Jacques Mosrin
'inventeur des polders modernes' du lac Tchad

Au XIXe siècle le lac Tchad a été un lieu mythique objectif de multiples expéditions d'explorations aux finalités politiques et/ou commerciales. De nombreux anglo-saxons y ont associés leur nom pour l'avoir atteint. L'expédition du docteur Walter Oudney (1790- état de Bauchi, Nigeria, 1824) avec le major Hugh Clapperton (1788- Sokoto, Nigeria, 1827) et le lieutenant-colonel Dixon Denham (1786- Freetown, Sierra Leone, 1828) et la première à atteindre le lac en 1823. Une nouvelle expédition est organisée avec le pasteur James Richardson (Londres, 1809 - Kukawa, état du Bornou, Nigeria, 1851), le géologue Adolf Overweg (Hambourg, 1822 - Maiduguri, état du Bornou, Nigeria, 1852) et le géographe Heinrich Barth (Hambourg, 1821 - Berlin, 1865). Enfin le docteur Gustav Nachtigal (Saxe, 1834 - en mer au large du Libéria, 1885) atteint le lac en 1871. 

Un siècle plus tard le lac Tchad a généré un flot de littérature sur ses variations de niveau et sur ses polders. Ceux-ci sont l’œuvre de ‘l’administration coloniale’ comme si l’administration était une entité agissant par elle-même. Derrière la création des polders ‘modernes’, il y a un homme, Jacques Mosrin. Resté quasi inconnu Jacques Mosrin a pourtant administré la rive tchadienne du lac Tchad de 1949 à 1961. Issu du monde rural, il a travaillé quotidiennement pour améliorer la situation des populations des berges du lac? Ce faisant il a contribué au  développement du village de Bol, chef-lieu d'une petite sous-préfecture. Devenu conseiller technique à Fort-Lamy auprès de la République du Tchad il fait en 1962 accéder Bol à la fonction de chef-lieu de la préfecture du Lac nouvellement créée (devenu aujourd'hui le chef-lieu de la province du Lac). Citer son nom auprès de Youssouf Mbodou Mbami, sultan du canton de Bol, refait vivre toute une histoire.

Jacques Mosrin (Le Vrétot, lieu-dit Le Danois -aujourd’hui Bricquebec-en-Cotentin, Manche, 23 mars 1922 – Cherbourg-Octeville (aujourd’hui Cherbourg-en-Cotentin, Manche, 2 août 2005) est donc né en plein bocage dans une ferme isolée à l’ouest de la pointe extrême de la presqu’ile du Cotentin, une ‘terre viking’ au climat océanique ‘franc’, pluvieux, venteux, jamais chaud. Son père est cultivateur et sa mère ‘travaille dans le ménage’. Etudiant à la faculté de droit de l'université de Caen il traversera fréquemment par la route et la voie ferrée Cherbourg-Paris-Saint-Lazare la baie des Veys… que l’homme depuis le milieu du XIXe siècle a progressivement aménagé en polders.

Titulaire d’une licence en droit, il choisit une carrière africaine. Celle-ci débute dès le lendemain de la Seconde guerre mondiale, le 14 décembre 1945, par son admission comme stagiaire du service administratif colonial avec effet la veille de l’embarquement. Le rapport ‘Étude sur la vie, les mœurs et les coutumes des tribus ouaddaïennes’, conservé aux Archives nationales d'Outre-Mer d’Aix-en-Provence, marque la fin de son stage effectué au Ouaddaï et sa titularisation le 31 mars 1949 en tant que rédacteur de 1ère classe dans l'administration générale des colonies au sein du ministère de la France d'Outre-Mer. Dans son salon, il présente fièrement le tapis que le sultan Haggar lui a offert à la fin de son séjour à Iriba en 1948. 

Titularisé il est affecté à Bol comme chef du poste de contrôle administratif, fonction qu’il cumulera le 4 août 1949 avec celle de chef du poste de douane. À son retour de congés en août 1955 il sera à la fois chef de district, agent spécial et agent postal le temps que ces postes soient pourvus. Sans omettre que, licencié en droit, il fait partie dès 1947 des personnes qualifiées pour être désignées comme magistrats intérimaires.

Il sera en poste à Bol durant douze ans, jusqu’en 1961. Il y vit avec son épouse, Suzanne Travers (Martinvast, au lieu-dit Mélingue, Manche, 24 novembre 1928 – Caen, Calvados, 25 novembre 2001), dont les parents sont tous deux nés à Martinvast, qu’il a épousée à Martinvast le 22 juillet 1952, puis avec leur fille Agnès (Cherbourg, 26 septembre 1957). Agrandie de Philippe (Cherbourg, 23 juillet 1961), la famille s'installe à Fort-Lamy de 1961 à 1966 où Jacques est assistant technique dans un ministère. À son retour définitif d’Afrique il sera responsable du Centre administratif de la préfecture du Calvados à Caen, en charge notamment des cartes d'identité, passeports et permis de conduire….

Mais était-il rentré d’Afrique ? Sa maison, bâtie de ses propres mains à partir de 1958 lors de ses congés, porte un beau nom : Bérim. Bol Bérim ! À son tour, son fils possède une société dont le suffixe est ‘Bérim’. Voilà un nom qui, en Basse-Normandie, ne doit pas dire grand-chose. Pour Jacques c'est un lieu exceptionnel tant son emplacement est remarquable. Alors qu’il aurait pu s’établir à Siouville, commune dotée d’une belle plage de sable sur la côte nord-ouest du Cotentin, où est née sa mère, il choisit Réville. C’est le seul endroit des côtes françaises de la Manche regardant vers le sud. Installé sur une côte sableuse, de plein pied en limite de l’estran, il y voit deux fois par jour se découvrir le littoral jusqu’à l’île de Tatihou. Il est … à Bol, où la crue du lac et sa décrue n’ont lieu qu’une fois dans l’année. 

Le Lac Tchad vu depuis le rivage de Bol en juin 1994. (Photographie Alain Beauvilain, droits réservés).

Les murs de son bureau sont couverts des assemblages des photographies aériennes IGN du Lac sur lesquelles la toponymie, qu'il a établi en parcourant méthodiquement à pied et en pirogue chaque dune ennoyée et chaque cuvette, est soigneusement reportée. Nommer chaque lieu de ce milieu semi aquatique, envahi par la végétation, infesté par des myriades d'insectes, en premier lieu les moustiques, est un véritable travail d'abnégation réparti sur plusieurs années.

André Gide a longuement décrit ce milieu naturel et ses hommes en février 1928 dans 'Voyage au Congo' (Gallimard, pages 193 à 213). C'est édifiant.

Ci-dessus une 'île' du lac abritant un hameau de pêcheurs en janvier 1990 vue d'hélicoptère et ci-dessous un campement de pêcheurs en janvier 1984. Noter la densité de la végétation, divers roseaux (Phragmites australis et Typha domingensis), papyrus (Cyperus papyrus), ambaj (Aeschynomene elaphroxylon). Photographies Alain Beauvilain, droits réservés.

Ce travail Jacques Mosrin l'a accompli sur l'ensemble de la cuvette lacustre tchadienne.

Mosaïque (partielle) de la couverture photographique aérienne verticale réalisée en 1950-51 par une escadrille de l'Institut Géographique National français (Mission AEF 002 ND-33-IX 1950-1951 à l'échelle du 1/50.000e) qui a permis la réalisation de la carte 'Bol' au 1/200.000e. Cette carte couvre essentiellement la sous-préfecture de Bol, alors dans la préfecture du Kanem, une faible partie de la sous-préfecture de Mao dans cette même préfecture, quelques étendues marécageuses de la sous-préfecture de Massakory dans la préfecture du Chari-Baguimi et des étendues lacustres de l'arrondissement de Makari dans le département du Logone-et-Chari de la République (alors Fédérale) du Cameroun).

Partie de la feuille ND-33-IX 1950-1951 Bol à titre d'exemple de la toponymie.

Fait exceptionnel, dessinée et publiée à Brazzaville en 1959, cette carte porte le nom de l'auteur de la toponymie avec cette mention 'Toponymie établie par J. Mosrin'. Cette mention ne se retrouve pas sur les autres cartes qui ne couvrent que partiellement la cuvette lacustre avec en plus de la sous-préfecture de Bol une partie de la sous-préfecture nomade du Nord-Kanem (feuille ND-33-XIV = Nguigmi), une partie de la sous-préfecture nomade du Nord-Kanem et de celle de la sous-préfecture de Mao (feuille ND-33-XV = Nokou) et une partie des sous-préfectures de Mao et de Moussoro dans la préfecture du Kanem et de celle de Massakory dans la préfecture du Chari-Baguirmi (feuille ND-33-X = Ngouri). Le 12 octobre 1962 la préfecture du Kanem perd la sous-préfecture de Bol qui devient préfecture du Lac avec chef-lieu à Bol. Le 10 août 2018 cette préfecture devient province du Lac avec cinq départements. 

Toutes les parties lacustres de ces cartes portent une toponymie très dense car l'auteur en est le même. La carte Nguigmi, publié et dessinée en 1961, en apporte la preuve sa toponymie de la zone lacustre s'arrête à la frontière Tchad-Niger à partir de laquelle il n'y a mention d'aucun toponyme !

Les polders du lac Tchad.

Ce travai sur la toponymie n'est que le prélude nécessaire à une connaissance du milieu pour engager un développement agricole. Celui-ci est très rapidement remarqué y compris à Fort-Lamy et lui vaut le 27 août 1951 un témoignage officiel de satisfaction du gouverneur Hanin (gouverneur temporaire du 27/01 au 19/10/1951) publié en ces termes au Journal officiel de l’Afrique Équatoriale Française : « D’une activité exceptionnelle, curieux de toute chose, aimant passionnément son métier, intelligent, cultivé, sportif, réalisateur, M. Mosrin a entrepris des travaux de barrage qui doivent transformer l’économie traditionnelle du district du Lac et qui, par surcroît, auront de très heureux effets sur le plan social. Vient d’achever avec succès le barrage de Bol-Guini qui permettra la récupération de plus de 500 hectares d’excellente terre. A poussé au maximum les cultures dans les terres précédemment aménagées et arrêté un programme rationnel de mise en valeur à réaliser dans un proche avenir. C’est ainsi attiré l’affectueuse et confiante reconnaissance des populations de sa circonscription et affirmé en chef de district de tout premier ordre ».

Achevant son deuxième séjour à la tête du district du Lac, le 15 février 1955, le gouverneur Colombani (gouverneur du 19/12/1951 au 03/11/1956) lui adresse également un témoignage de satisfaction « Par son action personnelle, il a complètement transformé l’aspect économique du district en créant les polders du Lac. Son intelligence, son activité, son sens du travail en équipe et la confiance totale de ses administrés lui ont permis de réaliser, avec des moyens réduits, un programme de travaux considérables qui font, dès maintenant de Bol, le grenier d’une vaste région.

Les témoignages de gratitude de la population sont pour lui la plus belle récompense ».

Notons que dans l’administration les témoignages de satisfaction sont rares et concernent plutôt des administrateurs de rang élevé. Jacques Mosrin est en 1955 chef de bureau de l’administration générale de la France d’Outre-mer et simultanément au sien un témoignage officiel concerne un administrateur en chef de la France d’outre-mer, chef de la région du Logone…

Pourtant les articles publiés dans la revue de géographie Les Cahiers d'Outre-Mer (Bouquet Christian, La culture du blé dans les polders du lac Tchad. Les Cahiers d'Outre-Mer, Avril-juin 1969. pp. 203-214 ; Bouquet Christian, Les malentendus de l'Opération Polders au Tchad (note critique). Les Cahiers d'Outre-Mer, 1987, pp. 295-301 ; Charline Rangé et Mahamadou Abdourahamani, Le lac Tchad, un agrosystème cosmopolite centré sur l’innovation, Les Cahiers d’Outre-Mer, 2014, pp. 43-66) ne citent pas son nom. Dans sa thèse, soutenue en 1984 (Insulaires et riverains du lac Tchad : étude géographique Paris, Tome 1, 1990, 416 pages, Tome 2, 1991, 464 pages), Christian Bouquet traite des polders dans ce tome 2 et cite huit fois le nom de J. Mosrin sous un aspect positif mettant en valeur ses actions. Dans son article de 1987 Jacques Mosrin n'est plus qu'un 'commandant'... qui commit malgré tout quelques erreurs...'


La réalisation de ‘polders administratifs.

La subdivision de Bol, créée en 1901, a été commandée par des militaires jusqu’en 1930 puis par des administrateurs civils jusqu’en 1940 date de son rattachement à la subdivision de Mao. Elle est pratiquement abandonnée à elle-même jusqu’en 1948 date à laquelle un administrateur est affecté à Bol en tant que chef de PCA (poste de contrôle administratif). Jacques Mosrin sera le second chef du PCA de Bol du 6 juin 1949 au 23 novembre 1950. Cette date marque la création du district de Bol dont il devient le premier chef. Il est alors promu sous-chef de bureau de 2ème classe le 12 décembre 1950 pour compter du 1er juillet 1950. Son rapport annuel de 1954, conservé aux Archives nationales du Tchad sous la cote W21, dresse un tableau très détaillé du district et de son activité, notamment avec la création des premiers polders administratifs en complément des ‘polders traditionnels’. Ces polders seront la grande œuvre de sa vie comme en témoigne le film qu’il a réalisé et qu’il a peaufiné encore en 1996 avant de nous en remettre une copie.

Quittant son premier poste au Ouaddaï, pays de roches marqué par l’aridité, il découvre à son arrivée en 1949 les rivages du lac Tchad, pas une roche, de l’eau en quantité illimitée et la famine. Saisi par le contraste entre un potentiel agronomique considérable et une réalité alimentaire catastrophique, il écrit en 1955 ‘le chef de district actuel a vu les insulaires réduits à se nourrir exclusivement de noix de doum et de laitage. Dans certaines parties du lac où l’élevage est peu florissant et la pêche difficile, il a vu des populations affaiblies jusqu’au dernier degré par la faim et qui n’ont été sauvées de la mort que par ces fruits peu savoureux’ (page 30). Le total des précipitations à Bol en 1949 n’a été que de 92,8 mm.

Achevant son deuxième séjour à Bol au début de 1955 la famine est à nouveau présente la récolte de mil cultivé sur les dunes en saison des pluies étant catastrophique malgré les 698,3 mm de précipitations. La cause : ‘les oiseaux. Les moineaux dénommés ‘mange mil’ sont certainement beaucoup plus nombreux dans le Lac qu’ailleurs en saison des pluies et sont capables de dévorer intégralement les épis avant qu’ils ne soient assez mûrs pour être récoltés. Le cas c’est produit cette année (1954) et l’on peut voir encore dans les environs de Bol des plantations dans lesquelles pas un épi n’a été coupé parce qu’entièrement vidé de ses grains. Les îles du centre et du sud du lac sont quelquefois épargnées, celles du nord, jamais.

Il est donc évident que le mil doit être considéré ici plus qu’ailleurs comme une culture très aléatoire sur laquelle il est impossible de compter pour assurer la sécurité vivrière du pays’.

Mais quels sont les différents milieux naturels de ce district du Lac au moment où le niveau des eaux est proche du plus haut du XXe siècle ?

‘Ce district comprend essentiellement le lac, ou du moins sa partie majeure et de loin la plus peuplée qui se trouve incluse dans les frontières de l’A.E.F.

Cette partie réellement lacustre du district est composée d’une multitude d’îles qui n’ont pas encore été reconnues toutes à ce jour. Ces îles se rassemblent en deux archipels qui sont séparés par une ligne infranchissable de hauts fonds marécageux, coupant le lac d’est en ouest (de Baga Solla à Baga Kaoua) en deux parties sensiblement égales. L’altitude moyenne de ces archipels, qui est de huit à douze mètres au-dessus du niveau de l’eau en bordure du littoral oriental, s’abaisse progressivement vers l’ouest. Ainsi, embarquant à Bol ou à Baga Kiskra, on trouve d’abord un paysage de collines aux vallées inondées puis, au bout de quinze à vingt kilomètres de navigation vers l’ouest (en partant de Baga Kiskra) ou vers le sud (en partant de Bol), de vastes prairies plates et généralement découvertes affleurant au niveau de l’eau. Progressant encore dans les mêmes directions on atteint des eaux libres parsemées d’ilots-bancs très espacés dans le bassin nord (Baga Kiskra) et, dans le bassin sud (Bol), des marécages également parsemés d’ilots-bancs au-delà desquels on découvre un immense plan d’eaux grises se confondant souvent avec le ciel à l’horizon.

La partie terrestre du district est pénétrée, jusqu’à dix à quinze kilomètres de profondeur vers l’est et vers le nord, par une multitude de canaux lagunaires à tel point qu’il est difficile de déterminer la fin du lac et le commencement des terres du Kanem. Tantôt prolongeant ces canaux, tantôt réellement séparées, on trouve tout le long du littoral des cuvettes blanches de natron, qui s’assombrissent à mesure qu’on s’éloigne vers l’intérieur des terres et deviennent des ouadis de culture, puis des mares permanentes. La zone des cuvettes natronées forme une bande de dix à quinze kilomètres de largeur, épousant les formes du littoral. La zone des cuvettes cultivables forme une seconde bande parallèle à la première et d’une largeur sensiblement égale...

Le district est composé de sept cantons dont quatre purement lacustres et peuplés en majorité de Boudoumas et trois mi-lacustres, mi-terriens peuplés en majorité de Kanembous et de Kouris…

Le genre de vie des populations – et aussi leur répartition ethnique- correspond à la configuration géographique schématisée ci-après :

a) Les îles basses de l’ouest, peu boisées et couvertes de pâturages verts, sont peuplées exclusivement de Boudoumas qui sont principalement éleveurs de bovins et, accessoirement, pêcheurs. D’un caractère très individualiste et presque anarchique, ils vivent par groupe d’une vingtaine d’individus et se déplacent d’îles en îles avec leurs troupeaux, n’ayant comme abri que leur moustiquaire ou un pare-vent fait de quelques roseaux. Ils ne se rassemblent dans l’île où ils sont venus se faire recenser que lorsque les eaux en crue ont submergé ou partiellement inondé leurs basses prairies ou lorsque la fantaisie leur prend de cultiver un peu de mil.

         Tout cela est particulièrement vrai pour le Boudouma du nord et du centre du lac ; dans le sud, les troupeaux étant moins prospères et la pêche moins facile, les Boudoumas ont des bases plus sédentaires sur des îles où ils cultivent le mil en saison des pluies.

         b) Les îles hautes situées en bordure du littoral sont peuplées à la fois par des Boudoumas et des Kanembous ou, dans le sud-ouest, par des Kouris. Tous ces gens sont principalement des éleveurs de bœufs mais leurs troupeaux sont moins beaux et moins importants ; ils possèdent en revanche de nombreux cabris. Moins mobiles que les purs Boudoumas, ils possèdent sur le sommet de leurs îles de vrais villages et font d’importantes cultures de mil. Ils cultivent également le blé et le maïs dans les canaux lagunaires asséchés.

         c) Le littoral est peuplé presque exclusivement par des Kanembous dans le nord et le centre et par des Kouris dans le sud-est. On trouve cependant parmi eux un nombre assez considérable de Haddads mais ceux-ci sont souvent intégrés dans les villages kanembous ou kouris. Tous ces gens sont mi-éleveurs et mi-agriculteurs ou plus éleveurs dans le nord (Kanembous Kouris) et plus agriculteurs dans le sud (Kouris). Ils possèdent des troupeaux de bovins et de cabris. Certains mènent les vaches au pâturage à dix ou quinze kilomètres à l’intérieur des terres ou le long des rives pendant que d’autres cultivent dans les canaux lagunaires, asséchés par des digues, du blé, du maïs ou du ligui. Ces gens, dispersés à l’intérieur même de la famille par les nécessités différentes de l’élevage et de l’agriculture, se rassemblent dans les villages pendant la saison des pluies et à l’occasion des fêtes religieuses. Les Kanembous Kouris et N’Galdoukous sont bons musulmans et la détribalisation est, chez eux, moins accentuée que chez les Boudoumas.

Troupeau rejoignant une 'île' depuis le rivage de Bol  en juin 1994. La ville de Bol est sur un plateau sableux au-delà des arbres (Photographie Alain Beauvlain, droits réservés).

d) À l’intérieur des terres, au nord et à l’est du canton de Liwa, on trouve des populations plus mélangées : Kanembous du Kanem et du Lac, Haddads d’origine diverse et anciens captifs. Exception faire des Haddads natronniers tous ces gens pratiquent à la fois l’élevage et l’agricluture. Ils cultivent du mil sur les dunes, du blé, du maïs et des patates au fond de nombreuses cuvettes qui sont en communication souterraine avec le lac (oudians de N’Golio, Lon et Fouli). À part les Haddads natronniers qui vont de gisement en gisement, tous sont à peu près sédentaires.’ 

Historique des polders traditionnels.

         ‘Une carte datée de 1913 porte la digue d’assèchement du terrain de Bilidoa, situé sur la limite des districts de Bol et de Massakory et le chef de canton Mota Brahimi affirme que la digue de Koulousoua, située au sud d’Isseïrom, fut construite sous le règne de son grand-père, Kaboulou, soit avant notre arrivée dans le pays.

         Quoiqu’il en soit de l’historique des polders, les riverains du lac avaient en 1950 construit 25 digues pour assécher 24 lagons ou canaux lagunaires afin d’y cultiver du blé en saison froide et du maïs pendant toute l’année.

Les superficies des terrains récupérés par ce procédé furent en juillet 1950 évaluées à 3500 hectares. Bien que possédant actuellement des photographies aériennes de tous ces terrains il n’a pas encore été possible, faute de temps, d’en calculer la superficie exacte. Il est néanmoins possible d’affirmer qu’il n’y avait pas à ce moment 3500 hectares de terres cultivables et que même s’ils avaient existé réellement à la date indiquée, la superficie annuelle des terrains effectivement mis en culture étaient bien inférieure, tout cela pour les raisons exposées ci-dessous :

1)    Les digues n’étaient pas suffisamment étanches pour permettre l’assèchement complet des terrains barrés. On peut estimer qu’aucun d’eux, excepté celui de Madirom, n’a jamais pu être cultivé sur plus du tiers de sa superficie totale.

2)    Il était habituel de remettre périodiquement en eau (tous les sept ou huit ans) le terrain barré, non pour le refertiliser, comme on l’a cru à tort, mais seulement pour épargner à ses tenanciers la peine de creuser des puits et d’irriguer les plantations.

3)    Les digues trop fragiles étaient souvent détruites par les crues ou par les hippopotames. En décembre 1950 la plupart d’entre elles cédèrent sous la pression des eaux du lac et elles ont cédées à nouveau en 1954.

Au début de 1951, la plupart des digues construites par les indigènes avaient été rompues par la crue 1950. On ne pouvait plus cultiver le blé et le maïs dans les cuvettes intérieures de Fouli et de Ngolio. La production de ces cultures n’était donc pas suffisante pour assurer la sécurité alimentaire des habitants du district en cas de disette de mil.

Les réalisations administratives de 1951 à 1954.

L’administration et la Société de prévoyance ont conjugué leurs efforts depuis 1951 pour agrandir les surfaces cultivables en asséchant des bras du lac au moyen de digues solides et permettre d’en tirer un meilleur parti en introduisant des variétés de blé plus productives et d’une meilleure qualité.

1)    Agrandissement des surfaces cultivables.

Le tableau chronologique ci-dessous indique les réalisations effectuées entre le 7 mai 1951 et le 31 décembre 1954.

Date de       lieu          nombre    volume    superficie            superficies cultivées

Construction                                                        isolée       en juin 1954   en novembre 1954

  05/1951  Tchingam    3.000 m3   310 ha             250                  50

04/08/1951 Bol Guini        1      8.000 m3   525 ha             150                  50

14/01/1952 No               5.000 m3   440 ha             200                  70

20/05/1952 Baga Sola   6.000 m3   440 ha             100                    0

12/04/1954 Djiboulboul   14.000 m3   570 ha             0                    0

  06/1954  Bol              8.500 m3

  07/1954  Bol                15.000 m3

01/11/1954  Bol                40.000 m3 1250 ha             0                    0

                                              10   100.000 m3 3535 ha             700 ha       170 ha”

Ces barrages sont constitués, pour l’essentiel, par un cœur en sable protégé côté lac par des pieux en fer et des tôles et, côté intérieur, par des pieux en bois et des fascines. Après leur réalisation il faut plus d’une année après la fermeture du barrage pour que les terres s’assèchent pour être mises en culture.

« En juin 1954, la situation était satisfaisante et encourageante. À la fin du mois d’octobre 1954, après des pluies d’une importance exceptionnelle, elle était désastreuse. La plus grande partie des digues indigènes et le barrage administratif de Baga Sola avaient été rompus et les terrains étaient entièrement remplis d’eau. Ailleurs, où les digues avaient résisté aussi bien que dans les cuvettes intérieures les terrains étaient réinondés en grande partie par les eaux de pluie ».

Le barrage de Baga Sola, fermé des deux côtés par des pieux en bois et des fascines, a été emporté par le double effet de la crue et d’un ‘cyclone’.

 

Polders indigènes et cuvettes intérieures cultivées à la fin de l’année 1954 :

 

Noms          commune                           superficies vérifiées

         d’emplacement       totale   cultivée au 31/12/1954

polders

Goudourom Bol                            100

Kagou         Bol                            115

Ganatir        Nguéléa                    235

Madirom     Isseirom                      90              49

Ouoli           Isseirom                      ?

Bilidoa             Isseirom                   400

Soro            Isseirom                    320

Kanirom     Isseirom                    800

                                                        2060 ha

Anciens bras n’ayant plus de communication directe avec le lac

Kartcha       Nguéléa                  ?

Kaya           Isseirom                      60

Ngadaoua   Isseirom                      75

Souya          Isseirom                    155              10

                                                          290 ha

Cuvettes intérieures

You             Liwa (zone de Fouli)  60              20

Iri-Choukou Liwa (zone de Fouli)  95              50

Allalefou     Liwa (zone de Fouli)  25              15

Yogoloi       Liwa (zone de Fouli)  35              25

Fouli Koura Liwa (zone de Fouli)  35              25

Djou            Liwa (zone de Fouli)  40

Doumboula Liwa (zone de Fouli)   35

Baga Kouka Liwa (zone de Fouli)   10

Kounounou Liwa (zone de Fouli)   20

Mouga        Nguéléa                  10

                                                          365 ha

Les surfaces non vérifiées par lui-même n’ont pas été indiquées.

Par ailleurs, il estime les surfaces cultivables espérées pour compter de juin 1955 à au minimum 1.330 ha, 425 ha pour les polders administratifs et 905 ha pour les autres terrains, voire à des surfaces bien plus grandes si les polders de Bol et de Djiboulboul sont asséchés.

L’appui des chefs traditionnels.

La réalisation des polders administratifs s’est faite sans moyen financier dédié et s’est en conséquence appuyée sur le travail des populations. Cela n’a pu se faire que parce que le chef de district a bénéficié de l’appui de deux chefs remarquables :

         a) Mbodou Mbami, chef de canton de Bol, âgé de quarante-huit ans. Chef de canton depuis 1926, commande depuis 1950 avec son ancien canton de Yakoua celui de Bougourmi (les deux cantons forment en fait le canton de Bol). Véritable chef traditionnel, issu d’une famille qui dominait le lac depuis cinq générations lorsque nous y sommes arrivés. Il jouit de ce fait et aussi grâce à ses qualités exceptionnelles d’une grande autorité sur la presque totalité de ses administrés. Il sait être fastueux et très simple, sinon modeste. Il brille dans les fêtes et cérémonies, servi en cela par sa splendide allure physique, mais il est aussi capable d’être un véritable chef de chantier, payant de sa personne et sachant créer une joyeuse ambiance émulatrice parmi ses hommes. Il a rendu des services inappréciables lors des travaux de barrages et des travaux de passes. Il connaît étonnamment ses gens et rend encore les plus grands services au cours des recensements.

         Ce chef a malheureusement le défaut d’être impulsif et rancunier, ce qui lui fait connaître parfois des injustices. Il a ses ‘têtes’, même à l’égard des chefs de district et cela explique qu’il y ait eu des hauts et des bas dans sa manière de servir. Son second défaut est la prodigalité. On peut dire que tout ce qui rentre dans ses poches en sort le lendemain sous forme de largesse à ses courtisans et d’aumônes aux nécessiteux. Son troisième défaut est la vanité.

         En résumé Mbodou Mbami est un homme au caractère très nuancé. Il a été un excellent chef depuis 1949 et doit le demeurer à condition que tout en lui faisant confiance on soit à son égard ferme et vigilant.

         On peut ajouter que ce chef est très dévoué et peut être considéré comme sûr au point de vue politique.’


Son fils, Youssouf Mbodou Mbami, chef du canton de Bol, en mai 1994.

(ancien ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique,
ancien ambassadeur du Tchad au Niger). (Photographie Alain Beauvlain, droits réservés).

b) Afono Tcharimi. Chef de canton de N’Guéléa, âgé de quarante-et-un ans, Afono, déjà très estimé précédemment en raison de son caractère franc et sympathique, en raison des services rendus grâce à son instruction, à son intelligence et à sa grande autorité, peut être considéré comme le meilleur chef du district. Il a démontré au cours des travaux de barrages effectués cette année qu’il peut être, comme M’Bodou M’Bami, un véritable conducteur d’hommes et il a rendu à ce titre des services inestimables. Il jouit d’une autorité et d’un prestige indiscutable parmi ses administrés lesquels l’aiment et le respectent’.

En plus de ce développement des polders, à son retour de congés en 1951 Jacques Mosrin ramène sept variétés de blés sélectionnés par l’École nationale de Maison Carrée (Algérie) ce qui lui permet, après la troisième récolte en 1954, d’en retenir deux « qui s’étaient révélées très nettement supérieures aux autres et au blé du Kanem, en rendement et en qualité’. Cette action débouche sur la création d’un secteur de modernisation agricole consacré au blé (le SEMABLE) qui ne réussit pas à se développer comme espéré en raison du développement parallèle de la commercialisation du blé vers le Borkou et au-delà vers le Fezzan et ce en dépit de l’installation en 1962 de la minoterie des Grands Moulins du Tchad.

La ville de Bol et son polder en mars 1995

Lorsqu’il quitte le Tchad en 1966 il laisse un beau projet, la SODELAC (Société de développement du lac). Après bien des vicissitudes et d’importants financements internationaux, en dizaines de milliards de FCFA, de grands chantiers avec bulldozers, graders et chargeurs, des mètres de rayonnage d'études et d'expertises diverses, rapports d'activités, cette société est toujours active cinquante-cinq ans plus tard mais avec des très hauts et très bas en raison des aléas pluviométriques impactant le niveau du lac, les aléas politico-militaires et maintenant Boko Haram.

Le polder de Bol Bérim en mai 1995, vue partielle. (photographie Alain Beauvilain, droits réservés)

La carte des surfaces exploitées en 2015 (Atlas du lac Tchad page 111) montre l’ancrage des réalisations faites avant 1955 (augmentées jusqu’en 1961 mais nous ne disposons pas de documentation à cette date). Voir Atlas du lac Tchad, Les polders. Histoire, actualité et diversité pp. 98-100 et Les polders de la SODELAC. Résilience et défis pp. 110-113.