Les serments de Strasbourg
En 842, une année avant la signature du traité de Verdun, deux descendants de Charlemagne - Charles le Chauve et Louis le Germanique - prononcent des serments mutuels de soutien et de loyauté. Leur alliance vise à contrer les ambitions de leur frère aîné Lothaire, qui revendique la totalité de l'héritage carolingien.
Fait remarquable : Charles le Chauve et ses soldats s'expriment en tudesque, idiome germanique utilisé dans la région rhénane et ancêtre de l'allemand. De son côté, Louis utilise une langue romane qui commence tout juste à s'émanciper du latin. Cette romana lingua constitue le précurseur de la langue d'oïl, dont une variante régionale parlée en Île-de-France et dans l'Orléanais évoluera vers le français moderne.
Ces serments de Strasbourg revêtent une importance capitale tant sur le plan historique que linguistique. Ils représentent le premier témoignage écrit de cette langue romane naissante et constituent ainsi l'acte de naissance officiel du français.
L'évolution du français au XVIe siècle
Durant la période médiévale, le latin dominait l'enseignement et la vie intellectuelle.
Bien que toujours prédominant dans l'éducation, le latin cède progressivement du terrain au français qui émerge au XVIe siècle comme langue de création littéraire. Cette évolution fait du français l'emblème d'une époque de renouveau. Tandis que la Sorbonne et l'institution ecclésiastique s'efforcent de préserver la suprématie latine, le français trouve ses champions auprès du pouvoir royal ainsi que dans les cercles humanistes et évangéliques.
L'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), qui impose la rédaction en français de tous les documents juridiques, témoigne de l'importance que François Ier attribue à cette langue.
Dans le domaine des lettres, l'œuvre de Du Bellay Défense et Illustration de la langue française (1549) constitue un plaidoyer pour l'élévation du français au rang des langues nobles.
Sur le terrain religieux, cette progression se manifeste notamment par la traduction biblique réalisée par Lefèvre d'Etaples (1530).
Néanmoins, en dépit de ces avancées, le français demeure instable au XVIe siècle. Sa normalisation n'interviendra qu'au siècle suivant. À cette époque, la langue connaît une effervescence remarquable : les érudits forgent de nouveaux termes en puisant dans les racines latines ou grecques. Cette période d'expansion lexicale bénéficie de la contribution de Rabelais. Maîtrisant le latin, le grec et plusieurs idiomes étrangers, doté d'un remarquable talent créatif pour l'invention verbale, ayant côtoyé différentes couches sociales (monde rural, noblesse, hiérarchie ecclésiastique), Rabelais développe une expression linguistique d'une richesse et d'une diversité exceptionnelles.
Les néologismes
Rabelais, qui voyait le français comme une langue riche et multiple, a popularisé l’usage de nombreux mots provenant du latin, du grec, de l’italien, de l’arabe ou de l’hébreu.
Exemples : les adjectifs célèbre, frugal, patriotique, bénéfique, c’est lui qui les a introduits ! Les noms génie, automate, gymnaste, indigène, horaire : encore une fois, c’est Rabelais ! Certains noms sont de véritables néologismes rabelaisiens, étroitement liés à l’écrivain :
– quintessence : ce terme d’alchimie désignait initialement une cinquième essence s’ajoutant à l’air, à l’eau, à la terre et au feu. Rabelais fut le premier à lui donner le sens nouveau de « ce qu’il y a de meilleur dans une idée ou un objet ». Dans Pantagruel, il se qualifie lui-même d’abstracteur de quintessence ;
– anicroche : apparu en 1546 dans le Tiers Livre sous la forme hanicroche, ce mot désignait une arme recourbée en forme de bec. Aujourd’hui, il signifie surtout « petite difficulté, obstacle »
– agélaste : formé du préfixe privatif a- et du grec gelos (« rire »). Bien que Rabelais fût persuadé que « le rire est le propre de l’homme », il inventa ce terme pour désigner celui qui ne sait pas rire.
L’inventaire serait incomplet sans mentionner les adjectifs gargantuesque et pantagruélique, dérivés des noms des deux géants. Pour comprendre leur sens, rappelons que Gargantua, dont le nom vient de la racine onomatopéique garg- (gorge), possède un appétit prodigieux, tandis que Pantagruel est remarquable par sa capacité à ingurgiter boissons et breuvages. Sans trop distinguer ces nuances, la postérité a fait de ces adjectifs des synonymes qualifiant un repas copieux ou une démesure.
Les expressions
Rabelais a créé de nombreuses expressions dans ses œuvres, souvent liées aux noms de ses personnages. Certaines, particulièrement marquantes, ont intégré notre langage courant.
– Les moutons de Panurge : Panurge, personnage du Quart Livre (1552), noie les moutons d’un marchand en jetant l’un d’eux à la mer, les autres le suivant aveuglément. L’expression désigne aujourd’hui ceux qui suivent sans réfléchir l’exemple des autres.
– Une guerre picrocholine : basée sur Picrochole, personnage colérique et belliqueux de Gargantua, prêt à se battre même pour quelques galettes de froment. Par extension, cette expression qualifie un conflit burlesque, motivé par des raisons obscures ou insignifiantes. En France, les médias parlent souvent de « picrocholines » pour désigner les querelles internes à un parti politique.
– La substantifique moelle : Rabelais écrit dans le prologue de Gargantua : « Il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est déduit (…) puis, par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sucer la substantifique moelle ». Il s’agit d’encourager une lecture active, capable d’extraire ce qu’il y a de plus riche dans un texte (cf. « quintessence »).
– La dive bouteille : tirée du Cinquième Livre, cette expression utilise l’adjectif dive signifiant « divine ». La Dive Bouteille, que Panurge cherche à travers ses aventures, désigne une bouteille de vin.
Les jeux de mots
– L’anagramme
François Rabelais publia Pantagruel et Gargantua sous le pseudonyme d’Alcofribas Nasier, qui est une anagramme parfaite de son nom.
– La contrepèterie
Dans Pantagruel, la formule « femme folle à la messe » devient « femme molle à la fesse » par permutation de lettres, suggérant que les femmes fréquentant l’église seraient peu passionnées par les plaisirs charnels. Autre exemple : « À Beaumont-le-Vicomte » devient équivoque en échangeant certaines consonnes.
– Le calembour
Rabelais aimait les calembours, jeux de mots fondés sur des homophones comme Bas culs / Bacchus, en vin / en vain, amie / a mie. Il les utilise abondamment dans ses dialogues : « Le grand Dieu fit les planètes et nous faisons les plats nets », « Dis, amant faux » (diamants faux), « Baissant la tête, baisant la terre », « amour de soi vous déçoit ». Sans oublier son célèbre adage : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » !
– Le calligramme
Un calligramme est un poème dont la disposition des vers forme un dessin. Même si le poème de Rabelais ne dessine pas parfaitement l’objet, il remplit la forme de la « dive bouteille » qu’il affectionne tant.