Lettre ouverte au grand errant blanc

Avec cette lettre ouverte à Kenneth White nous en profitons pour donner des nouvelles de l'Atelier des Marges depuis sa translation antipodique et son installation nomade en Polynésie pour les quelques années à venir. Nous évoquons la lecture de l'autobiographie du fondateur de la géopoétique et l'état des recherches et travaux de l'atelier.

Pacifique sud, là peut-être plus densément qu’ailleurs pour moi, ton ombre rieuse s’étale en nappe d'ouverture océanique, fait l’air plus vif (le souffle s’élargit), le lagon ciel (le regard plonge et s’allonge en miroir) et du mont Utemanu un phare. Je me souviens avoir relu avant de quitter la France des pages du « Rôdeur des confins » où tu évoques ton passage en Polynésie, tu écris avoir aimé Bora Bora.


Si je vis là depuis quelques mois c’est d’avoir tracé une route singulière orientée au pôle magnétique de la géopoétique, c’est d’avoir répondu à l’invitation d’une certaine lecture du monde. Si je sais les signes sauvages, le flux-reflux qui les déploie en vitalité poétique, je reste simple d’esprit, sourire et terre à terre. Alors, s’il est question d’océanisation, allons au pied de la lettre au plus grand océan éprouver la spatialisation originale de l’intelligence d’un contexte insulaire extrême, et constater l’orientation inédite qui en résulte pour le travail. Voilà l’essentiel de la motivation.


L’Atelier Géopoétique des Marges, dont je t’annonçai la création depuis Montpellier il y aura bientôt deux ans, a réalisé l’été dernier une translation insulaire, archipélagique et océanique. Du rivage méditerranéen aux Îles-Sous-le-Vent.


Tu connais Bora Bora, psychocosmogramme idéal, île-monde. Au centre une montagne - deux pics , une falaise -, aux pentes couvertes de jungle s’étirant doucement jusqu’au lagon, entre-mondes d’eaux calmes à la robe turquoise tachetée de bleus profonds, étendue jusqu’à la frange blanche de vagues et d’écume du récif ; au delà l’outremer foncé du Pacifique, presque violet sombre selon les ciels, les nuages et les heures, à l’horizon ponctué de silhouettes émergées, à l’ouest Maupiti, au sud-est Tahaa et Raïatea.


Dans un premier temps je sonde l’intérieur de l’île, me laisse aller pieds et torse nus au hasard de la touffeur verte enchevêtrée de fougères immenses, de lianes et d’herbes aux feuilles géantes, de cocotiers et d’arbres inconnus. Les pas s’enfoncent dans le sol humide jusque sous la falaise, s’arrêtent au milieu d’un ensemble d’architectonique sauvage, de hauts arbres aux troncs découpés en étoiles et de petits rochers volcaniques noirs, couverts de duvets moussus. Dans la pénombre, tamis de rayons obliques, je ramasse une pierre, en percute un tronc, un coup, un autre, un autre encore: le son sec de bois rythme la pulsation jusqu’à un cri, gorge déployée et pleins poumons: OurriiiY Yiiiiii!, animal, végétal, minéral, l’écho joue sur la muraille de basalte.


Je suis sur l’île maintenant.

En suivant le bord du lagon une seule route d'une trentaine de kilomètres la ceinture. D’un point au même point le tour révèle d’un côté le profil mouvant de la montagne, de l’autre sa projection en circonférence chaotique: le rivage, les baies et les motus.

Pendant de longues semaines je me laisse tranquillement impressionner par le lieu, la chaleur tropicale adoucie par le vent, le sable blanc piqué de débris de coraux, les poissons multicolores, un ballet de raies-léopard.


Il y a une sociologie commune aux îles Polynésiennes, spécifiquement concentrée à Bora, dont je laisse volontiers l’étude à d’autres. Passons donc vite sur le vernis touristique de ‘’la perle du Pacifique’’ (hôtels sur pilotis, bateaux de croisières, jet-skis), pas si envahissant finalement si, sans se voiler la face, on regarde ailleurs pour trouver autre chose. Evoquons seulement les « popahs » dont je suis, résidents européens la plupart employés d’hôtel, soignants ou enseignants, le métissage marqué, la bonhommie souriante et communicative des gens d’ici, traversée de ci de là de manifestations d’un certain malaise post colonial, une certaine défiance du blanc de métropole. Comme partout il y a un contexte historique et humain, je vise au large. Les yeux grands ouverts je laisse l’espace se déployer en approche de peaux. Délaissant la contemplation plate et statique du spectateur, j’en travaille une active, sensitive et prismatique qui, croisant les saillies et les creux de toutes les dimensions physiques, précise à mesure le relief sensationnel d’une carte d’intensités vitales.


Après de longues semaines sans quitter le bord intérieur du lagon il est temps de décentrer la perspective. D’abord une excursion vers l’atoll inhabité de Tupaï à presque trois heures de mer au nord de Bora, le nez aux embruns, les fous de Bassan pêchent et criaillent dans la houle de haute mer, les poissons volants fusent devant le catamaran en étincelles d’eau. Le Mont Utemanu s’éloigne sans jamais disparaître complètement, puis se rapproche au retour sur l’horizon océanique. En revenant au quai de Vaitape l’éloignement horizontal sur la mer a l’effet d’une prise de hauteur, les coordonnées mentales de l’île ont changé. Pour ma perception sa magnitude géopoétique s’intensifie.


Dans ce registre du décentrement, de la diversification des points de vue, une autre expérience plus radicale encore achève, après quatre mois de présence, d’entériner mon arrivée sur l’île. En plongée équipée, deux immersions dans le lagon et une autre au large du récif me font concrètement passer de l’autre côté du miroir d’eau. C’est aller voir ailleurs si j’y suis et découvrir que oui j’y suis, ni plus ni moins qu’ailleurs, et simultanément que non je n’y suis déjà plus, réduit par concentration extrême aux flux du vide de la structure parmi des figures d’avant le langage, intensément réelles et vivantes et aux accents de bulles. Une vignette: 'je’, posé sur un relief de corail et survolé par trois raies mantas d’au moins 4 mètres d’envergure; et une autre: à 20 mètres de profondeur sur le récif extérieur, entouré de requins pointe-noires fuselés comme des roquettes, l’oeil acéré.

Le lendemain je me remémore un rêve d’il y a longtemps en arrière, d’une autre vie. Je suis assis au fond de la mer devant un de ces coquillages bénitiers géants, il est ouvert. Pareil à une grosse perle de cristal, une sphère repose en lui, irradiant une lumière verte sur plusieurs mètres alentour. Au delà du rayonnement estompé dans la nuit des eaux profondes je sais et sens la présence menaçante de monstres marins, mais là je demeure serein et calme, en parfaite sécurité, contemplant la sphère, me nourrissant de sa lumière comme d’air, comme de la chair subtile d’un fruit. Je pense au Thalassa de Ferenczy.


Chaque nouveau déplacement de la perspective participe ainsi à approfondir une perception kaléidoscopique et multidimensionnelle de la situation. Bien que graduelle l’ouverture est ponctuée d’intensités plus concentrées à travers lesquelles se laisse pressentir ce qui ne s’élabore pas en processus, ce qui est déjà là tout entier, une cosmicité océane.


Vers l’océanisation, après presque 5 mois sur Bora la base insulaire est solidement établie pour un premier élargissement archipélagique. (La trajectoire n’est pas si linéaire évidemment, allers- retours, circulations, circumambulations, contournements, approfondissement des points de situation, élargissement des cercles à chaque passages complexifient la carte).

Via Tahaa et Raïatéa quatre heures sur L’Aremiti 5 me transportent à Huahine, où je passe une semaine. Pour trouver une autre île sous le vent et une autre atmosphère. Ecart, effet spéculaire sur Bora. Dans quelques mois ce sera, d’un archipel à l’autre, les Tuamotus et l’île du ‘’ciel immense’’, Rangiroa.



Le livre arrive de France deux jours avant le départ, c’est donc à Huahine que je lis ton autobiographie, Kenneth. Dense et concentrée comme la vie qui se raconte là, ma lecture surfe à la crête d’un puissant paradoxe.

Ton parcours scolaire brillant, de prix en bourses d’études, ton adéquation au champ institutionnel universitaire, avec la permanence d’un solide ancrage au dehors, m’ont déconcerté. Je t’ai beaucoup lu depuis plus de 20 ans, ici et là tu évoquais déjà les paradoxes de ta trajectoire, mais pour celui qui sabotait délibérément les études comme on brûle ses vaisseaux pour s’abandonner aux courants chaotiques de la marge, dont une grande part de l’énergie de jeunesse s’est vouée longtemps à corps perdu à un dehors réactif et nihiliste, cette lecture-ci est décisive et acte une radicale remise en perspective de la course.

Tu as évolué socialement au sein d’un système dont j’ai fuit l’aliénation ; il ne t’a jamais limité, la rupture n’a pour toi pas été nécessaire, de son sein même ton affirmation du dehors résonne avec la plus énergique subversion. Ma propre marginalité, elle, nourrie de dégout et d’opposition rageuse, impliquait une perte de puissance de réalisation. Pour fuir un enfermement au dedans, je m’en infligeais un autre au dehors, sans questionner la réalité de la clôture elle-même. J’ai trop longtemps regardé le doigt du sage quant il montrait la lune. J’en ris maintenant, c’est si absurde.


Bien qu’accoutumé à te lire je l’ai dit, la vitalité qui anime ton texte, la puissante affirmation de soi, l’énergie volontaire ouverte aux vents qui signifient et qui portent, l’intelligence stratégique, m’ont impressionné.

Il me reste, au delà de la relation édifiante d’une vie, deux éléments essentiels: la délicieuse fluidité de l’écriture et ce qu’elle véhicule d’extraordinairement ordinaire, le rayonnement et l’évidence d’une grâce simple, une brillance, de l’intérieur des choses, ici même, d’un autre monde.

Certes l’esprit chagrin pourrait penser que tu aurais pu laisser à d’autres le soin de te considérer comme un génie, quant tu cites Berdiaev à la toute fin du livre ce même esprit chagrin pourrait se dire que tu manques un brin d’humilité. Mais, scorie de christianisme mal métabolisé sans doute, cette humilité là n’a pas sa place dans le contexte de l’étude de ton oeuvre. Et comment ne pas constater la vérité du génie? Je m’incline. Sourire.

Ne prends pas ces dernières lignes pour basse flatterie s’il te plaît. Je dis ce que j’ai à dire et si j’avais crains de verser dans cette rampance là je me serais abstenu. Et puis ça fait du bien de dire à quelqu’un, sans être dupe ni de l’autre ni de soi-même, le bien qu’on pense de lui.



Le temps est donc venu pour moi d’intégrer un certain terrain d’activisme institutionnel, peut-être est-ce en ce sens qu’avec Cécile ma compagne et cofondatrice de l’Atelier des Marges, j’ai participé ce début décembre pour la première fois à l'assemblée générale de l’IIG. En ligne et en décalage horaire de 11 heures nous avons pu assister au discours du président (vêtu d’un beau pull irlandais blanc il était dans sa fonction), et aux interventions intéressantes de quelques membres sur divers sujets comme celui de l’avancée, ou plutôt de la non avancée, du projet de maison géopoétique à Valgorges, (un jour à Trébeurden?). Même si j’ai le sentiment de me trouver mieux à ma place au large, l’Institut compte pour moi. J’avais eu dans les semaines précédentes quelques échanges par courriels avec Régis lui faisant part de questions et remarques notamment concernant le site internet, son attractivité générale et la mise à jour de la liste des ateliers.



Mon dernier courrier à ton adresse date maintenant d’il y a un an et demi (juillet 2020): je t’annonçais alors la création de l’Atelier des Marges. Après ta visite du site internet dédié ta réponse est encourageante: « j’ai regardé le site de l’atelier des Marges, riche, clair, réjouissant » (ton courriel de sept 2020). Evoquant ton ‘’petit Himalaya de courrier en attente de réponse’’, sans t’attarder tu prenais le temps d’un bref commentaire sur l’orientation générale des recherches personnelles dont je faisais état. Quelques mots simples, pilotage océanique, une direction se précisait, je t’en remercie.

Pour rappel je citais un extrait du texte de J.J. Wunenburger « Art, psyché, cosmos » (publié parmi les textes fondateurs sur le premier site de l’Institut), en indiquant que c’était à partir de lui que je menais ma recherche sur un art géopoétique plutôt qu’à partir d’autres textes, ce qui me faisait douter de l’orthodoxie de ma démarche. Tu me rassurai sur ce point: « (…) pas de problème, aucun inconvénient : dans la maison de la géopoétique il y a plusieurs salles, et places pour des développements honnêtes et intelligents. »

Dans ces réflexions que je partageai tu as vu une ‘’ébauche de programme’’ que je n’avais pas situé clairement en t’écrivant. Depuis j’ai fait le lien avec le Moustier des fous, ce chapitre de ton Borderland, ce rêve, à partir duquel l’Atelier des Marges présente sa démarche singulière. En effet la psyché m’intéresse comme entrée géopoétique. Le texte de Wunenburger n’est qu’une porte d’entrée, pas la grande porte certes, plutôt une petite porte latérale, une entrée des artistes un peu discrète, elle ne paie pas de mine mais sans fausse humilité elle me va bien. Si je peux venir par là, à mon rythme (affligé d’un certain dilettantisme caractéristique), j’apporterai tranquillement une contribution à la géopoétique. (Je développerai l’ébauche de programme en question courant de cette année dans un article plus travaillé.)


Pour en revenir à L’Atelier des Marges aujourd’hui, je te cite dans ta Lettre aux derniers lettrés: ‘’Si le continent de la Raison a été érodé, d’abord par l’anthropologie, ensuite par la psychanalyse, révélant des couches de l’être humain imperméables à la science de la logique, et laissant la porte ouverte à toute une cohorte de fantasmes et de mythologismes, l’intellect au sens large avait à se trouver un pays.’’

A L’atelier des Marges nos recherches croisent au large de ces terres-là. Je viens d’évoquer l’entrée « psyché » qui motive ma propre recherche, elle se précise avec une formation que je suis en ce moment en art-thérapie-contemporaine, d’orientation lacanienne, mais j’ai eu la surprise lors d’un des premiers cours d’entendre le formateur, Jean-Pierre Royol un psychologue clinicien, citer un de tes textes. It rang a bell, j’étais sur la bonne piste.

Quant à Cécile, cofondatrice de l’atelier et anthropologue de formation, elle prépare un projet de thèse sur ‘’le corps insulaire’’ à partir du contexte océanien où nous évoluons présentement. Je ne parlerai pas pour elle ici, mais pour ma lecture il se pourrait que ce corps insulaire ait à voir avec l’espace blanc (Gwenved) à partir duquel se phénoménalise le monde ouvert.

C’est donc à partir de ces deux sphères intellectuelles, tâchant de dépasser autant que faire se peut la ‘’cohorte de fantasmes et de mythologismes’’, (le raffinage de la matière première est déjà un premier travail, de fond et de longue haleine), que l’Atelier des Marges s’applique à déployer une géopoétique singulière et à alimenter en énergies vives le phare du Moustier des fous.



A la fin de ton dernier courriel, dont j’ai déjà cité plus haut quelques extraits, tu me disais: ‘’Voyons-nous comme des errants sur la terre (dont les territoires seront vécus et représentés par chacun à sa manière) et qui se font signe.’’

Cette lettre ouverte est un de ces signes que je te fais, et à travers toi au ‘’grand errant blanc’’ (pointe d’humour symbolique assumée), c’est à dire à tous ceux qui pressentent, en vitalité, du héron blanc le vol éloigné et fondu dans la brume.

Longue vie ami.




Yannick Barazer, Bora Bora, été austral, janvier/février 2022