Jiangyuan JIANG
2001
Introduction
1) Dans la théorie du droit public, la notion de souveraineté est sans doute à la fois la plus connue et la plus énigmatique. Cette souveraineté est dite tantôt nationale, tantôt populaire. Elle est utilisée aussi bien pour fonder la suprématie de la puissance publique par rapport aux puissances privées que pour expliquer la particularité des relations internationales entre les Etats. Pour caractériser les Etats fédéraux, tout comme pour expliquer le rapport entre les communautés et l’Union européenne et ses Etats membres, la notion de souveraineté a été souvent invoquée comme une sorte d’incantation mystique, dotée d’une force illocutoire magique. Mais en même temps et à chaque fois, on ressent un malaise profond, qui ronge la certitude mal acquise dès le début. Certains auteurs iront même dire que le concept de souveraineté est désormais dépassé et devenu inutile. L’objet de l’exaltation d’un côté, et de la répugnance d’un autre, en tout cas, la notion de souveraineté ne peut rester indifférente pour quiconque veut approfondir sa connaissance du droit public moderne. Le jugement contrasté que la doctrine a porté sur la notion de souveraineté ne signifie-t-il pas à proprement parler que, au fond, la doctrine juridique ne sait pas exactement ce qu’est la souveraineté, ou pour mieux dire, elle en sait trop sauf l’essentiel ?
2) Puisqu’on ne doit pas rester dans cette situation incommode, il faut bien revenir une nouvelle fois sur cette célèbre notion de souveraineté, avec le modeste espoir de voir un peu plus clair, là où règne tant d’obscurité, ne serait-ce que dans un visé purement pédagogique. Par cette courte étude, nous allons apporter donc quelques réflexions critiques sur la notion de souveraineté, sur un plan principalement discursif. Il est évident que nous n’aurons pas ici la place nécessaire pour passer en revue toutes les conceptions déjà émises par la doctrine avec l’imposant appareil de références scientifiques que cela implique. Tant que faire se peut, notre démarche se veut être simplement synthétique, et parfois suggestive.
3) Comme on le sait, le terme de souveraineté a aujourd’hui des significations multiples, en raison de sa sédimentation historique. A notre connaissance, trois étapes semblent avoir jalonné d’une manière dialectique la pensée politique moderne au sujet de la souveraineté. La première étape est celle de Bodin et de Hobbes pour qui la souveraineté est essentiellement celle du prince ou du monarque et signifie la Majestatem, en tant attribut fondamentale de son pouvoir personnel (en ce sens, Kant considère que le concept de majesté ne doit pas s’appliquer au peuple, sous peine de contradiction). La différence entre les deux auteurs réside uniquement dans leur démarche : alors que Bodin s’appuyait sur l’histoire pour dégager sa conception de la souveraineté, Hobbes raisonnait sur le plan purement logique, dans la perspective du rationalisme mécaniciste. Cette conception de la souveraineté nous la désignerons volontiers comme souveraineté organique ou mieux encore, la souveraineté dans l’Etat. La seconde étape est celle de J-J.Rousseau. Pour celui-ci, avant qu’il y ait la souveraineté du prince, fondée sur ce que Hobbes appelait le pactum subjectionis conclu entre les individus humains jusque là vécus dans l’état de nature, il doit y avoir une souveraineté du peuple rassemblée grâce à la conslusion d’un pactum dit societatis entre un certain nombre des individus humains. Sans le pactum societatis, ni le pactum subjectionis ni le commonwealth n’existerait. Par conséquent, l’existence même de la souveraineté du prince (organique) suppose celle du peuple, ou mieux encore, se réduit à celle-ci. La troisième étape est celle des juristes publicistes du XIXe siècle qui, à la suite de Sieyès voient en Etat une personnification juridique de la Nation. La souveraineté appartient donc à l’Etat-nation en tant qu’entité juridique. Mais cette conception de la souveraineté, par sa nature composite, n’ajoute pas véritablement une signification supplémentaire aux deux conceptions précédentes, car le fait de dire que la souveraineté appartient à l’Etat-nation comme une personne morale ne répond pas réellement à la question de savoir in concreto qui détient l’exercice de la souveraineté. On sait d’ailleurs quel est l’embarras de l’a doctrine juridique sur ce point. Il suffit de songer à la rédaction de l’article 3 de la constitution de 1958 pour s’en convaincre : la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie de référendum. Trois entités (Nation, Peuple, les représentants du peuple et le Corps électoral) pour une seule souveraineté ! Décidément, nos juristes ne savent plus à quel saint se vouer !
Cependant, du point de vue de la critique, les trois conceptions de la souveraineté en question ne sont pas arbitraires, mais issue de la pensée dialectique elle-même. Schématiquement, si la souveraineté de l’Etat est la thèse, en ce sens que le titulaire de la souveraineté reste abstraite ou indéterminé (la Nation), la souveraineté du peuple est l’antithèse, puisque son titulaire est l’ensemble de citoyens (les individus ayant le droit civique ou le droit de suffrage aux élections politiques), la souveraineté des organes de l’Etat ou la souveraineté dans l’Etat peut se concevoir comme synthèse, en ce sens que les organes de l’Etat sont des individus humains qui exercent le pouvoir de l’Etat au nom et pour le compte de l’Etat.
Mais qu’elle utilise le terme de souveraineté pour désigner le pouvoir de l’Etat ou le pouvoir d’un organe de l’Etat, la doctrine classique considère toujours que la souveraineté est absolue, imprescriptible et inaliénable. Ainsi, par rapport à l’Etat lui-même, la souveraineté a été souvent considérée comme consubstantielle de l’Etat ou formerait le critère de l’Etat (par rapport tout ce qui n’est pas l’Etat, comme les individus particuliers, les familles et les corporations de la société civile). A propos de l’organe de l’Etat, on dit par exemple que dans un Etat monarchique, le monarque est souverain ou a la souveraineté, tandis que dans un Etat parlementaire, les assemblées parlementaires sont souveraines ou ont la souveraineté. Dans les deux cas, la notion de souveraineté signifie une puissance suprême, globale et qui ne souffre d’aucune concurrence.
Qu’en est-il exactement ? Les conceptions de la souveraineté, telles que la doctrine classique ont développées et chéries ont-elles des significations véritables, s’adaptent-elles encore à la réalité du droit positif de nos jours ? Par les quelques réflexions qui suivent, nous tenterons de frayer le chemine vers la réponse à des questions ainsi posées, et cela à titre simplement hypothétique. Nous allons voir que tant par rapport à l’Etat (I) que par rapport à un organe de l’Etat (II), la souveraineté ne doit pas avoir la signification que la doctrine classique lui a attribuée. Elle n’est ni absolue ni globale, mais est en réalité relative et divisible. Cette relativisation de la souveraineté nous permettra de mieux cerner certains problèmes tels que nous les rencontrons dans le droit positif d’aujourd’hui.
I – La souveraineté de l’Etat
La souveraineté de l’Etat est, comme chacun le sait, une trouvaille de l’Etat moderne. Rappelons que dans l’Antiquité, les Grecs avaient seulement la conception de la liberté collective de la cité, tandis que les Romains préféraient les concepts d’imperium et de dominium. Les Etats modernes sont nés de leur revendication de la souveraineté, face aux seigneurs féodaux d’une part, et face à l’Eglise catholique de l’autre (la souveraineté plenitudo potestatis du Pape qui est lui-même dérivé de la souveraineté divine sur ses créatures). J.Bodin est réputé comme le premier théoricien d’envergure de la souveraineté.
Aujourd’hui, la notion de souveraineté de l’Etat est utilisée dans un double sens par les auteurs. Elle signifie le pouvoir suprême (suprema potestas) dans la relation interne entre l’Etat et ses sujets, l’autonomie, la liberté ou l’absence de subordination dans la relation externe entre l’Etat et les puissances étrangères. Ces deux sens sont les deux faces d’une même médaille, ou mieux encore, une seule et même chose. Dans la mesure où la distinction entre l’interne et l’externe est basée sur un critère purement territorial, voire géographique, la souveraineté interne et la souveraineté externe ne doivent avoir également qu’une signification territoriale, alors que conceptuellement, un Etat qui n’a pas de souveraineté dans sa relation interne avec ses sujets signifierait corrélativement que ces sujets forment ipso facto une puissance qui s’érige en face de l’Etat en tant que puissance étrangère, et de la même manière, un Etat qui est assujetti aux autres puissances étrangères ne peut pas être considéré comme souverain dans sa relation interne avec ses sujets, puisque logiquement, c’est l’Etat étranger qui doit être qualifié comme souverain, par rapport à la population de l’Etat assujetti, non plus l’Etat initial.
Ramenée à son simplicité première, la souveraineté de l’Etat signifie donc que l’Etat est détenteur d’un pouvoir suprême. Que signifie exactement, ce pouvoir suprême ? Par rapport à quoi et en quoi l’Etat a-t-il un pouvoir qui peut être qualifié comme suprême ?
A - La souveraineté comme suprématie
1) La grammaire de la langue française suggère déjà qu’un pouvoir ne puisse être dit suprême que si l’on le place dans une relation de vis-à-vis ou de comparaison (superlative) avec d’autres pouvoirs. La souveraineté de l’Etat désigne avant tout donc la qualité comparative ou la caractéristique spécifique du pouvoir de l’Etat. Si nous suivons l’habitude des juristes, et qualifions l’Etat comme la personnification juridique de la Nation, nous dirons qu’envisagé en lui-même, l’Etat comme personne juridique n’a pas la souveraineté, mais uniquement un pouvoir d’action, tout comme un individu humain qui a la capacité d’agir. Ce pouvoir d’action de l’Etat s’appelle également pouvoir politique ou puissance publique. Car, faut-il reprendre le raisonnement d’un Duguit pour montrer qu’en définitive, derrière le masque de la personnalité de l’Etat, ceux qui agissent sont toujours les individus membres de l’Etat ? N’est-il pas vrai que même étymologiquement, l’Etat désigne avant tout un certain état ou une certaine situation existentielle d’un groupement d’individus humains ? Le pouvoir d’action de l’Etat est une chose politique ou publique car il concerne tous les citoyens de la Cité (de la Polis) ou une collectivité d’individus humains.
2) Cependant, par rapport à quoi le pouvoir (ou la puissance) d’action de l’Etat doit-il être qualifié de suprême ? Pourquoi dit-on que la souveraineté de l’Etat est consubstantielle de l’Etat, ou en d’autres termes, le critère distinctif de l’Etat ?
Pour répondre à ces questions, il nous faudrait reprendre à notre frais une dialectique développée jadis par Hegel. Selon celui-ci, l’Etat est une forme de réalisation du droit, ou mieux encore la forme la plus haute de la réalisation du droit (tandis que le droit lui-même est une forme de l’esprit objectif). Cette dialectique peut être brièvement présentée comme suit :
Envisagé en soi, le droit est abstrait. Il signifie la possession et la propriété. Mais comme tout ce qui est en soi n’a pas encore sa réalité effective (ou dans la terminologie hégélienne, pas encore son pour soi), le droit abstrait doit se réaliser. La première étape de ce processus de la réalisation du droit est celle de la moralité subjective, dans laquelle le droit est pour ainsi dire intériorisé dans la conscience morale subjective des individus, et devient en même temps un droit subjectif. Ce droit subjectif, dans la mesure où il est confondu avec la conviction morale des individus humains, est dépourvu de la signification objective et universelle. C’est pourquoi il doit être dépassé par la moralité objective ou par la Sittlichkeit. La moralité objective se réalise d’une manière immédiate et naturelle dans la famille. La famille est un cadre de satisfaction de tous les besoins de ses individus membres. Mais dans la mesure où l’amour qui relie ces individus membres est dépourvu d’universalité, la famille doit être dépassée par l’Etat. Cette nécessité du dépassement de la famille est représentée par la société civile (bürglich Gesellschaft) avec les corporations qui la composent. La société civile n’est pas en soi une forme de la communauté éthique, mais constitue plutôt une étape préliminaire nécessaire et préparatoire de l’Etat. D’un autre point de vue et corrélativement, l’Etat se détermine à son tour comme la destinée de la société civile et la négation de la négation de la famille. A l’instar de la famille, les individus membres pourront satisfaire tous leur besoins (l’Etat se définit par l’intérêt général et se pense comme l’Etat providence). Mais l’Etat est en même temps une sorte de famille élargie sur le plan universel, puisque le lien entre les individus membres de l’Etat est d’ordre rationnel ou universel (la théorie moderne du contrat social doit être considérée comme une forme d’interprétation inadéquate de cette exigence de l’universalité et de la raison de la vie éthique). C’est seulement dans l’Etat politique que le droit atteint son plus haut degré de détermination, ou ce qui revient au même, devient un droit en soi et pour soi. Mais pour ne pas méprendre sur le sens de cette dialectique, il nous faut bien garder en vue la distinction suggérée par Hegel entre les Etats positifs et l’Etat conceptuel. Selon nous, les Etats positifs, tels les Etats-Nations d’aujourd’hui n’ont pas encore totalement réalisé le concept d’Etat (n’étant pas réellement universel), c’est pourquoi ils doivent s’acheminer vers l’Etat cosmopolitique ou universel (Civitas gentium). La Société des nations de jadis, l’Organisation des Nations d’aujourd’hui ainsi que des organisations régionales (telles les communautés et l’Union européennes) et internationales représente des degrés variés de la réalisation du concept d’Etat, au-delà de la forme moderne d’Etats-Nations.
En définitive, la souveraineté de l’Etat en tant que critère distinctif de l’Etat n’a des significations que d’une manière relative, c’est-à-dire par rapport aux individus particuliers, aux familles et aux corporations de la société civile. Elle veut dire donc la négation dialectique de ces derniers par l’Etat. Cette négation de l’Etat a été souvent pensée par des auteurs comme Hobbes et Weber comme un acte de violence ou de contrainte physique, ce qui est à notre avis inexacte, car du point de vue de la dialectique conceptuelle, la souveraineté au sens de la négativité signifie à la fois le dépassement et la rétention (Aufhebung) : l’Etat souverain est non seulement un appareil de répression mais également et peut-être de façon plus importante encore, un système de protection (aux moyens de police, de l’armée et de juridiction etc.) et de service public pour ses individus membres (directement ou indirectement). Sans la souveraineté, l’Etat ne saurait exister comme la forme la plus haute de la vie éthique de ses individus membres.
3) Cependant, dans la mesure où les Etat positifnos jours ne regroupent qu’un nombre limité des individus humains (en tant que Nations), ils n’ont pas totalement réalisé l’essence conceptuelle de l’Etat (qui doit être, si l’on croit les philosophes stoïciens, un Etat cosmopolitique). La souveraineté des Etats-nations positifs reste donc historiquement limitée, c’est-à-dire exposée de facto à la contestation des individus particuliers, des familles et des corporations de la société civile, et à la concurrence des autres Etats étrangers. Sur le plan du droit positif, la souveraineté de l’Etat reste donc toujours un idéal à atteindre ou une virtualité qui doit être actualisée tous les jours. Là où l’autorité de l’Etat n’arrive pas à s’imposer face aux puissances privées, qu’elles soient puissances familiales, puissance corporative (d’ordres géographique, spirituel, professionnel, etc.), ou face aux Etas étrangers, il n’y a pas souveraineté de l’Etat, ou mieux encore, il n’y a pas d’Etat du tout. A titre d’exemple, lorsque quelques individus de la Corse ou du Pays basque peuvent semer les terreurs parmi la population et restent impunis, ou lorsque le Koweït se laisse envahi par l’Irak pour un moment, nous devons dire logiquement qu’il n’y a pas souveraineté d’Etat ni Etat du tout.
B – La souveraineté comme compétence d’action
1) Mais la souveraineté de l’Etat ne doit pas être pensée uniquement dans un sens abstrait comme le pouvoir suprême de l’Etat. Encore faut-il donner un sens concret à ce pouvoir suprême. Tout comme la liberté morale des individus (qu’on qualifie parfois également de souveraineté avec un certain abus du langage) doit se traduire dans des volontés ou projets d’action concrets pour aquérir une réalité effective, la souveraineté de l’Etat doit se manifester dans et à travers l’action concrète de l’Etat pour se donner une signification véritable.
2) Dans la mesure où l’ensemble des activités humaines peut être divisé en des nombreux domaines, la souveraineté de l’Etat doit être appréhendée dans et par rapport aux domaines d’activités humaines. Ce n’est donc pas sans raison que les auteurs de XVII voyaient dans la souveraineté de l’Etat la summa potestas ou l’ensemble des parties potentielles (cette conception de la souveraineté se retrouve également sous la plume des quelques rares auteurs d’aujourd’hui, notamment parmi les publicistes internationalistes. Pour eux aussi, la souveraineté de l’Etat n’est autre chose qu’une addition, une somme des compétences). Contrairement à la doctrine dominante, il nous faut penser la souveraineté de l’Etat par rapport aux domaines d’activités humaines. Plus précisément, la souveraineté de l’Etat doit être appréciée non pas en bloc, mais dans les détails : ainsi, l’Etat peut être souverain dans certains domaines d’activités donnés, mais non dans d’autres. Par rapport à un domaine d’activité déterminé, l’Etat peut être souverain seulement partiellement, car, il accepte que dans ce même domaine, d’autres personnes physiques ou morales puissent intervenir également, et dans d’autres moments. On peut dès lors parler d’une sorte de souveraineté partagée (par exemple, les compétences partagées entre le Bund et les Länder dans le fédéralisme allemand). De la même manière, par rapport à un domaine déterminé d’activité humaine, si l’Etat est aujourd’hui souverain, rien n’empêche qu’il pourra perdre sa souveraineté demain. Bref, la souveraineté de l’Etat n’a de sens véritable que par rapport à des domaines de compétences déterminées, ou mieux encore, elle est une addition des compétences, une somme des compétences et ce pendant un laps du temps donné. Corrélativement, dans les domaines d’activités humaines où, pour des raisons diverses, d’ordre idéologique (selon la doctrine libérale, l’Etat ne doit intervenir seulement lorsque son intervention est absolument indispensable) ou matériel (dans certains pays pauvres, l’Etat n’a pas le moyen financier nécessaire pour intervenir dans certains domaines d’activités humaines), il n’y a pas souveraineté de l’Etat, ce qui signifie que dans ces domaines d’activités, les individus empiriques ne sont pas encore parvenus à l’Etat, ou ce qui revient au même, à une situation existentielle objective et universelle. Il n’y a donc pas d’Etat pour ces individus humains dans ces domaines d’activités.
3) Cette manière de comprendre la souveraineté de l’Etat peut contribuer à notre avis à résoudre certaines difficultés auxquelles s’est heurtées la doctrine juridique d’aujourd’hui. A titre d’exemple, il nous semble que le problème de la souveraineté dans les Etats fédéraux, et le problème du transfert des compétences des Etats membres vers les Communautés et l’Union européenne dans le cadre du droit communautaire peuvent recevoir des solutions plus satisfaisantes dans la perspective qui est la nôtre.
3-1) L’Etat fédéral se définit par la doctrine classique comme une superposition des deux ordres étatiques : l’ordre fédéral qui se dénomme également Etat fédéral (ou Union ou Fédération) et l’ordre fédéré qui s’appelle Etats fédérés ou Etats membres. Puisque tout Etat se caractérise par sa souveraineté, et que la souveraineté se définit comme la pouvoir suprême, la superposition des deux ordres étatiques dans une même potion de l’espace signifierait que deux pouvoirs suprêmes coexistent dans un même territoire, ce qui est évidemment absurde. Pour sortir de cet embarras, des auteurs comme Kelsen allaient même imaginer un troisième Etat (à savoir l’Etat symbolisé par la Constitution fédérale) qui englobe l’Etat fédéral et les Etats fédérés et qui serait lui seul souverain. Dans la logique qui est la nôtre, la solution du problème gagnerait en simplicité. Puisque dans un Etat fédéral, il y a toujours une répartition constitutionnelle des compétences, et que cette répartition constitutionnelle de compétences bénéficie d’un mécanisme de protection et de garantie sérieuse (l’existence d’une cour constitutionnelle pour arbitrer le conflit des compétences entre les Etats fédérés et l’Etat fédéral, et d’une procédure de révision constitutionnelle impliquant le consentement des Etats fédérés), le problème de la souveraineté doit être traité en corrélation avec celui de la répartition des compétences. Chaque niveau étatique sera qualifié de souverain par rapport aux domaines de compétences qui lui reviennent. Ainsi, au cas où l’Etat fédéral aurait la compétence en matières de diplomatie et de défense, on dira logiquement que dans et par rapport à ces matières, c’est l’Etat fédéral, non pas les Etats fédérés, qui est souverain. De la même manière, au cas où la compétence d’éducation, de culture ou de la santé publique serait réservée aux Etats fédérés, on dira que c’est ces derniers, non pas l’Etat fédéral, qui sont souverains par rapport à ces domaines de compétence. Il n’y a donc pas de superposition des deux souverainetés. Théoriquement tout au moins, l’aporie de la souveraineté dans l’Etat fédéral se voit ainsi abolie. Il est vrai qu’au moment de l’élaboration de la Constitution fédérale, le pouvoir constituant doit toujours s’occuper du délicat problème de la répartition des compétences. Mais il s’agirait là d’un problème d’ordre technique ou pragmatique, et qui ne soulève pas de difficultés logiques majeures.
3-2) La construction des Communautés et de l’Union européenne a été souvent ponctuée par des transferts de compétences des Etats membres vers les Communautés et l’Union (en vertu des traités de Rome, de Masstricht, d’Amsterdam, et d’autres qui vont venir). A chaque fois, ces transferts suscitent des débats politiques importants ainsi que des controverses juridiques nébuleuses. Déjà le terme même de transfert de compétence se voit contesté par des auteurs, qui lui préfèrent parfois celui de transfert de la souveraineté ou celui de la mise en exercice en commun de la souveraineté, par exemple. Sans parler en cela de difficultés liées à la technique du transfert, partagée entre la méthode d’un grossiste et celle d’un détaillant (par l’instauration de ce qu’on appelle parfois une clause générale de compétence dans la constitution des Etats membres, ou par l’adoption de la technique de transfert par parcimonie), ainsi que du problème de la révision de la Constitution que cela pourrait impliquer pour un Etat membre donné. De notre point de vue, si le débat politique autour de la construction des Communautés et de l’Union européenne se comprend aisément, en ce sens que chaque transfert de compétence implique en définitive une nouvelle manière d’aborder des problèmes politiques, la controverse juridique qui l’entoure s’est souvent, en revanche, motivée par des considérations juridiques qui ne sont pas toujours bien fondées. Parmi les arguments qu’invoquent les europhobes, l’un des plus importants et plus récurrents concerne justement la souveraineté (c’est pourquoi on les appelle également souverainistes). Dans la perspective qui est la nôtre, sur le plan de la logique juridique, ces transferts de compétence ne doivent pas soulever de difficultés sérieuses. Dès lors qu’une compétence est transférée des Etats membres aux Communautés et à l’Union, par rapport à ce domaine de compétence, les Etats membres ont logiquement perdu leur souveraineté, au profit des Communautés et de l’Union. Cela signifie corrélativement que par rapport à ce domaine de compétence, le véritable Etat n’est plus chaque Etat membre, mais les Communautés ou l’Union. Faut-il parler dans ce cas de façon abstraite que les Etats membres aient perdu leur souveraineté ? Oui, par rapport aux domaines de compétences transférées, assurément non, pour les domaines de compétence qui leur restent encore. Faut-il se morfondre dans le chagrin en raison de cette perte relative de compétence ? Certainement non, car, du point de vue de la critique, les Etats-nations positifs n’ayant pas encore réalisé l’essence conceptuelle de l’Etat, la perte d’une partie de leur compétence au profit d’un ordre étatique élargi signifie logiquement un progrès vers l’Etat conceptuel. Le transfert de compétences de plus en plus nombreuses des Etats membres vers l’Union européenne (que ce soit en matière de monnaie, de contrôle de flux d’immigration, ou de la défense et de la sécurité commune etc., si l’on se réfère au traité de Masstricht de 1992) et à terme la constitution d’un futur Etat fédéral européen (une sorte d’Etats-Unis d’Europe) correspondent à la nécessité historique. Certains auteurs pourront encore se consoler en prétendant qu’en dépit des nombreux transferts de compétences, les Etats membres resteront toujours des Etats, tandis que les Communautés et l’Union européenne ne pourront pas être considérées comme un Etat, puisque les Etats détiennent ce que les allemands appellent « Competenz-Competenz ». Mais à notre avis, cette consolation reste quelque peu imaginaire, car, par rapport aux compétences qui lui sont désormais transférées de manière irréversible, les Communautés ou l’Union se trouve dans l’exacte situation que les Etats membres pour les compétences qui leur restent encore. Imaginons que parmi 100 domaines de compétences qui appartenaient jadis aux Etats membres, si 99 ont été transférés à l’Union européenne, pourra-t-on toujours dire que les Etats membres restent souverains car ils ont la « Competenz-Competenz », tandis que l’Union européenne resterait toujours sans souveraineté ? On voit tout de suite ce qu’il y a d’irréaliste dans une telle vision de choses.
Dans la même perspective logique, nous comprendrons mieux la signification de l’article 88-1 de la Constitution de 1958. Selon cet article, l’Etat français peut, dans le cadre de la construction communautaire, transférer des compétences au profit des instances communautaires, sous réserve que ce transfert ne porte pas atteinte à la condition essentielle de l’exercice de la souveraineté. Quelle est la signification exacte de cette disposition ? Nulle, selon certains observateurs, puisque, de toute façon, cette disposition n’empêche pas qu’à chaque grande avancée de la construction européenne, le Conseil constitutionnel sera amené à juger que le traité qui la consacre serait contraire à la constitution française, et que son ratification par la France devrait être précédée d’une révision constitutionnelle. Ce n’est donc pas sans ironie qu’en raison des décisions de son gardien qu’est le Conseil constitutionnel, la Constitution de 1958 se trouve de plus en plus révisée, pour ne pas dire malmenée. Cependant, à notre avis, la rédaction actuelle de l’article 88-1 doit produire ses effets utiles, cela sans qu’il y ait lieu à son tour de faire une nouvelle révision de cette révision encore toute fraîche. Dans la logique qui est la nôtre, puisque tout transfert de compétence s’analyse conceptuellement en transfert de souveraineté par rapport à la compétence concernée (dans la terminologie des alinéas 14 et 15 du préambule de la Constitution de 1946, on dira plutôt limitation de la souveraineté externe de l’Etat français), l’article 88-1 doit être interprété comme amplement suffisant pour permettre tous les transferts de compétences futures, au fur et à mesure de la construction européenne. Cela veut dire également que le Conseil Constitutionnel ne doit pas exiger à chaque fois une nouvelle révision de la Constitution et provoquer par-là un séisme constitutionnel. Si une révision n’est pas absolument indispensable (ce qui est selon nous le cas, après l’introduction de l’article 88-1 dans la Constitution de 1958), autant de l’éviter. Le sérieux et la respectabilité du texte de la constitution sont à ce prix.
3-3) Un autre problème adjacent à celui de transfert de compétence concerne, pour dire simplement, le conflit entre la Constitution et le traité international. Il s’agit là d’un problème crucial dans le contexte du droit positif français d’aujourd’hui, surtout au regard de la construction européenne. En effet, pour qu’il y ait le transfert de compétence, il faut que la Constitution permette ce transfert, puisque la Constitution est le symbole même de la souveraineté nationale. Mais une fois que le traité est ratifié, selon la Constitution elle-même (en France notamment les alinéas 14 et 15 du préambule de la Constitution de 1946 qui reprend en cela le principe « pacta sunt servanta »), il aura une autorité supérieure à la Constitution. Maintenant, un traité a été bel et bien ratifié, au prix parfois d’une révision constitutionnelle, mais se révèle dans la pratique contraire à la Constitution. Il y a dès lors un conflit entre la Constitution et le traité. Ce conflit recèle à notre avis un paradoxe qui ne cède en rien à celui de Menteur crétois, ni à celui de Russell : si le traité est supérieur à la Constitution, c’est parce que la Constitution lui a donné cette supériorité (le traité est pour ainsi dire inclus dans l’ensemble “Constitution” comme un de ses éléments), ce qui signifie qu’en fin de compte, c’est bel et bien la Constitution qui reste supérieure au traité. Quelle est dès lors la solution à adopter, lorsqu’une juridiction interne (en France le Conseil Constitutionnel, la Cour de Cassation, le Conseil d’Etat notamment) est amenée à constater l’existence de ce conflit et à choisir une solution ? D’après nous, la solution logique doit être la suivante : du point de vue du droit international public ou du droit communautaire, puisque par le transfert de compétence, l’Etat a perdu dans un domaine d’activité déterminé sa souveraineté au profit d’une organisation internationale ou de Communautés et d’Union européenne, le traité doit être considéré comme supérieur. Si cet Etat n’exécute pas ce traité, sous prétexte que celui-ci est contraire à sa propre Constitution, il s’exposera à une condamnation et s’engage dans des responsabilités internationales. Dans le cadre communautaire, on sait qu’il s’agit du principe de la primauté du droit communautaire par rapport aux droits des Etats membres, dégagé par la CJCE à partir de l’arrêt Costat/Enel de 1964, et réaffirmé à plusieurs reprises depuis lors. Mais sur le plan du droit interne, puisque la Constitution reste la manifestation de la souveraineté nationale, les juridictions internes doivent faire prévaloir la Constitution au cas où celle-ci serait contraire à un traité international. Il nous semble que cette solution est celle du Conseil d’Etat français pour qui la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle (Conseil d’Etat, Sarran, 30 octobre 1998). Un juriste allemand disait que les normes communautaires devaient traverser le pont de la Constitution des Etats membres et avoir subi le contrôle des juridictions internes de ces Etats membres pour produire leurs effets à l’intérieur de ces derniers. Une telle affirmation, si elle est fausse par rapport aux règlements communautaires, qui ont leur effet direct dans les Etats-membres, est en partie vraie pour les directives communautaires, puisque, comme chacun le sait, celles-ci, tout en fixant les objectifs à atteindre, laissent néanmoins aux Etats membres la possibilité pour déterminer les moyens à employer.
II – La souveraineté dans l’Etat
La souveraineté de l’Etat resterait abstraite si elle n’est jamais exercée. L’exercice de la souveraineté de l’Etat est l’affaire des organes étatiques. La souveraineté entendue comme le pouvoir d’un organe étatique est, comme nous l’avons déjà dit, l’application première du terme de souveraineté (qui signifie à proprement parler la majesté). Lorsqu’un auteur comme Carl Schmitt définit la souveraineté comme le pouvoir de décision en cas d’exception, il gardait en vue cette acception organique de la souveraineté.
Dans la doctrine juridique, on distingue parfois l’exercice de la souveraineté et la possession ou la titularisation de la souveraineté. On dit, par exemple, qu’en France d’aujourd’hui, la souveraineté nationale ou étatique appartient au peuple (en tant que titulaire de la souveraineté) qui l’exerce par ses représentants ou par la voie de référendum. Mais la portée d’une telle distinction reste nécessairement limitée, puisque d’un point de vue de la critique, le peuple étant lui-même une abstraction, il ne peut exercer sa souveraineté que par ses représentants (ses députés et ses sénateurs pour la France d’aujourd’hui) ou par le corps électif, ce qui est très différent de la situation d’un propriétaire qui peut certes laisser la gestion de sa propriété (dominium) à un mandataire, mais peut aussi, ce qui est très significatif, la gérer lui-même, directement et personnellement.
Afin de rendre compte de l'exercise de la souveraineté dans le droit positif d’aujourd’hui, nous distingerons la souveraineté positive et la souveraineté négative, à l'instar de Montesquieu, l'inventeur de la célèbre distinction entre la faculté de statuer et la faculté d’empêcher (dans le chapitre relatif à la constitution anglaise de son « Esprits des lois » qu’on sait). Pour nous, la souveraineté positive est le pouvoir pour un organe de l’Etat de prendre la résolution la plus importante au nom et pour le compte de l’Etat, tandis que la souveraineté négative est le pouvoir de dire non à la résolution prise par le détenteur de la souveraineté positive, ou plus exactement, le pouvoir de dire l’étaticité des actes de celui qui détient la souveraineté positive. Pour utiliser le langage ordinaire, nous dirons qu’il faut distinguer la souveraineté d’action (A) et la souveraineté de contrôle (B).
A – La souveraineté d’action
1) Un organe détient la souveraineté d’action de l’Etat lorsqu’il prend les décisions les plus importantes au nom et pour le compte de l’Etat.
Le problème de la souveraineté d’action d’un organe de l’Etat, bien que lié à celui de la souveraineté de l’Etat, possède pourtant une signification qui lui est propre. Pour envisager l’existence de cette souveraineté, il faut imaginer d’une part qu’un Etat possède une pluralité d’organes, et d’autre part, que ces organes sont structurés selon le principe hiérarchique. Dès lors, la souveraineté d’un organe de l’Etat ne signifie pas autre chose qu’un organe se trouve au sommet de cette hiérarchie organique et que les autres organes soient dépendants de lui, tant pour leur existence organique que pour leur existence fonctionnelle. Dans l’hypothèse où un Etat ne connaît qu’un seul organe, ou ce qui revient au même, qu’un Etat se confond avec son unique organe, comme ce fût le cas dans la monarchie absolutiste sous l’ancien régime en France avant la Révolution de 1789, le fait de parler la souveraineté de cet organe de l’Etat n’aurait pas véritablement de sens, puisqu’en l’occurrence, la subjectivité du monarque était réputée immédiatement comme la volonté objective de l’Etat. En voie de conséquence, la souveraineté d’un organe de l’Etat existe d’après nous uniquement là où il existe une sorte de séparation des pouvoirs, c’est-à-dire, dans les Etats contemporains constitués selon l’exigence du principe de la séparation des pouvoirs.
Traditionnellement, on admet de façon dogmatique la conception tripartite des pouvoirs de l’Etat, mais sur le plan de la logique, cette conception est critiquable. Si la distinction entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif est concevable, car elle a pour critère la formation de la volonté d’agir de l’Etat et l’exécution de cette volonté par des opérations matérielles (la loi de l’Etat est donc l’Etat en puissance, tandis que l’exécution de la loi de l’Etat est l’Etat en acte, pour utiliser la terminologie d’Aristote), en revanche, le fait d’adjoindre le pouvoir judiciaire à ces deux pouvoirs ainsi conçus est à proprement parler illogique. D’un point de vue critique, le pouvoir judiciaire tout comme le pouvoir administratif est la résultante d’une autre distinction des pouvoirs de l’Etat, fondé sur le critère de la finalité de l’action de l’Etat : le pouvoir administratif a pour fin de gérer les choses publiques ou le service public, tandis que le pouvoir judiciaire a pour objet de dire le droit pour les parties en litige (qui sont les des particuliers). Pour employer une métaphore, la distinction entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif est verticale, tandis que la distinction entre le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire est horizontale. Il n’est donc point absurde de dire qu’il y a un pouvoir tant législatif (les lois pénale, civile, commerciale, etc.), qu’exécutif (par les juges pénal, civil et commercial) en matière judiciaire, tout comme en matière administrative.
Il en résulte donc que la seule hiérarchie possible dans l’organisation des pouvoirs de l’Etat est celle d’entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Tout comme dans l’être humain la formation de la volonté est supérieure à l’exécution de la volonté, puisque même l’exécution de la volonté n’est en fin de compte qu’une sorte d’extériorisation de la volonté préformée, dans l’Etat, l’organe qui élabore la volonté d’action de l’Etat sous forme de la loi est supérieur ou souverain par rapport à l’organe qui exécute la volonté législatrice ou qui applique la loi.
2) Dans le constitutionnalisme moderne, il existe deux types des lois : les lois constitutionnelles et les lois ordinaires. La constitution est la loi fondamentale, car elle marque la naissance même de l’Etat. En toute rigueur, l’Etat et la constitution de l’Etat sont la seule et même chose envisagée seulement sous deux angles différents. Tout comme l’Etat ne saurait exister sans une constitution, toute constitution a pour fin de constituer l’Etat. Les lois ordinaires ne font que prolonger cette constitution originaire de l’Etat dans la durée. Comme nous le verrons, le mécanisme contemporain de contrôle de la constitutionnalité des lois (ou plus exactement des actes législatifs) a précisément pour but de garantir que les lois ordinaires restent dépendantes de la loi constitutionnelle pour son contenu et pour sa validité.
En voie de conséquence, dans un Etat à constitution écrite où la distinction entre la loi constitutionnelle et la loi ordinaire (certains diront législatifs) est clairement admise, seul l’organe qui détient le pouvoir constituant (originaire ou dérivé) est véritablement souverain, l’organe législatif ordinaire n’est souverain que par rapport à l’organe exécutif et en l’absence du pouvoir constituant (y compris du pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois). Envisagé dans son rapport avec la constitution, l’organe législatif ordinaire n’est à son tour qu’une sorte d’organe exécutif, donc non souverain.
En droit français positif aujourd’hui, il existe deux espèces de lois, les lois parlementaires de l’article 34 et les lois référendaires de l’article 11 de la Constitution de 1958. Si les lois parlementaires sont soumises au contrôle de la constitutionnalité, en revanche, les lois référendaires y ont échappé. Pour justifier son refus d’exercer le contrôle de la constitutionnalité des lois référendaires (ou plus exactement des actes référendaires, car, avant la promulgation par le Président de la République, un projet de loi référendaire, même approuvé, reste encore un acte empirique, dont la qualité de loi de l’Etat n’a pas été encore totalement acquise), le Conseil Constitutionnel a (en 1962 et 1992) avancé deux arguments : son incompétence d’une part, et le caractère souverain des lois référendaires d’autre part. Si le premier argument est plausible (l’article 61 ne lui aurait donné qu’une compétence limitative, tout comme la loi organique de 1958 le concernant : en réalité, le texte de la constitution étant silencieux sur ce point, n’interdit pas non plus l’existence d’un tel contrôle. Or, on a vu que d’ailleurs par rapport à d’autres problèmes où la Constitution de 1958 reste également muette, le Conseil constitutionnel s’est montré pourtant beaucoup plus hardi et audacieux : il suffit de songer à cette célèbre décision de 16 juillet 1971 où il a pour la première fois donné valeur constitutionnelle aux textes auxquels se réfère le préambule de la Constitution de 1958), en revanche, le deuxième argument est à notre avis tout à fait critiquable.
Que l’acte référendaire de l’article 11 de la Constitution de 1958 n’exprime pas immédiatement la souveraineté du peuple, on peut s’en convaincre de la manière suivante.
Premièrement, la loi référendaire reste toujours une loi ordinaire, non point constitutionnelle (la preuve en est qu’en 1962 et 1969, l’utilisation de cet article pour réviser la Constitution a suscité la réprobation quasi-unanime des juristes constitutionnalistes, et que selon le Conseil Constitutionnel lui-même, une loi référendaire pourrait être ultérieurement modifiée par une loi parlementaire ordinaire). Or, seul le pouvoir constituant est souverain. Par conséquent, même la loi référendaire doit respecter la volonté du peuple souverain exprimée dans la constitution. Dans un régime démocratique, la souveraineté du peuple s’exprime originairement et primordialement dans la constitution de ce peuple. Pour employer une expression du Conseil Constitutionnel lui-même, la loi n’exprime la volonté générale du peuple que dans le respect de la Constitution. On voit mal comment cette exigence principielle ne soit pas valable à l'égard d'actes référendaires tendant à l’élaboration d’une loi de l’Etat.
Deuxièmement, considéré en soi, l’organe composite qui a élaboré l’acte référendaire ne doit d’aucune manière être confondu immédiatement et directement avec le peuple souverain. Que le Président de la République qui propose le projet référendaire ne soit pas souverain, cela ne mérite aucun commentaire supplémentaire. Que le corps électoral qui approuve le projet référendaire ne soit pas, lui non plus, souverain, cela appelle une petite explication.
Dans le cadre de l’article 11, qui approuve en définitive le projet référendaire du Président de la République ? Les politistes et les constitutionnalistes, obnubilés par leur rêve empiriste, répondent jusqu’à présent d’une voix unanime que c’est le peuple. En disant cela, ils s’accordent sans doute avec la sirène médiatique et flattent révérencieusement le sentiment ochlocratique de la population. Mais du point de vue de la théorie du droit constitutionnel, leur réponse est absolument fausse. A vrai dire, celui qui approuve le projet référendaire n’est pas le peuple mais le corps électoral. Or qu’est-ce qu’un corps électoral sinon un organe constitué, de la même manière que le parlement ? Si l’on reste fidèle au texte de la Constitution, on doit considérer que le corps électoral dans le cadre de l’article 11, pas plus que le parlement dans le cadre de l’article 34, ne forme le peuple. Bien au contraire, dans son article 3, la Constitution de 1958, fidèle à la logique de la démocratie représentative, a accordé une place prioritaire au mode parlementaire de l’expression de la souveraineté du peuple (« la souveraineté national appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants (en premier lieu) et par le référendum (en second lieu) »). En plus, alors que l’existence du parlement a un statut constitutionnel, le corps électoral n’a, quant à lui, qu’un statut législatif, car, il ne faut jamais l’oublier, ce corps électoral est composé de l’ensemble des citoyens, et que la qualité de citoyen (le droit de suffrage, la condition d’éligibilité, la division des circonscriptions électorales, ainsi que les modalités d’exercice du droit de suffrage) est concrètement réglementée et déterminée par des lois législatives ordinaires. Imaginons qu’un législateur fantaisiste viendra un jour réduire le corps électoral à deux ou trois individus (hypothèse d’école évidemment), faudrait-il toujours considérer que ce corps électoral comme exprimant immédiatement et directement la souveraineté du peuple ?
Les lois référendaires ou plus exactement les actes référendaires tendant à l’élaboration des lois doivent être elles aussi conformes à la Constitution pour exprimer la volonté du peuple souverain. Cela est d’autant plus nécessaire que dans le cadre de l’article 11 de la Constitution de 1958, le constituant a imposé des conditions de fond et de forme pour l’organisation du référendum. Comment assurer le respect de ces conditions s’il n’existe pas un contrôle de la constitutionnalité des actes référendaires tendant à l’élaboration des lois de l’Etat ? Dans l’état actuel des choses, comme ce qui s’est déjà passé d’ailleurs en 1962 et 1969, un Président ambitieux peut soumettre n’importe quel projet de loi au référendum, c’est-à-dire, bien au-delà de domaines référendaires fixés par l’article 11, et il ne rencontra aucun contrôle de constitutionnalité. Dans un Etat dit de droit, une telle situation institutionnelle est bien évidemment absurde. Elle est d’autant plus insoutenable que le recours au référendum législatif peut en réalité n’avoir d’autre but avoué que celui d’éviter le contrôle de la constitutionnalité exercé par le Conseil Constitutionnels, si ce même projet de loi devait passer par la voie parlementaire…
3) A l’intérieur du pouvoir constituant, la doctrine distingue le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé ou le pouvoir de révision constitutionnelle. A première vue, il semble que parmi ces deux pouvoirs, le pouvoir constituant originaire soit le seul souverain. Mais une réflexion un peu plus poussée montre aisément que dès lors que le pouvoir constituant admet la possibilité même de la révision de la constitution, sauf pour des matières où il en a établi des interdictions expresses (par exemple, la forme républicaine du gouvernement sous la Ve République française), le pouvoir constituant dérivé (ou le pouvoir de la révision constitutionnelle) doit être considéré comme le pouvoir constituant originaire actualisé, c’est-à-dire, égal en dignité et en capacité. En d’autres termes, le pouvoir de révision constitutionnelle est aussi souverain que le pouvoir constituant originaire, à condition qu’il respecte les limites tracées par le pouvoir constituant originaire. Ces limites sont essentiellement formelles (relatives à l’organe, à la procédure et les circonstances de la révision), mais exceptionnellement, matérielles (par exemple, la forme républicaine du gouvernement). Pour que ces limites ne soient pas de vains mots, ou ce qui revient au même, pour que la souveraineté de pouvoir constituant ne soit pas usurpée par le pouvoir de la révision constitutionnelle, il faut logiquement concevoir l’existence d’un contrôle de la constitutionnalité des lois de la révision constitutionnelle.
B – La souveraineté de contrôle
1) Comparativement avec la souveraineté d’action, la souveraineté de contrôle doit être comprise au sens de la faculté suprême d’empêcher, ou plus exactement, de consentir, ou de dire l’étaticité (Staatlichkeit ou l’imputabilité à l’Etat), par rapport à une résolution prise par quelqu’un d’autre. Au regard de celui qui a la souveraineté de contrôle, les décisions prises par les autres organes sont rabaissées pour ainsi dire au rang d’actes empiriques, c’est-à-dire, d’actes dont l’étaticité est logiquement mise entre parenthèse et reste à établir.
L’existence de la souveraineté de contrôle correspond à notre avis à l’exigence de l’unité de l’Etat et de l’action étatique. Dans la réalité historique, un nombre très élevé d’individus empiriques prétendent agir au nom et pour le compte de l’Etat, souvent à titre d’organes étatiques ou de fonctionnaires de l’Etat. Le font-ils véritablement ? Leur prétention est-elle valide sur le plan institutionnel, si l’on tient compte que derrière le titre d’organe ou de fonctionnaire, se cachent toujours des individus empiriques, avec leur grandeur mais aussi leur faiblesse ? Tout comme le roi a deux corps selon une théorie médiévale, tout fonctionnaire, si insignifiant soit-il, a une double identité, empirique (en tant que particulier) et institutionnelle. A moins qu’on ne veille réduire l’Etat politique à la pure anarchie qui est justement le contraire même de l’Etat, le contrôle de l’étaticité des actes, accomplis le plus souvent par des organes et des fonctionnaires de l’Etat est indispensable. Si nous suivons en cela le raisonnement jadis développé par Bodin, nous dirons que l’enjeu d'un tel contrôle consiste à ordonner la multitude (des organes ou des fonctionnaires de l’Etat) à l’unité, et que cette ordination des multiples à l’un est une condition sine qua non de l’existence même de la République.
Dans la mesure où un organe ou un fonctionnaire est par définition un individu ou un groupement d’individu dont l’acte est, en vertu des lois institutionnelles de l’Etat, présumé imputable à l’Etat, la plupart du temps, l’étaticité de leurs actes ne soulève pas des difficultés sérieuses. Le contrôle de leur acte ne devient nécessaire que si l’étaticité de leur acte est devient douteux ou a rencontré une contestation de la part d’un autre fonctionnaire, d’un autre organe, ou tout simplement d’un individu particulier. Il y a, dans ce cas, ce que nous appelons contentieux institutionnel. Dans la mesure où le juge institutionnel (ou juge de l’étaticité ou de civitatis-dictio) intervient en cas de difficultés, et qu’il dit l’étaticité des actes des autres organes ou des fonctionnaires de l’Etat, il détient la souveraineté de l’Etat au sens de C.Schmitt. Cependant, dans la mesure où le juge institutionnel se contente de dire l’étaticité des actes fait par les autres, ou ce qui revient au même, il n’a pas la totalité de la souveraineté de l’Etat. On ne peut donc dire, comme certains auteurs ont tendance à le penser, que le juge institutionnel est supérieur à l’auteur d’un acte.
2) La souveraineté de contrôle peut être exercée par celui-là même qui a la souveraineté d’agir, comme ce fut le cas dans la monarchie absolue. Mais dans les Etats occidentaux modernes, la souveraineté de contrôle se voit attribuée à un organe différent de celui qui a la souveraineté d’action.
A notre avis, dans ce que la doctrine appelle aujourd’hui le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité de lois, le juge constitutionnel détient partiellement ce que nous appelons souveraineté de contrôle de l’Etat. Notons tout de suite que pour nous, l’expression de contrôle juridictionnel de la constitutionnalité de lois est critiquable à double titre. D’une part, et rigoureusement parlant, dans la mesure où une loi ne mérite son appellation qu’en conformité avec la constitution de l’Etat, il faut utiliser à sa place le terme d’acte législatif (un acte législatif n’est pas encore une loi de l’Etat, soit parce qu’il n’a pas encore été promulgué comme en France qui pratique le contrôle a priori, soir parce que bien qu’il ait été déjà promulgué, son imputabilité à l’Etat ou sa constitutionnalité se trouve contestée, remise en cause, ou plus simplement encore, mise entre parenthèse, comme dans les pays qui pratiquent le contrôle a posteriori) ; et d’autre part et surtout, le contrôle exercé par le juge constitutionnel n’étant point de nature juridictionnelle (dire le droit pour des parties en litige), l’épithète « juridictionnel » est inapproprié.
Mais dans la mesure où le juge constitutionnel n’intervient pour exercer le contrôle de la constitutionnalité des actes législatifs que sur le recours, on doit dire qu’il n’a qu’une souveraineté partielle de contrôle. En d’autres termes, il partage cette souveraineté de contrôle avec celui qui a le pouvoir de le saisir (en France les autorités de la saisine, qui sont le Président de la République, le Premier Ministre, les Présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que les soixante députés et les soixante sénateurs depuis la révision constitutionnelle de 1974).
Dans l’hypothèse où le contrôle de la constitutionnalité des actes législatifs peut être déclenché par un simple justiciable au cours d’un procès juridictionnel ordinaire, on doit dire d’une manière tout à fait logique que le juge partage la souveraineté de l’Etat momentanément avec ce justiciable. Un tel partage n’a rien de choquant dans un Etat démocratique, puisque la possibilité pour un individu particulier de contester la loi peut être considérée comme un remède utile au défaut tant déploré de la démocratie représentative qu'est le monopolisation du pouvoir de l’Etat par une petite poignée d’élites oligarchiques.
Dans la mesure où le juge constitutionnel dit la constitutionnalité des actes législatifs, il peut être considéré non seulement comme un législateur négatif par rapport au législateur positif qui est le parlement sous l’impulsion du gouvernement, mais bien plus encore, comme l’existence en subjectivité de la constitution de l’Etat. Mais dans la mesure où il est le souverain négatif de l’Etat, le juge constitutionnel ne peut d’aucune manière être assimilé au gouvernement. La crainte du gouvernement du juge à l’endroit du juge constitutionnel n’a donc aucune raison d’être sérieuse, cela est d’autant plus vrai que les décisions prises par lui sont constamment exposées au regard de l’opinion publique et à la critique de la doctrine juridique (à notre sens, la doctrine publiciste exerce un rôle institutionnel important en commentant les décisions du juge constitutionnel : elle est pour ainsi dire la bouche de l’opinion publique dans un Etat dit de l’"Opinion gouvernment").
3) Tout ce que nous avons dit à propos du juge constitutionnel est évidemment valable pour le juge administratif, à l’époque où le parlement était le souverain et les actes législatifs étaient réputés comme expression de la souveraineté du peuple. Le juge administratif comme le contrôleur de la légalité des actes administratifs était à sa manière un législateur négatif, ou détenteur de la souveraineté partielle de contrôle. Mais à partir du moment où la souveraineté des lois cède la place à celle de la constitution, seul le juge constitutionnel, en tant que détenteur de la faculté suprême d’empêcher, a la souveraineté de contrôle. Même les actes de contrôle du juge administratif (en tant que juge de l’excès de pouvoir de l’administration) pourraient être un jour soumis au contrôle de la constitutionnalité du juge constitutionnel. Tout comme souveraineté de Dieu produit selon Bodin l’harmonie dans le cosmos naturel, celle du juge constitutionnel assurera l’harmonie du cosmos politico-juridique des hommes.
Conclusion
La notion de souveraineté, une fois déchargée de sa connotation mystique, se révèle assez facile à saisir. Entendue au sens de suprématie du pouvoir de l’Etat, la souveraineté de l’Etat est la puissance de négation de l’Etat face aux individus particuliers, aux familles et aux corporations de la société civile. Sa signification véritable doit être mise en rapport avec des domaines d’activités humaines bien déterminés ou à des compétences. Entendue au sens organique, la souveraineté dans l’Etat revient à l’organe formant la volonté d’agir de l’Etat et au juge institutionnel qui le contrôle, ou plus précisément, à l’organe législatif et au juge constitutionnel. Certains problèmes du droit positif, notamment ceux relatifs à l’Etat fédéral, à la construction des Communautés et de l'Union européenne, ainsi que le contrôle de la constitutionnalité des actes législatifs peuvent recevoir des solutions nouvelles, si on les envisage à partir de notre conception de la souveraineté.