Quelques citations :
ζῷον πoλιτικόν
“L’art ne cessera d'être hanté par l'animal” Deleuze
Tout comme l'homme, les animaux ressentent le plaisir et la douleur, le bonheur et le malheur. Charles Darwin
Il y a plus de distance de tel homme à tel homme qu’il y en a de tel homme à telle bête. Car je ne pense pas qu'il y ait une si grande distance de bête à bête, comme il y a de grand intervalle d'homme à homme, en matière de prudence, de raison, de mémoire. Montaigne
« Si c’est l’animal en nous qui nous fait désobéir, alors obéir, c’est affirmer notre humanité. » F. Gros
Le premier signe que l’animal est devenu homme est quand ses actes ne se rapportent plus au bien-être momentané, mais à des choses durables »Friedrich Nietzsche
Qui est Damien Hirst ?
Quelques définitions :
Pathocentrisme : Le Patocentrisme est la philosophie qui donne une valeur supérieure aux êtres vivants doués de sensibilité.
"Affe mit Schädel" hat der Philosoph und Bildhauer Wolfgang Hugo Rheinhold (1853-1900)
LE HÉRON
Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le Héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
Avec le Brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord, l’Oiseau n’avait qu’à prendre ;
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appétit.
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments l’appétit vint ; l’Oiseau
S’approchant du bord vit sur l’eau
Des Tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas ; il s’attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux
Comme le Rat du bon Horace. (1)
Moi des Tanches ? dit-il, moi Héron que je fasse
Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on ?
La Tanche rebutée (2), il trouva du Goujon.
Du Goujon ! c’est bien là le dîné d’un Héron !
J’ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise !
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun Poisson.
La faim le prit ; il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un Limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles :
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner ;
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris ; ce n’est pas aux Hérons
Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte ;
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons.
(1) Il s'agit du rat de ville, de Horace ( Satires, livre II, 6, 87), invité par le rat des champs, épisode que La Fontaine n'a pas repris dans sa fable
(2) refusée, mise au rebut
(3) aspect, façon de se comporter, il était agréable
(4) de l'établir par un mariage...
(5) vils, méprisables
(6) qui sont de condition sociale moyenne
(7) ceux qui ont déclaré leurs sentiments amoureux, à la différence du sens actuel
(8) humeur maussade
(9) terme populaire qui se dit des gens en mauvaise santé, mal bâtis.
LA FILLE
Certaine Fille, un peu trop fière
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait, et beau, d'agréable manière (3),
Point froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci.
Cette Fille voulait aussi
Qu'il eût du bien, de la naissance,
De l'esprit, enfin tout ; mais qui peut tout avoir ?
Le destin se montra soigneux de la pourvoir (4) :
Il vint des partis d'importance.
La Belle les trouva trop chétifs (5) de moitié :
Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense.
A moi les proposer ! hélas ils font pitié .
Voyez un peu la belle espèce !
L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ;
L'autre avait le nez fait de cette façon-là ;
C'était ceci, c'était cela,
C'était tout ; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis les médiocres (6) gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. Ah vraiment, je suis bonne
De leur ouvrir la porte : ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne.
Grâce à Dieu je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude.
La Belle se sut gré de tous ces sentiments.
L'âge la fit déchoir ; adieu tous les amants (7).
Un an se passe et deux avec inquiétude.
Le chagrin (8) vient ensuite : elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour ;
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu'elle échappât au Temps, cet insigne larron :
Les ruines d'une maison
Se peuvent réparer : que n'est cet avantage
Pour les ruines du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : Prenez vite un mari.
Je ne sais quel désir le lui disait aussi ;
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu'on n'aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru (9).
Une partie de chasse de Agnès Desarthe, 2012
"J'aimerais mourir de mort naturelle. Je voudrais vieillir. Personne ne vieillit chez nous. Nous partons dans la fleur de l'âge.
J'aimerais avoir le temps de sortir de l'enfance. Connaître la nostalgie poignante qui étreint le cœur des adolescents. Quelque chose en eux pleure l'enfant qu'ils ne sont plus, et c'est un chagrin magnifique et muet.
Je voudrais m'ennuyer, connaître le dégoût. Profiter, ensuite, du soulagement de la maturité.
Je voudrais avoir le temps de connaître l'amour, et le luxe infini du désamour.
« Je ne t'aime plus, c'est fini, ça fait trop longtemps qu'on se fréquente, tu ne me fais plus aucun effet. »
Souvent, pour me faire du mal, pour éprouver jusqu'au bout la cruauté de mon sort, je me joue cette scène impossible, je répète cette réplique que je ne prononcerai jamais.
J'ai beaucoup d'imagination. Il paraît que c'est rare dans notre lignée. Ma mère me l'a dit. Elle me trouvait plus intelligent que les autres. Elle disait qu'elle ne me comprenait pas entièrement. Elle penchait la tête en prononçant ces mots, et le soleil, un instant captif de son iris, me transperçait la rétine.
Elle est morte, bien sûr. Très vite. Elle m'a peu parlé. Nous n'avons le temps de rien, nous autres. Mais elle m'a dit ça quand même, que j'avais beaucoup d'imagination, et sans doute un cerveau plus gros que celui de mes frères, de mes cousins, de mes ancêtres, alors je m'en sers. Je fais semblant d'être vieux.
Vieux, vieille, vieillard, vieillarde, ces mots me font frissonner de douleur et de joie. Ce sont les mots les plus beaux, les plus effroyables et les plus doux de notre langue. J'ose les prononcer. Je sais le risque que je prends. Mon coeur pourrait lâcher par excès de volupté. Mais je parie sur l'excellence de mon coeur, je n'ai pas le choix. Je parie sur l'excellence de chacun de mes organes et de mes muscles. Je suis fait pour durer, pour endurer, pour survivre. Je vais y arriver. Je serai peut-être le seul, mais qui sait ? Une fois mûr et usé, quand les dents me manqueront et que mon sang voyagera moins prestement dans mes veines, je pourrai enseigner aux autres, prendre quelques jeunes sous ma protection et leur confier mes secrets, mes ruses, leur expliquer que c'est possible. « Regardez-moi ! Voyez mes oreilles tombantes et lasses, ma paupière paresseuse qui couvre à moitié mon oeil droit. La bosse sur mon dos. Mes moustaches fatiguées. »
Je serai leur prophète, je trouverai un territoire, j'organiserai la résistance. Trop longtemps nous avons subi, trop longtemps nous nous sommes plies à la fatalité."
Tristan Garcia
Mémoires
de la Jungle
— Le singe se présente, — Après un long voyage en orbite, il revient sur Terre, — Il se souvient de son enfance et de son éducation au zoo de la famille Gardner, — Frère, mère, père et sœur, — Un discours
Je ne suis qu’un Doogie, je ne suis qu’un monkey. Pauvre Doogie, pauvre monkey. Tout petit tout petit, tout est très grand.
Je suis un grand singe, un chimpanzé, pas un petit macaque, pourtant Janet m’appelle toujours son monkey. Mais quand Janet dit : Doogie, tu es un bon singe. Allez, Doogie, viens faire un câlin mon petit singe, alors je suis content. Doogie tu es malin.
Hélas, quand je me vois dans le miroir, Doogie, je dis à moi-même, tu es singe, tu es monkey. Jamais tu n’es humain, jamais tu ne seras. Sois fidèle à l’humain, Doogie. Je fais la grimace, je suis proche du miroir et je fais : Haouh ! Qu’est-ce que je vois quand je vois moi ? Je vois la tristesse dans le miroir, je vois la joie sur mon œil. J’ai une grande main, mets la main sous ton menton, Doogie. La main est grande, marron d’un côté, rose de l’autre. Elle est posée sur le miroir et je dessine le sourire, sans montrer les dents. Combien grand ton menton, Doogie ! Combien petit ton nez enfoncé, noir foncé ! Combien poilus sont les poils ! Haouh ! Haouh ! Il ne faut pas 22 rire des singes, Doogie. Je fais la menace, regard fixe, sourcils hauts, oreilles vers l’avant, bouche ouverte, narines frétillantes. Il ne faut pas moquer les monkeys, Doogie. Que savent-ils ? Que peuvent-ils ? Vivre et naître dans la Jungle ! Manger fruits, manger feuilles et fourmis, faire des bisous, épouiller, battre, câliner, être petit, avoir des petits. Mais jamais connaître, jamais parler, jamais construire autre chose que feuilles, fruits, branches, nids, arbres et cailloux. Les humains oui.
Tu as de grandes oreilles de chaque côté du crâne, Doogie. Crâne est le cerveau. Non Doogie, cerveau dans le crâne. C’était blague, blague, blague ! Cerveau de monkey, ah, cerveau trop petit...
Mais le cerveau de Doogie plus grand qu’il n’est petit. Doogie, tu es génie. Alors je sais, je souris. Regard fixe, poils vers le haut, langue dehors, lèvre de dessus vers dedans. Hin hin. Quand Janet dit : Doogie, tu es génie comme personne d’autre. Viens donc, Doogie, je t’aime très fort. Oh, Doogie est comme un paradis. Que petits sont tes yeux, monkey, les humains ne savent pas ce que tu as derrière la tête, toc toc toc. Mais derrière les pupilles, je te vois, moi. Je renifle et je ferme la chemise avec les grands doigts de la grande main, les cinq boutons en or creusés par une croix. Je sais, je respire, n’étouffe pas : je ne suis pas beau, je ne suis pas très très beau. Quand Janet dit : Doogie, tu es un beau, un très bon monkey, je sais que derrière mes grands yeux ouverts, dans ses yeux verts, elle ne voit pas l’humain. Je ne suis qu’un Doogie. Ce ne sont pas des cheveux sur mon crâne, sur le crâne sur le cerveau, ce sont poils, poils, poils.
Léonie, la femme de Wahhch, a été assassinée chez eux. Leur chat a été confié à un ami. Il prend la parole ici.
«FELIS SYLVESTRIS CATUS CARTHUSIANORUM
On m’a arraché à mon territoire, on a décimé mon quotidien et mon bien-être, je ne sais plus où se trouve mon monde, je suis plein d’odeurs évanouies. Il y avait un balcon où j’aimais me prélasser au soleil. Celui-là aussi a disparu, tout est parti, tout est perdu, déchiré. Des sécrétions grasses coulent de mes yeux, ma vue est brouillée, je miaule, mais personne ne vient. Les figures humaines de mon quotidien se sont évaporées. J’entends rôder quelqu’un dont le pas m’est inconnu, son visage apparaît au ras du sol : Pitô, Pitô, viens! Je ne bouge pas. Il s’agit peut-être d’un piège. Le jour, je reste blotti contre le mur, derrière le meuble en bois. La nuit, la solitude devient insupportable, je sors de ma cachette et me dirige vers le lit où dort cet inconnu. Sans déranger le souffle régulier de son sommeil, je grimpe sur les couvertures et me couche à ses pieds. Dès son réveil, ignorant ses appels, je m’éloigne pour retrouver l’exiguïté de mon refuge. Il y a eu de la neige aux fenêtres, il y a eu la nuit, il y a eu le jour, il y a eu le vent, puis il y a eu la pluie mais où sont les caresses? Mes yeux coulent.
J’ai entendu des pas familiers. C’est lui! Je l’ai entendu grimper les marches de l’escalier extérieur, j’ai dressé les oreilles, mon cœur s’est mis à battre plus vite, une porte s’est ouverte et j’ai entendu le son de sa voix.
— Salut, Phil.
— Salut, Wahhch.
Il y a eu des bruits inaudibles. J’ai senti son odeur. C’était lui et avec lui le retour du quotidien. Les pas se sont rapprochés et son visage est apparu au ras du sol, sa main s’est tendue vers moi : Pitô! Pitô! Viens! Viens, le chat! J’ai rampé le plus vite possible sous le meuble et je suis sorti de ma cachette. Je l’ai obligé à me caresser, obligé à me masser et à me gratter sur toute la surface de mon dos. Son odeur était si bonne. J’ai ronronné et me suis laissé tomber par terre. Je me suis assoupi.
Je ne peux pas dire combien de temps cela a duré, combien de temps il est resté à masser mon cou, à gratter ma tête. M’endormant, il y avait le soleil et le chant des oiseaux, m’éveillant, il y avait le soir et le souffle du vent. Je me suis redressé. Ils étaient assis à même le plancher. Il a recommencé à me caresser, le regard perdu, la main dans mon pelage, passant, repassant, comme s’il espérait y retrouver la main de Léonie et y retrouver aussi ce temps au présent révolu que les humains nomment le passé quand, prenant sa main dans la sienne, il me caressait en la caressant.
— Je ne sais pas si c’est possible pour toi, Phil, mais si tu pouvais le garder, ça m’aiderait.
— Bien sûr.
— Tu as encore les clés de l’appartement ?
— Oui.
— J’ai rédigé une procuration à ton nom. La police est prévenue. L’enquête achevée, ils libèreront l’appartement. Ils t’appelleront.
— Que veux-tu que je fasse ?
— Si tu pouvais t’en occuper.
— Compte sur moi.
— Prends ce que tu veux. Les disques, les livres, les habits, les meubles. Tout ce qui te plaît. Les plantes, les tableaux.
— OK.
— Je te laisse un chèque pour les déménageurs. Ce que tu ne veux pas, soit tu le jettes, soit tu le donnes aux pauvres, ou à qui tu veux, soit tu le vends, et si tu le vends, l’argent est pour toi.
Ils se sont tus. Quelque chose s’achevait. Ils se sont levés, je me suis étiré, il m’a saisi dans ses bras.
— Il va bien ?
— Pour l’instant il reste caché sous l’armoire.
— Il mange ?
— Oui, quand je ne suis pas là. La nuit, il dort à mes pieds.
— Ça va, alors. Ne le laisse pas sortir tout de suite, il se sauverait. Attends l’été. Je vais laisser mon numéro de carte de crédit chez le vétérinaire. Si jamais il lui arrive quelque chose, n’hésite pas à le faire soigner.
Il s’est remis à me caresser. J’entendais son souffle entrecoupé d’une brève parole à peine murmurée, Hein, le chat ? Pitô, le petit Pitô. Salut, salut le chat.
— Pourquoi vous l’avez appelé «Pitô» ?
— Parce que c’est un vrai clown. Tu verras. C’est le champion toutes catégories du lancer de la chaussette. Plus tu es triste, plus il est drôle, et comme les clowns vivent dans les cirques, on l’a appelé Pitô. Une idée de Léonie.
— C’est quoi le rapport avec le cirque ?
— Le «chat-Pitô ».
Il m’a redéposé sur le sol. Je l’ai vu enfiler son manteau, attacher son foulard, mettre ses chaussures, descendre les marches de l’escalier, ouvrir la porte et sortir sans se retourner pour rejoindre le grand noir de l’extérieur où le vent continuait à tout emporter dans un grondement qui enjoint à ceux de ma race de rester blottis au plus profond de leur refuge . »
comment je suis arrivé en catastrophe jusqu'à ton pied
*
donc je ne suis qu'un animal, un animal de rien du tout, les hommes diraient une bête sauvage comme si on ne comptait pas de plus bêtes et de plus sauvages que nous dans leur espèce, pour eux je ne suis qu'un porc-épic, et puisqu'ils ne se fient qu'à ce qu'ils voient, ils déduiraient que je n'ai rien de particulier, que j'appartiens au rang des mammifères munis de longs piquants, ils ajouteraient que je suis incapable de courir aussi vite qu'un chien de chasse, que la paresse m'astreint à ne pas vivre loin de l'endroit où je me nourris
à vrai dire, je n'ai rien à envier aux hommes, je me moque de leur prétendue intelligence puisque j'ai moi-même été pendant longtemps le double de l'homme qu'on appelait Kibandi et qui est mort avant-hier, moi je me terrais la plupart du temps non loin du village, je ne rejoignais cet homme que tard dans la nuit lorsque je devais exécuter les missions précises qu'il me confiait, je suis conscient des représailles que j'aurais subies de sa part s'il m'avait entendu de son vivant me confesser comme maintenant, avec une liberté de ton qu'il aurait prise pour de l'ingratitude parce que, mine de rien, il aura cru sa vie entière que je lui devais quelque chose, que je n'étais qu'un pauvre figurant, qu'il pouvait décider de mon destin comme bon lui semblait, eh bien, sans vouloir tirer la couverture de mon côté, je peux aussi dire la même chose à son égard puisque sans moi il n'aurait été qu'un misérable légume, sa vie d'humain n'aurait même pas valu trois gouttelettes de pipi du vieux porc-épic qui nous gouvernait à l'époque où je faisais encore partie du monde animal »
« Il est évident que l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille et que n'importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l'homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l'agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu'au point d'éprouver la sensation du douloureux et de l'agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l'avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l'injuste. Il n'y a en effet qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c'est ce qui fait une famille et une cité. »
Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m'en étonne pas car cela même sert à prouver qu'elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien mieux l'heure qu'il est, que notre jugement ne nous l'enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l'ordre que tiennent les grues en volant et celui qu'observent les singes en se battant, s'il est vrai qu'ils en observent quelqu'un, et enfin l'instinct d'ensevelir leurs morts, n'est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu'ils ne les ensevelissent presque jamais: ce qui montre qu'ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu'elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu'il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. A quoi je n'ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n'est pas vraisemblable, à cause qu'il n'y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu'il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d'eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc
Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance : Keep your distance ! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer.
Que savons-nous ? qui donc connaît le fond des choses ?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
C'était la fin d'un jour d'orage, et l'occident
Changeait l'ondée en flamme en son brasier ardent ;
Près d'une ornière, au bord d'une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
Grave, il songeait ; l'horreur contemplait la splendeur.
(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?
Hélas ! le bas-empire est couvert d'Augustules,
Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils !)
Les feuilles s'empourpraient dans les arbres vermeils ;
L'eau miroitait, mêlée à l'herbe, dans l'ornière ;
Le soir se déployait ainsi qu'une bannière ;
L'oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
Tout s'apaisait, dans l'air, sur l'onde ; et, plein d'oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire ;
Peut-être le maudit se sentait-il béni,
Pas de bête qui n'ait un reflet d'infini ;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L'éclair d'en haut, parfois tendre et parfois farouche ;
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n'ait l'immensité des astres dans les yeux.
Un homme qui passait vit la hideuse bête,
Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête ;
C'était un prêtre ayant un livre qu'il lisait ;
Puis une femme, avec une fleur au corset,
Vint et lui creva l'œil du bout de son ombrelle ;
Et le prêtre était vieux, et la femme était belle.
Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.
– J'étais enfant, j'étais petit, j'étais cruel ; –
Tout homme sur la terre, où l'âme erre asservie,
Peut commencer ainsi le récit de sa vie.
On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans les yeux,
On a sa mère, on est des écoliers joyeux,
De petits hommes gais, respirant l'atmosphère
À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire
Sinon de torturer quelque être malheureux ?
Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.
C'était l'heure où des champs les profondeurs s'azurent ;
Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l'aperçurent
Et crièrent : « Tuons ce vilain animal,
Et, puisqu'il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »
Et chacun d'eux, riant, – l'enfant rit quand il tue, –
Se mit à le piquer d'une branche pointue,
Élargissant le trou de l'œil crevé, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant ;
Car les passants riaient ; et l'ombre sépulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n'a pas même un râle,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre être ayant pour crime d'être laid ;
Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;
Un enfant le frappait d'une pelle ébréchée ;
Et chaque coup faisait écumer ce proscrit
Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,
Même sous le grand ciel, rampe au fond d'une cave ;
Et les enfants disaient : « Est-il méchant ! il bave ! »
Son front saignait ; son œil pendait ; dans le genêt
Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;
On eût dit qu'il sortait de quelque affreuse serre ;
Oh ! la sombre action, empirer la misère !
Ajouter de l'horreur à la difformité !
Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,
Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
Il rampait ; on eût dit que la mort, difficile,
Le trouvait si hideux qu'elle le refusait ;
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;
L'ornière était béante, il y traîna ses plaies
Et s'y plongea, sanglant, brisé, le crâne ouvert,
Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,
Lavant la cruauté de l'homme en cette boue ;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s'étaient jamais tant divertis ;
Tous parlaient à la fois et les grands aux petits
Criaient : «Viens voir! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,
Allons pour l'achever prendre une grosse pierre ! »
Tous ensemble, sur l'être au hasard exécré,
Ils fixaient leurs regards, et le désespéré
Regardait s'incliner sur lui ces fronts horribles.
– Hélas ! ayons des buts, mais n'ayons pas de cibles ;
Quand nous visons un point de l'horizon humain,
Ayons la vie, et non la mort, dans notre main. –
Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase ;
C'était de la fureur et c'était de l'extase ;
Un des enfants revint, apportant un pavé,
Pesant, mais pour le mal aisément soulevé,
Et dit : « Nous allons voir comment cela va faire. »
Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot très lourd
Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd ;
Cet âne harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l'étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu'il faisait semblait l'avant-dernier ;
Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l'enveloppaient ainsi qu'une nuée ;
Il avait dans ses yeux voilés d'une vapeur
Cette stupidité qui peut-être est stupeur ;
Et l'ornière était creuse, et si pleine de boue
Et d'un versant si dur que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l'âne allait geignant et l'ânier blasphémant ;
La route descendait et poussait la bourrique ;
L'âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l'homme ne va pas.
Les enfants entendant cette roue et ce pas,
Se tournèrent bruyants et virent la charrette :
« Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête ! »
Crièrent-ils. « Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus, c'est bien plus amusant. »
Tous regardaient. Soudain, avançant dans l'ornière
Où le monstre attendait sa torture dernière,
L'âne vit le crapaud, et, triste, – hélas ! penché
Sur un plus triste, – lourd, rompu, morne, écorché,
Il sembla le flairer avec sa tête basse ;
Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce ;
Il rassembla sa force éteinte, et, roidissant
Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,
Résistant à l'ânier qui lui criait : Avance !
Maîtrisant du fardeau l'affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bât,
Hagard, il détourna la roue inexorable,
Laissant derrière lui vivre ce misérable ;
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.
Alors, lâchant la pierre échappée à sa main,
Un des enfants – celui qui conte cette histoire, –
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : Sois bon !
Bonté de l'idiot ! diamant du charbon !
Sainte énigme ! lumière auguste des ténèbres !
Les célestes n'ont rien de plus que les funèbres
Si les funèbres, groupe aveugle et châtié,
Songent, et, n'ayant pas la joie, ont la pitié.
Ô spectacle sacré ! l'ombre secourant l'ombre,
L'âme obscure venant en aide à l'âme sombre,
Le stupide, attendri, sur l'affreux se penchant,
Le damné bon faisant rêver l'élu méchant !
L'animal avançant lorsque l'homme recule !
Dans la sérénité du pâle crépuscule,
La brute par moments pense et sent qu'elle est sœur
De la mystérieuse et profonde douceur ;
Il suffit qu'un éclair de grâce brille en elle
Pour qu'elle soit égale à l'étoile éternelle ;
Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s'écarte et se dérange
Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,
Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
Tu cherches, philosophe ? Ô penseur, tu médites ?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites ?
Crois, pleure, abîme-toi dans l'insondable amour !
Quiconque est bon voit clair dans l'obscur carrefour ;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. Ô sage,
La bonté, qui du monde éclaire le visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l'inconnu,
Instinct qui, dans la nuit et dans la souffrance, aime,
Est le trait d'union ineffable et suprême
Qui joint, dans l'ombre, hélas ! si lugubre souvent,
Le grand innocent, l'âne, à Dieu le grand savant.