Préface

Le monde des courbes est une jungle luxuriante peuplée d’objets exotiques aux noms bizarres : cardioïdes, lemniscates, limaçons, strophoïdes, tautochrones, etc. Depuis très longtemps, les courbes fascinent les mathématiciens ; depuis Apollonius et ses coniques, jusqu’à Frey et sa cubique – utilisée il y a peu dans la preuve de la conjecture de Fermat – en passant par Descartes et son folium, ou encore Bézier et ses courbes pour le dessin vectoriel.


Comme toujours en mathématiques, deux mouvements simultanés se complètent harmonieusement. D’une part, l’enrichissement un peu chaotique du vivier d’exemples risque de mener à une situation inextricable où on ne comprend plus rien tant les objets qui se présentent semblent divers. D’autre part, la mise en évidence de structures permet de regrouper des objets apparemment différents, et propose une intelligence globale du paysage. Aucun de ces deux mouvements ne pourrait exister sans l’autre.


Dans le cas des courbes, on trouve de nombreux exemples de ces deux tendances. La découverte des coordonnées cartésiennes au dix-septième siècle a ouvert la porte à une vague d’exemples innombrables déferlant jusqu’au dix-neuvième siècle. Les courbes de degrés un et deux étaient bien connues depuis les anciens Grecs : les vénérables droites, ellipses, paraboles et hyperboles. Dès le degré trois, la situation devenait complexe. Newton essaye de mettre de l’ordre parmi ces cubiques et en distingue 72 types (qui deviendront 219 plus tard, lorsque Plücker reprendra la question). Les courbes de degré quatre semblent si diverses qu’on devait se limiter à en étudier des exemples particuliers. Au delà, l’obscurité était totale... Le génie de Riemann éclairera tout cela. L’usage des nombres complexes, des projections, et plus généralement des transformations birationnelles, ramènera l’étude des cubiques à un seul invariant, son module. Les concepts de surfaces de Riemann, de genre, d’espace des modules ont révolutionné notre façon de penser à une courbe algébrique. De la même manière,

le vingtième siècle apportera des besoins nouveaux et on verra apparaître les courbes fractales par exemple, d’abord comme des exemples isolés (courbe de Koch, de Sierpinski, etc.) avant de prendre conscience qu’elles «existent» dans la nature, comme dans le mouvement brownien. Les temps sont alors mûrs pour développer une théorie solide de la dimension – qu’elle soit topologique ou fractale – éclairant à son tour les exemples précédents. Théorie et exemples ne seront jamais dissociés en mathématique.

Une fois qu’on a compris que la cissoïde de Dioclès, la trisectrice de Maclaurin, ou encore l’astroïde, ne sont jamais que des courbes de genre zéro, donc birationnellement équivalentes, faut-il pour autant les reléguer aux oubliettes ? Certains mathématiciens le pensent. Il n’est plus important aujourd’hui pour un mathématicien professionnel de connaître les ovales de Cassini ou le lituus, mais le fait d’avoir fait connaissance avec beaucoup de courbes reste extrêmement formateur. Pour l’apprenti mathématicien, l’étude des courbes, telle qu’on la pratique dans l’enseignement secondaire et dans le premier cycle universitaire, jouera encore longtemps le même rôle que celui de la pratique des gammes pour l’apprenti musicien.


Le livre de HAMZA KHELIF est un dictionnaire de courbes de toutes sortes, par ordre alphabétique, comme il se doit.

« Épi, épicarroïde, épicycloïde, épitrochoïde, équiangle (spirale), équi-

potentielle de Cayley, équitangentielle, erreur (courbe), esperluette,

étoile fractale, étoile de mer, étrier, Eudoxe (kampyle d’), etc.»

Un véritable inventaire à la Prévert :

« une triperie, deux pierres, trois fleurs, un oiseau, vingt-deux fos-

soyeurs, un amour, le raton laveur, une madame untel, un citron,

un pain, un grand rayon de soleil, une lame de fond, un pantalon,

etc.»


L’ordre alphabétique n’est peut-être pas adapté pour classer les courbes mais, tout comme dans l’inventaire de Prévert, les associations improbables entre des mots qui n’ont rien à voir engendrent la poésie. Il faut ouvrir ce livre au hasard et se promener, sauter de courbe en courbe ! Juste pour le plaisir. J’aurais aimé posséder ce livre quand j’étais étudiant.

Ma courbe préférée ? Peut-être la quartique de Klein. Son équation

x^3y+y^3+x=0

ne révèle pas grand chose. Son tracé dans le plan non plus. Mais si on l’observe dans son milieu naturel, le plan projectif complexe, on admire un joyau dont les 168 symétries forment le groupe simple .


Je voudrais ajouter modestement une courbe qui n’est pas dans le dictionnaire et qui illustre l’importance des courbes pour les mathématiciens : la courbe du rhume de Poincaré. Entre le 7 novembre et le 17 novembre 1873 (ou 1874), Henri Poincaré a eu un rhume. Jeune élève de l’école Polytechnique, il en informe sa mère par courrier et la meilleure manière de le faire est bien sûr par une courbe ! L’histoire ne dit pas ce que la maman a pensé de la lettre de son fiston... Voici une copie de la lettre, telle qu’on la trouve sur le merveilleux site www.univ-nancy2.fr/poincare :

Il y a beaucoup de sortes de mathématiciens. Certains sont des découvreurs de territoires inconnus, d’autres sont des bâtisseurs de structures majestueuses, et d’autres enfin sont des contemplatifs. Le mathématicien HAMZA KHELIF aime contempler les courbes rencontrées dans son jardin mais il aime plus encore les montrer à ses amis visiteurs.

Étienne Ghys

Lyon, le 26 septembre 2009