Croisades vues par les Arabes

En 1105, alors que les croisés ont fait irruption en Syrie quelques années auparavant et qu’ils s’y sont durablement installés, la voix du juriste Al-Sulamî s’élève dans les milieux piétistes de Damas : face à ces envahisseurs emplis d’esprit de conquête et d’appétit de puissance, face aux divisions et à l’inertie des princes locaux, le jihad est une lutte défensive nécessaire et un devoir collectif qui s’impose à tous les musulmans. Al-Sulamî n’ignore pas la spécificité de la croisade, dont Jérusalem est le but, mais il l’inscrit dans un vaste mouvement d’expansion de l’Occident, dont la Syrie, après l’Espagne et la Sicile, n’est que l’une des directions prises par ces hommes prêts à s’attaquer à tous les pays d’Islam, à mener le « jihad contre les musulmans ».

Tous passent au fil de l’épée franque

Il semble bien – encore que les témoignages des réactions populaires nous fassent largement défaut – que les habitants de Syrie, pourtant habitués aux mouvements incessants d’armées adverses, aient été saisis d’effroi devant les carnages et les pillages perpétrés par les croisés. Quelques poèmes, composés par des réfugiés qui ont fui l’avance croisée, s’en font l’écho. Tels ces vers d’un commerçant originaire de Ma’arrat al-Nu’mân, à quelque 75 kilomètres au sud-ouest d’Alep : « Je suis d’une ville que Dieu a condamnée, mon ami, à être démolie. Ils en ont fait périr tous les habitants, passant au fil de l’épée vieillards et enfants. » L’horreur du massacre de milliers de musulmans et de juifs après la prise de Jérusalem le 15 juillet 1099 inscrivit définitivement dans les esprits l’image de croisés sanguinaires.

La première croisade (1096-1099) fut ainsi perçue comme l’une des manifestations de l’expansion politique et militaire des Occidentaux, qui aboutit à leur installation durable en Syrie-Palestine. Ibn al-Athîr, qui rédigea à Mossoul dans les années 1220 une volumineuse histoire universelle, reprend et développe l’analyse d’al-Sulamî : « La première manifestation des Francs, de leur puissance et de leur expansion vers le territoire de l’Islam dont ils conquirent une partie, se produisit en l’an 478 [1085-1086 du calendrier occidental], quand ils s’emparèrent de Tolède et d’autres villes du territoire d’al-Andalus. » De même, il considère la deuxième croisade (1147-1149) comme une nouvelle tentative expansionniste : « Le roi d’Allemagne quitta son pays avec une forte armée de Francs pour marcher contre les pays d’Islam. Il se flattait de les conquérir sans grande peine, en raison de sa puissance en hommes, en argent et en matériel. »

De la bravoure, mais peu d’hygiène

De ces envahisseurs venus d’au-delà des mers, qu’ils désignent comme « Francs », les Arabes ne savaient pas grand-chose, si ce n’est quelques bribes consignées par les géographes, et ne songeaient guère à mieux les connaître. Ils manifestèrent peu d’intérêt pour l’organisation des États latins, leur vie économique et sociale, leur culture et leur religion. Ils participaient par là de l’indifférence, voire du mépris, qu’éprouvait un monde arabo-musulman fort de sa religion et de sa culture pour un Occident chrétien jugé ignorant et brutal. Leur seule estime allait à la bravoure des soldats francs, souvent exaltée par les chroniqueurs qui voient en eux des adversaires redoutés, des ennemis haïs et vilipendés, mais aussi des partenaires dont la puissance militaire valorise celle de leurs vainqueurs, parfois même des alliés dans une région divisée entre petites principautés rivales.

« Pensez un peu à cette contradiction ! Ils n’ont ni jalousie ni sens de l’honneur, et en même temps ils ont tant de courage ! Le courage ne provient pourtant que du sens de l’honneur et du mépris pour ce qui est mal. »

Usâma, seigneur de la forteresse syrienne de Shayzar mort en 1188, consigne dans l’autobiographie qu’il rédigea au soir de sa vie les souvenirs de ses rencontres avec les Francs, qu’il eut l’occasion de côtoyer dans les années 1130-1140. S’il souligne leur courage et leur ardeur guerrière, il reprend aussi les clichés péjoratifs sur le manque d’honneur, l’absence d’hygiène, l’ignorance des médecins, le peu de jalousie des hommes, la légèreté des femmes. « Les Francs, écrit-il, n’ont pas l’ombre du sentiment de l’honneur et de la jalousie. Si l’un d’entre eux sort dans la rue avec son épouse et rencontre un autre homme, celui-ci prend la main de la femme, la tire à part pour lui parler tandis que le mari s’écarte et attend qu’elle ait fini de faire la conversation. » Et après avoir rapporté deux faits divers (un marchand de vin de Naplouse qui laissa impuni l’homme qu’il avait trouvé au lit avec sa femme et un chevalier franc qui demanda au valet d’un établissement de bain de raser les poils du pubis de son épouse), il conclut : « Pensez un peu à cette contradiction ! Ils n’ont ni jalousie ni sens de l’honneur, et en même temps ils ont tant de courage ! Le courage ne provient pourtant que du sens de l’honneur et du mépris pour ce qui est mal. »

La fréquentation au quotidien de quelques-uns de ces « Francs qui se sont établis dans le pays et se sont mis à vivre dans la familiarité des musulmans » n’entama en rien le sentiment d’appartenir à un monde supérieur. Le jour où un chevalier, devenu « un ami très assidu », lui proposa d’emmener son fils pour lui enseigner la chevalerie, le jugement fut sans réplique : « Si mon fils avait été fait prisonnier, il n’aurait pas été pire pour lui d’aller en prison que d’aller dans le pays des Francs. »

La propagande de Saladin

Le processus de réunification du Proche-Orient porté par Nûr al-Dîn, maître d’Alep et de Mossoul en 1146, puis de Damas en 1154, et par Saladin, qui s’imposa en Égypte en 1171 puis en Syrie en 1174, s’appuyait sur la revivification de l’islam sunnite et le soutien des milieux piétistes, sur la mobilisation des forces politiques et militaires pour engager le combat contre les Francs, sur l’exaltation des souverains comme champions du jihad. Ainsi, le sultan Saladin mit en œuvre un imposant appareil de propagande pour légitimer un pouvoir acquis par la force militaire et soutenir les opérations menées contre le royaume de Jérusalem. Lettres de la chancellerie sultanienne, poèmes et sermons, biographies officielles répandirent des idées simples et fortes : la nécessaire unité du monde musulman pour affronter les Francs, la place centrale de Jérusalem dans l’islam, l’obligation du jihad pour recouvrer les territoires occupés.

Un tel discours se devait de mettre en avant l’idéologie qui soutenait les expéditions de croisade, de décrire les Francs comme des infidèles animés d’un dessein religieux hégémonique. Le chancelier de Saladin, ‘Imâd al-Dîn al-Isfahânî, rédigea en un style particulièrement fleuri une biographie à la gloire du sultan. Il ouvre le récit des grandes campagnes de l’année 1187 par ces mots : « Quant aux infidèles, leurs manières étaient devenues rudes, leurs domaines s’étaient étendus ; ils étaient perspicaces à une époque d’égarement et se préparaient au combat ; ils sortirent de leur pays, recherchant pour épouse le fléau de la mort ; ils s’élancèrent d’au-delà de la mer, demandant à la terre une renommée croissante ; ils combattirent armée et sujets, jugeant licite de massacrer des humains par scrupule religieux : rien n’est plus curieux qu’un massacre par scrupule religieux ! Ils rejetèrent toute contrainte [rituelle] et n’ôtèrent plus le fer pour accomplir leurs pratiques religieuses ; ils revêtirent l’habit de l’adversité et n’offrirent plus que des visages aux lèvres serrées, maussades, sans gaieté, ni plaisanterie ; ils étaient roux comme si le feu avait brûlé leur face austère, leurs yeux bleus semblaient de même métal que leur sabre ; c’est avec leur cœur et leurs yeux qu’ils combattaient. »

« Quant aux infidèles, […] ils étaient roux comme si le feu avait brûlé leur face austère, leurs yeux bleus semblaient de même métal que leur sabre […]. »

Et, par la suite, il vante l’ardeur religieuse des croisés, désigne Jérusalem comme leur objectif principal, stigmatise le culte qu’ils portent à la Croix, dont la prise lors de la bataille de Hattin, le 4 juillet 1187, « était à leurs yeux plus grave que celle du roi ». Ibn al-Athîr, cet historien de Mossoul plus soucieux que tout autre d’expliquer les faits, décrit la propagande déployée à la veille de la troisième croisade : « Ainsi se trouva réunie en cette ville [Acre] une quantité innombrable de Francs avec des sommes d’argent inépuisables, même par les plus fortes dépenses, pendant plusieurs années. Là-dessus un grand nombre de prêtres, de moines, de grands personnages et de chevaliers francs s’habillèrent de noir et manifestèrent une vive douleur d’avoir perdu Jérusalem : ils firent en particulier un tableau représentant le Messie frappé par un Arabe, ils peignirent le sang sur le visage de Jésus-Christ — le salut soit sur lui ! — et ils dirent aux foules : “Voici le Messie, battu par Muhammad, le prophète des musulmans, qui l’a frappé et tué !” Cela fit une profonde impression sur les Francs. […] »

Ce sont les nécessités propres à une écriture soutenant la propagande du jihad et exaltant les souverains ayant mené victorieusement le combat qui conduisirent à présenter ainsi les Francs en termes d’opposition religieuse produisant des mécanismes d’exclusion réciproque.

Conversation de Saint Louis avec un émir

Au XIIIe siècle, les cinquième (1217-1221) et septième croisades (1248-1254) dirigées contre l’Égypte renouvelèrent la perception d’un Occident menaçant les pays d’Islam. Ibn al-Athîr exprime, en conclusion du récit de la prise de Damiette en 1218, le sentiment d’angoisse d’un monde musulman alors doublement attaqué : « L’Islam, tous ses peuples et tous ses pays furent sur le point d’être submergés par l’Orient et par l’Occident. Les Tatars [les Mongols] firent irruption depuis l’Orient et atteignirent les régions d’Irak, d’Azerbaïdjan et d’Arrân […]. Les Francs firent irruption depuis l’Occident et s’emparèrent d’une ville telle que Damiette en Égypte. […] Toute l’Égypte et toute la Syrie furent sur le point d’être conquises, tous leurs habitants furent dans la crainte des Francs, s’attendant nuit et jour au désastre. »

Dans son histoire des Ayyubides, Ibn Wâsil (1208-1298) explique que les expéditions menées en 1217-1221 et 1248-1254 contre l’Égypte relèvent d’une stratégie des Occidentaux, qui pensaient que la maîtrise de ce pays et de ses richesses leur permettrait de reprendre plus facilement Jérusalem et les territoires perdus de Palestine. Louis IX, écrit-il, « était un roi très chrétien très attaché à sa foi. Il eut envie de rendre Jérusalem aux Francs, cette ville étant la demeure de leur Dieu, ainsi qu’ils le prétendent. Mais il savait qu’il ne pouvait atteindre cet objectif sans prendre d’abord possession de l’Égypte. » Les croisés demeurent avant tout des conquérants, imprudents et dangereux, venus d’au-delà des mers, ainsi que l’illustre cette étonnante conversation, rapportée par le même historien.

Un émir interrogea le roi Louis IX alors qu’il était captif au Caire après la défaite de Mansourah, en 1249 : « Comment a-t-il pu venir à l’esprit de Votre Majesté, avec toute sa vertu, la sagesse et le bon sens que je découvre en elle, de s’embarquer sur un navire, de chevaucher sur le dos de la mer et de venir dans ce pays, si rempli de musulmans et de troupes, avec la conviction qu’elle pourrait vaincre et s’en emparer ? Cette entreprise est le plus grand risque auquel elle pouvait exposer elle-même et ses sujets. » La question de l’émir, qu’elle ait été réellement ou non posée au roi, illustre la vision des croisés par les Arabes : avant tout des envahisseurs aventureux et téméraires, des conquérants emplis d’esprit de domination, des Francs décidés à agresser tous les pays d’Islam.

Une image ancrée dans l’imaginaire

L’agression croisée a finalement été repoussée par un Islam triomphant, incarné par des chefs de guerre puissants. Mais elle a imprégné, et continue d’imprégner, les mémoires des habitants du Proche-Orient. Car loin d’être un phénomène spécifique, limité dans le temps et dans l’espace, elle participe à leurs yeux d’un expansionnisme de l’Occident qui a pour cible les pays d’Islam. Les rivalités entre l’Europe et l’Empire ottoman, l’expédition de Bonaparte, les conquêtes coloniales, le système mandataire au Levant, la création de l’État d’Israël, les interventions américaines en Afghanistan et en Irak sont ressenties comme autant de manifestations de l’impérialisme occidental, dont la croisade a été une préfiguration. « La situation actuelle, écrit en 1959 un jeune historien égyptien dans la préface de sa thèse de doctorat consacrée à l’armée d’Égypte au temps de Saladin, ressemble beaucoup à celle de l’époque où les croisés débarquèrent sur les rivages de Syrie-Palestine et y établirent leur domination. » Les guerres finalement victorieuses menées par les princes musulmans contre les Francs ont été régulièrement évoquées pour encourager, justifier, célébrer les luttes de libération menées par les Arabes contre la présence occidentale.

Saladin s’est imposé comme la figure emblématique et constamment mobilisée par la propagande nationaliste du souverain arabe, champion de l’unité et de l’indépendance. Ce discours est relayé par la propagande islamique fondamentaliste, qui stigmatise cette forme d’ingérence que représente la pénétration des idées européennes dans la société musulmane et appelle les croyants à se rassembler pour mener le jihad contre un Occident offensif et perverti. Les représentations de la croisade et des croisés, forgées lors de siècles d’affrontement, ont gardé dans l’imaginaire collectif arabo-musulman toute leur force d’explication et de mobilisation. Comment s’étonner qu’elles soient régulièrement mises au service d’idéologies de pouvoir et de combat ?

Pour en savoir plus

Les Croisades vues par les Arabes, A. Maalouf, J’ai lu, 2001.

Histoire des croisades, J. Richard, Pluriel, 2012.

Chronologie

1099

Le 15 juillet, après un siège de 40 jours, l’armée des croisés conquiert Jérusalem. Une fois dans la ville, elle massacre une grande partie de la population musulmane et juive.

1144

L’atabeg Zengi conquiert la ville d’Édesse le 24 décembre. Cet épisode change l’histoire de la Terre sainte et entraîne la promulgation de la deuxième croisade par le pape Eugène III.

1187

Lors de la bataille de Hattin, le 4 juillet, Saladin met en déroute l’armée croisée, menée par Gui de Lusignan. Trois mois plus tard, il conquiert Jérusalem, ce qui marque le début de la troisième croisade.

1260

L’armée des Mamelouks vainc les Mongols à Aïn Djalout. Cette victoire fait cesser la menace tartare et porte Baybars, commandant des Mamelouks, à la tête du sultanat d’Égypte.

1291

Le mamelouk al-Ashraf conquiert Acre le 18 mai, ce qui met fin à deux siècles de présence des croisés en Terre sainte. Le royaume de Jérusalem se déplace dans l’île de Chypre.

La vision du juriste Al-Sulamî

Le juriste damascène Al-Sulamî rédige en 1105 un traité sur le jihad, dans lequel il rappelle aux musulmans que le combat s’impose à tous en cas d’agression, comme c’est le cas depuis que les croisés sont arrivés et se sont installés en Terre sainte. « Lorsque des informations se confirmant l’une l’autre leur parvinrent sur la situation perturbée de [la Syrie…], ils résolurent de l’envahir. Et Jérusalem était le comble de leurs vœux. Ils constataient que les États étaient aux prises l’un avec l’autre [… et] leur avidité s’en trouvait renforcée, les encourageant à s’appliquer [à l’attaque]. En fait, ils mènent encore avec zèle le jihad contre les musulmans. […] Ainsi parvinrent-ils à conquérir des territoires beaucoup plus grands qu’ils n’en avaient l’intention, exterminant et avilissant leurs habitants. Jusqu’à ce moment, ils poursuivent leur effort afin d’agrandir leur entreprise ; leur avidité s’accroît sans cesse dans la mesure où ils constatent la lâcheté de leurs ennemis, qui se contentent de vivre à l’abri du danger. Aussi espèrent-ils avec certitude se rendre maîtres de tout le pays et en faire prisonniers les habitants. »

La croisade dans la langue arabe

Les mots al-salîbiyyûn (croisé) et al-hamla ou al-hurûb al-salîbiyya (croisade) ne deviennent d’usage courant qu’à partir du XIXe siècle. Dans les sources arabes médiévales, les croisés sont appelés Ifrandj ou Firanj (Francs), terme par lequel les géographes arabes désignaient les habitants de l’ancien Empire carolingien. Les hommes de la première croisade étant des Francs à proprement parler, ce terme leur fut appliqué et s’étendit à tous les croisés sans distinction. Dans les textes animés par l’idéologie du jihad, les Francs sont stigmatisés comme infidèles (kuffâr), idolâtres (mushrikûn, littéralement « associationistes », le dogme de la Trinité étant compris comme l’association d’autres divinités au Dieu unique), voire comme adorateurs de la Croix (‘abadat al-salîb), mais non comme chrétiens (nasrânî, translittération de Nazaréens), qualificatif réservé aux chrétiens des pays d’Islam bénéficiant du statut de protégé (dhimmî). Quant aux habitants de l’Empire byzantin, ils sont appelés al-Rûm. Le mot a pu être utilisé par assimilation des premiers croisés aux armées byzantines, mais il n’acquit le sens générique de chrétiens (Roumis) qu’à l’époque ottomane.

Françoise Micheau, professeur émérite, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.