faute – c’est bien dommage – : elle ne veut pas croire qu’il a fait oeuvre de maladresse, encore moins qu’il n’ait été que la victime ordinaire de circonstances exceptionnelles – pour Numéro Trois, tout fait signe dans le sens de la culpabilité : danger suspicion. Juste devant, Numéro Cinq emploie son énergie à apporter son secours à Numéro Quatre, comme elle l’a fait pour Numéro Sept : la minute qui vient de la traverser, elle l’inscrira en lettres de feu dans les épaisseurs du souvenir.


47

Il était un peu plus de 0h47 lorsque, quittant la cage du Petit Escalier, les visiteurs inattendus sont entrés dans la pièce qui se situe au-dessus de la Chambre Bleue, là où ils ont laissé trois des leurs. Elle est pourvue de deux fenêtres donnant sur la cour rectangulaire, réparties entre les portes donnant accès aux escaliers en colimaçon, trois plus grandes, surplombant la rive. Les carreaux des deux fenêtres sur cour sont constitués d’un assemblage de figures géométriques simples, translucides, rouges et brunes ; sur chacun des quatre vantaux, en verre neutre, la lettre M – un visiteur inattendu a collé un oeil contre l’un d’eux et observe le spectacle de la cour.

Une partie de la pièce est occupée par un grand plateau reposant sur des tréteaux, de toute évidence à usage de plan de travail : la surface en a été martelée et tailladée en maints endroits – dessus, plusieurs diamants de vitrier, deux marteaux, un compas, une règle et une équerre métalliques. Une partie de l’espace est occupée par un escalier – plutôt une échelle de meunier – menant à une pièce supérieure. Sous l’échelle, plusieurs caisses en bois négligemment empilées : on y a amassé, pêle-mêle, d’innombrables chutes de découpes de verre, rouges et brunes – dans l’une d’elles sont entassées des longueurs variables de fils de fer et de bandes de plomb.

Les visiteurs inattendus se sont rendus à l’étage supérieur : c’est la pièce la plus haute de la Villa M., celle dont le surgissement, côté rive, compose comme une figure de proue, occupant seulement la partie centrale du corps d’architecture, sa largeur correspondant strictement à celle de la cour rectangulaire. De même que la pièce inférieure, elle possède deux petites fenêtres sur cour – également formées à la manière de vitraux –, mais la paroi côté rive est une face entièrement vitrée. Les visiteurs inattendus n’y verront que le capharnaüm de l’atelier : un plan de travail identique au précédant, des étagères et plateaux divers, des superpositions à l’équilibre précaire ; çà et là, sur tous ces plans, mais encore sur les lames de bois d’acajou du sol, sous une vieille épaisseur de poussière, sans aucune préméditation au rangement : des mortiers et des pilons en pierre, divers récipients – flacons, bouteilles, pots –, renfermant des pigments – quatre tons uniquement : rouge, noir, bleu et jaune –, sous diverses formes – cristaux, poudres et liquides – ; des flacons et des bouteilles de toutes tailles, diversement remplies d’huile de lin, huile de noix, essence de térébenthine, distillats de pétrole ; des pièces de mécanismes d’horlogerie – rouages, ressorts, aiguilles, cadrans, balanciers – ; des colles à papier, à bois et à métaux ; des chutes de carton ondulé ; des lambeaux de tissus ou vêtements ; des vis, des clous et quelques outils : tournevis, tenailles, vrilles, ciseaux, pinces, scies et marteaux.

Les visiteurs inattendus se sont penchés sur les étiquettes de quelques récipients – fuchsine, cochenille, alizarine, cobalt, phycocyanine, anthracite, quercitrine –, puis ils sont revenus sur leurs pas, empruntant dans le sens de la descente l’échelle de meunier. Après avoir éteint la lumière de l’atelier, avant de redescendre, le dernier d’entre eux a arrêté ses pas sur une des marches pour regarder en arrière : la lune basse et pleine projetait sur chaque chose – étagères, plan de travail, formes au sol –, immobile, silencieuse, à travers la vaste verrière, son oeil indiscret cerné de pourpre : c’était un astre voyeur, une lumière pâle, funeste, obscène, à la limite du supportable, sur le fourbi du temps.


48

Tu fouilles sans cesse dans les bas-fonds, à la recherche du vice caché, dans le plus intime recoin de chaque être, au détour de chaque chemin. Tu répands alentour la gangrène de ton oeil inquisiteur. Abjecte pourriture : ta personne n’est qu’un vomi de suspicion, l’ordure pestilentielle de l’intrusion aux autres. Tu leur es une torture, un tortionnaire de tous les instants, et de là, rivée comme tu l’es à chaque manifestation du dehors, suspendue au regard et à la parole d’autrui, tu es le tortionnaire de ta propre personne. Mais de quel droit te permets-tu de déposer autour de ta personne les immondices de ton mal-être ? Ecoute un peu, écoute, tu en sortiras grandie : occupe-toi de tes fesses, Numéro Trois.

Numéro Trois se tient à cet endroit de l’escalier où, formant un angle droit avec la partie qui borde le palier, la rampe commence à accompagner la déclivité. Devant elle – plus exactement : en dessous d’elle –, la colonne progresse sur les marches de bois sombre, suivant le faible filet lumineux de la lampe torche. Elle a toute faculté, depuis ce point, d’embrasser d’un seul regard les plus infimes faits et gestes de ceux sur lesquels elle laisse s’exercer, sans la moindre retenue, le poids de sa fonction. La mission de Numéro Trois : surveillance et contrôle ; renseignement, divulgation, coercition et rétorsion. Il allait contre toute logique que Numéro Trois fût à contre-emploi : ceux qui se trouvent derrière elle – Numéro Deux et Numéro Un, pour une seconde encore au même niveau qu’elle – échappent à la permanence de son oeil de tyran ; il n’est même pas besoin de les y soumettre et l’idée – jusqu’ici – ne lui en effleure même pas l’esprit. C’est pour cette raison que Numéro Deux et Numéro Un se trouvent derrière son dos – d’ailleurs a-t-on jamais vu amiral en première ligne ?

Numéro Trois joue les dames de haute vertu : ses hautes pattes s’avancent, ses doigts effilés glissent sur la rampe, son long cou se tend : elle regarde de l’air de ne pas y toucher, fait montre en toute occasion de sa figure d’honnête homme, pétrie de probité. Elle ne serait qu’un échassier sans parole si elle n’en finissait pas de laisser entendre ou sous-entendre les sommations répétées à l’infini : le diktat de ce qu’il convient à sa conscience de grue d’accepter ou de refuser. Numéro Trois s’est faite l’arbitre universel : pourquoi caresser ce qu’elle convoite et jalouse, quand il lui est donné de le jeter à bas ? Alors, parfois, Numéro Trois sort le meilleur atout de son grand jeu : et, les yeux de chien battu, elle caresse d’une main ce qu’elle brise de l’autre.

Numéro Trois n’entend toute parole ou tout acte qu’allant contre sa personne, si bien que toute parole qui lui est dite ne peut qu’être retenue contre celui qui la profère – la légèreté de Numéro Neuf lui est une souffrance, la rivière d’argent des cheveux de Numéro Sept une offense, une insulte intolérable les attentions de Numéro Cinq – : elle creuse un peu plus à chaque instant le gouffre de son âme en déversant les excréments de son jugement : c’est là son plus grand bonheur, mais Numéro Trois vit une contrefaçon du bonheur.

Ainsi Numéro Trois traverse-t-elle le cours de l’entreprise commune, guidée par le démantèlement ordonné du vivant, usant du prétexte fétide que tout plaisir prodigué ou reçu en-dehors de sa personne lui est motif de suspicion. Numéro Trois inapte au bonheur, ne souffrant la compagnie de ses pairs, jusqu’à la dernière heure du jugement dernier, que sous sa coupe, sinon en instance de mise à l’index.


49

Quand les treize oeuvrant sur le lieu de la création ont procédé au basculement du tableau par dessus la rampe du palier du deuxième étage – mettant toutes leurs attentions à ne pas mettre en péril son intégrité –, ils se sont aussitôt employés à dénouer les six cordes, défaire le lien des larges lanières de cuir et dévêtir l’oeuvre de l’épaisse toile de jute.

Le tableau était immobilisé – adossé à une paroi de la cage d’escalier – quand ils ont redescendu les marches des deux étages. Ils se sont rangés sur la longue plate-forme du monte-charge, en ont actionné le mécanisme et ont regagné le sous-sol, munis des ustensiles de l’enlèvement : toile et lanières – les cordes quant à elles ont été déposées au rez-de-chaussée, au pied de l’escalier. Il fallait alors poursuivre et finir l’obscure gesticulation : replier les deux panneaux latéraux à l’intérieur du cadre central et les fixer à celui-ci, à l’aide de rivets ; il fallait encore, et encore, recommencer : envelopper le panneau unique ainsi formé de l’épaisse toile de jute, nouer aussi solidement que possible, sur la partie supérieure du cadre, les larges lanières de cuir, tracter l’oeuvre enfin à la seule force des bras, entre les colonnes, sous les hautes voûtes de pierre blanche, jusqu’à la plate-forme du monte-charge – l’effort renouvelé, la fatigue allant de soi, auraient certainement eu raison de leur ténacité, si l’urgence de la dissimulation n’avait pas aiguisé leur volonté.

Tandis qu’ils oeuvraient dans le vaste espace du sous-sol, l’immense tableau formait, là-haut, ferme, irrévocable, adossé à la paroi du palier supérieur, dans le silence de la cage d’escalier, une voix pour le moins oppressante : elle laissait entendre quelque chose qui reviendrait inexorablement sur le devant de la scène, dont l’écho grandissant se répétait ad libitum dans les méandres du temps, une chose au monde à l’encontre de laquelle plus personne ne pourrait aller, ni de ses acteurs, ni de ses spectateurs.


50

L’issue est inéluctable. La colonne – architecture impossible de rouages aux dents acérées – tisse les torsades de digressions alexandrines, dans la descente, les degrés successifs vers le fond, se rapproche pas à pas, marche après marche, du tumulte lointain. C’est un souffle sibyllin, l’haleine chaude de la bête, la mécanique froide, sourde, aveugle, à feu et à sang. La lame glisse : ils s’insinuent dans les lieux, s’acharnent à l’application d’un corpus dont ils ont prédéterminé les tenants et aboutissants : la chaîne des actions et leurs extensions infinies, jusqu’à l’exécution ultime, toujours différée : rendre le mal pour le mal. Le gravier crisse, comprimé entre les semelles et les veines noires du bois. Ils laissent monter à eux l’écho venu de là-bas, juste au-dessous d’eux : un cliquetis d’horloge, le cliquetis de la grande horloge du temps, devenu on ne peut plus pressant, se perpétuant dans la vaste nécropole des inextricables fils du temps, sitôt tu, sitôt revenu à la charge, immanquablement, coulant, sournois, létal, battant le glas, marquant la mesure, vers l’agonie de toute chose ; il martèle la présence du joug, assujettit, perce, pilonne, incendie les êtres sur l’envers et l’endroit : l’avant et l’après. Il accompagne le mouvement perpétuel des corps, suivant les rayons diffus d’une lampe torche : ellipses concentriques mobiles sombrant dans les volutes de tonalités entremêlées, de noir, de rouges et de bruns. Il donne au-dessus de leurs petites têtes vert-de-gris, livrées à sa brûlure, sans l’enveloppe dérisoire de leurs couvre-chefs, le requiem d’un balancier oscillant sans relâche. Halte là, Numéro Trois, aux joues empourprées : il est grand temps de mettre bas les masques sur la face cachée du ballet macabre : la déchirure est imminente – chacun, maillon de la colonne, s’apprêtant à toucher le fond, le regard fixé sur le cône lumineux ; chacun dans la tension, et rien d’autre, de la fin et des moyens communs. Mais comment donc peut-on être un de ceux-là, quel est cet être dont la nature intime, douée de vie, dotée de la pensée, traversée de pulsions propres, n’a de cesse de s’effacer que pour donner du sens – pour dix-huit minutes encore – à une oeuvre destinée au seul anéantissement ?


MINUIT continue...

faire un tour du côté des CARNETS D'AUTOPSIE DE MINUIT [12], [13] et [14]

[les chapitres 41 à 50 de MINUIT ont été mis progressivement en ligne par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, les 2, 8 et 15 juillet 2008]