Charles de Foucauld à Qasbat-Tadla 1883

CHARLES DE FOUCAULD À KASBA-TADLA

17 ET 18 SEPTEMBRE 1883

Charles de Foucauld, Reconnaissance au Maroc (1883-1884), (livre personnel, LES INTROUVABLES, ÉDITIONS D'AUJOURD'HUI, mars 1985, également disponible sur gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France) (reconnaissance OCR avec corrections manuelles, orthographe des noms propres respectée ; scan des dessins de l'auteur, de son parcours)

DE BOU EL DJAD A QAÇBA TADLA

Avant de quitter Bou el Djad je m'assure de l'escorte d'un des petits-fils de Sidi Ben Daoud pour tout le temps que je passerai encore dans le Tâdla. Sous cette protection je vais aller d'abord à Qaçba Tâdla, puis à Qaçba Béni Mellal.

17 septembre 1883

Départ de Bou el Djad à 3 heures et demie du matin. Le terrain est toujours cette grande plaine du Tâdla, à ondulations légères, où j'ai déjà marché ; quant à la nature du sol, elle varie un peu : rocheuse pendant le premier tiers de la route, elle n'est plus que pierreuse au second ; à la fin c'est de la terre mêlée de petits cailloux. Les cultures, rares au début, augmentent à mesure que j'avance : ce qu'elles n'occupent pas est nu en cette saison, ou semé de rares jujubiers sauvages, mais se couvre, dit-on, au printemps, de pâturages superbes. Beaucoup de gibier : on lève un grand nombre de lièvres et de perdreaux ; il y a aussi, parait-il, des gazelles. A 7 heures du matin, j'arrive à Qaçba Tâdla.

Avant Moulei Ismaïl, le lieu où elle se dresse était, m'assure-t-on, désert : aucun village n'y existait. Le bourg que l'on voit aujourd'hui daterait du règne de ce sultan. C'est lui qui fonda et la qaçba et la mosquée; à lui aussi est dû le pont de l'Oumm er Rebia, pont de 10 arches, le plus grand du monde au dire des habitants. Qaçba Tâdla s'élève sur la rive droite du fleuve, qui coule au pied même de ses murs. Les eaux ont ici 30 à 40 mètres de large ; le courant en est rapide, la profondeur considérable : on ne peut les traverser qu'en des gués peu nombreux ; hors de ces points, il faudrait, même dans cette saison, se mettre à la nage : elles sont encaissées entre des berges tantôt à 1/1 *, tantôt à 1/2 *, s'élevant de 12 à 15 mètres au-dessus de leur niveau. La berge gauche est la plupart du temps un peu plus haute que la droite : les berges sont parfois rocheuses ; alors le lit du fleuve l'est aussi : mais le plus souvent leur composition est un mélange de terre et de gravier.

La Qaçba proprement dite, bien conservée, est de beaucoup ce que j'ai vu de mieux au Maroc, comme forteresse. Voici de quoi elle se compose : 1° d'une enceinte extérieure, en murs de pisé de 1,2 m d'épaisseur et de 10 à 12 mètres de haut ; elle est crénelée sur tout son pourtour, avec une banquette le long des créneaux ; de grosses tours la flanquent ; 2° d'une enceinte intérieure, séparée de la première par une rue de 6 à 8 mètres de large. La muraille qui la forme est en pisé, de 1,5 m d'épaisseur ; elle est presque aussi haute que l'autre, mais n'a point de créneaux. Ces deux enceintes sont en bon état : point de brèche à la première ; la seconde n'en a qu'une, large, il est vrai : elle s'ouvre sur une place qui divise la qaçba en deux parties : à l'est, sont la mosquée et dar el makhzen (1); à l'ouest, les demeures des habitants : les unes et les autres tombent en ruine et paraissent désertes. Je ne vis, lorsque je la visitai, qu'un seul être vivant dans cette vaste forteresse : c'était un pauvre homme ; il était assis tristement devant la porte de dar el makhzen ; son chapelet pendait entre ses doigts ; il le disait d'un air si mélancolique qu'il me fit peine. Quel était cet ascète vivant dans la solitude et la prière ? D'où lui venait ce visage désolé ? Faisait-il, pécheur converti, pénitence de crimes inconnus ? Était-ce un saint marabout pleurant sur la corruption des hommes ? - Non, c'est le qaïd ; le pauvre diable n'ose sortir : dès qu'il se montre, on le poursuit de huées.

Si la qaçba n'est pas habitée, elle a deux faubourgs qui le sont : l'un sur la rive droite, formé de maisons de pisé : les familles riches, les Juifs, y demeurent ; l'autre sur la rive gauche, composé de tentes et de huttes en branchages : c'est le quartier des pauvres. Qaçba Tâdla est moins peuplée que Bou el Djad : elle a environ 1200 à 1400 habitants, dont 100 à 150 Israélites. Point d'autre eau que celle de l'Oumm er Rebia : elle est claire et bonne, quoique d'un goût un peu salé. Toute cette région contient du sel en abondance; j'en vois ici de belles dalles, d'un mètre de long, sur 60 centimètres de large et 15 à 20 centimètres d'épaisseur : on les extrait non loin d'ici, sur le territoire des Béni Mousa (2). Qaçba Tâdla ne possède point de jardins : pas un arbre, pas un fruit, pas un brin de verdure. C'est un exemple unique au Maroc. Ville, bourg ou village, je n'y ai pas vu d'autre lieu habité qui n'ait eu des jardins petits ou grands.

DE QAÇBA TADLA A QAÇBA BENI MELLAL

19 septembre 1883

Départ à 6 heures du matin. Je traverse l'Oumm er Rebia à un gué situé auprès du cimetière, et je marche droit vers le pied de la haute chaîne qui se dresse dans le sud. C'est la première des trois grandes arêtes dont se compose l'Atlas Marocain, celle que nous appelons Moyen Atlas. Elle n'a point de nom général parmi les indigènes : la portion que je vois d'ici est dite, à l'ouest, Djebel Beni Mellal, à l'est Djebel Amhauch ; les flancs sont tantôt rocheux, tantôt terreux, en grande partie boisés : pentes fort raides dès le pied ; escarpements fréquents ; dans les vastes forêts le gibier abonde : à côté des perdrix, des lièvres, des sangliers, des singes, on y trouve le lion et la panthère. Tels sont ces premiers hauts massifs de l'Atlas, monts élevés et sauvages, au pied desquels s'arrêtent à la fois et la plaine et le pays du Tâdla. Là commence le territoire des Aït Seri, puissante tribu tamazirt qui couvre de ses villages et de ses tentes toute la chaîne qui est devant mes yeux.

Du lit de l'Ouad Oumm er Rebia au pied de la montagne, ce n'est qu'une large plaine, unie comme une glace ; pas une ondulation ; pas une pierre ; le sol est une terre brune : des champs le couvrent en entier et s'étendent à perte de vue ; des ruisseaux, à eau claire et courante, une foule de canaux, les arrosent : ce sont les cultures des Qetaïa, l'une des tribus du Tâdla. Au bout de deux heures de marche, nous nous engageons au milieu de leurs douars ; douars immenses et superbes, composés chacun de plus de 50 tentes, distants à peine d'un kilomètre les uns des autres : ils forment deux longues rangées qui s'étendent parallèlement au pied de la chaîne et se développent en lignes noires jusqu'à l'horizon. A l'entour paissent chameaux, bœufs et moutons, en troupeaux innombrables.

A 9 heures, nous arrivons au pied des montagnes : nous le suivons jusqu'au gîte. La contrée est enchanteresse : point d'heure où l'on ne traverse un cours d'eau, point d'heure où l'on ne rencontre un village, des vergers. C'est d'abord l'Ouad Derna, que nous franchissons au milieu des jardins de Tagzirt, bourgade que nous laissons à notre droite ; puis c'est Fichtâla, avec la célèbre qaçba de ce nom, si importante naguère, déchue aujourd'hui ; enfin c'est l'Ouad Foum el Ancer avec Aït Saïd. Nous nous arrêtons quelques instants à Fichtâla : de la qaçba, construite par Moulei Ismaïl sur le modèle de celle de Tâdla, il ne reste que des ruines imposantes ; le village actuel y est adossé : il n'a pas plus de 250 à 300 habitants. Ceux-ci ne comptent avec aucune tribu. Cet endroit est un petit centre à part, siège d'une zaouïa dont les chefs, qui sont en ce moment deux frères, Sidi Mohammed Ech Cherif et Sidi Hasan, sont souverains absolus du lieu. Fichtâla est située sur les premières pentes de la montagne, parmi des côtes ombragées d'amandiers, au pied de grands rochers où une foule de ruisseaux bondissant en cascades tracent des sillons d'argent, au milieu de jardins merveilleux comparables à ceux de Tâza et de Sfrou.

Un peu plus loin est Aït Saïd ; nous y arrivons à midi : c'est le terme de notre marche d'aujourd'hui. Les cours d'eau que j'ai traversés chemin faisant sont les suivants : Ouad Oumm er Rebia (40 mètres de large ; 90 centimètres de profondeur) ; Ouad Derna (torrent impétueux ; eaux limpides et vertes roulant au milieu de quartiers de roc dont est semé le lit : au gué où je l'ai passé, il avait 25 mètres de large et 70 centimètres de profondeur; mais sa largeur habituelle n'est que de 15 à 20 mètres) ; Ouad Fichtâla (gros ruisseau ; 2 mètres de large ; 40 centimètres de profondeur ; descend par cascades de la montagne) ; Ouad Foum el Ancer (3 mètres de large ; 40 centimètres de profondeur ; prend sa source à une centaine de mètres en amont du village d'Aït Saïd). J'ai rencontré aujourd'hui un assez grand nombre de personnes sur le chemin.

Aït Saïd est un gros village de 300 à 400 maisons, le principal de la fraction de ce nom : il est situé au bas de la montagne, à la bouche d'un ravin profond, Foum el Ancer, où six sources, qui donnent naissance à un beau torrent, jaillissent du pied de roches immenses. Ces roches, murailles à pic d'une hauteur prodigieuse, dominent le village : vers leur partie supérieure, apparaissent les ouvertures béantes de cavernes creusées presque symétriquement dans leur flanc. Quels ouvriers ont façonné ces étranges demeures ? A quelles races appartenaient-ils, ceux qui escaladaient ainsi les parois lisses du roc par des chemins inconnus ? C'étaient sans doute des Chrétiens, puisque rien ne leur est impossible. Aujourd'hui nul n'y peut atteindre ; malheur à qui tenterait de monter vers ces retraites mystérieuses : des génies en défendent l'accès et précipiteraient le téméraire au fond de la vallée.

A partir d'ici, je rencontrerai souvent des cavernes de ce genre ; je les signalerai chaque fois qu'il s'en présentera ; elles abondent dans la partie de l'Atlas que je vais traverser : il est rare d'y trouver un village auprès duquel il n'y en ait pas. La plupart d'entre elles sont placées en des points inaccessibles. Il y en a de deux sortes : les unes s'ouvrent sans ordre à la surface du rocher ; l'œil ne distingue que plusieurs trous sombres percés au hasard et isolés de leurs voisins. Les autres, au contraire, sont creusées sur un même alignement : en avant des ouvertures, on voit, le long de la muraille, une galerie taillée dans le roc qui met en communication les cavernes; cette galerie est fréquemment garnie, à l'extérieur, d'un parapet en maçonnerie ; quand des crevasses se présentent et coupent la voie, les bords en sont reliés par de petits ponts de pierre. Souvent des rangs semblables sont étagés par deux ou trois sur une même paroi rocheuse. Ces cavernes bordent certaines vallées sur une grande longueur. Le petit nombre d'entre elles qui sont accessibles servent à emmagasiner les grains ou à abriter les troupeaux ; j'en ai visité quelques-unes : elles m'ont frappé par leur profondeur et par leur hauteur. Mais presque toutes sont inabordables. Aussi les légendes les plus fantastiques ont-elles cours à leur sujet : ces demeures extraordinaires paraissant choses aussi merveilleuses que les bateaux à vapeur et les chemins de fer, on les attribue aux mêmes auteurs : à des Chrétiens des anciens temps, que les Musulmans chassèrent quand ils conquirent le pays ; on va jusqu'à citer les noms des rois, surtout des reines à qui appartenaient ces forteresses aériennes. Dans leur fuite, ils abandonnèrent leurs trésors. Aussi pas un indigène ne doute-t-il que les cavernes n'en soient pleines. D'ailleurs ne les a-t-on pas vus ? Ici c'est un marabout, là c'est un Juif qui, se glissant entre les rochers, pénétrant dans les grottes profondes, a aperçu des monceaux d'or ; mais nul n'a pu y toucher : tantôt des génies les gardaient, tantôt un chameau de pierre, animé et roulant des yeux terribles, veillait sur eux ; ailleurs on les entrevoyait entre deux roches qui se refermaient d'elles-mêmes sur qui voulait franchir le passage. On m'a cité un lieu, Amzrou, sur l'Ouad Dra, où, d'après des rapports de ce genre, les habitants sont si convaincus de l'existence de richesses immenses dans des cavernes du voisinage, qu'ils y ont placé des gardiens pour qu'on ne les enlevât pas.

Pendant ma route d'aujourd'hui, j'ai remarqué, sur les pentes de l'Atlas, soit isolées, soit dominant des villages, un grand nombre de constructions semblables à de petites qaçbas, à des châteaux. C'est ce qu'on appelle des tirremt (3). La forme ordinaire en est carrée, avec une tour à chaque angle ; les murs sont en pisé, d'une hauteur de 10 à 12 mètres. Ces châteaux servent de magasins pour les grains et les autres provisions. Ici, tout village, toute fraction a une ou plusieurs tirremts, où chaque habitant, dans un local particulier dont il a la clef, met en sûreté ses richesses et ses réserves. Des gardiens sont attachés à chacune d'elles.

Cette coutume des châteaux-magasins, que je vois ici pour la première fois, est universellement en usage dans une région étendue : d'abord dans les massifs du Grand et du Moyen Atlas, sur les deux versants, depuis Qçâbi ech Cheurfa et depuis les Aït loussi jusqu'à Tizi n Glaoui ; puis sur les cours tout entiers de l'Ouad Dra et de l'Ouad Ziz, ainsi que dans la région comprise entre ces fleuves. A l'ouest de Tizi n Glaoui et du Dra, règne une autre méthode, en vigueur dans la portion occidentale de l'Atlas et du Sahara, de l'Ouad Dra à l'Océan : celle des agadir (4). Là ce n'est plus le village qui réunit ses grains en un ou plusieurs châteaux, c'est la tribu qui emmagasine ses récoltes dans un ou plusieurs villages. Ces villages portent le nom d'agadirs. Vers Tazenakht, je les verrai, sur ma route, remplacer les tirremts. Dans la première région, chaque hameau, en temps d'invasion, peut opposer séparément sa résistance ; dans la seconde, la vie de la tribu entière dépend d'un ou deux points : dans l'une, j'aurai chaque jour le spectacle d'hostilités de village à village ; dans l'autre, ce n'est qu'entre grandes fractions qu'on se fait la guerre.

20 septembre 1883

Départ à 10 heures du matin. Le chemin continue à longer le pied de la montagne : sol terreux, semé de quelques pierres ; à gauche, l'Atlas rocheux et boisé ; à droite, la plaine du Tâdla s'étendant à perte de vue comme une mer ; aussi loin que l'œil peut distinguer, elle est couverte de cultures. A midi, j'arrive à Qaçba Beni Mellal, où je m'arrête.

(1) « Maison du gouvernement ».

(2) Le sel abonde au Maroc. D'autres salines très riches, d'où l'on tire des dalles semblables à celles des Béni Mousa, se trouvent sur le territoire des Imerràn. Les rivières salées sont aussi en grand nombre : j'en ai rencontre plusieurs : ce sont l'Ouad Oumm er Rebia, l'Ouad Rdàt, l'Ouad lounil, l'Asif Marren, l'Ouad Tisint, l'Ouad Tatta, l'Aïn Imariren (Haha), etc. L'Ouad Messoun, affluent de la Mlouïa, est salé aussi, m'a-t-on dit.

(3) Au singulier tirremt, au pluriel tirrematin.

(4) Au singulier agadir, au pluriel igoudar.

Pour être complet voici le décompte des israélites puis les observations météorologiques (voir photographie) de de Foucauld (source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France) (copie des informations)

Bassin de l'Oumm er Rebia. Très peu d'établissements israélites sur la rive droite du fleuve ; un grand nombre sur les affluents de gauche qui prennent leur source dans le Grand Atlas. Les principaux sont :

Tâdla :

- Bou el Djâd 50 familles

- Qaçba Tâdla 30 familles

- Qaçba Beni Mellal 75 familles

- Takiout 20 familles

Commentaires :

- * berge à 1/1 signifie que la pente est de 45°, berge à 1/2 la pente avoisine les 27°

- j'ai déjà abondamment commenté la description par Charles de Foucauld de la casbah de Tadla, où il ne vit pas la mosquée sahélienne, il faut donc supposer qu'elle fut édifiée après son passage ce qui est idiot ; de même pour la double enceinte, les premières photographies aériennes de la casbah en juin 1913 ne montrent pas de double enceinte, du moins sur la partie ouest de la casbah ; il décrit la campagne entre Boujad et Kasba-Tadla alors qu'il y circule de nuit, mais d'après ses notes le ciel est très pur, il « voit » donc le sol et s'aperçoit de l'absence végétation ; dans l'exemplaire complet du livre (source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France) une partie est consacrée au Bassin de l'Oumm er Rebia avec des itinéraires que l'auteur n'a pas parcourus mais qu'il mentionne en particulier dans le Haut-Atlas (j'y reviendrai) ; Charles de Foucauld nous expose donc des informations recueillies auprès des populations locales, des « notables » qu'il rencontre, sans avoir la possibilité de les vérifier, le doute peut donc s'installer à propos de certaines informations apportées par l'auteur.

- je reviendrai aussi sur les « greniers de falaise » aperçut par de Foucauld à l'entrée du ravin de Foum el Ancer dont la réalisation serait dû à des « chrétiens », sans en apporter la moindre petite preuve autre que des légendes racontées par « ? ». On ne connaît pas, très souvent, les interlocuteurs de Charles de Foucauld au cours de sa reconnaissance au Maroc, interlocuteurs le renseignant sur le pays, ses habitants, leurs mœurs.

© Copyleft Q.T. 26 février 2021 modifié le 26/02/2024

CHARLES DE FOUCAULD ÉTAIT-IL ANTISÉMITE ?

Que d’éloges entourent le livre de Charles de Foucauld « Reconnaissance au Maroc 1883-1884 ». Beaucoup, comme moi, ont lu ce texte dans sa version papier en fac-similé. L’édition originale comporte des appendices nettement moins lus semble-t-il, voici celui consacré aux Israélites au Maroc. (pages 395 à 402) (Source gallica.bnf.fr / BnF) (reconnaissance OCR avec corrections manuelles et respect de l’orthographe des noms propres). On trouve ce texte, sans mention des sources, sans explications, sans commentaires sur le site suivant : https://www.culture-islam.fr/contrees/maghreb/foucauld-juifs-du-maroc-1883, dont l’éditeur est « Simon Pierre (sim.pierre85@gmail.com), docteur en histoire médiévale et diplômé en relations internationales, vous fait découvrir le monde de l’Islam par les sources. » Je ne commente ni le site, ni son éditeur ; tout le monde comprendra ce que cela signifie, je rappelle seulement que le B.A.BA de la publication à visée scientifique est la mention des sources utilisées.


APPENDICE. LES ISRAÉLITES AU MAROC.

Les Israélites du Maroc se divisent en deux classes : ceux des régions soumises au sultan, Juifs de blad el makhzen ; ceux des contrées indépendantes, Juifs de blad es siba.

Les premiers, protégés des puissances européennes, soutenus par le sultan, qui voit en eux un élément nécessaire à la prospérité commerciale de son empire et à sa propre richesse, tiennent par la corruption les magistrats, auxquels ils parlent fort haut, tout en leur baisant les mains, acquièrent de grandes fortunes, oppriment les Musulmans pauvres, sont respectés des riches, et parviennent à résoudre le problème difficile de contenter à la fois leur avarice, leur orgueil et leur haine de ce qui n'est pas juif. Ils vivent grassement, sont paresseux et efféminés, ont tous les vices et toutes les faiblesses de la civilisation, sans en avoir aucune des délicatesses. Sans qualités et sans vertus, plaçant le bonheur dans la satisfaction des sens et ne reculant devant rien pour l’atteindre, ils se trouvent heureux et se croient sages. Les Juifs de blad es siba ne sont pas moins méprisables, mais ils sont malheureux : attachés à la glèbe, ayant chacun leur seigneur musulman, dont ils sont la propriété, pressurés sans mesure, se voyant enlever au jour le jour ce qu'ils gagnent avec peine, sans sécurité ni pour leurs personnes ni pour leurs biens, ils sont les plus infortunés des hommes. Paresseux, avares, gourmands, ivrognes, menteurs, voleurs, haineux surtout, sans foi ni bonté, ils ont tous les vices des Juifs de blad el makhzen, moins leur lâcheté. Les périls qui les menacent à toute heure leur ont donné une énergie de caractère inconnue à ceux-ci, et qui dégénère parfois en sauvagerie sanguinaire (1).

I - Israélites de blad el makhzen

Le Juif se reconnaît à sa calotte et à ses pantoufles noires : il ne lui est pas permis de les porter d'une autre couleur. Dans la campagne, il peut aller à âne et à mulet, mais s'il rencontre un religieux ou une chapelle, il met pied à terre ou fait un détour. Aux péages et aux portes, il est soumis à une taxe comme les bêtes de somme. En ville, il se déchausse et marche à pied ; les rues voisines de certains sanctuaires lui sont interdites. Il demeure hors du contact des Musulmans, avec ses coreligionnaires, dans un quartier spécial appelé mellah : le mellah est entouré de murs ; une ou deux portes lui donnent entrée ; on les ferme à 8 heures du soir. Dans le mellah, le Juif est chez lui : en y entrant, il remet ses chaussures, et le voilà qui s'enfonce dans un dédale de ruelles sombres et sales ; il trotte au milieu des immondices, il trébuche contre des légumes pourris, il se heurte à un âne malade qui lui barre le chemin ; toutes les mauvaises odeurs lui montent au nez ; des sons discordants le frappent de toutes parts ; des femmes se disputent d’une voix aigre dans les maisons voisines, des enfants psalmodient d'un ton nasillard à la synagogue. Il arrive au marché : de la viande, des légumes, beaucoup d'eau-de-vie, quelques denrées communes, tels sont les objets qu'on y trouve ; les belles choses sont dans la ville musulmane. Le Juif fait ses achats et, reprenant sa route, il gagne sa maison ; s'il est pauvre, il se glisse dans une chambrette où grouillent, assis par terre, des femmes et des enfants : un réchaud, une marmite forment tout le mobilier ; quelques légumes la semaine, des tripes, des œufs durs et un peu d'eau-de-vie le samedi, nourrissent la famille. Mais notre Juif est riche. Au moment où il pousse la porte noire, surmontée de mains pour préserver du mauvais œil, qui ferme sa demeure, il pénètre dans un monde nouveau. Voici le jour, la propreté, la fraîcheur, le gaieté. Il entre dans une cour carrée entourée de deux étages de galeries donnant accès aux chambres. Le ciel apparaît, d'un bleu ardent. Les derniers rayons du soleil font briller comme des miroirs, au faîte de la maison, les faïences coloriées dont tout est revêtu, murs, colonnes, sol de la cour, plancher des chambres. Une odeur de bois de cèdre remplit et parfume la demeure. Des enfants rentrant de l'école jouent et crient. Des femmes, bras nus et poitrine découverte, vêtues d'une jupe de couleur éclatante et d'une petite veste de velours brodée d'or, un mouchoir de soie sur la tête, se délassent et causent, assises dans la cour. Au fond des chambres, des vieillards, à figure pâle, à longue barbe blanche, attendent, le livre à la main, l'heure de la prière du soir. Dans les galeries, des servantes, accroupies près des réchauds, apprêtent le repas. Il y a trois ou quatre pièces à chaque étage : elles sont immenses, très élevées, à plafonds de bois de cèdre, à grands murs blancs garnis dans le bas de faïences ou de tentures ; portes, placards, plafonds, toutes les boiseries sont peintes d'or et de couleurs éclatantes. Peu de meubles : deux vastes armoires tenant la largeur entière de la chambre à ses deux extrémités ; au-dessus de chacune, un lit de fer ; à terre des matelas, des tapis, des coussins ; sur les murs, quatre ou cinq pendules dont aucune ne marche et autant de grandes glaces couvertes de rideaux de mousseline pour les protéger. Dans chacune de ces pièces vit une famille entière, le père, ses épouses, ses enfants non mariés, ses hôtes. C'est une animation, un bourdonnement continuel ; ce sont aussi, entre femmes, des disputes de toute heure. « La femme querelleuse, » dit Salomon, « est semblable à un toit d'où l’eau dégoutte sans cesse au temps d'une grosse pluie ». Il faut avoir habité avec des Juifs pour bien comprendre ce proverbe. Tout à coup le silence se fait, les femmes parlent bas, les enfants se taisent. Le soleil vient de se coucher. Chaque homme se lève et, se plaçant devant un mur, récite, en se balançant, sa prière : tantôt il remue les lèvres en silence, tantôt il psalmodie à mi-voix ; le voici qui fait une inclination profonde, la prière est finie ; les causeries éclatent de nouveau : à table, le dîner est prêt. Le Juif a un hôte ; il s'assied avec lui sur un tapis ou sur des coussins, le reste de la famille mange à part, dans un coin. On place une petite table devant les deux hommes, on apporte le thé ; il y a du thé à l'ambre, à la verveine, à la menthe ; on en boit trois tasses, puis se succèdent un potage très épicé, des quartiers de mouton bouilli, des boulettes de viande hachée au piment, des tripes et du foie au piment, un poulet, des fruits confits dans le vinaigre, d'autres frais ; c'est un repas distingué. Une carafe pleine d'un liquide incolore est entre les deux Juifs ; ils s'en versent de grands verres et, tout en mangeant, en boivent un litre à eux deux : on pourrait croire que c'est de l'eau : c'est de l'eau-de-vie. Au milieu du dîner entrent trois musiciens ; deux sont des Juifs ; ils portent, le premier, une flûte, l'autre, une sorte de guitare ; le dernier est musulman, il chante. Les chansons sont si légères qu'on n'en peut rien dire, pas même les titres. Les instruments accompagnent. Les femmes et les enfants répètent les refrains et battent des mains en cadence. Le bruit attire les voisins ; bientôt on est vingt-cinq ou trente en cercle autour des artistes. Quel contraste entre ce pauvre chanteur musulman et les Juifs qui l'entourent ! Lui, beau, la figure éveillée, spirituelle, grands yeux expressifs, dents superbes, cheveux bien plantés et rasés, barbe courte, bien fait, souple, mains et pieds charmants, et, quoique misérable, brillant de propreté. Eux, laids, à l'air endormi, presque tous louchant, boiteux ou borgnes, crevant de graisse ou maigres comme des squelettes, chauves, la barbe longue et crasseuse, mains énormes et velues, jambes grêles et arquées, pas de dents, et, même les riches, d'une saleté révoltante.

Les Juifs sont très laids au Maroc. Les femmes, avec des traits réguliers, ont si peu de physionomie, des yeux si éteints, le visage si pâle, qu'il n'en est guère d'agréables, même de quatorze à dix-huit ans. Les hommes, quelquefois bien dans leur extrême jeunesse, sont affligés de bonne heure de mille infirmités et sont vieillards avant d'avoir atteint l'âge mûr. Les difformes, borgnes, boiteux ou autres, sont si nombreux, dans les villes surtout, qu'ils y forment le quart peut-être de la population. À quoi attribuer une laideur et une décrépitude à ce point générales et excessives ? Est-ce à une malpropreté extrême, à une hygiène défectueuse, à des mariages prématurés et entre proches ? La nourriture est insuffisante chez les pauvres, immodérée et composée uniquement de viandes chez les riches. Tout le monde fait un usage démesuré d'alcool ; on en boit en mangeant et entre les repas ; un litre par jour est la moyenne d'un grand nombre (2). Les femmes mêmes en prennent plus ou moins. Le samedi surtout, on en absorbe une quantité prodigieuse : il faut en avaler assez au déjeuner pour dormir ensuite d'un trait jusqu’à la prière de 4 heures. Le Juif marche peu, ne se promène point ; il ne sort du mellah que pour aller à la ville vaquer à ses affaires et ne voyage que pour un motif grave. S'il n'est obligé de gagner sa vie par un travail assidu, il se couche à 11 heures, se lève à 10, et fait souvent la sieste dans la journée. On se marie entre aussi proches parents que l'on peut. Un Israélite qui a des neveux dont l'âge convient à celui de ses filles ferait injure à son frère et tort à lui-même en ne les demandant pas comme gendres. Les unions sont d’une précocité presque incroyable, surtout dans les villes de l'intérieur ; les jeunes filles, ou plutôt les petites filles, s'y marient entre six et huit ans, les garçons vers quatorze ans. À qui demande la cause d'un tel usage, on répond qu'un homme de quatorze ans a besoin de se marier et que, pour lui appareiller sa compagne, il faut la prendre très jeune ; d'ailleurs, pour les filles c'est chose indifférente : qu'est-ce qu'une femme ? « Kerch, chouia djeld itmetted. » [littéralement « ventre, un peu de peau qui s’étire ou un peu de peau étirée », ainsi selon cette formule, la femme se réduit à une porteuse d’enfants ; à moins que le un-peu-de-peau-qui-s’étire ne fasse référence à l’hymen ; merci à mon épouse et à A.D. de Kasba-Tadla de leur précieuse aide pour cette expression ; note de Q.T.] Si la manière de vivre des Juifs est peu propre à leur conserver la santé, malades ils se soignent d’une façon déplorable. J'ai vu régner à Fâs une épidémie de rougeole qui, dans le seul mellah, enlevait quatre et cinq enfants par jour. On ne séparait pas les enfants sains des malades ; tous étaient atteints les uns après les autres. On les nourrissait de melons et de pastèques : puisqu'ils avaient la fièvre, il fallait les rafraîchir. Heureusement, point de remèdes. J'en vis pourtant administrer quelquefois. Un jour, à Demnât, un pauvre Israélite avait ses cinq enfants malades, il était inquiet, la fièvre était ardente ; à tout prix, il fallait tenter de la calmer. Il possédait dans une vieille caisse divers paquets contenant des remèdes variés de provenance européenne ; ils étaient de dix ou douze sortes ; il sortit ces médicaments, prit un peu de chacun, mêla le tout, en fit cinq parts égales et les distribua à ses enfants. Ils n'en sont pas morts !

Les Israélites, qui, aux yeux des Musulmans, ne sont pas des hommes, à qui les chevaux, les armes sont interdits, ne peuvent être qu'artisans ou commerçants. Les Juifs pauvres exercent divers métiers ; ils sont surtout orfèvres et cordonniers ; ils travaillent aussi le fer et le cuivre, sont marchands forains, crieurs publics, changeurs, domestiques dans le mellah. Les riches sont commerçants, et surtout usuriers. En ce pays troublé, les routes sont peu sûres, le commerce présente bien des risques ; ceux qui s'y livrent n'y aventurent qu'une portion de leur fortune. Les Israélites préfèrent en abandonner aux Musulmans les chances, les travaux et les gains, et se contentent pour eux des bénéfices sûrs et faciles que donne l'usure. Ici ni peine ni incertitude. Capitaux et intérêts rentrent toujours. Un débiteur est-il lent à payer ? On saisit ses biens. N'est-ce pas assez ? On le met en prison. Meurt-il ? On y jette son frère. Il suffit pour cela de posséder les bonnes grâces du qaïd ; elles s'acquièrent aisément : donnez un léger cadeau de temps en temps, fournissez à vil prix les tapis, les étoffes dont a besoin le magistrat, peu de chose en somme, et faites toutes les réclamations, fondées ou non ; vous êtes écouté sur l'heure. Il ne reste alors qu'à prendre le titre de rebbi [chef, seigneur ; note de Q.T.], à demeurer longtemps au lit et longtemps à table, et à encaisser tranquillement l'argent des goui [non-juif, chrétien, goy en arabe ? ; note de Q.T.], en rendant grâce au Dieu d'Israël.

Les Juifs de blad el makhzen dépendent des seuls gouverneurs du sultan et leur paient un impôt. Ceux qui ont quelque fortune sont sous la protection d'une puissance européenne ; les uns l'obtiennent par un séjour vrai ou fictif en Algérie, la plupart l’achètent des agents indigènes que les nations possèdent dans les villes de l'intérieur. Ces agents, peu ou point soldés, se font souvent de gros revenus par de mauvais moyens.

Les Israélites du Maroc parlent l'arabe. Dans les contrées où le tamazirt est en usage, ils le savent aussi ; en certains points le tamazirt leur est plus familier que l'arabe, mais nulle part ce dernier idiome ne leur est inconnu. Tous les Juifs lisent et écrivent les caractères hébreux ; ils ne connaissent point la langue, épellent leurs prières sans les comprendre, et écrivent de l'arabe avec les lettres hébraïques. Les rabbins seuls ont appris la grammaire et le sens des mots et, en lisant, entendent plus ou moins. Les rabbins sont nombreux ; sur cinq ou six Juifs, il y en a un. Ils se distinguent par leur coiffure : ils s'enveloppent la tête d'un long mouchoir bleu qui encadre leur figure et dont la pointe retombe sur leurs épaules. Le titre de rabbin équivaut à celui de bachelier ; sur dix rabbins, un à peine peut officier ; le rabbin officiant, ou rabbin sacrificateur, a pour principal service d'égorger suivant le rite les animaux destinés à la nourriture des fidèles ; puis il dit les prières à la synagogue, apprend à lire aux enfants, dresse les actes. On lui donne une légère rétribution et des morceaux déterminés des animaux qu'il tue. Les villes renferment plusieurs synagogues et de nombreux officiants. Il n'est pas de village ayant six ou sept familles israélites qui n'ait sa synagogue et son rabbin. Les Juifs qui n'ont point de sacrificateur sont soumis à diverses privations, telles que celle de ne pouvoir manger de viande. Ceux qui vont isolément trafiquer parmi les Musulmans s'en passent parfois durant six ou huit mois. Les Israélites du Maroc observent avec la dernière rigueur les pratiques extérieures du culte. Mais, comme nous l'avons dit, ils ne se conforment en rien aux devoirs de morale que prescrit leur religion : non seulement ils ne les suivent pas, mais ils les nient. Ils appellent sagesse la ruse, le mensonge, la violation des serments ; justice la vengeance, la haine, la calomnie ; prudence l'avarice et la lâcheté ; la paresse, la gourmandise, l'ivrognerie sont d'heureuses facultés données par Dieu aux mortels pour leur faire supporter les peines de la vie. Les Juifs sont les enfants bien-aimés du Seigneur : qu'ils lui rendent les hommages dus, qu'ils prient, qu'ils jeûnent, qu'ils observent le sabbat et les fêtes, qu'ils mangent seulement la nourriture licite, qu'ils se lavent et se baignent quand il faut, et ils seront toujours chéris de Dieu ; ils peuvent, pour les autres choses, se permettre ce qui leur plaît. Haï soit le reste des hommes ! Il est maudit pour l'éternité. Le jour n'est pas loin où le Messie, tant de fois annoncé, viendra et mettra le monde sous les pieds du peuple d'Israël. Que dis-je ? Le voici peut-être. Rebbi Abnir, grand rabbin de Fâs, a reçu des lettres d’Égypte : le prétendu mahdi [envoyé d'Allah attendu, par les musulmans, peu avant la fin du monde, pour compléter l’œuvre de Muhammad ; note de Q.T.], annoncent-elles, n'est point musulman, mais juif ; c'est le Messie ; il chasse les chrétiens comme l'aquilon [vent du Nord ; note de Q.T.] dissipe la pluie. « Qu'ainsi périssent, à Seigneur, tous vos ennemis : mais que ceux qui vous aiment brillent comme le soleil lorsque ses rayons éclatent au matin. »

II - Israélites de blad es siba

Tout Juif de blad es siba appartient corps et biens à son seigneur, son sid. [maître, seigneur ; note de Q.T.] Si sa famille est établie depuis longtemps dans le pays, il lui est échu par héritage, comme une partie de son avoir, suivant les règles du droit musulman ou les coutumes imaziren. Si lui-même est venu se fixer au lieu qu'il occupe, il a dû, aussitôt arrivé, se constituer le Juif de quelqu'un : son hommage rendu, il est lié pour toujours, lui et sa postérité, à celui qu'il a choisi. Le sid protège son Juif contre les étrangers comme chacun défend son bien. Il use de lui comme il gère son patrimoine, suivant son propre caractère. Le Musulman est-il sage, économe ? Il ménage son Juif, il ne prend que le revenu de ce capital ; une redevance annuelle, calculée d'après les gains de la saison, est tout ce qu'il lui demande ; il se garde d'exiger trop, il ne veut pas appauvrir son homme ; il lui facilite au contraire le chemin de la fortune : plus le Juif sera riche, plus il rapportera. Il ne le moleste pas dans sa famille, ne lui prend ni sa femme ni sa fille, afin qu'il ne cherche pas à échapper à la servitude par la fuite. Ainsi le bien du sid s'accroît de jour en jour, comme une ferme sagement administrée. Mais que le seigneur soit emporté, prodigue, il mange son Juif comme on gaspille un héritage : il lui demande des sommes excessives ; le Juif dit ne pas les avoir ; le sid prend sa femme en otage, la garde chez lui jusqu'à ce qu'il ait payé. Bientôt c'est un nouvel ordre et une nouvelle violence ; le Juif mène la vie la plus pauvre et la plus misérable, il ne peut gagner un liard [sou ; note de Q.T.] qui ne lui soit arraché, on lui enlève ses enfants. Finalement, on le conduit lui-même sur le marché, on le met aux enchères et on le vend, ainsi que cela se fait en certaines localités du Sahara, mais non partout ; ou bien on pille et on détruit sa maison et on le chasse nu avec les siens. On voit des villages dont tout un quartier est désert. Le passant étonné apprend qu'il y avait là un mellah et qu'un jour les sids, d'un commun accord, ont tout pris à leurs Juifs et les ont expulsés. Rien au monde ne protège un Israélite contre son seigneur ; il est à sa merci. Veut-il s'absenter, il lui faut son autorisation. Elle ne lui est pas refusée, parce que les voyages du Juif sont nécessaires à son commerce ; mais sous aucun prétexte il n'emmènera sa femme ni ses enfants ; sa famille doit rester auprès du sid pour répondre de son retour. Veut-il unir sa fille à un étranger qui la conduira dans son pays, force est au fiancé de la racheter du seigneur au prix qu’il plaira à ce dernier de fixer ; la rançon varie suivant la fortune du jeune homme et la beauté de la jeune fille. J'ai vu à Tikirt [17/18 km à l’Ouest de Warzazat à gauche de la route allant à Marrakech ; note de Q.T.] une jolie Juive qui venait de l'Ouarzazât ; pour l'emmener, son mari avait payé 400 francs, grosse somme en un mellah où l'homme le plus riche possède en tout 1 500 francs. Le Juif, tout enchaîné qu'il est, peut s'affranchir et quitter le pays, si son sid l’autorise à se racheter ; le plus souvent celui-ci repousse sa requête ; si parfois il consent, c'est lorsque le Juif, par suite d'opérations commerciales, a la majeure partie de sa fortune hors de son atteinte. Il fixe alors le prix du rachat, soit en bloc pour toute la famille, soit pour chaque membre en particulier : la somme exigée est la plus grande partie de la fortune présumée du Juif. Le marché conclu, la rançon payée, le Juif est libre ; il déménage avec les siens sans être inquiété et va s'établir où bon lui semble. S'il ne veut ou ne peut donner ce qu'on lui demande, si toute proposition est rejetée de parti pris, et s'il a la ferme volonté de s'en aller coûte que coûte, il ne lui reste qu'un moyen, la fuite. Il la prépare d'avance, l'exécute dans le plus grand secret. Une nuit sombre, il sort à pas de loup suivi de sa famille ; tout dort : on ne l'a pas vu. Il arrive à la porte du village. Des bêtes de somme, une escorte de Musulmans étrangers l'attendent. On monte, on part, on fuit à toute vitesse. Courant la nuit, se cachant le jour, évitant les lieux habités, choisissant les chemins détournés et déserts, on gagne d'un pas rapide la limite du blad el makhzen ; là enfin on respire : on n'est en sûreté complète qu'arrivé dans une grande ville. Le Juif qui se sauve est en danger mortel. Son seigneur, dès qu'il apprend son départ, se jette à sa poursuite ; s'il le rejoint, il le tue comme un voleur qui lui emporte son bien. Lorsque la fuite a réussi, le Juif évitera, lui et ses descendants, pendant plusieurs générations, d'approcher même de loin de son ancienne résidence ; il s'en tiendra au moins à trois ou quatre journées, et là même il sera inquiet. J'ai vu des Israélites de plus de cinquante ans, dont le père s'était enfui de Mhamid el Rozlàn [166 km au Sud-Est à vol d’oiseau de Warzazat, proche de la frontière algérienne ; note de Q.T.] avant leur naissance, regarder comme périlleux de passer à Tanzida et à Mrimima [deux « villes de la région Souss- Massa, pas loin de Tata ; note de Q.T.] quelque endroit qu'un sid retrouve son Juif ou un rejeton de celui-ci, il met la main sur lui. Il est des exemples d'Israélites dont l’aïeul s'était sauvé et qui, à plus de quatre-vingts ans de distance, ont été ramenés enchaînés au pays de leurs ancêtres par le descendant de leur seigneur. Ce droit permet parfois d'étranges choses. Un jour arrivèrent au Dàdes deux rabbins quêteurs de Jérusalem. Comme ils passaient sur un marché, un Musulman leur saute à la gorge : « Ce sont mes Juifs, s'écrie-t-il. Je les reconnais. Il y a quarante ans, tout jeunes encore, ils s'enfuirent avec leur père. Enfin Dieu me les rend ! Qu'il soit loué ! » Les pauvres rabbins de se récrier : depuis dix générations leurs familles habitaient Jérusalem. Jamais eux-mêmes n'avaient quitté la ville sainte avant cette année, et plût au ciel qu'ils n'en fussent jamais sortis ! « Que Dieu maudisse votre voleur de père ! Je jure que je vous reconnais et que vous êtes mes Juifs. » Et il les emmène chez lui. Il ne leur rendit la liberté qu'au prix de 800 francs, que paya pour eux la communauté de Tiilit. [région du Dadès, non localisé sur une carte ; note de Q.T.]

Dans les tribus dont l'organisation est démocratique, chez les Berâber par exemple, chaque Israélite a un seigneur différent. Dans celles qui sont gouvernées par un chef absolu, comme le Mezgita [région historique du Maroc, au niveau du fleuve Draa ; note de Q.T.], le Tazeroualt [région historique du Maroc, correspondant à peu près à celle du Souss-Massa ; note de Q.T.], les Juifs appartiennent tous au chikh [cheikh, ici chef de tribu ; note de Q.T.] et n'ont pas d'autre sid que lui. Aux lieux où le chikh existe, mais avec une autorité limitée, à Tazenakht, chez les Zenâga, le Juif lui doit un tribut annuel, ne peut déménager sans se racheter de lui, mais n'en appartient pas moins à un seigneur particulier qui a sur lui les droits ordinaires.

La contrée où j'ai vu les Israélites les plus maltraités et les plus misérables est la vallée de l'Ouad el Abid, d'Ouaouizert à Tabia [le long de l’oued el-Abid ; note de Q.T.]. J'y ai trouvé des Juives enfermées depuis trois mois chez leur seigneur parce que le mari ne pouvait payer certaine somme. Là les coutumes fixent à 30 francs l'amende du Musulman qui a tué un Juif. Il les doit au sid du mort, et n'a d'autre peine ni d'autre dommage. Dans celte région, les Israélites ne font point de commerce : dès qu'ils possèdent quelque chose, on le leur arrache : ils ne peuvent être orfèvres : l'argent manque ; tous sont cordonniers. Traités comme des brutes, le malheur en a fait des êtres sauvages et féroces ; ils se battent, se blessent, se tuent journellement ; à Aït ou Akeddir [le long de l’oued el-Abid ; note de Q.T.], j'ai vu un matin entrer à la synagogue un homme qui venait d'égorger son neveu dans une querelle et s'en vantait ; personne ne lui fit de reproche, la chose était commune. Moi-même, j'ai, deux fois en quinze jours, failli être assassiné dans cette contrée, par des Juifs d'Ouaouizert entre ce village et Qaçba Beni Mellal, par des Juifs d'Aït ou Akeddir dans leur mellah même. La première fois, j'étais parti avec un zetat [homme d'escorte et garant de la sécurité des voyageurs qui traversent le territoire d'une tribu ; note de Q.T.] musulman et une caravane d'Israélites d'Ouaouizert. Bientôt je vis mon Musulman donner des signes d'inquiétude ; il me prit à part et me rapporta que les Juifs tenaient entre eux des propos inquiétants et semblaient comploter ; ils s'obstinaient, malgré lui, à vouloir prendre un chemin désert qui ne pouvait nous conduire qu'à une embuscade. Tout à coup se profila, au sommet d'une croupe, la silhouette de plusieurs cavaliers. « Ce sont des Aït Seri ennemis de ma tribu ! Les Juifs nous ont trahis. » Je tourne bride. Les Israélites veulent me retenir. Mais ils n'osent employer la force en présence de mon Musulman. Je reprends à toute vitesse, avec lui, la direction de Qaçba Beni Mellal. A peine étais-je dans la bourgade, que j'appris, par des parents de mon zetat, que les Juifs de la caravane avaient fait pacte la veille avec des Aït Seri : ceux-ci devaient attaquer et tuer le zetat, pendant qu'eux-mêmes m'égorgeraient et me pilleraient. Je ne partis que plus tard de Qaçba Beni Mellal, avec une escorte de Musulmans, et sans Juifs du pays. La seconde fois, on s’ameuta contre moi à Aït ou Akeddir, et la majorité du mellah demanda à grands cris ma tête. Une scène tumultueuse eut lieu à la synagogue, on jura que je ne sortirais pas vivant du lieu. Le sang-froid et la fermeté de mon hôte me sauvèrent. Il se montra prêt à me défendre les armes à la main et empêcha les violences immédiates. Il y eut encore des scènes orageuses dans la journée : on me croyait chargé d'or et il semblait que ma mort dût enrichir le mellah entier ; cette idée affolait tous ces misérables. Mon hôte me fit évader le lendemain avant le jour avec un Musulman de confiance. Ce ne fut qu'en ces deux points, à Bou el Djad et à Tatta, que les Israélites me firent courir de graves dangers. À Bou el Djad et à Tatta, ils me devinèrent, me trahirent et excitèrent contre moi les Musulmans, par flatterie pour ces derniers, sans me menacer eux-mêmes. Sur l'Ouad el Abid, ils n'avaient pas soupçonné ma religion ; j'étais un frère étranger et riche qu'ils voulaient faire disparaître pour prendre son bien. Il n'y a aucune peine ni pour le meurtre ni pour le vol. Une nuit que j'étais à Ouaouizert, couché à la synagogue (3) avec dix ou douze autres personnes, un voleur m'éveilla en fouillant dans mon bagage, je parvins à le saisir, on apporta de la lumière ; je demandai ce qu'on allait faire du prisonnier : « Le lâcher » ; puis on alluma les lampes et l'on chanta des prières pour se tenir éveillé. Dans ces pays, les Juifs d’un village ont-ils une querelle avec ceux d'un autre, on s'arme des deux côtés, on prend rendez-vous et on se livre bataille.

III - Répartition des Juifs au Maroc

Les Juifs sont répartis d’une manière inégale dans les diverses parties du Maroc. Ils semblent être cantonnés surtout, d'une part dans les ports et les grandes villes du blad el makhzen, de l'autre dans le massif du Grand Atlas et sur les cours d'eau qui descendent du versant méridional de cette chaîne.

Il y a très peu d'Israélites dans le Rif ; ils y étaient nombreux autrefois ; de mauvais traitements les ont chassés dans ce siècle, les uns vers Fàs, les autres vers Tlemsen et Debdou. Les deux principaux mellahs du Rif sont à cette heure ceux de Tafersit et de Chechaouen.

De Tanger à Agadir Irir, point de port sur l'Océan où les Juifs ne forment une partie importante de la population.

Sur les divers cours d'eau qui se jettent dans l'Atlantique au nord du Sebou, un seul mellah, celui d'El Qçar.

Bassin de l'Ouad Sebou - Il n'y existe d'Israélites qu'en cinq points, à Fàs (800 familles), à Meknàs : (400 familles), à Sfrou (230 familles), à Tàza (50 familles), à Qaçba Miknàsa (15 familles). Dans les grandes tribus qui occupent le cours supérieur du fleuve et de ses affluents, Beni Mtir, Beni Mgild, Aït Ioussi, Beni Ouaraïn, il n’y en a point.

Bassin de l’Ouad Bou Regreg - Il ne renferme aucun mellah. Pas de Juifs, ni chez les Zaïan, ni chez les Zemmour Chellaha, ni chez les Zaïr.

Bassin de l'Ouad Oumm er Rebia - Très peu d'établissements israélites sur la rive droite du fleuve ; un grand nombre sur les affluents de gauche qui prennent leur source dans le Grand Atlas. Les principaux sont :

Tadla : Bou el Djad, 50 familles ; Qaçba Tadla, 90 familles ; Qaçba Beni Mellal, 75 familles

Doukkala : Takiout, 20 familles ; El Arbaa, 20 familles

Aït Atta d’Amalou : Ouaouizert, 35 familles

Aït Atab : Aït ou Akeddir, 50 familles ; Had Aït Atab, 20 familles ; Ikadousen, 30 familles

Aït Aïad : 20 familles

Entifa : Djemaaa Entifa, 50 familles ; Bezzou, 20 familles ; Tisoukennatin (village situé au pied du Grand Atlas à 1 heure et demi de Tabia. Dans mon itinéraire je l’ai laissé à main gauche), 15 familles ; Desra (Petit village entre Bezzou et Tabia), 10 familles ; Tabia, 10 familles

Aït b Ououlli : Aït Brahim, 30 familles

B Ougemmez : Aït Ouriad, 15 familles

Aït Abbes : 30 familles

Bou Hazaren : Aït Tagella, 20 familles ; Bou Harazem, 20 familles

Demnât : Demnât, 250 familles ; Idili, 30 familles ; Aït Mazzen, 20 familles ; El Hamedna (Village situé au pied du Grand Atlas, entre Idili et Demnât), 20 familles

Srarna : El Qlaa, 120 familles

Zemrân : Zaouïa Sidi Rehal 25 familles ; Oulad Mançour, 15 familles

Glaoua : Tagmout, 30 familles ; Zarakten, 15 familles ; Enzel, 20 familles

Bassin de l’Ouad Tensift – Les Juifs y ont peu de centres sur la rive droite, mais en possèdent sur les affluents de gauche du fleuve. Voici quelques-uns d’entre eux :

Merrâkech, 600 familles

Rhamna : Tamellalt, 20 familles

Mesfioua : Tasremout (Aït Taggant) 30 familles ; Tamazzens, 25 familles ; Igni s Neïn, 20 familles ; Debra, 30 familles 

Riraïa : Tahennaout, 40 familles ; Tassellount, 30 familles

Gentafa : Dar El Gentafi, 30 familles ; Tagadirt el Bour, 16 familles

Gergoura : Fres, 20 familles

Amsmiz : Amsmiz, 100 familles

Tisgin : Tisgin, 30 familles

Asif el Mal (Asif el Mai ? [interrogation de Q.T.]), 20 familles

Bassin de l'Ouad Sous - Les bords de ce fleuve sont une des contrées du Maroc où les Israélites sont les plus nombreux. Sur ses affluents de droite il s'en trouve aussi, mais moins. Il n'en existe à peu près point sur les affluents de gauche. Voici la plupart des mellahs de ce bassin :

Aït Tameldou : Ouaounzourt, 10 familles ; Mezgemmat, 10 familles ; Asareg, 30 familles ; Amzarko, 40 familles ; Igidi, 10 familles ; Arled, 10 familles ; Aït Ouartasat, 2 familles ; Tamjerjt, 20 familles ; Aït Tougda, 3 familles ; Igourdan, 4 familles ; Araben, 3 familles ; Inmarakht, 20 familles ; Aït Leti, 15 familles

Iouzioun : Idergan, 20 familles ; Tabia, 10 familles ;

Aït Tedrart : Aoullous, 5 familles ; Tamalout, 2 familles ;

Aït Oubial : Aït Sin, 3 familles ; Tagouïamt, 4 familles

Aït Otman : Tagmout, 8 familles

Zagmouzen : Iril n Oro, 50 familles ; Taourirt, 10 familles

Aït Iahia : Taourirt el Had, 10 familles ; Arfaman, 12 familles

Seketâna : Argoummi, 2 familles ; Imi n Ougni, 10 familles ; Timasinin, 2 familles ; Timersit, 2 familles

Rhala : Aoulouz, 3 familles ; Amerli, 20 familles ; Igedad, 4 familles ; Aderdour, 20 familles ; Aït Oumbarek, 2 familles

Menâba : Aït Ioub, 15 familles ; Oulad Hasen, 15 familles ; Oulad Brahil, 15 familles ; Souatat, 5 familles ; Oulad Brahim, 4 familles ; Agedal, 10 familles ; Ida Gouilal, 10 familles ; Igli, 40 familles ; Ida ou Qaïs, 15 familles ; Tinzert, 20 familles ; Tamast, 10 familles ; Aït n Ougeïda, 5 familles

Indaouzal : Asseïn, 3 familles ; Louleiza,15 familles

Oulad Iahia : Timdouin, 20 familles ; Arazan, 20 familles ; Oulad Bou Ris, 10 familles

Aït Semmeg (Ouad el Amdad) : Touloua, 10 familles

Ouneïn : Adouz, 20 familles

Sahel Marocain - Peu de Juifs. Ils sont groupés en quelques points clairsemés dont voici les principaux :

Chtouka : Dar Ben Dleïmi, 30 familles ; Tamaliht, 60 familles

Zarar Ida Oultit : Ouizzân, 50 familles

Tazeroualt : Ilir, 70 familles

Ouad Noun, 40 familles

Bassin de l'Ouad Dra - Les Israélites sont en grand nombre dans la vallée du fleuve et dans celles de ses affluents supérieurs ; il y en a peu dans le reste du bassin. Voici la plupart des mellahs :

Assaka (Ouad Iounil) : Irris, 8 familles ; Timsal, 20 familles ; Angelz, 30 familles

Tizgi (Ouad Iounil) : Tizgi, 25 familles

Aït Zaïneb : Tazleft, 2 familles ; Aït Aïssa, 8 familles ; Tadoula, 12 familles ; Imzouren, 10 familles ; El Mellah, 2 familles ; Tikirt, 20 familles

Telouet : Aït Hammou ou Ali, 6 familles ; Aït Baddou, 1 famille ; Tabougoumt, 20 familles ; Imaounin, 15 familles

Tidili : Timjoujt, 15 familles ; Sour, 10 familles ; Dir, 8 familles ; Igadaïn, 6 familles ; Ilrman, 5 familles ; Timzrit, 2 familles ; Asell, 3 familles

Imini : Iril, 8 familles ; Tagnit, 2 familles ; Afella Isli, 6 familles ; Taskoukt, 5 familles

Ikhzama : Tourtit, 2 familles ; Amâsin, 8 familles

Aït Touaïa : Taoura, 2 familles

Aït Marlif : Almid, 15 familles ; Tagdourt n Touda, 7 familles

Ouarzazât : Tamasint, 18 familles ; Zaouïa Sidi Otman, 5 familles ; Tabount, 6 familles ; Tigemmi Djedid, 2 familles ; Taourirt, 15 familles ; Tenmasla, 20 familles ; Aït Kedif, 10 familles

(1) J'écris des Juifs du Maroc moins de mal que je n'en pense ; parler d'eux favorablement serait altérer la vérité. Mes observations s'appliquent à la masse du peuple : dans le mal général, il existe d’heureuses exceptions. À Fès, à Sfrou , à Meknès, à Taza, à Tazenakht, à Debdou, en d'autres lieux encore, j'ai vu des Israélites donner l'exemple de la vertu. Le grand rabbin de Fès était, aux yeux des Musulmans mêmes, un des hommes les plus justes de son temps. Mais ces modèles sont rares et on les imite peu.

(2) Les juifs fabriquent eux-mêmes cette eau-de-vie, qu'ils appellent mahia ; ils la font, dans le nord, de cire ou de raisins secs ; dans la montagne, de figues ; dans le Sahara, de dattes. Dans les villes, la mahia s'achète par carafes au marché ; dans les campagnes, chaque maison distille tous les jeudis ce qu'il lui faut pour la semaine.

[Mahia (ماء الحياة) est un terme désignant de l'eau-de-vie issue de distillation de fruits (jujubes, figues, dattes, raisins...) et parfumée à l'anis. Son nom signifie littéralement « eau de vie » en arabe.

Originaire du Maroc, elle était historiquement produite par les Juifs avant leur exode massif dans la seconde moitié du XXe siècle. La mahia peut se déguster en digestif ou servir de base à des cocktails : elle se marie très bien avec le jus de grenade, l'eau de rose, le sirop de gingembre ou jus de mangue par exemple. On peut aussi y faire infuser des feuilles de fenouil, afin de renforcer son parfum anisé. Aujourd'hui, mahia désigne bien souvent au Maroc de l'alcool frelaté vendu de façon informelle et consommé dans les quartiers défavorisés.] (source, wikipedia) [note de Q.T.]

(3) Dans tout le Maroc, les grandes villes exceptées, les synagogues servent d'auberge : on y dort, on y mange, on s’y enivre, on y tue des poulets, on y fait la cuisine ; on y trafique et on y vend comme au marché.

Commentaires : Charles de Foucauld aurait-il pu écrire aujourd’hui de telles choses sur les juifs, en précisant sa prévenance, « J'écris des Juifs du Maroc moins de mal que je n'en pense ; parler d'eux favorablement serait altérer la vérité. ». Ce texte montre un mépris profond, réfléchi des Juifs et de leur mode de vie de la part de Charles de Foucauld et pourtant … Charles de Foucauld est déclaré vénérable le 24 avril 2001 par Jean-Paul II, puis bienheureux le 13 novembre 2005 par Benoît XVI (béatification). Le pape François signe le 27 mai 2020 le décret reconnaissant un miracle attribué au bienheureux. Il est canonisé le dimanche 15 mai 2022 (canonisation). Ces Papes, les instances qui instruisirent les dossiers nécessaires à toutes ces signatures papales ne trouvèrent rien à redire sur la vision des Juifs développée par Charles de Foucauld ? Tout cela n’est pas très grave tant l’insignifiance de la béatification et de la canonisation est immensément dérisoire.

Je pensais déjà que Charles de Foucauld avait peu apporté à la découverte du Maroc, cet appendice conforte mon ressenti sur cette reconnaissance au Maroc qui n’est qu’un récit parmi d’autres, loin des marocain.es. Charles de Foucauld s’inscrit dans la lignée des voyageur.euses qui vont au Maroc, parlent des couleurs, du tajine-couscous et découvrent abasourdi.es au coin d’une ruelle d’une médina la présence de gens, de gens qui habitent au Maroc, de marocain.es, quelle surprise ! Chéri.e viens voir, un.e mendiant.e ! 

On remarquera que Charles de Foucauld précise le nombre de familles juives même pour des villes non visitées et qu'il ne cite jamais ses informateurs, ni les gens qu'il rencontre, souvent désignés par un nom générique. À moins qu'il n'existe une autre version, plus précise de cette Reconnaissance au Maroc, ou des notes précisant qui l'informe, qui il rencontre.

Photographies, ici

© Copyleft Q.T. 12 janvier 2024 modifié le 13 janvier 2024

CHARLES DE FOUCAULD AU SERVICE DE LA COLONISATION DU MAROC

Charles de Foucauld au service de la colonisation du Maroc

13 juin 2022 par Omar Brouksy (source, https://orientxxi.info/)

« L’ermite du désert », « l’apôtre des Touaregs », « le saint bienheureux », « l’explorateur proclamé », « le militaire indiscipliné »… Les qualificatifs abondent dans la presse française pour décrire Charles de Foucauld, après sa canonisation le 15 mai 2022 par le pape François. Ces éloges ne devraient cependant pas faire oublier son rôle d’agent du colonialisme français, ni son antisémitisme.

C’est en présence du ministre de l’intérieur français Gérald Darmanin que le pape François a procédé à la canonisation de Charles de Foucauld (1858-1916) ainsi que de dix autres « bienheureux » (1). Le souverain pontife a déclaré : « Nos compagnons de route canonisés aujourd’hui ont vécu la sainteté de cette manière : en embrassant leur vocation avec enthousiasme, comme prêtres pour certains, comme personnes consacrées pour d’autres, ou comme laïcs. Ils se sont dépensés pour l’Évangile, ils ont découvert une joie sans comparaison et ils sont devenus des reflets lumineux du Seigneur dans l’Histoire. »

Au service d’une IIIe République arrogante

Pourtant, toutes ces formules ne peuvent occulter certaines facettes moins connues de « l’ermite du désert » : si Charles de Foucauld était en effet un explorateur brillant, il était également un espion efficace au service de cette IIIe République arrogante et coloniale qui avait déjà un pied en Algérie (1830) et un autre en Tunisie (1881). Sa « mission » consistait à préparer l’invasion du Maroc, en y pénétrant d’abord puis en le « décrivant » de la manière la plus pertinente et la plus précise qui soit.

À cela s’ajoute une autre facette : ce natif de Strasbourg au milieu du XIXe siècle était aussi parmi les théoriciens - voire les promoteurs ! - les plus convaincus et les plus froids du colonialisme. Enfin, son « humanisme bienheureux » ne l’a pas empêché d’exprimer sans complexe un antisémitisme à matrice catholique, qui prend souvent la forme d’une stigmatisation quasi systématique des juifs, sur fond de préjugés tant religieux que sociaux.

Mais d’abord, il faut le reconnaître, Charles de Foucauld est parmi les explorateurs les plus doués de la fin du XIXe siècle. Même si l’Algérie était le terrain de ses premières affectations après sa sortie de Saint-Cyr en 1876, c’est au Maroc qu’il sera « envoyé » à partir de 1882, soit un an après la signature du traité de protectorat scellant la colonisation de la Tunisie. À l’époque, le Maroc était perçu comme une terra incognita, un pays attirant, mais dangereux. Il y avait certes un sultan, mais pas d’État, un sultan qui régnait alors sur Blad-al-makhzen (le pays soumis), un petit territoire autour de Fès et qui se livrait sans vergogne au pillage des tribus composant l’autre Maroc, autonome, insoumis et beaucoup plus vaste : le Blad siba. Charles de Foucauld écrit :

« Le sultan de Fès n’est maître que dans une petite partie du territoire que lui assignent nos cartes, le cinquième ou le sixième environ. Le reste est libre et occupé par des tribus indépendantes, diverses de race, de langue, de mœurs, de coutumes, vivant chacune à leur guise, celles-ci en monarchie, celles-là en république. Sur les terres du sultan, l’Européen circule au grand jour et sans danger ; dans le reste du Maroc, il ne peut pénétrer que travesti et au péril de sa vie : il y est regardé comme un espion et serait massacré s’il est reconnu. Presque tout mon voyage se fit en pays indépendant. »

Ces deux Maroc, Charles de Foucauld les a décrits avec beaucoup de précision et de nuances dans Reconnaissance au Maroc, 1883-1884 (2) son livre le plus marquant :

« Nous quittons donc pour longtemps les États du Sultan, le blad al-Makhzen, triste région où le gouvernement fait payer cher au peuple une sécurité qu’il ne lui donne pas ; où, entre les voleurs et les caïds, riches et pauvres n’ont point de répit […], où la justice se vend ; où l’injustice s’achète. »

Il décrit également un système de corruption pyramidal, fortement hiérarchisé et à la tête duquel trône le sultan :

« Le caïd protège le Juif qui le soudoie ; le sultan maintient le caïd qui apporte chaque année un tribut monstrueux, qui envoie sans cesse de riches présents, et qui enfin n’amasse que pour son seigneur […] Parle-t-on du sultan ? « Temaa bezzaf » (il est très cupide), vous répond-on ; c’est tout qu’on en dit, et c’est tout ce qu’on en pense. »

Ni aventurier ni explorateur solitaire

Contrairement à une légende qui le présente comme un aventurier, un explorateur solitaire et un amoureux du désert en quête d’absolu, c’est surtout en tant qu’espion que Charles de Foucauld a été « envoyé » au Maroc pour décrire ce pays méconnu. Après sa sortie de Saint-Cyr, il se mettra sous l’aile d’Oscar Mac Carty, directeur de la bibliothèque nationale d’Alger, mais aussi et surtout le mentor de cette flopée d’explorateurs-espions qui a foisonné à partir de la moitié du XIXe siècle dans le sillage de la colonisation de la Tunisie et, plus tard, du Maroc : Victor Largeau, Louis Say, Paul Soleillet ou encore Paul Flatters. Foucauld en faisait partie et pour lui, « ça sera le Maroc », lui confie Oscar Mac Carty. Dès son arrivée au Maroc, le « saint bienheureux » se déguise en juif marocain, apprend aussi bien l’arabe que l’hébreu et se fait accompagner par un rabbin local, Mardochée Abi Serour (3).

Charles de Foucauld parvient rapidement à tisser ses réseaux parmi les notables marocains favorables à la pénétration coloniale, et qui cherchaient déjà à se faire une place avant le « débarquement » français, qui aura lieu à partir de 1907. Pour faciliter ce processus, l’ermite n’hésite pas à proposer des noms de dignitaires marocains sur lesquels l’administration française, déjà installée à Tanger, pouvait compter pour réaliser son entreprise coloniale. Dans une lettre adressée en 1904 à son ami le comte de Castries, à l’époque officier des affaires indigènes et aux missions géographiques en Algérie, Charles de Foucauld demanda ainsi que l’un des puissants chefs de la zaouïa de Boujad (au centre du Maroc), Driss Ben Omar Ben Sidi Ben Daoud, soit nommé caïd par les Français lorsqu’ils occuperont le Maroc :

« Il [Sidi Ben Daoud] me donna une lettre scellée de son cachet, pour le ministre de France à Tanger : dans cette lettre il se mettait à sa disposition et l’assurait de son entier dévouement : en me la remettant, il me dit […] : « Eh bien, maintenant, quand les Français viendront, me nommeront-ils caïd ? » Pendant mon séjour à Mogador, j’envoyai sa lettre au premier secrétaire de la légation de Tanger, en le priant de la faire parvenir au ministre des finances, alors absent. »

La suite de la lettre adressée au comte de Castries est celle d’un véritable acteur du projet colonial au Maroc :

« Voici maintenant ce que je vous demande, cher ami […] : 2° de bien vouloir faire recommander Hadj Driss [Ben Omar Ben Sidi Ben Daoud] au ministre de France à Tanger ou au consul de Casablanca, en leur montrant tout le parti qu’on peut tirer des offres de service d’un des hommes les plus influents de cette zaouïa puissante ; de faire connaître à ceux à qui cela peut être utile les offres de service de Hadj Driss, ses offres de services présentes et anciennes, et toutes les particularités qu’il peut leur être bon de connaître : mais il faut, dans l’intérêt de Hadj Driss, pour sa sûreté, que rien de cela ne soit publié, et que cela reste secret : connu de ceux-là seuls qui sont chargés en quelque mesure de diriger nos affaires au Maroc. »

Un antisémitisme décomplexé

Charles de Foucauld ne se contente pas de fournir des conseils et des propositions aux autorités coloniales : il n’hésite pas à exprimer ouvertement son souhait de voir le Maroc, un pays pour lequel il avait un attachement aussi profond que sincère, devenir une colonie française où flotterait le drapeau français. Dans une lettre envoyée d’Algérie à son ami le lieutenant Brissaud, en poste à Azemmour, près de Casablanca, Charles de Foucauld écrit :

« Ma joie serait profonde de voir le drapeau français flotter sur ce pays (le Maroc). Aurai-je cette joie ? Je ne sais ; en ce moment, je suis retenu ici (en Algérie) par bien du travail… Mais je ne désespère ni de venir au Maroc ni de revoir ce Maroc devenu français à mon si grand bonheur. »

Un dernier aspect méconnu de la personnalité Charles de Foucauld est ce mépris troublant envers les juifs, et notamment les juifs marocains, qu’il exprime sans complexe dans ses écrits, même s’il s’est travesti en juif et même si son accompagnateur au cours de son périple marocain était, justement, un rabbin israélite. Dans un article intitulé « Itinéraires au Maroc », publié dans le Bulletin de la Société de géographie de Paris le 1er trimestre 1887, il décrit son voyage au Maroc et évoque les juifs marocains :

« Vivre constamment avec les Juifs marocains, gens méprisables et répugnants entre tous, sauf rares exceptions, était un supplice intolérable. On me parlait en frère, à cœur ouvert, se vantant d’actions criminelles, me confiant des sentiments ignobles. Que de fois n’ai-je pas regretté l’hypocrisie ! Tant d’ennuis et de dégoûts étaient compensés par la facilité de travail que donnait mon travestissement. »

Le 1er décembre 1916, Charles de Foucauld est assassiné à la porte de son ermitage, à Tamanrasset, dans le désert algérien, par une tribu touarègue. Il avait 58 ans.

1 : NDLR. La béatification est la déclaration, par décret pontifical, qu’une personne de foi chrétienne a pratiqué les vertus naturelles et chrétiennes de façon exemplaire, ou même héroïque. La vénération publique de celui ou celle qui est alors appelé bienheureux ou bienheureuse est par la suite autorisée localement. La canonisation étend le culte à toute l’Église. Charles de Foucauld a été déclaré bienheureux le 13 novembre 2005 par Benoît XVI. Il a été canonisé le dimanche 15 mai 2022.

2 : En accès libre sur BNF Gallica

3 : à la différence des juifs, les « chrétiens européens », appelés roumis, suscitaient à l’époque méfiance et hostilité dans les tribus berbères. S’ils étaient démasqués, ils étaient systématiquement tués.

Commentaires : un portrait râpeux de Charles de Foucauld qui n’omet pas le côté sombre du personnage, en particulier son antisémitisme.

© Copyleft Q.T. 10 février 2024

CHARLES DE FOUCAULD ET LE MAROC

(source : https://dioceserabat.org/fr/) (capture du texte avec quelques corrections)

Le choix du Maroc

Le goût des voyages

Charles de Foucauld n’a passé qu’une année au Maroc. Mais ce qu’il a vécu l’a profondément marqué. Quand il a fait son voyage d’exploration au Maroc, du juin 1883 au mai 1884, il avait à peine 25 ans. Le récit de son voyage publié dans son livre « Reconnaissance au Maroc » (1) lui a valu la médaille d’or de la Société de Géographie de Paris. Pour comprendre « d’où il venait », et dans quel état d’esprit il a commencé son voyage, il faut se rappeler ses années d’avant : En 1881, alors jeune officier de 22 ans, il était envoyé avec son régiment en Algérie. Mais il tient à son indépendance et ne veut pas se plier devant d’autres. Il sera renvoyé de l’armée pour indiscipline doublée d’inconduite notoire. Quelques mois plus tard, à sa propre demande, il est réintégré dans l’armée, mais donne finalement en 1882 sa démission définitive. Le 18 février 1882 il écrit à Gabriel Tourdes, un ami de lycée : « … je déteste la vie de garnison : je trouve le métier assommant en temps de paix ce qui est l’état habituel (…) aussi j’étais résolu depuis longtemps à quitter un jour ou l’autre la carrière militaire. Dans ces dispositions j’ai préféré m’en aller toute de suite : à quoi bon traîner encore quelques années, sans aucun but, une vie où je ne trouve aucun intérêt ; j’aime mieux profiter de ma jeunesse en voyageant ; de cette façon au moins je m’instruirai et je ne perdrai pas mon temps » (2)

Son séjour dans le désert algérien a commencé à changer sa vie et lui a donné le goût de l’aventure. Dix ans plus tard, dans une lettre du 21 février 1892 à son ami Henri Duveyrier il écrit :

« … je passai sept à huit mois sous la tente dans le Sahara oranais, cela me donna un goût très vif des voyages pour lesquels j’avais toujours senti de l’attrait. Je donnai ma démission en 1882 pour satisfaire librement ce désir d’aventures ». (3)

Pourquoi le Maroc ?

Il faisait d’abord le projet d’un long voyage en Orient, voulant traverser toute l’Afrique du Nord, l’Arabie Saoudite et aller jusqu’à Jérusalem, où il pensait se retrouver avec un médecin qu’il avait connu dans le Sud-Oranais. Il demande à son ami de lycée, Gabriel Tourdes, de lui procurer un tas de livres pour se préparer à ce voyage.  « … tu comprends que ce serait dommage de faire d’aussi beaux voyages, bêtement et en simple touriste : je veux les faire sérieusement … » (4)

Mais subitement il change son projet : il ne veut plus aller en Orient, mais en direction opposé : au Maroc pour un voyage d’exploration.

Pourquoi ce changement ? On retrouve son goût de l’aventure, son caractère fier avec ce projet extrêmement ambitieux de faire quelque chose que personne n’a encore pu faire avant lui. C’est peut-être qu’après une jeunesse et un parcours très tourmentés il a soif de combler un vide par une expérience forte, soif de se risquer sans mesure, soif de réussir son projet personnel. Finalement soif de l’absolu.Et nous le verrons, il fallait absolument aller jusqu’au bout ! A sa sœur, Marie qui en janvier 1884 s’inquiète et lui demande de revenir en France, il répond : « Quand on part en disant qu’on va faire quelque chose, il ne faut pas revenir sans l’avoir faite »(5)

Une aventure dangereuse

Explorer le Maroc, pays qui jusque-là était inconnu en grande partie, n’était pas possible pour un Européen sans risquer sa vie. Seulement certaines zones étaient accessibles aux Européens. D’une part il y avait le « Bled al Maghzen » - pays avec des populations soumises au sultan et d’autre part le « Bled es -Siba » - pays où l’autorité du sultan était contestée par des tribus insoumises qui représentait cinq sixièmes du pays.

La préparation du voyage

À partir de juin 1882, donc à 24 ans, Charles de Foucauld se prépare à la Bibliothèque d’Alger, aidé des meilleurs spécialistes de l’époque, comme Mac Carthy et le grand explorateur Henri Duveyrier, pendant une année pour ce voyage d’exploration avec des études acharnées dans plusieurs domaines scientifiques comme la géographie, la géologie, la cartographie, l’histoire et il étudie aussi l’arabe et l’hébreu (mais pas le berbère).

Lui qui autrefois était considéré comme un fainéant s’est fait un tableau de travail dont il dit : « … je l’ai horriblement chargé : il marque le commencement du travail à 7 heures du matin, et la fin à minuit, avec 2 interruptions d’une demi-heure pour le repas - tout le reste est divisé en petits cours : l’arabe a ses heures, l’histoire, la géographie ont la leur, et ainsi de suite. Quant à la correspondance, … je l’ai donc reléguée, au moment où le travail était fini, à minuit. Mais quand j’arrive à ces heures-là, … j’ai grandement sommeil … »(6)

Il y a donc un certain excès, un trait de sa personnalité qu’il gardera toute sa vie et qui deviendra un « excès dans l’amour ».

Charles de Foucauld finance ce projet personnel entièrement par sa fortune personnelle et celle de sa famille, ou plutôt avec ce qui lui en restait, car dans sa jeunesse il avait déjà dilapidé une bonne partie de son héritage, ce qui lui a valu d’avoir un conseil judiciaire. Il aura d’ailleurs quelques soucis financiers au cours de route à cause des vols successifs. Arrivé au Grand Sud il devra faire un grand détour jusqu’à Mogador (Essaouira) pour se procurer de l’argent - et puis au retour à cause du pillage par deux hommes qui étaient censés l’escorter, et il sera obligé de vendre ses mulets pour pouvoir aller jusqu’au bout à la frontière algérienne.

Voyager en juif déguisé avec un guide juif marocain

La population qu’il rencontre au Maroc était en grande majorité musulmane, mais il y avait aussi des nombreuses communautés juives. À cause du danger que représentait ce voyage pour lui comme européen, Charles de Foucauld avait choisi de se déguiser en rabbin juif, se présentant sous le nom Joseph Aleman et de se faire accompagner par le Rabbin Mardochée Aby Serour. Mardochée était juif marocain né en 1826 à Tintazart près d’Aqqa dans le Sud marocain et donc âgée d’environ 57 ans. C’était un voyageur très expérimenté et renommé notamment par son voyage à Tombouctou. Mais souvent c’est Charles de Foucauld qui décide lui-même le chemin à suivre, il prend des risques énormes, contre l’avis de son guide. Ainsi à plusieurs reprises il a failli y laisser sa peau. Et la plupart du temps il utilise dans son récit « je » et très rarement « nous », comme s’il voyageait seul ! Si Charles de Foucauld a réussi son exploration c’est aussi grâce aux connaissances de son guide et il est étonnant de constater qu’il le mentionne seulement sept fois dans son livre « Reconnaissance au Maroc » et parle dans d’autres endroits de lui dans des termes assez méprisants. À cette époque, avant sa conversion, il n’était pas encore question d’être « frère universel » !

Sa méthode de travail

De juin 1883 à mai 1884 il va parcourir à pied surtout et parfois à dos de mulet 3 000 km, dont 2 250 km totalement inconnus. Il a fait preuve de capacité d’observations très précises du terrain, de la culture, de l’organisation politique du Maroc, de compétences en différentes matières et d’une grande endurance pendant cette année au Maroc.

Il notait ses observations dans un cahier minuscule de 5 cm carrés avec un crayon long de 2 cm, en prenant la précaution de marcher en avant ou en arrière de ses compagnons.

Mettons-nous en route avec Charles de Foucauld, en le suivant dans ses découvertes, ses aventures et rencontres passionnantes de Tanger jusqu’au Sud marocain et à son retour à Oujda et Lalla Marnia, terme de son voyage.

1 : Vicomte Charles de Foucauld, Reconnaissance au Maroc, L’Harmattan 1998

2 : Charles de Foucauld, Lettres à un ami de Lycée, Nouvelle Cité 1982, p.118

3 : Antoine Chatelard, Charles de Foucauld, Le chemin vers Tamanrasset, Paris, Karthala 2002, p.308

4 : Charles de Foucauld, Lettres à un ami de lycée, p. 119

5 : René Bazin, Charles de Foucauld, explorateur au Maroc, ermite au Sahara, Paris, Plon, 1921, p. 72

6 : Charles de Foucauld, Lettres à un ami de lycée, p.125

Commentaires : Éloge nuancé de Charles de Foucauld, éloigné de ce que l’on peut lire par ailleurs (voir ci-dessous). Charles de Foucauld n’a pas 25 ans quand il débute sa reconnaissance au Maroc, fait preuve d’une étonnante précocité intellectuelle dont on reste admiratif et en même temps dubitatif. Cette précocité intellectuelle s’accompagne d’un certain narcissisme voire de mépris (voir publication, ici-même, intitulée « Charles de Foucauld était-il antisémite ? »)


Biographie de Charles de Foucauld

(extraits) (source, https://www.charlesdefoucauld.org/fr/biographie.php) (capture du texte avec quelques corrections)

Et le 28 janvier 1882, il envoie sa démission de l'armée.

4) Voyageur sérieux (1882 à 1886)

Charles décide alors de s'installer à Alger pour préparer ses voyages.

« Ce serait dommage de faire d'aussi beaux voyages, bêtement et en simple touriste : je veux les faire sérieusement, emporter des livres et apprendre aussi complètement que possible, l'histoire ancienne et moderne, surtout ancienne, de tous les pays que je traverserai. »

Le Maroc est tout proche, mais il est interdit aux Européens. Charles est attiré par ce pays très peu connu. Après une longue préparation de 15 mois, Charles part au Maroc avec le Juif Mardochée qui sera son guide.

« En 1883, sur les terres du sultan, l'Européen peut circuler au grand jour et sans danger ; dans le reste du Maroc, il ne peut pénétrer que travesti et au péril de sa vie : il y est regardé comme un espion et serait massacré s'il était reconnu. Presque tout mon voyage se fit en pays indépendant. Je me déguisai dès Tanger, afin d'éviter ailleurs des reconnaissances embarrassantes. Je me donnai pour Israélite. Durant mon voyage, mon costume fut celui des Juifs marocains, ma religion la leur, mon nom le rabbin Joseph. Je priais et je chantais à la synagogue, les parents me suppliaient de bénir leurs enfants … »

« A qui s'informait de mon lieu de naissance je répondais tantôt Jérusalem, tantôt Moscou, tantôt Alger. »

« Demandait-on le motif de mon voyage ? Pour le musulman, j'étais un rabbin mendiant qui quêtait de ville en ville ; pour le Juif, un Israélite pieux venu au Maroc malgré les fatigues et dangers, pour s'enquérir de la condition de ses frères. »

« Tout mon itinéraire a été relevé à la boussole et au baromètre. »

« En marche, j'avais sans cesse un cahier de cinq centimètres carrés caché dans le creux de la main gauche ; d'un crayon long de deux centimètres qui ne quittait pas l'autre main, je consignais ce que la route présentait de remarquable, ce qu'on voyait à droite et à gauche ; je notais les changements de direction, accompagnés de visées à la boussole, les accidents de terrain, avec la hauteur barométrique, l'heure et la minute de chaque observation, les arrêts, les degrés de vitesse de la marche, etc. J'écrivais ainsi presque tout le temps de la route, tout le temps dans les régions accidentées. »

« Jamais personne ne s'en aperçut, même dans les caravanes les plus nombreuses ; je prenais la précaution de marcher en avant ou en arrière de mes compagnons, afin que, l'ampleur de mes vêtements aidant, ils ne distinguassent point le léger mouvement de mes mains. La description et le levé de l'itinéraire emplissaient ainsi un certain nombre de petits cahiers. »

« Dès que j'arrivais en un village où il me fût possible d'avoir une chambre à part, je les complétais et je les recopiais sur des calepins qui formaient mon journal de voyage. Je consacrais les nuits à cette occupation. »

« Pendant le court séjour à Tisint, je fis plusieurs connaissances : tous les hadjs voulurent me voir. Pour le seul fait que je venais d'Algérie, où ils avaient été bien reçus, tous me firent le meilleur accueil ; plusieurs, je le sus depuis, se doutèrent que j'étais Chrétien ; ils n'en dirent mot, comprenant mieux que moi peut-être les dangers où leurs discours pourraient me jeter. »

« En arrivant à Agadir, je descendis chez le Hadj Bou Rhim. Je ne puis dire combien j'eus à me louer de lui, ni quelle reconnaissance je lui dois : il fut pour moi l'ami le plus sûr, le plus désintéressé, le plus dévoué ; en deux occasions, il risqua sa vie pour protéger la mienne. Il avait deviné, au bout de peu de temps, que j'étais chrétien ; je le lui déclarai moi-même dans la suite : cette preuve de confiance ne fit qu'augmenter son attachement. »

Pendant 11 mois, Charles a souvent reçu des injures et des cailloux. Plusieurs fois il a même risqué d'être tué.

Le 23 mai 1884, un pauvre mendiant arrive au poste frontière de l'Algérie. Il est pieds nus, maigre et couvert de saleté. Ce pauvre Juif s'appelle Charles de Foucauld.

« Cela a été dur, mais très intéressant, et j'ai réussi ! »

Le monde scientifique de l'époque est enthousiasmé par le travail de Charles : une véritable exploration ! Il a parcouru 3 000 km dans un pays presque inconnu. C'est la gloire !

Commentaires : Gommer tout ce qui pourrait égratigner le mythe lié à la chrétienté exacerbée de Charles de Foucauld, mise en avant par ses laudateur.rices, chrétienté avec ses qualificatifs accompagnateurs : honnêteté et douceur, permet d’édifier un récit lisse et fédérateur mais irréel.

© Copyleft Q.T. 26 février 2024