Thème

« L’utopie est à l’horizon. Je fais deux pas en avant, elle s’éloigne de deux pas. Je fais dix pas de plus, elle s’éloigne de dix pas. Aussi loin que je puisse marcher, je ne l’atteindrai jamais. À quoi sert l’utopie ? À cela : elle sert à avancer. »

Eduardo Galeano, Paroles vagabondes

Le thème des utopies s’est imposé comme une évidence pour ce séminaire au Tessin : un lieu de résidence chargé d’histoire, un penseur en éducation que nous rêvions d’inviter et nos éternelles questions... Une rencontre possible entre réflexion, arts et formation. À la suite de nos précédentes éditions vers une école plus inclusive (Fribourg-Charmey, 2021) et plus durable (Berne, 2022) faisant face aux grands défis de notre temps, nous aspirons en 2023 à prendre de la hauteur pour nous aider à penser l'école, nous qui la pansons si souvent. Ce séminaire sera réussi s’il nous questionne fondamentalement, voire outrageusement.


Le Monte Verità au-dessus de la bucolique ville d’Ascona sera ce lieu qui nous raconte l’émergence des utopies, la recherche d’un monde meilleur proche de ce qui nous constitue. Quelque chose d’onirique et d’essentiel émane de ce mont dominant le lac Majeur et, depuis le tournant du 20e siècle, de nombreuses femmes et hommes y sont monté·e·s en quête de vérité et d’absolu ou simplement pour y trouver de l’air et du soleil ! Havre de paix de la Lebenreform venue du Nord, nous commencerons notre séminaire en nous plongeant dans l’histoire de notre lieu de résidence. « Le Monte Verità ne choque plus personne par les pratiques débridées de ses habitants, mais il continue d’être un lieu magnétique où l’on vient se ressourcer, créer, brasser des idées, débattre et échanger. » (Le Temps, Utopies suisses 3/5, juillet 2018). Nous y serons pour nous y inspirer.


Pour Philippe Meirieu, les utopies occupent une place signifiante en éducation et les ignorer représente un réel danger qu’il faut conscientiser. Sa présence au Monte Verità donnera une dimension philosophique et pratique à notre réflexion et il saura nous accompagner dans cette prise de hauteur, dans ce questionnement fondamental, dans ce ressourcement aussi. Nous avons besoin d’apprendre toujours mieux à nous repérer et à nous orienter dans la complexité des enjeux éducatifs auxquels nous devons faire face au quotidien. Philippe Meirieu nous proposera la pédagogie comme « une ligne de passage étroite entre les utopies ». Il évoquera qu’il faut se méfier du rêve des « écoles idéales », sans pour autant abandonner tout « idéal d’école » et il invitera chacun·e à « se dégager des utopies symétriques de la toute-puissance et de l’impuissance éducatives, pour permettre à un sujet d’accéder à la liberté de penser par lui-même et de s’associer les autres pour tenter de construire du commun. », comme il le fait dans un récent ouvrage (1). À la suite de sa conférence du jeudi, il travaillera aussi avec nous le vendredi matin à partir de nos questions orientées vers les réalités concrètes de nos écoles et de notre métier. Nos échanges nous permettront de rafraîchir nos motivations et de cultiver notre courage d’avancer.


La citation de l’écrivain et journaliste uruguayen mise en exergue évoque l’utopie comme un horizon vers lequel on tend, dans cette course effrénée de pas en avant et de pas en arrière. Cette marche sur place est paradoxalement un moyen de locomotion : elle nous permet de cheminer, de rester en mouvement, d’être vivant. Entre cet horizon auquel accrocher notre regard pour avancer et la ligne de passage étroite entre les utopies évoquée par Meirieu, nous sommes sur le chemin de crête de la pédagogie et nous devons le tracer dans la conduite de nos établissements scolaires, avec nos équipes.


Relisons les rôles et missions choisies au sein de la CLACESO cherchant à définir le cœur de notre métier de directrice et directeur d’école et discernons les utopies qui les sous-tendent. Elles sont nombreuses, mais elles sont nécessaires. Comment ne pas avoir en ligne de mire la réussite scolaire de toutes et tous, dans leur grande diversité, alors que l’on sait pertinemment quel·le·s sont les élèves qui réussiront le mieux et qu’il est difficile d’agir sur cette prédestination ? Comment développer le respect et la dignité de chaque personne, alors que la culture scolaire valorise et catégorise méthodiquement en rendant des verdicts parfois sans appel ? Comment construire un climat serein au sein de nos établissements, en mobilisant les jeunes et les adultes, alors qu’une part d’entre elles et eux s’y opposeront et chercheront à nuire au bien commun ? Comment promouvoir les valeurs qui fondent l’école publique sans les brader et sans les imposer de manière absolue, alors qu’elles sont bafouées quotidiennement au près et au plus loin ? Comment exercer l’autorité sans en abuser et en laissant la possibilité à chaque individu d’évoluer et de grandir, alors que l’on attend de nous une prise de responsabilité souvent radicale ? Comment motiver le corps enseignant à s’adapter aux nouveaux enjeux et à envisager le changement comme une opportunité de développement professionnel, alors que la perte de sens et de repères impacte notre santé ? Comment continuer ? Comment ne pas laisser tomber ? Dans un texte où Anne-Marie Drouin-Hans cherche à mettre en relief les leçons de l’utopies, elle termine en nous invitant à savoir rêver et agir avec lucidité : « L’utopie nous enseigne qu’il faut faire le deuil de la perfection sans pour autant anéantir le désir du mieux. [...] Apprendre à vivre cette tension est une des leçons que l’utopie propose à l’intelligence, sous la forme d’une auto-illusion régulatrice qui permet d’oser rêver l’impossible perfection et lui garder son statut de rêve. C’est ainsi que l’utopie nous apprend à aimer la fragilité et l’imperfection du réel, parce qu’elles nous invitent à agir, à nous confronter à l’imprévu, et à nous étonner » (2).


Dans les moyens à découvrir pour rester des humains inspirés et inspirants, pour apprendre des autres, pour s’ouvrir à la différence, pour oser innover et avoir le courage de diriger, les arts et la nature nous offrent de belles opportunités de grandissement. Dans ce séminaire, entre le PalaCinema de Locarno, l’Accademia Teatro Dimitri et les espaces proposés par divers·e·s intervenant·e·s, le comité d’organisation tessinois a choisi la voie de la créativité pour expérimenter nos utopies et éprouver nos limites, dans la bienveillance et l’ouverture. Vous apprendrez que dans l’histoire du Monte Verità, la nature, la danse et la peinture ont eu une place importante. Nous ferons donc honneur à ces traditions dans les ateliers thématiques du jeudi et il y en aura pour tous les goûts. Une belle manière de cultiver nos ressources personnelles et collectives.


Pour terminer et en guise de point d’orgue, je vous propose un texte engagé de Jean Houssaye dans lequel il narre sa rencontre avec Utopie, victime de tous les maux et mère porteuse de tous les mots, qui décide de réagir en s’insurgeant, en endossant, en revendiquant, en clamant, en fulminant, en se taisant, en précisant, en réfléchissant et en nous parlant tout simplement. Écoutons-la : « Au-delà de votre incrédulité résignée, vous voulez encore plus de rêve ? J’ai ce qu’il vous faut. Juste l’utopie d’être humain. […] Serez-vous jamais assez humains ? Serez-vous à jamais navigateurs de l’humain ? Utopie est partie d’un grand rire, consciente du tour qu’elle venait de nous jouer à encore nous faire rêver. [...] Moi, je ne demande pas à aveugler, je demande à clignoter, juste à faire signe, à être signe de promesse » (3).


Pierre-Etienne Gschwind

Président de la CLACESO



(1) Ph. Meirieu, Ce que l’école peut encore pour la démocratie, Autrement, 2020. Présentation de cet ouvrage, cliquer ici.

(2) A.-M. Drouin-Hans, Rêves d’éducation, éducations de rêve : les leçons de l’utopie, Le Philosophoire 2015/2 n°44. Accès à ce texte, cliquer ici.

(3) J. Houssaye, Utopie : le chant du monde, Imaginaire & Inconscient 2006/1 n°17. Accès à ce texte, cliquer ici.