Nouvelle lettre ouverte à Kenneth White

par Yannick Barazer 

Bora Bora, août/septembre 2023

/Où je te salue encore, Vivant. Où je situe ma démarche personnelle en géopoétique. Où je reviens sur une “petite histoire“ qui provoqua quelques remous pour l’Institut. Où j’interroge le devenir de celui-ci. Où je situe l’Atelier des Marges et précise son orientation singulière dans le cadre ouvert de l’Océanisation de l’Institut./

“Rosée que ce monde-ci

Rosée que ce monde, oui sans doute,

Et cependant… “    

Issa


“Comment me sentirai-je, à ce moment de la fin auquel je ne pense absolument pas? Je n’en sais rien… (…) - peut-être que, si j’ai essayé de vivre mon existence comme je le voulais, je serai en mesure de dire: “le geste est accompli“. Et je mettrai un point final - peut-être un point d’exclamation.“ 

Kenneth White dans un entretien avec Gilles Farcet (seconde moitié des années 80)




Kenneth, tu es mort il y a quelques jours, le 11 août au soir dans ta maison de Trébeurden. On me dit que tu n’as pas souffert, que tu étais entouré de présence amicale, j’en suis heureux. Tes funérailles ont eu lieu aujourd’hui à Saint-Thégonnec dans le Finistère. Salut à toi.

J’ai traversé une nappe de tristesse dense ce jour là, de celle commune que l’on ressent à la mort d’un proche mais elle avait un caractère singulier, elle était douce, évanescente, soulagée. En la sondant bien j’ai perçu une pointe de légèreté rieuse à sa racine. Tu avais 87 ans, c’est un bel âge pour partir avant de trop subir les tracas physiques, l’amoindrissement et la dépendance à la médecine industrielle. L’aventurier de l’esprit nomade est mort dans son lit, en paix, l’oeuvre est achevée, tout semble correspondre à Tout dans le chaosmos. 

Je pense au chemin de la côte où tu marchais chaque jour entre Gwenved et le rocher sur la plage où tu appuyais ton dos pour contempler la mer. Je vois sur ce chemin la multitude de tes pas d’homme, pendant quarante années. De chacun émane une clarté, et, ensemble, elles forment un sillage de petites lumières dansantes dans le plein jour du chemin. Les pierres que tu foulais, et le corbeau et la pie, garderont longtemps la mémoire de tes passages. Et d’autres viendront marcher là, mettront le temps d’un jour leurs pas sur ta ligne d’erre, d’autres s’appuieront au rocher en contemplant la mer. Le ressac leur inspirera un poème court, ponctué d’un cri de mouette peut-être, et l’horizon sur la mer une belle pensée sans mot avec beaucoup d’espace. Il leur semblera que tu leur as murmuré quelque chose et le coeur illuminé ils s’en iront, ailleurs sur la Terre, essaimer l’ouverture. 


Ma dernière Lettre ouverte au Grand Héron Blanc date d’il y a un peu plus d’un an. Tu y avais répondu m’assurant que la ligne était ouverte entre Bora Bora, où je vis depuis deux ans, et Trébeurden, m’invitant à en écrire d’autres, « tout un livre peut-être ». Tout un livre, Kenneth, je ne sais pas… Je t’avais répondu qu’il me faudrait vivre et récolter de la matière à distiller avant de t’écrire encore. Mais l’idée me plaît, j’aime la correspondance, cette faculté qu’ont les mots et les idées de s’accorder au destinataire, de s’imprégner de sa qualité propre, de dérouler des lignes que lui seul peut inspirer. Alors je réponds à ton invitation. Je ressens déjà la joie de ces temps à venir où je te retrouverai dans ces Lettres, passerai en esprit avec toi des moments d’échanges, échos élargis à l’infini de cette entrevue dans ton Atelier Atlantique où tu me reçus un jour au milieu de tes livres et de l’œuvre en chantier. Ce jour là, je me présentai timidement, prêt à recevoir la parole du “maître“, mais la leçon de choses n’advint pas, très vite tu orientai adroitement la conversation, autrement. A l’écoute, tu posais des questions sur mon parcours, t’intéressais sincèrement à ce que j’étais, sans flatterie. J’en ai été surpris, un peu gêné d’abord, et puis au fil de l’échange je me suis trouvé “élevé“ d’une étrange et décisive manière. A aucun moment je n’ai senti l’écrasement de ces grands arbres dont on dit que dans leur ombre rien ne pousse. La conscience du génie qui te guidait ne provoquait pas l’hubris mais te faisait humble.  Pas de modestie affectée, non, tu n’étais surtout pas modeste, au sens commun de la chose, mais tu avais cette humilité, cette lucide simplicité qui signe la grandeur d’une oeuvre. J’avais apporté un exemplaire de Terre de Diamant, tu me le dédicaçais sur la page de titre: “Nord, sud, est, ouest. Lumières!“, avant de m’accompagner au portail et de me laisser partir en agitant la main avec un sourire de ravi. Au revoir Kenneth.


Passé le seuil de l’extinction, dans la vitalité des cycles et des naissances que les deuils dynamisent quand ils sont bien menés, je m’appliquerai ici à dégager et à extraire de la gravité du moment un souffle pontife, une perspective et des éléments propres à faciliter une intelligence claire des enjeux de ton héritage. La Fondation est actée, “le geste est accompli“ oui, mais quelle architecture s’élèvera là, à la hauteur de la vitalité à laquelle elle invite? Qui vivra verra… certes, mais on peut esquisser, peut-être, dans la nuit blanche, quelques projections, quelques trajectoires possibles.


Pour ce qui concerne avant tout ton Grand Travail, la géopoétique, cette pensée universelle de la Terre et théorie-pratique, le moment est venu de la transmission. Je me souviens d’un livre du naturaliste Jacques Brosse Les maîtres zen, on y suivait, à travers les siècles, les naissances et développements des écoles du zen depuis le Chan chinois jusqu’au Japon. Certaines, météoriques, disparaissaient juste après la mort de leur fondateur, d’autres duraient plusieurs décennies, un siècle, ou deux, avant de s’éteindre. D’autres encore, au gré de scissions, se séparaient parfois en courants avec plus ou moins de vitalité, pour étendre leur influence sur plusieurs siècles, jusqu’à 700, 800 ans, ou plus… A cette lecture j’avais l’impression de suivre une cartographie de cours d’eau suivant leurs lignes de moindre résistance au gré des reliefs de la terre. Des sources plus ou moins sûres, des débits plus ou moins puissants, des ruisseaux prometteurs se perdant vite dans des sables, des rivières grossissant jusqu’à devenir fleuve pour rejoindre l’océan.  Je ne compare évidemment pas la nature de la géopoétique à celle du zen, ce serait candide, mais on peut la considérer comme une pensée du grand large proposant une structure solide et efficiente à un déploiement personnel et collectif dans l’ouverture à une beauté première du monde, un mouvement culturel ouvrant une possibilité de cheminer intellectuellement, psychiquement et poétiquement.


Il ne s’agit pas ici Kenneth, de faire un historique par le menu du développement de l’idée géopoétique, de son germe présent dans tes écrits les plus anciens jusqu’à la fondation de l’Institut en 1989, ni de dire citations à l’appui comment ils l’annonçaient, la préparaient, ou comment tes oeuvres postérieures à cette fondation jusqu’aux derniers travaux en ont précisé les contours, l’ont approfondi, raffiné, concentré, en gardant une constance de trajectoire et de cohérence, jusqu’au corps philosophique dont nous héritons aujourd’hui.  Tout cela est évident pour celui qui envisage l’oeuvre dans la perspective du Grand Travail, de l’Unique trait de pinceau. Disons simplement que dans cette perspective large, tes nombreuses productions, selon les trois modes d’écritures qui sont les tiens (les waybooks, les essais, et les poèmes), apparaissent comme une succession erratique de concentrations, d’élaborations et de contemplations vives, de cristallisations et de dissolutions dans le processus rythmé d’une respiration ample et ajustée à l’Idée directrice.

Ce qui m’intéresse d’abord c’est, dans les grandes lignes, la trajectoire de l’Institut International de Géopoétique lui-même, depuis sa Fondation il y a 35 années jusques aujourd’hui, et l’enjeu, selon moi capital, que représente ta mort récente pour son devenir et la transmission de ton oeuvre dans sa pleine radicalité.


J’ai commencé à te lire, puis à correspondre sporadiquement avec toi, au début des années 2000, pour rejoindre l’Institut en 2003 ou 2004. Je n’ai donc pas directement connu les premières années de l’archipel, la première floraison d’ateliers  et de centres de ces années-là. 

Le premier, L’Atelier du Héron, est créé à Bruxelles autour de Thierry-Pierre Clément en 1992,  le Scottish centre for geopoetics autour de Tony McManus en 1995, le Centre géopoétique de Paris est fondé en 1996, suivi par d’autres, surtout en Europe mais aussi ailleurs dans le monde. Citons encore pour les années 2000 l’Atelier du Rhône et l’Atelier québéquois de géopoétique: La Traversée (2004), dont nous reparlerons. C’est le temps de ce que j’appelle la “première géopoétique“. De nombreuses figures d’intellectuels et d’artistes participent alors de leur élan propre au rayonnement de la géopoétique dans des domaines variés, de la psychologie à l’urbanisme en passant par l’écologie, la géographie, la cartographie, la philosophie, la théorie de l’Art… Les 5 Cahiers de géopoétique, publiés entre 1990 et 1996 (ainsi que l’ultime numéro 6 en 2008), témoignent de cette effervescence d’idées et de recherches, dont le nord conceptuel reste ton livre, paru en 1994, Le Plateau de l’Albatros / Introduction à la géopoétique. Les publications de l’Atelier du Héron (les belles brochures bleues) marquent alors aussi le lecteur gourmet que je suis. 


Outre les colloques, expositions, publications qui rassemblent autour de la pensée géopoétique, se développe une pratique de l’excursion créative dans la nature. “L’idée était de toujours rester proche de la nature, de garder le contact avec la terre. Nous allions randonner un peu partout. Nous nous arrêtions régulièrement, devant ou au cœur d’un paysage particulièrement inspirant, et lisions des poèmes, écrivions, photographions, dessinions, réalisions d’éphémères installations à l’aide de branches, d’écorces, de pierres ou de tous autres éléments naturels qui nous paraissaient porteurs, dans leur mise en relation et en espace, d’une énergie renouvelée. Et par quoi nous-mêmes découvrions alors un renouvellement de notre propre rapport à la nature“. Ainsi Thierry-Pierre Clément décrit les sorties de l’Atelier du Héron dans un entretien de 2017 paru dans la revue en ligne Revues.be. Voilà l’archétype des excursions que pratiqueront alors en leur territoire la plupart des ateliers et centres de géopoétique.


Cette pratique se développe de manière plus concentrée notamment au Québec avec La Traversée au point de devenir son marqueur principal d’identité et celui de ses productions (ses carnets, “retours du voyageur“, retours du flâneur“, ses “ateliers nomades“, ses canotages sur le Saint-Laurent…) au détriment de la dimension plus radicale de la recherche géopoétique toujours en constant développement dans l’Atelier Atlantique de Trébeurden. Pour La Traversée, la forme la plus extérieure de la géopoétique, - à travers laquelle le public in-averti du travail de fond qu’elle implique entre d’abord en contact -, devient prépondérante, l’emporte peu à peu sur l’Idée fondatrice qui se dissout dans une vulgarisation détournée. L’insidieux déplacement aboutit finalement à une voie sans issue sous la forme d’un livre publié en 2015 par Rachel Bouvet, fondatrice et longtemps directrice de l’atelier québécois, Vers une approche de la géopoétique, qui aura par ses effets un impact majeur pour le mouvement géopoétique et la vie de l’Institut.


Entre temps, en 2013, tu quittes sa présidence et demande instamment à Régis Poulet de prendre en main la destinée institutionnelle de la géopoétique. Ce qu’il accepte. Il est alors membre de l’Atelier du Rhône, tombé un temps en déshérence et relancé par lui (avec Yvan Dendievel) deux années plus tôt. Il ne fait pas partie du sérail des “anciens“ et, au sein de la “famille“ qui s’est constituée d’un groupe à l’autre au long des années, cette nomination surprend voire agace quelques-uns, dont certains s’estimaient sans doute plus légitimes à prendre la fonction. On se trouve là dans le contexte humain trop humain de la petite histoire inhérente à toute vie institutionnelle et je prie le lecteur de cette lettre ouverte d’excuser cette entrée par la bande dans des coulisses un peu nauséeuses. Tout en tâchant de garder une distance prophylactique avec ces matières, je m’astreins à en parler car elles participent, selon moi, à clarifier la situation de l’actuelle présidence dans le cadre d’une transmission directe. 

Il n’empêche que ce tournant infléchit la direction de l’Institut dans le sens d’un approfondissement et d’une radicalisation de l’idée fondatrice et que des ateliers et des centres de géopoétique qui ont privilégié des pratiques plus “light“ s’en trouvent visiblement déstabilisés. Dans ce contexte la publication du livre de Rachel Bouvet deux années plus tard peut apparaître comme une réaction crispée à cet état de fait.


“Quiconque essaie de vivre une vie pleine et vivante, avec un minimum d'idées préconçues (…) doit avoir le sens d'un monde en mouvement à la fois réel et idéal (…) mais aussi être prêt à accepter les ruptures, les interruptions, les fractures.“ Cette citation de toi, Kenneth, relayée par le Groupe de recherches en géopoétique de Bahia dans la présentation de son programme sur le site de l’Institut, s’applique bien à la situation. Car de rupture, d’interruption, de fracture, il va être question. 


Le livre de Rachel Bouvet va, en effet, faire tonner le dragon. Et la foudre s’abattre sous la forme d’une lecture analytique intitulée La géopoétique face aux visions myopes et aux ambitions délétères, que j’invite vivement à consulter en ligne sur la Revue des Ressources

Cette lecture analytique est décapante au sens le plus vivant de l’expression. Son ton est vif, sans concession, elle étrille avec dynamisme et autorité les ambitions de Rachel Bouvet, la lecture au petit pied qu’elle fait de la géopoétique et met au jour le pathétique de son appel à une “nouvelle géopoétique“. Démontrant au passage, s’il était nécessaire, la puissance et la vitalité de l’idée fondatrice.

D’un livre écrit par un membre actif de l’Institut international de géopoétique, qui a longtemps dirigé un des ateliers de son archipel, La Traversée, on pouvait s’attendre à mieux. Mais ce livre est non seulement décevant, il est sérieusement déficient.“ commences-tu. Pour finir par reconnaître à l’ouvrage une “utilité négative“ - et faire en passant la démonstration d’une faculté martiale à absorber le coup et à transformer sa dynamique pour asseoir finalement avec plus de clarté et de fermeté encore la géopoétique dans son axe conceptuel, en concentrer le noyau et en élargir le rayonnement.

“En conclusion, ce livre n’aurait jamais dû exister. Maintenant qu’il existe, on peut lui reconnaître une utilité négative, si je puis dire. Il démontre dans quel bourbier (certes convivial, et même cartographié) l’Institut international de géopoétique pourrait tomber si des géopoéticiens en herbe empruntaient ses pistes à la fois tortueuses et naïves.“

Knock out.


Quant aux fameux “ateliers nomades“ - “si le terme est propre à La Traversée la chose a été et est encore pratiquée par la plupart des groupes de géopoétique (…) depuis le début“ (voir plus haut ma citation de Thierry-Pierre Clément) - tu leur redonnes la place qui leur revient, celle d’une entrée en matière géopoétique: “ce sur quoi il faut insister, si l’on veut saisir clairement le propos, le projet, les perspectives de la géopoétique, c’est que dans cette pratique excursionniste, on est encore dans la propédeutique de la géopoétique : initiation à l’espace, lecture de terrains. C’est utile, c’est nécessaire, c’est jouissif – mais ce n’est que de la propédeutique.“


Ton texte résonne finalement comme un manifeste. A travers lui l’idée se dégage de la première géopoétique et d’une lecture réductrice convivialiste/excursionniste pour plonger décisivement plus profondément ses racines dans l’ouverture originelle. Avec la nomination de Régis Poulet à la présidence de l’Institut, cette mise au point salutaire intronise la phase finale du geste de fondation à laquelle seront consacrées les dix dernières années de ta vie.


Ta prise de position tranchée, le ton tonnant et cinglant que tu as pour recadrer le concept, et écarter d’un revers de plume trempée à l’acide la velléité déviante, vont provoquer l’ire outragée d’une partie de “la famille“ ( « comment a t-il pu faire ça? A une “amie si proche“? ») et déclencher un choc sismique de première magnitude au sein de l’Institut, entrainant une série de défections et le ralliement sécessionniste à La Traversée d’une partie de tes “compagnons de route“. Tu rappelleras pourtant à l’occasion que « dans le champ intellectuel (tu) ne pense(s) pas en terme de personne mais d’idée ».

L’onde sismique se répand ainsi au coeur des groupes y provoquant des tensions aboutissant à des ruptures. La Traversée est exclue de l’Institut. Des groupes emblématiques de la première géopoétique, comme l’Atelier bruxellois du Héron ainsi que le Centre géopoétique de Paris, cessent leurs activités cette année-là. 


Lorsqu’en 2013 j’apprends la nomination de Régis à la présidence, je chemine en isolato. Depuis une dizaine d’années, j’approfondis à mon rythme ma compréhension de la géopoétique et, conscient de la distance et du long travail de désencombrement nécessaire pour entrer en résonance harmonique avec le “champ blanc“, je situe avec précaution ma recherche plastique comme “d’orientation géopoétique“ et ne participe ni à la vie associative de l’institution, ni à celle d’aucun atelier, si ce n’est en adhérent récipiendaire de brochures et revues. Régis Poulet? Ce nom me dit quelque chose… Oui, en effet, je connais de lui un texte de jeunesse dont j’ai beaucoup apprécié la tenue et le contenu: René Char, Milarepa et la Voie de la Foudre. Je trouve la coïncidence auspicieuse.


En 2010 je présente une installation, accompagnée d’un texte, comme une lettre ouverte à Kenneth White nommée « Ils ont une carte, une aiguille aimantée et l’étoile polaire » (une citation de Ramon Lull parlant des marins méditerranéens de son temps que j’ai trouvé dans un de tes livres).

En 2012 j’intitule une autre installation “Essai de géopoétique élémentaire“.

En 2014, à l’occasion d’une nouvelle installation, Magna carta mundi“, présentée cette fois dans une galerie de Vienne près de Lyon, j’en profite pour lancer une invitation aux membres de l’Atelier du Rhône. Deux y répondent: Jean-Louis Michelot et Régis Poulet. L’entrevue et les échanges sont vivants et prometteurs. Je ne rejoins pourtant pas encore le groupe. 

Enfin, en 2015, à l’occasion d’une nouvelle installation, “Alba Delta / pictocosmogramme“, je convie l’Atelier à une rencontre plus formelle. Régis donnera une conférence et Yvan Dendievel fera une magnifique prestation musicale avec une lecture de poèmes de Terre de diamant

La jonction est faite, la rencontre désormais actée je rejoins l’Atelier du Rhône. Las, la première réunion associative à laquelle je participe est celle de la fracture. L’onde de choc de ta lecture analytique du livre de Rachel Bouvet s’est propagée. Comme ailleurs dans les groupes de géopoétique, il y a les pour et les contre et le débat fait rage. Y. Dendievel et J.L Michelot crient au scandale, veulent suivre La Traversée et rompre avec l’Institut. Régis souhaite évidemment lui rester affilié. Nous sommes quatre et, sans majorité, ma voix fera le vote. Tout cela me dépasse, je n’ai pas encore lu le texte incriminé, par ailleurs j’apprécie Jean-louis, sa personnalité, son intelligence de terrain et suis reconnaissant à Yvan de sa venue et de sa prestation lors de mon exposition récente. Mais, sur le fond, je suis décidément un radical, ce qui m’intéresse dans la géopoétique c’est d’abord ce qu’elle porte d’énergie de transformation, cet espace poétique d’ouverture au monde à travers une reconnexion à la terre, et il n’est pas question pour moi de cautionner quelque réduction du concept que ce soit. La sécession de l’Atelier du Rhône échoue. 

Mais le groupe est atteint. Jean-Louis, Yvan et d’autres qui n’étaient pas présents à la réunion le quittent et créeront “l’Atelier des Confins“ qui, évidemment non affilié à l’Institut, se rapproche de La Traversée et propose aujourd’hui encore ses excursions nature accompagnées de lectures, de musique. L’Atelier du Rhône, lui, ne disparait pas mais reste un temps convalescent avant de devenir un espace plus informel. Je le quitterai en 2020 pour fonder avec Cécile Vibarel l’Atelier géopoétique des Marges pour lequel j’écris aujourd’hui. C’est donc à ce moment là (2015) que je rejoins de manière effective la vie institutionnelle de la géopoétique alors en pleine crise. Des gens s’en vont, d’autres viennent. Des groupes mettent la clef sous la porte, d’autres se créent.


Le petit drame en chambre qui s’est déroulé à l’Atelier du Rhône est en soi anecdotique. Je m’y suis attardé d’abord parce qu’il situe un point de contact décisif avec l’Institut de mon propre cheminement en géopoétique mais, surtout, parce qu’il reflète et fait loupe sur la fracture qui l’affecte alors et qui, le ménage fait, lui permet de recentrer sa matière première conceptuelle autour de la nouvelle présidence, en relation étroite avec le pilotage océanique que tu continues d’opérer avec toujours plus de vigueur pendant ces dernières années.

Panorama géopoétique / Théorie d’une textonique de la Terre parait en 2014 sous la forme d’entretiens avec Régis Poulet. Il donne le ton de cette géopoétique profonde "d’après la rupture" (elle ne sera consommée qu’un an plus tard), qui, débarrassée de ses scories, ne cessera de s’affirmer au fur et à mesure de la transmission qui s’opère. L’Institut réalise bientôt  l’Océanisation projetée par toi, Kenneth, dès ses premiers pas, élargissant l’archipel à des horizons aux plus longs cours, jusqu’aux Premières Rencontres géopoétiques Kenneth White“, organisées par l’Institut, qui se tiennent à Trébeurden un mois avant ta mort. Le geste est accompli. Le relai est passé. Le passage bien anticipé et préparé assure la continuité de la vie institutionnelle de la géopoétique. C’est même (chacun y travaille) une nouvelle aventure qui commence pour elle.


Si “l’affaire Bouvet“ relatée plus haut a pu démontrer, s’il était nécessaire, la continuité de l’organisme à travers une fracture conséquente, ta mort récente a pour l’Institut International de Géopoétique la valeur d’un passage autrement plus essentiel. Il ne s’agit plus là d’une fracture à réduire mais d’un saut quantique. La mort (avec la naissance qui lui fait pendant) représentant l’essence de tous les passages dans le flux de transformation perpétuelle qu’est la vie, il est temps de revenir à la question qui a motivé cette présente réflexion: quel “édifice“ peut maintenant s’élever sur cette fondation bien établie? Comment le geste fondateur que tu as réalisé se métamorphosera dans la continuité pour donner corps à un élan vital à sa mesure? 


L’Institut depuis la fondation en 1989 est consubstanciel à ta personne, Kenneth, son siège social a toujours eu la même adresse que ta maison à Trébeurden. Tu l’as présidé pendant un quart de siècle, avant de toi-même choisir ton successeur aux responsabilités. Tu es le concepteur et le principal développeur de l’idée de géopoétique. Ta mort représente donc évidemment pour l’Institut un enjeu majeur. Te survivra-t-il comme “Mémorial Kenneth White“ à travers quelques lieux consacrés - ceux où tu as vécu? (l’un est en réflexion à Valgorge en Ardèche où se situe la matière des Lettres de Gourgounel, et le second à Gwenved, la Maison des marées, où tu as travaillé et vécu 40 années avec ta compagne et où tu es mort). Deviendra-t-il un mausolée intellectuel pour la géopoétique, son président un gardien du temple? 

Il n’y a pas aujourd’hui lieu de le craindre tant le passage a été anticipé avec intelligence et la transmission avec la nouvelle présidence bien préparée en amont mais, comme anti-matière, comme signal et repoussoir, la perspective mérite cependant d’être évoquée, en passant.


J’ai mentionné plus haut ma première rencontre intellectuelle avec Régis Poulet (son texte sur René Char et Milarepa), bien avant de savoir qu’il allait un jour présider l’Institut et, a fortiori, de le rencontrer en chair et en os. Depuis j’apprécie toujours ses conférences et ses textes où il présente des développements originaux de la géopoétique, et retrouve sans effort l’élan originel dans des analyses brillantes, comme dans son essai plus personnel Le vol du harfang des neiges par exemple. Ses travaux engagés ont participé activement ces dernières années à l’approfondissement de ma compréhension de la théorie-pratique. Je comprends ton choix de lui confier les clefs de la maison et lui sais gré d’en avoir accepté la responsabilité.


Ceci dit, si, comme cela se profile heureusement, l’institut ne devient pas un monument, un temple à ta mémoire (en ce domaine tes oeuvres suffisent) et parvient non seulement à garder par delà ta mort la vitalité de l’ouverture initiale mais aussi à diversifier tous azimuts ses champs de recherches et ses domaines d’applications, si le foyer d’énergie se trouve naturellement alimenté et actualisé de développements inédits tout en restant garant de la radicalité de l’idée (c’est un exercice funambule…), alors, sur cette fondation définitivement actée aujourd’hui, on pourrait voir s’élever dans les années à venir une architecture alerte, ouverte à tous les horizons de la pensée.


C’est à cette entreprise que se consacrent déjà les centres géopoétiques actifs, dans le cadre de l’autonomie responsable à laquelle ils sont invités, chacun avec ses propres personnalité, sensibilité et orientation. Le plus ancien en activité, le Scottish centre for geopoetics, reste un exemple de constance, il demeure un pilier solide alliant la recherche et des productions intellectuelles, à des manifestations (expositions/conférences) et des ateliers publics (workshops - voir le récent “Writing an Island“). Le plus récent Groupe de recherche en géopoétique de l’université de l’état de Bahia (Uneb), au Brésil, promet également d’apporter au Grand Travail ses contributions et sa dynamique. Il organise par exemple en septembre 2022 le 1er séminaire international de géopoétique “Paysages en transe“ et en août 2023 un “Workshop internacional / O Mundo géopoético“. Par ailleurs le travail de quelques isolatos, comme celui du plasticien Dominique Rousseau, apporte également son eau vive et une visibilité au moulin géopoétique. 


Ayant moi-même quitté l’Atelier du Rhône à la suite de mouvements personnels, j’ai fondé, comme je l’ai dit, avec ma compagne Cécile Vibarel  l’Atelier géopoétique des Marges en 2020. Outre le fait qu’il ait vite révélé une nature nomade à l’ancrage planétaire (fondé au rivage de la Méditérranée puis installé aujourd’hui sur l’île de Bora Bora en Polynésie française), il inaugure (peut-être) une nouvelle génération d’ateliers, sa forme de vie illustrant celle que peuvent prendre des groupes de géopoétique inscrits dans la dynamique ouverte par l’Océanisation de l’Institut. Sa singularité lui vient également d’être le fruit d’une convergence de trajectoires et de l’association de deux isolatos ouverte à des contributeurs occasionnels ou réguliers. Je t’avais annoncé, Kenneth, la création de l’Atelier des Marges, t’en avais présenté les premiers développements et reçu avec bonheur tes encouragements en retour.


Rappelons que son nom lui vient d’un “petit“ livre plein d’humour Borderland ou la mouvance des Marges (que tu signes aux éditions  Vagamundo en 2018), et son orientation - l’idée qu’il se fait de ce que peut être le mouvement géopoétique - d’un de ses chapitres intitulé “Le moustier des fous“. Tu y racontes un des “rêves les plus fous de (ton) existence“, je te laisse la parole: 


« Et l’autre soir, au crépuscule des dieux et des idoles, dans la pénombre de mon atelier océanique, j’ai fait un des rêves les plus fous de mon existence.

J’ai rêvé que j’avais fondé un monastère.

Rassurez vous rien de religieux, rien d’ecclésiastique.

Imaginez dans un lieu reculé des Côtes-d’Armor, un vieux phare abandonné.

(…) c’est là que j’ai fondé mon monastère, (…) avec l’idée d’en faire un lieu de résistance rieuse, de méditation originale, d’ironie transcendantale et de sagesse salée.

Au réveil j’ai su immédiatement qu’il ne s’agissait pas d’un de ces vagues mélanges psychotropiques que l’on connaît, mais d’un rêve projectif, d’une espèce très rare, ouvrant un champ de grandes dimensions.

(…) Les lecteurs lettrés se rappelleront les propos de Nietzsche (…), concernant la nécessité, à une époque de délabrement total, de créer des monastères d’un nouveau type, où se poursuivrait une expérience fondamentale, éventuellement fondatrice.

(…) plus profond que n’importe quel « mal du siècle », il y a le mal des siècles. Son origine, c’est le poids oppressif de l’Histoire, (…), un dégoût si énorme que, comme disait l’auteur d’une Saison en enfer, on n’a souvent envie de rien d’autre que d’un sommeil bien ivre sur la grève » (…).


Un rêve. Voilà le point de départ de l’Atelier des Marges, la littoralité à partir de laquelle il envisage l’ouverture de ce “champ de grandes dimensions“ où se déploie en arborescence anarcho-archaïque l’élan libertaire du mouvement géopoétique, où s’origine “au crépuscule des dieux et des idoles“ la dissémination “de foyers éparpillés à travers l’espace et le temps, comme des îles“

 

Plutôt alors que de filer la métaphore exclusivement bâtisseuse sur la “fondation“ (qui se présente spontanément, et à propos, lorsqu’il s’agit d’institution) il s’agit, pour l’Atelier des Marges, d’envisager, au large de l’histoire, la structure architecturale sans murs, résolument nomade, éphémère et archaïque, d’un bivouac archétypique. Et de manifester l’ouverture sous la forme d’un geste évidant, d’un acte poétique comme relai projectif de mémoire vive dans le temps du rêve. Une évanescence en forme de haïku peut-être, posant sans le saisir l’espace et sa multi-dimensionnalité au lieu unique et éphémère de l’errant. Une cabane légère à l’abri de laquelle s’écoute la pluie sur les feuilles d’un bananier avant de reprendre le pas sur l’étroit chemin du fond. 


C’est à la réalisation de ce rêve-là, qui exprime selon notre vision la dimension la plus radicale du geste fondateur que fut ta vie, que s’applique l’Atelier des Marges. Et c’est de cette singulière lumière-là qu’il participe à alimenter “le vieux phare“, l’élan général dont l’Institut reste le vaisseau amiral, le foyer de référence.


Je t’entretenais lors d’un dernier échange de courriels (mars-avril 2022) d’un “Corps insulaire“ comme orientation de notre travail conceptuel géopoétique. “…Archives et arcanes…“ me répondais-tu en écho rieur et généreux de cette profondeur-là, à l’adresse de Cécile pour ses propres recherches.

Je t’annonce aujourd’hui, et à ceux qui liront cette lettre ouverte, que nous présenterons, en juin 2024 sur l’île de Tahiti, à la Maison de la Culture de Papeete, la première exposition publique de ce concept sous la forme d’un texte de Cécile et d’une installation de ma conception. Nous donnerons, à partir du contexte polynésien qui est aujourd’hui le nôtre, une expression à ce “corps insulaire“ dans la perspective de l’expérience fondamentale poursuivie au “Moustier des fous“. Une architecture de vents solaires, un cristal brut, avec ses nébulosités, ses traits de ruptures, son unité dense structurée de transparences croisées. Nous ferons acte.


C’est assez loin pour aujourd’hui que de t’écrire encore Kenneth. J’entends ton rire à nous voir engager, sur le sillage de ton geste, l’extravagance des nôtres. Des résonances harmoniques dans le vide, et je ris avec toi. Là où nous sommes, comme là où tu es, plus rien à espérer. « Essayons donc d'entrer maintenant, corps-esprit, en géopoétique ». 


Amicalement,


Yannick Barazer, Bora Bora, août-septembre 2023