QUID JUS ?
- Esquisse d’une théorie dialectique de la définition du droit
JIANG Jiangyuan
1998-2001
PLAN DE REDACTION
I-Définition essentiale
A-Le droit comme possession
B-Le droit comme propriété
II-Définition génétique
A-Définition ontologique
a) définition cosmologique
b) définition théologique
c) définition anthropologique
B-Définition phénoménologique
a) définition volontariste
b) définition rationaliste
c) définition « raisonnabiliste »
1) Quid jus ou qu’est-ce que le droit ?
Pour Kant, cette question est distincte de celle de “ quid juris ? ”. Si cette dernière concerne généralement les juristes praticiens qui cherchent à déterminer des droits hic et nunc, la question “ quid jus ? ” est par excellence philosophique, puisqu’elle implique une attitude réflexive ou critique à l’égard des droits hic et nunc déterminables, laquelle constitue la marque même de la pensée philosophique[1]. Si, grâce à leur métier, les juristes praticiens peuvent acquérir eux aussi une certaine conception du droit, celle-ci ne peut être que purement empirique. Or, selon Kant, “ une doctrine uniquement empirique du droit (comme la tête du bois dans la fable de Phèdre) est une tête qui peut être belle, mais dont il est simplement dommage qu’elle ne possède point de cervelle ”[2]. La question de quid juris doit être dépassée par celle de quid jus.
La signification de la question “ quid jus ? ” est en soi assez claire. Selon le témoignage de Platon et de Xénophon, la formule “ qu’est-ce que F ? ” fut à l’origine essentiellement socratique[3]. En posant une telle question à ses interlocuteurs, Socrate cherchait en effet à provoquer chez eux une réponse quant à la définition de F. De la même manière, la question “ quid jus ” requiert une solution au problème de la définition du droit.
Définir le droit ? Qui n’a pas sa définition du droit ? Consciemment ou non, chaque juriste définit à sa manière le droit[4], et les philosophes en font autant[5]. Même les hommes de la rue ont leur conception du droit. Ainsi, le droit est tantôt identifié à la réalisation de la liberté, tantôt représenté comme la pire des contraintes. Si pour certains auteurs, il est le bien qui revient à un individu, pour les autres, il est l’expression même de la volonté de puissance du plus fort. Si à une certaine époque, le droit est considéré comme dérivant de la nature des choses, dans un autre temps, il devient le reflet de la volonté de Dieu ou d’un souverain humain divinisé (monarque ou peuple), etc. Le foisonnement même des conceptions du droit ne témoigne-t-il pas précisément que la bonne définition du droit, une et unique, n’existe pas ? La vieille constatation de Kant garde donc toujours sa valeur : en dépit de leur besogne, les juristes n’ont pas encore élaboré leur définition du droit[6] ! Tel le rocher de Sisyphe, la définition du droit est à recommencer éternellement[7].
Une telle situation mérite, à n’en pas douter, la réflexion. D’abord, comme toutes les connaissances prétendant au statut scientifique, le savoir juridique ne doit pas se contenter d’être purement empirique, sous peine d’être fourvoyé dans des errements infinis. Ensuite, et contrairement à la vision simpliste propre au positivisme contemporain (chez Kelsen par exemple), qui sépare de manière tranchée le droit ou Rechtznorm et la proposition de droit ou Rechtzsatz, ce que le droit est en soi n’est pas indépendant de ce que le droit se présente à la pensée, et par conséquent, une interrogation sur la définition du droit est également indispensable pour redonner au droit positif son sens et son intelligibilité. Enfin et plus fondamentalement encore, dans la mesure où le jus et le logos sont originairement liés, le manque de la définition du droit équivaudrait à la défaillance de la raison elle-même[8]. Ainsi, l’enjeu de la définition du droit dépasse largement la préoccupation des seuls juristes pour s’étendre à l’ensemble des activités humaines, cognitives et pratiques. Dans une époque dite post-moderne où le relativisme et le nihilisme proclament ostensiblement leur victoire, il n’est pas tout à fait inutile de revenir une nouvelle fois sur le vieux problème de la définition du droit.
2) Cependant et avant tout, pourquoi le droit a-t-il été jusqu’à présent rebelle aux tentatives de définition ? Certains auteurs croient en trouver la réponse dans la spécificité du droit lui-même[9], mais une telle solution ne saurait convaincre, car elle est d’une part tautologique (dire que le droit a ceci ou cela de spécifique suppose qu’on ait déjà une définition du droit), et d’autre part, contraire à la prétention même de la raison : si dans son effort incessant de connaître, la raison est capable d’assigner le statut d’objet à toutes sortes de choses, qu’elles soient extérieures à elles ou non, on ne voit pas pourquoi le droit serait une exception pour elle. La cause de l’absence de la définition du droit ne doit pas être le droit lui-même. Elle réside ailleurs.
D’aucuns penseront que si le problème de définition du droit n’a pas encore reçu une solution satisfaisante, c’est peut-être parce que jusqu’ici, la plupart des philosophes et des juristes n’ont pas su raisonner correctement et que la bonne solution du problème leur aurait échappé, bien qu’elle existe quelque part en soi. Ainsi, il suffirait d’une imagination plus fertile pour découvrir la bonne et unique définition du droit. Une telle opinion, - car, il ne peut s’agir que d’une opinion -, si vraisemblable qu’elle soit, ne résiste toutefois pas à la réflexion critique. Quoi donc, depuis que les hommes réfléchissent sur leur existence dans ce monde, ils se seraient toujours trompés sur leur conception du droit ? D’ailleurs, quel serait cet esprit génial qui viendra révéler enfin aux hommes leur conception du droit jusque là enfouie dans la profondeur de leur inconscience ?
Pour nous, la solution du problème de la définition du droit ne doit donc pas consister à découvrir ou inventer une nouvelle définition du droit : il est à parier que toutes les définitions du droit à venir ne feront que répéter celles du passé, et que si nouveauté il y a, ce sera uniquement celle de la formulation, non point celle des idées véhiculées par celle-ci. Une définition miracle du droit n’existe pas.
Dans ces conditions, quel serait le chemin de salut pour celui qui se lance dans une quête de la définition du droit ? Un regard superficiel sur les définitions classiques du droit suggère déjà que la plupart du temps elles ne soient pas toutes fausses, mais valables par certains côtés, et péchés par d’autres. Plus précisément, si les définitions classiques du droit sont valables chacune prise isolément, elles divergent, voire se contredisent les unes par rapport aux autres, dès lors qu’on les met ensemble ! Vous dites que le droit est la réalisation de la liberté ? Moi j’affirmerais qu’il est avant tout une forme de contrainte ! Le droit est d’après vous un fait immanent à la réalité sociale ? Mais quel serait ce droit qui se contente d’enregistrer le fait sans avoir la prétention de le modifier ou de le normaliser ? Quoi, vous dites que le droit est la volonté ou la raison éternelle de Dieu ? Moi je ne vois partout que des hommes qui imposent aux autres leur volonté, tantôt parce qu’ils sont les plus forts, tantôt parce qu’ils sont les plus nombreux… ! Un examen plus poussé montrera sans difficulté que toutes les définitions du droit rencontrent forcément leur contraire et qu’elles s’annihilent réciproquement.
Dès lors, une idée vient naturellement à l’esprit : si d’un côté, il n’existe pas la bonne et unique définition du droit, de l’autre, toutes les définitions classiques du droit sont valides d’une certaine manière, mais erronées seulement en raison de leur partialité et de leur exclusion mutuelle, il est probable que la meilleure solution du problème de la définition du droit consiste précisément à établir que toutes les définitions du droit, telles qu’elles existent, ne doivent pas être prises isolément, mais être insérées dans un ensemble et que c’est seulement comme parties d’un même tout qu’elles retrouveront chacune sa nécessité et sa rationalité. Bref, il y a probablement lieu de construire une théorie de la définition du droit. Au regard d’une telle théorie, les définitions divergentes ou contradictoires du droit, telles qu’on les trouve habituellement dans les différentes doctrines, loin de mettre en cause la raison, attestent plutôt l’autorité de celle-ci sur un plan supérieur, puisqu’elles sont toutes produites par la raison selon une nécessité intrinsèque. Pour parler comme les philosophes (Platon, Kant et Hegel notamment), il faut dépasser les opinions sur le droit, qui sont forcément partielles et partiales, pour s’élever vers le savoir vrai qui est le système ou la théorie de la définition du droit[10].
3) Cependant, comment construire une théorie de la définition du droit ? La réponse n’en est pas aisée, puisque la conception de la théorie est elle-même variable.
Étymologiquement, la théorie (theoria) signifie la vision, le regard[11]. Elle est avant tout différente de la pratique ou de la praxis, selon Aristote. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, notons d’emblée que pour nous comme pour tant d’autres, le rapport entre la théorie et la pratique est de nature proprement dialectique : tout comme la théorisation est déjà une activité, une praxis, la pratique, en tant que réalisation d’une certaine idée, implique toujours et nécessairement une théorie qui lui fixe le point de départ et le point d’arrivée (la détermination de la fin et du moyen d’une action est d’ordre théorique)[12].
Mais en ce qui nous concerne, ce qui importe, c’est la conception même de la théorie, envisagée en elle-même. Or, du point de vue de l’histoire de la pensée, il y a eu à notre connaissance essentiellement trois sortes des théories, parallèlement aux trois types de logiques[13] : la théorie classificatoire selon la logique formelle d’Aristote, complétée par les Stoïciens, la théorie critique selon la logique transcendantale de Kant, et la théorie dialectique selon la logique dialectique de Hegel.
La logique formelle d’Aristote a donné naissance à ce que Horkheimer avait appelé la théorie traditionnelle. Comme traduction de sa métaphysique, la logique d’Aristote est essentiellement celle de la classification des substances : celles-ci sont structurées dans un ensemble à la fois coordonné et hiérarchisé, à l’image même du Cosmos grec[14]. La théorie traditionnelle basée sur la logique formelle et substantialiste d’Aristote est une totalité structurée ou une vision du monde[15].
La logique transcendantale ou critique de Kant a inspiré la théorie critique[16]. Dans la mesure où cette logique traite essentiellement la relation entre le sujet connaissant et l’objet à connaître, en vue de circonscrire les domaines du connaissable pour la raison humaine, la théorie critique se vaut avant tout négativement, comme une dédogmatisation de la connaissance rationnelle (dans le cas de Kant : critique de l’illusion dialectique de la raison qui prétend connaître théoriquement le monde, l’âme ou Dieu), ou une critique de l’idéologie (dans le cas de Marx, ses disciples et l’Ecole de Francfort : critique de la pensée réifiante et aliénante dans le domaine historique et sociale). La construction de la vision du monde est donc pour elle secondaire par rapport à la destruction des conceptions du monde existantes. En ce sens, la théorie critique est davantage une sorte de catharsis méthodologique.
L’expression « théorie dialectique » a été rarement employée, même chez les auteurs qui affectionnent la logique dialectique. Un tel résultat, s’il est compréhensible au regard de l’opinion commune qui oppose la logique formelle et la logique dialectique, est quelque peu paradoxal si on le situe dans la perspective de la logique hégélienne elle-même. Pour Hegel, la logique n’est pas simplement un instrument (Werkzeug) de la pensée, elle est la détermination de la pensée elle-même par elle-même. C’est pourquoi la logique, l’ontologie et la métaphysique sont la même chose (c’est une des idées les plus originales et plus importantes de la philosophie hégélienne). C’est aussi la raison pour laquelle les catégories de la logique ne doivent être construites ni par hasard ou selon le libre arbitre (Willkür) de chacun, ni simplement suivant une certaine tradition de la pensée logique (comme dans le cas de Kant qui se contentait de réorganiser les catégories de la logique aristotélicienne). Elle doit se déterminer par rapport aux différents stades du développement de la pensée elle-même. Bref, la véritable logique est nécessairement dialectique, et la véritable dialectique est nécessairement systématique ou théorique. Le savoir absolu, tel que Hegel s’efforce de l’édifier, n’est donc pas la chimère d’un vieux philosophe fou, mais au contraire une exigence intrinsèque de toute pensée digne de ce nom.
La théorie dialectique est donc postulée par la logique dialectique elle-même. Cependant, qu’est-ce que la logique dialectique ? La réponse à cette question exige des développements qui dépassent évidemment de beaucoup le cadre de la présente étude, tant il est vrai que la dialectique est à son tour susceptible d’avoir des conceptions multiples[17]. Pour le besoin qui est le nôtre, nous nous contentons de signaler le fait que, contrairement à une opinion encore trop répandue, la logique dialectique, loin d’être contraire à la logique formelle traditionnelle, en soit à la fois le fondement, le principe et le dépassement[18]. Sans entrer ici dans les détails de la logique dialectique, nous pouvons dire que celle-ci met l’accent sur l’importance du négatif (ou le contraire) et du dépassement de la contradiction (Aufhebung ou sursomption)[19], alors que la logique formelle est articulée entièrement autour des principes d’identité, de contradiction et du tiers exclu. Pour la logique dialectique, toute affirmation sur +A implique celle sur -A et se trouve par-là même limitée par cette affirmation contradictoire. La négation, loin d’être purement et simplement « négatif », suppose et inclut le positif, puisque toute négation n’est négation que par rapport à une affirmation pré-donnée. Mais du point de vue de la réflexion critique, la contradiction entre +A et -A n’est possible que si +A et -A s’inscrivent tous les deux dans un cadre générique ou hypothétique qui leur est commun, à savoir A, celui-ci n’étant autre chose que la pensée elle-même ou le discours sensé lui-même[20]. La synthèse comme dépassement de la thèse et de l’antithèse est, par conséquent, une sorte de retour à l’hypothèse, en ce sens qu’elle est impliquée dès l’origine dans et par l’hypothèse. Le schéma de toute dialectique peut être présenté donc sous la forme d’une triade qui tient compte de la temporalité immanente à la pensée elle-même[21] : si la hypothèse affirme l’identité (A est A) (la chose en soi au regard de la pensée vraie ou du discours qui veut parler d’une manière sensée), la thèse +A (une assertion affirmative sur la chose en soi), et l’antithèse –A (une assertion négative sur la thèse A+) introduisent la différence (A est tantôt +A, tantôt -A), la synthèse conclut sur l’identité entre l’identité et la différence (+A et -A sont identiques en tant qu’ils sont tous deux inclus dans l’hypothèse même A, ou en d’autres termes, A est à un temps +A, à un autre temps -A). Ainsi comprise, la logique dialectique est immanente à la raison dans ses divers moments d’appréhender l’être (métaphysique traditionnelle ou ontologie), l’essence (l’être se réfléchit en lui-même ou la phénoménologie) et le concept (l’être réfléchi dans la conscience subjective)[22]. Le développement de la logique dialectique s’atteste phénoménologiquement dans la conscience réflexive elle-même. Toute réflexion suppose en effet : 1) l’unité originaire de la conscience réfléchissante et du contenu réfléchi ; 2) la séparation ou la différenciation entre la conscience réfléchissante et le contenu réfléchi ; 3) l’image ou le reflet de l’objet ou le contenu dans la conscience réfléchissante. Mais pour nous, la synthèse réalisée par la conscience réflexive à ce troisième stade, si elle est absolue puisqu’elle marque le point final de la pensée dans son propre processus de développement, ne signifie pas pour autant qu’elle a atteint l’être lui-même, dans sa absoluité vide et abstraite (la chose en soi et la noumène selon Kant), puisque l’être réfléchi dans la conscience (le concept) n’est jamais l’être lui-même, mais simplement son reflet, qui a été inéluctablement travaillé par les catégories a priori de l’entendement humaine (comme nous l’a montré Kant). La dialectique ne conduit donc pas à un savoir absolu qui serait la fin de l’expérience humaine ou de la connaissance scientifique, mais exige au contraire de la part de conscience un effort constant dans son cheminement vers l’être et vers la vérité[23]. C’est d’ailleurs ici que réside une des différences les plus fondamentales entre la théorie dialectique et la théorie traditionnelle : la première est nécessairement une totalité ouverte (si étrange que cela puisse paraître au regard de la pensée formelle !), tandis que la seconde est, de par sa nature, une totalité close et dogmatique.
Dans la mesure où notre intention est de construire une théorie de la définition du droit capable d’intégrer toutes les définitions du droit existantes, le recours à la logique dialectique s’impose nécessairement. Au regard de cette dernière, les différentes définitions du droit se présenteront non plus comme des contraires qui s’annulent mais comme des moments différents et nécessaires pour penser le droit dans sa réalité effective et vivante.
4) Cependant et avant tout, qu’est-ce qu’une définition ? Depuis qu’il y a la philosophie, cette question ne cesse de tourmenter toutes les spéculations métaphysiques[24]. Sans prétendre aborder ici les nombreuses difficultés soulevées par ce problème, nous pensons que deux parmi elles méritent d’être signalées.
La première difficulté concerne l’objet de la définition, ou plus classiquement, le definitum. Lorsqu’on tente de définir quelque chose, qu’est-ce qui est exactement visé par l’acte de définir ? A cette question, la logique classique est partagée entre au moins trois réponses différentes, selon une nécessité dialectique qui s’ignore parfois : le nom ou le mot selon les philosophes nominalistes qui privilégient la vision conventionnaliste du langage et du savoir (la définition est alors dite nominale) ; la chose ou l’objet selon les philosophes réalistes qui pensent que la connaissance vise avant tout la réalité objective (la définition est alors qualifiée de reale), et enfin, le concept en tant que synthèse du nom et de la chose. Laquelle de ces trois conceptions de la définition doit être privilégiée ? Selon la prise de position philosophique de chacun, la solution varie nécessairement. Chez les juristes par exemple, définir le droit reviendrait tantôt à expliciter le sens linguistique du mot “ droit ”, en recourant à l’étymologie et à la sémantique d’une langue naturelle donnée (le français par exemple), tantôt au contraire à décrire ce qu’est la chose “ droit ”, en recourant soit à un droit positif hic et nunc déterminé, soit au droit naturel éternel et universel. A notre avis, ces trois conceptions de la définition correspondent à ce que les linguistes d’aujourd’hui appellent “ triangle sémantique ” (signifiant – signifié - référent ), et traduisent en effet ce que nous pouvons appeler “ trois dimensions épistémologiques ” de la connaissance humaine : la dimension subjective et intersubjective (conventionnelle ou sociale), la dimension objective et catégorielle (le rapport entre les différents objets de la connaissance humaine ou inter-objective selon un système de la classification déterminé) et enfin la dimension transcendantale (le rapport entre le sujet connaissant et l’objet à connaître, tel qu’il a été envisagé par E. Kant dans sa “ Critique de la raison pure ”). Il n’est point nécessaire d’insister ici sur le fait qu’entre ces trois types de définitions, de même qu’entre ces trois dimensions épistémologiques, il existe aussi une relation dialectique : la définition nominale (purement subjective ou stipulative) et la définition réelle (purement objective ou réaliste) a priori contradictoires doivent être conciliées et dépassées par la définition conceptuelle qui les transcende toutes les deux.
Mais dans le cadre de la théorie dialectique de la définition du droit, telle que nous allons l’esquisser, il convient de faire provisoirement abstraction de cette relation dialectique entre la définition nominale, la définition reale et la définition conceptuelle, car idéalement tout au moins, entre le nom, la chose et le concept il existe un rapport de correspondance parfaite (le principe dit d’isomorphisme selon la linguistique structurelle). Pour simplifier le langage, nous dirons que la définition du droit consiste avant tout à déterminer l’être du droit.
Cependant, comment peut-on définir l’être d’une chose, et en ce qui nous concerne, l’être du droit ? C’est là le deuxième type de difficulté qui touche à toute entreprise de définition (le problème de definiens). A cette question, il peut également y avoir plusieurs réponses possibles[25]. Mais du point de vue de la dialectique, la bonne solution doit être cherchée à partir de la considération suivante. Comme le premier moment d’un processus dialectique, l’être du droit est forcément abstrait et manque de la détermination. C’est pourquoi dans un second moment, pour ainsi dire antithétique, définir l’être du droit revient à opérer la différenciation entre l’essence et l’existence du droit à l’intérieur de l’être du droit. Si l’essence du droit est l’ensemble des caractéristiques du droit qui font que le droit est ce qu’il est, non pas autres choses, l’existence du droit est l’actualisation de l’essence du droit dans le temps, en tant qu’objet possible de l’expérience[26] ou du vécu (Erlebnis). La théorie dialectique de la définition du droit se doit par conséquent de comporter deux moments essentiels : la définition essentiale du droit et la définition existentiale du droit (le troisième moment ou le moment synthétique est précisément la théorie de la définition elle-même). Dans la mesure où la définition existentiale du droit consiste à déterminer la cause ou la genèse de l’existence du droit, elle peut être également appelée définition génétique ou causale.
Notre distinction entre la définition essentiale et la définition génétique du droit selon la logique dialectique rejoint donc deux conceptions de la définition selon la logique formelle traditionnelle. On sait que cette dernière est à son tour tributaire de la métaphysique. Dans la mesure où dès son origine la métaphysique avait été partagée entre la métaphysique substantialiste (l’Etre de Parménide) et la métaphysique évolutionniste (Devenir d’Héraclite)[27], la logique formelle avait été tiraillée entre la tendance substantialiste et qualitative (Aristote) et la tendance hypothétique et causale (Stoïciens)[28]. Ce n’est donc point un hasard si la conception de la définition varie d’une logique à l’autre. Si dans la logique aristotélicienne, la définition du concept se fait par le genre prochain et par la différence spécifique, en revanche dans la logique stoïcienne remise en honneur par la science moderne notamment à partir de Hobbes et Leibniz, la définition est essentiellement d’ordre génétique, c’est-à-dire par rapport à la cause générative de la chose auquel correspond le concept à définir[29]. Entre ces deux types de définitions selon les deux types de logiques formelles, il n’y a à proprement parler ni primauté ni contradiction, mais plutôt complémentarité : pour s’en convaincre, il suffit de penser que la cause génératrice d’une chose est avant tout sa nature générique, ou son essence (l’essence est le fondement de l’existence) et que pour déterminer les caractéristiques génériques ou spécifiques d’une chose, on est obligé de passer par l’étude des modes de génération de cette chose[30]. C’est seulement en tenant compte de cette complémentarité que nous pouvons comprendre le fait que la science contemporaine ait tendance à dépasser la logique substantialiste et qualitative d’Aristote et la logique hypothétique et causale des stoïciens, pour s’orienter vers la logique fonctionnelle et axiomatique où la définition est devenue purement stipulative.
Sans qu’il soit possible de justifier entièrement dès maintenant notre distinction entre la définition essentiale et la définition existentiale ou génétique du droit, nous espérons pouvoir la rendre évidente et nécessaire, tout au long de notre étude, tant il est vrai que la plupart du temps les auteurs n’y prêtent guère attention[31].
Notre théorie dialectique de la définition du droit connaîtront donc deux moments différents : celui de la définition essentiale du droit (I) et celui de la définition génétique du droit (II). Entre ces deux moments du processus de la définition, il existe évidemment une relation de complémentarité.
I - DÉFINITION ESSENTIALE
La définition essentiale a pour but de déterminer l’essence du droit. Elle soulève d’ordinaire deux questions : qu’est-ce qu’est l’essence du droit ? Comment peut-on savoir ce qu’est l’essence du droit ?
L’essence d’une chose est sa détermination conceptuelle. Elle est constituée par les caractéristiques génériques et les caractéristiques spécifiques de cette chose. La distinction entre le genre et l’espèce a une signification relative, puisque dans un système classificatoire donné, chaque genre peut être considéré comme une espèce du genre supérieur et que chaque espèce peut être considérée comme le genre des espèces inférieures. Au sommet de la classification, il se trouve le genre suprême (summum genus) qui n’est autre chose que ce que la métaphysique traditionnelle nomme “ Etre ”, et au plus bas niveau de la hiérarchie, il y a les espèces infimes (infime species) ou les êtres singuliers. Par conséquent, la détermination conceptuelle d’une chose se fait tant par rapport au genre prochain, c’est-à-dire, au genre immédiatement supérieur, que par rapport à la différence spécifique qui sépare la chose à définir et les autres espèces qui lui sont opposées[32]. Il est à noter que plus une chose s’approche du genre suprême, plus son concept gagne en extension, mais perd en compréhension[33]. C’est d’ailleurs pour cela qu’on dit que le concept d’Etre de la métaphysique est le plus large en extension, mais le plus pauvre en compréhension, et se confond en quelle sorte avec le concept de Néant[34].
Cependant, comment peut-on savoir concrètement les caractéristiques génériques et les caractéristiques spécifiques d’une chose ? Pour le droit par exemple, quel est son genre prochain, et quelle est sa différence spécifique ?
Parmi les juristes théoriciens, il y a souvent deux attitudes face au problème de l’essence du droit. La première est dogmatique. Elle consiste à affirmer que le droit est ceci ou cela, par exemple, selon les auteurs anciens, le droit est la règle de justice inscrite dans la nature des choses, tandis que pour la plupart des auteurs contemporains, le droit est une règle de conduite sanctionnée par l’autorité publique. La seconde est sceptique qui, partant de la divergence et de la contradiction entre les différentes conceptions du droit, nie l’existence d’une essence du droit et préconise la définition conventionnelle voire stipulative du droit. Mais aucune de ces deux attitudes n’est admissible : si l’attitude dogmatique pèche par un excès d’orgueil évident, le scepticisme est vicié lui aussi par sa propre superbe, car, pour douter de l’essence du droit d’une manière aussi catégorique, il fallait au préalable être certain de ce qui est le droit ( tout scepticisme conséquent étant à sa façon dogmatique) ! D’un point de vue épistémologique en effet, pour savoir ce qui est une chose, ses caractéristiques génériques et spécifiques, l’homme doit se fonder sur l’expérience, sans le préjugé dogmatique ou sceptique. C’est seulement dans la mesure où le langage cristallise l’expérience commune des hommes qu’on peut y recourir pour parvenir indirectement au concept d’une chose[35].
Puisque dans une langue naturelle déterminée, le sens d’un mot se détermine structurellement par rapport à celui des autres, le mot “ droit ” ne doit pas être défini de façon purement arbitraire (on ne dit pas par exemple que le droit c’est un astre qui brille, ou un chemin qui va de Toulouse à Paris via Limoges, sous peine d’être entièrement incompris des autres, et d’introduire de graves confusions dans sa propre pensée[36]), mais doit se mettre en relation avec tous les autres mots qui forment cette langue.
Toutefois, dans la plupart des langues naturelles, le mot droit a souvent plusieurs sens. Comment peut-on alors se fier à elles pour retrouver l’essence du droit dans ces conditions ? D’après nous, parmi les multiples sens du mot “ droit ”, il faut repérer le noyau dur, le sème originaire ou le sens commun minimale. C’est seulement après avoir trouver le sens premier du mot « droit » qu’on peut espérer comprendre également les autres sens qui en sont issus. Or, le noyau dur, le sens élémentaire du mot « droit » est à notre avis celui de suum cuique (ce que revient à chacun), tous les autres sens de ce mot étant directement ou indirectement dérivés de ce sens primitif et ayant seulement des valeurs sémantiques inférieures. Ainsi, le mot “ droit ” signifie également la justice ou la norme. Mais ces autres sens du mot « droit » sont secondaires et ne sont compréhensibles que si on les rattache au sens primitif du mot “ droit ”, qui est suum cuique[37] : la justice au sens d’attribuer à chacun ce qui lui revient (suum cuique triburer) suppose l’existence préalable de cette chose qui revient à un individu, son suum cuique. De la même manière, si la règle ou la norme de droit est une règle ou une norme différente de la règle ou de la norme logique ou artistique, c’est précisément parce qu’elle a pour objet spécifique de mesurer ce que revient à un individu, et non pas pour guider la pensée de quelqu’un, ni pour aider quelqu’un à tracer une ligne droite[38].
Si on s’accorde sur notre façon de procéder ainsi que le sens minimal (et donc aussi essentiel) du mot droit que nous venons de fixer, on doit dire logiquement que le genre prochain du droit est l’avoir ou la possession, et la différence spécifique du droit est l’avoir propre ou la possession reconnue par autrui comme étant la mienne (en tant que propriété).
A- La définition générique : le droit comme possession
La définition générique du droit tend à la détermination du genre prochain auquel appartient l’espèce “ droit ”. Or, quel est le genre prochain du droit ? Souvent négligée, cette question est pourtant primordiale pour la question de la définition du droit[39].
A notre avis, puisque le droit est ce qui revient à chacun, le genre prochain du droit est l’avoir ou la possession. Mais qu’est-ce que l’avoir ? Lorsque je dis que j’ai (ou possède) telle ou telle chose comme mon droit, qu’est-ce que j’entends précisément par une telle énonciation ?
A nouveau, il s’agit de dégager l’essence de l’avoir avec ses caractéristiques génériques et ses caractéristiques spécifiques.
A notre avis, et sans qu’il soit nécessaire de faire une régression infinie, l’idée d’avoir signifie deux choses : celle de l’existence humaine d’une part, et celle de la finalité de cette existence humaine d’autre part[40].
a - Le droit en tant qu’attribut de l’existence humaine
1) Lorsque je dis que j’ai tel ou tel droit, je veux affirmer avant tout que j’existe, car si je n’existe pas, je ne serais même pas là pour dire que j’ai un tel droit ! Le bon sens enseigne qu’un enfant qui n’est pas encore né ou un homme qui est déjà mort n’a aucun droit, au moins pour cet enfant qui n’existe pas encore, ou pour cet homme qui n’existe plus. Le droit comme ce que revient à chacun suppose nécessairement que ce “ chacun ” existe. En ce sens, il est un attribut de l’existence humaine.
Ici, il y a lieu de souligner que le droit en tant qu’attribut de l’existence humaine ne doit pas être rattaché à la notion de personne ou de personne humaine. Quelle que soit la nuance qu’on peut y introduire, la notion de personne signifie toujours une entité abstraite, équivalent à l’essence humaine ou à l’humanité en général. Or comme pure essence, l’humanité ne connaît pas encore l’individuation, elle n’a donc pas de droit et n’en a point besoin[41].
2) Le concept d’existence a plusieurs sens. Sur le plan métaphysique, l’existence veut dire avant tout l’actualisation d’une essence dans le temps et dans l’espace, en tant que Dasein, ou être-là (individuation). Au sens littéral, exister signifie s’extérioriser, se dévoiler dans le monde en tant que l’événement ou plus exactement l’avènement (ek-sistance, selon Heidegger). L’existence de l’homme dans le monde est pour ainsi dire le processus de réalisation de l’essence de l’humanité dans le temps, ou en termes aristotéliciens, l’entéléchie de l’humanité.
Biologiquement, l’existence humaine commence par la conception du fœtus dans la matrice de la mère. La naissance doit être considérée seulement comme une étape relativement tardive dans le processus de l’actualisation de l’essence de l’humanité. Elle vient seulement parfaire un commencement absolu qui est la pénétration du spermatozoïde dans l’ovule. L’inconvénient de l’existence, si inconvénient il y a[42], ne débute point par la naissance, mais par la conception même de l’homme…
Mais l’existence humaine peut être également appréhendée dans une perspective morale. Si l’on admet que l’essence de l’humanité est la liberté[43], et l’essence du monde physique est la détermination, on doit conclure que l’existence de l ’homme dans le monde signifie la manifestation de la liberté dans la nécessité, par le biais de l’action volontaire de l’homme. Dans le langage hégeliano-marxist, cela s’appelle « selbst Entfremdung » ou aliénation.
Mais quelle que soit la conception de l’existence humaine qu’on adopte, il faut toujours garder en vue que celle-ci n’est pas terminée, achevée avec l’être-là phénoménal, avec le Dasein situé hic et nunc. A proprement parler, l’existence de l’homme dans le monde est un processus dialectique, un devenir temporel. Elle est la synthèse de l’Etre et du Néant, de la vie et de la mort, de la liberté et de la détermination. Mais une telle synthèse, n’étant que provisoire, se résorbera à nouveau dans la non-existence qui est l’anéantissement, la mort, ou en d’autres termes, le retour de l’individuel vers l’universel.
Comme attribut de l’existence humaine, le droit est inhérent à la personne humaine existant dans le monde (ce qui est différent de la personnalité ou l’humanité au sens abstrait), ou plus simplement encore inhérent à l’homme empirique (être-là ou Dasein).
b- Le droit en tant que finalité de l’existence humaine (bien)
1) Mais si le droit est immanent à l’existence humaine, toute existence humaine ne se réduit pourtant pas au droit. Quelle est la place spécifique du droit dans l’existence humaine par rapport aux autres aspects ou aux autres dimensions de cette même existence ?
A notre avis, en tant qu’avoir ou ce que revient à chacun (suum cuique), le droit est d’ordre téléologique. Il représente la fin de l’existence humaine, et à ce titre, il n’est assimilable avec aucun autre attribut de l’existence humaine (les aspects physique, psychique et intellectuel d’un être humain par exemple). En d’autres termes, pour un existant (ou Dasein) humain (ou un homme empirique), le droit comme ce qui lui revient, c’est un bien pour lui (selon la conception d’Aristote, toute action volontaire de l’homme tend vers le bien). Ce n’est donc pas un hasard si pour les juristes, le droit est l’avoir et l’avoir est le bien.
Mais cette proposition “ le droit comme avoir est la finalité ou le bien de l’existence humaine ” mérite quelques précisions.
D’un point de vue spéculatif, le droit comme avoir, comme bien doit être pensé comme la cause finale de l’existence humaine : pour répondre à la question “ pourquoi y a-t-il l’homme plutôt que rien ? ”, nous sommes obligés de concevoir l’existence de cette chose humaine comme un bien (au regard de l’essence abstraite de l’homme ou de l’humanité). Rétrospectivement, la pure essence humaine nimbée dans son essentialité abstraite et vide est un mal que l’existence vise précisément à dépasser. En termes aristotéliciens, l’existence vient parfaire l’essence en lui conférant la plénitude de l’être. Toute existence a donc une raison suffisante qui est d’après nous l’attraction du bien (au sens de Leibniz). La tentation d’exister de l’essence humaine s’explique donc par le Bien, qui est l’avoir, qui est le droit : j’existe (ou plus exactement l’humanité existe en moi et à travers moi) pour le bien qui est mon avoir, qui est mon droit ! C’est pourquoi dans ma vie, plus j’ai, plus je possède, plus j’aurais le sentiment d’avoir existé : heureux celui qui possède ! Le désir de possession correspond donc à un besoin ontologique de l’homme. Contrairement à un certain moralisme à bon marché qui condamne sans discernement toute envie (ou volonté) de possession, il nous faut affirmer sans ambages que toute existence se motive par la possession du bien. Dans un certain sens, la surenchère des droits chez les hommes modernes et la folle entreprise de possession dans la société capitaliste vont ensemble et apparaissent tous deux sous la forme de la poursuite du bien : ils trouvent leur fondement dans l’existence humaine au monde.
Dans la mesure où l’existence humaine veut dire également que l’homme est inséré dans le monde et conditionné par celui-ci, le droit comme bien ou avoir se présente toujours sous la forme d’intérêt (inter-esse : être parmi les choses) : quelque chose est un bien pour moi dans la mesure où il m’intéresse ! Puisque chaque bien particulier est un moyen par rapport au bien final[44], et que le bien final est pour l’homme empirique le synonyme de la mort, tout droit pour l’homme empirique (ou vivant) est nécessairement une utilité, et se confond avec la mort : mourir naturellement et dans la paix est pour l’homme empirique le plus grand bien, le bien ultime, il est aussi son droit le plus important, les autres biens ou les autres droits n’étant que subalternes, et justifiables uniquement par rapport à lui... Pour cette raison et en ce sens précis, il convient d’accorder quelque crédit à l’utilitarisme juridique anglo-saxon et à la doctrine de “ Interessenjurisprudenz ” de von Jhering (seconde manière) et de Heck[45]. K.Marx avait eu également raison d’insister sur le fait que le droit, au lieu d’être des simples règles abstraites de la conscience morale, relève plutôt de la production et de la reproduction de l’existence sociale des hommes. Le droit fait partie du système économique. Il en est à la fois la cause et la conséquence.
Dans la mesure où l’homme empirique n’a pas achevé sa propre existence avant sa mort, le droit qui lui revient s’attache uniquement à un moment déterminé de son existence, ou au passé, au devenu. Il représente la part de l’essence d’ores et déjà réalisé dans une existence empirique déterminée.
C’est uniquement par rapport à un moment déterminé de l’existence de l’homme, ou à une existence finie que le droit est une fin, alors que par rapport à l’existence en tant que processus du dévoilement de l’essence humaine, le droit-avoir peut être pensé comme une force motrice qui pousse l’homme à se dépasser et à s’acheminer vers la plénitude de son existence, vers la mort.
2) Comme le bien de l’existence humaine, le droit-avoir fait partie de l’être de l’homme.
En tant qu’avoir (quod), le droit est un attribut d’une existence finie (devenu), ou plus précisément, la finalité de cette existence finie, alors que l’être (quid) est la synthèse même de l’essence et de l’existence infinie (en tant que dévoilement de l’essence ou devenir). Le droit-avoir est la valeur d’un moment de l’existence puisqu’il s’attache à une existence déterminée et finie, au Devenu, alors que l’être se définie comme l’épanchement infini de l’essence dans l’existence, ou ce qui revient au même, comme l’affranchissement de l’existence finie sous l’appel de l’essence (c’est pourquoi Heidegger affirme que l’être est le temps). Par conséquent, le droit fait partie de l’être humain tout comme le devenu fait partie du devenir (en tant que devenir passé).
Tout dévoilement de l’essence, toute existence finie s’explique donc par rapport à la cause finale qui est le bien, l’avoir ou le droit. Le droit en tant que bien ou cause finale de l’existence humaine est donc axiologiquement première par rapport à une existence finie[46]. Il réalise la valeur de cette existence finie, puisque la valeur n’est en définitive autre chose que le degré de rapprochement d’une existence finie par rapport à l’exigence infinie de l’essence[47]. C’est pourquoi au nom du droit, de la possession et du bien, un homme peut même risquer sa vie, son existence.
Du point de vue de la dialectique, le droit comme avoir ou possession se présente donc comme le moment d’en soi et pour soi de l’humanité : comme pure essence ou en soi, cette dernière est une personne ; comme pour soi, elle est un individu empirique ; comme en soi et pour soi, elle est l’homme possédant ou sujet de droit.
Dans la mesure où l’avoir ou la possession est un moment de l’existence de l’homme dans le monde, les biens susceptibles d’être possédés par l’homme se déduisent de l’idée même de l’existence humaine : puisque celle-ci est l’union du corps et de l’esprit (incarnation), les biens que l’homme peut posséder sont avant tout son propre corps et son propre esprit. En tant que résultante de la synergie du corps et de l’esprit, le fruit du travail de l’homme entre également dans le domaine de la possession[48]. Absolument parlant, l’homme ne possède que lui-même ainsi que les choses extérieures transformées par lui grâce à son travail, par la médiation de son corps et de son esprit : bref, chacun a ce qu’il mérite !
3) Dans la mesure où l’existence humaine est également la réalisation de la liberté humaine dans la nécessité, le droit entretient indéniablement un rapport étroit avec l’action humaine. Mais quelle est la nature de ce rapport ?
Selon la distinction de l’être et du devoir-être, Sein und Sollen faite notamment par l’école néo-kantienne de Bade et de Marburg[49], et vulgarisée dans la théorie juridique par les travaux de H.Kelsen, le droit ferait partie du devoir-être, qui fixerait la règle de l’action humaine, alors que le comportement effectif de l’homme serait du domaine de l’être qui doit se mesurer et se modeler par rapport au droit.
Cette distinction, souvent confortée par le sens commun, mérite pourtant des critiques sévères.
Au sens métaphysique, l’être de l’homme est la synthèse de l’essence et l’existence (humanité existant dans chaque individu humain). Ainsi, pour que l’opposition entre l’être et le devoir-être ait un sens, le mot “ être ” doit être pris uniquement au sens de l’être-là ou du Dasein, qui est l’actualisation de l’essence. La doctrine positiviste dominante, en absolutisant l’opposition entre l’être et le devoir-être, introduit donc à tort une scission entre deux régions de l’être : l’être en puissance et l’être en acte. Or, comme l’avait déjà enseigné Aristote, le devoir-être est directement déduit de l’être lui-même : il n’est ni plus ni moins que l’écart entre l’être-là (ou l’être existant en acte) et sa propre essence (ou l’être existant en puissance). Plus explicitement, la valeur de mon existence se mesure avec mon essence générique, avec mon humanité. Le devoir-être est déduit de l’être, ou pour mieux dire, fait partie de l’être. Pour cette raison, le problème de base de la philosophie du droit[50] ne devrait pas être celui de l’opposition entre l’être et le devoir-être, mais plutôt celui du rapport dialectique entre l’existence et l’avoir (Dasein und Haben ou Besitzen), ou entre le fait et la valeur.
Par ailleurs, dans la doctrine positiviste, le mot « être » est souvent utilisé dans le sens de ce qui existe, d’un acte[51] ou d’un fait (celui-ci étant un comportement ou un acte figé devant le regard du juge). Or, un fait ou un acte n’est pas l’être, mais seulement l’étant ou l’existant. Dès lors, l’opposition entre l’être et le devoir-être est réductible à l’opposition entre l’étant et le devant-être[52]. Mais qu’est-ce que signifie le devant-être sinon cette exigence du retour de l’existant à l’essence (ou le cheminement du pour soi vers l’en soi et pour soi dans le langage de Hegel) ? Entre l’essence pure et l’existence mondaine finie, il y a nécessairement un décalage. Le devant-être est précisément une sorte une tentative d’abolition de ce décalage.
Ainsi compris, le droit est-il assimilable à un devoir-être ? Non ! Comme nous l’avons vu précédemment, étant d’ordre téléologique, le droit est un attribut de l’existence non point de l’essence humaine. Pour que j’aie tel ou tel droit, il faut qu’au préalable j’existe d’une certaine manière déterminée. C’est seulement par rapport à une situation déterminée (qui est un fait) de mon existence dans le monde que certains biens me reviennent comme mon droit. Le droit est déduit de mon situation existentielle dans le monde : Jus ex facto oriture !
En tant qu’il s’adresse à la conscience du sujet agissant, le devoir-être est antérieur à l’existence. Il est d’ordre moral et non point juridique. Si le devoir-être exige que j’agisse, ou ce qui revient au même, que j’existe de telle ou telle manière, le droit se contente de dire que si j’ai agi d’une telle manière déterminée, j’aurais nécessairement un tel droit correspondant en tant que mon bien ou le mien. Bref, si la morale ou le devoir-être m’ordonne de faire quelque chose, le droit me signifie que si j’ai fait ce quelque chose, je récolterais forcément un tel mien comme la conséquence de ce que j’ai fait (que je veuille ou non cette conséquence dans ma conscience subjective). Pour reprendre une idée de Michel Villey, nous dirons que le Code pénal n’interdit pas de commettre un homicide, mais simple indique que si quelqu’un commet un homicide, il aura nécessairement une certaine peine qui lui revient comme la conséquence de son homicide. Si le devoir-être est laissé à la libre appréciation du sujet agissant (toute la moralité est fondée sur la conception subjective du bien et du mal ou sur le libre arbitre), le droit comme attribut d’une existence finie ou d’un devoir-être réalisé est d’ordre exclusivement objectif, et échappe le plus souvent au vouloir subjectif de l’individu empirique. C’est pourquoi souvent le droit peut venir surprendre le sujet d’action, par la conséquence indésirable qu’il implique. Ainsi, un voleur, en volant un bien d’autrui, a agi certes selon sa conception de la moralité ou en conformité avec sa conception subjective du bien, mais, en tant que conséquence objective de son action, le droit qui lui revient peut lui être désagréable : une sanction pénale qui lui inflige quelques années d’emprisonnement par exemple. En ce sens, nous devons dire avec Hegel que même une peine infligée à un criminel est un droit ou un bien (objectif) pour ce dernier, puisqu’elle est la conséquence de ce qu’il a fait : elle est ce qu’il mérite comme le sien (suum cuique).
Contrairement à ce que pense Kant, le droit n’est donc pas une limitation de la liberté externe de l’homme, cela non seulement parce que l’idée même de limitation de la liberté est absurde[53], mais plus fondamentalement encore parce que le droit n’a rien à voir avec la liberté ou l’usage de la liberté entendu au sens de l’action pratique ou morale (la distinction entre la liberté interne et le liberté externe en soi étant critiquable, car, rigoureusement parlant, l’homme en tant qu’être pensant est libre, et cette liberté est immanente à son humanité, elle n’est ni interne ni externe par rapport à l’homme existant dans le monde). Il concerne uniquement la valeur d’une action d’ores et déjà réalisée, un acte ou un fait. Plus précisément, le droit ne prescrit jamais une règle de conduite à un être humain par nature libre, mais évalue seulement la conséquence d’une action humaine passée et déterminée. Le droit trouve sa signification ultime dans et par rapport à une existence déterminée de l’homme dans le monde[54]. L’impératif catégorique, s’il a un sens par rapport à la conscience morale, puisqu’il est déduit de la raison pure pratique, n’a rien à voir avec le droit[55]. Au regard du droit, tout homme peut faire ce qu’il veut selon sa propre conception morale ou ses propres maximes d’action, à condition qu’il assume plus tard la conséquence de ce qu’il a fait. Le droit concerne la valeur d’une action d’ores et déjà réalisée dans le temps et dans l’espace (indicatif ou impératif hypothétique), tandis que la morale se situe en amont ou au commencement de l’action, et transcende les conditions empiriques de l’action humaine selon Kant lui-même (impératif catégorique)[56].
En tant qu’il ne fait pas partie du devoir-être ou du Sollen, le droit ne peut être d’aucune manière des règles de conduite pour le sujet moral (ou pratique)[57].
B - La définition spécifique, le droit comme propriété
Si le droit est un attribut de l’existence humaine dans le monde, et non pas une pure essence déduite directement de l’humanité abstraite, il n’en reste pas moins vrai que l’existence de l’homme dans le monde est en même temps une coexistence des hommes entre eux (toute individuation de l’essence produit une coexistence entre des individus partageant la même essence ou de la même espèce). Par rapport à cette coexistence, le droit est non seulement un avoir, une possession, mais également et plus spécifiquement encore un avoir ou une possession propre à un tel homme déterminé. Il est sa propriété, son Engentum (quelque chose qui lui appartient en propre, en tant qu’individu).
Le droit-propriété doit être pensé comme le moment d’en soi et pour soi de l’humanité : après le moment d’en soi qui est la personnalité, et le moment de pour soi qui est l’homme empirique, la propriété signifie le moment d’en soi et pour soi de l’homme, en ce sens que le propriétaire est à la fois un individu empirique particulier et un être humain au sens générique, et que la propriété est une sorte de retour de l’individuel à l’universel : certes, la propriété reste toujours mienne, mais à la différence de la possession purement factuelle qui me met uniquement en relation avec la chose possédée, elle est en même temps reconnue par tous les autres hommes précisément comme la mienne (un bien propre à moi ou meum), et grâce à cette reconnaissance, devenue une possession universalisée. Bref, la propriété est un mien universel, ou une possession reconnue par tous les autres hommes comme étant la mienne (infra.). Si la possession a sa signification dans la relation transcendantale entre le moi et le non-moi (qui est l’objet de ma possession), la propriété trouve sa signification exclusivement dans une relation horizontale ou intersubjective entre les différents individus humains : en tant que possédants, les individus humains cherchent tous à être reconnus par les autres comme possédants universels, ou comme propriétaires.
Si d’un point de vue abstrait, le droit-propriété s’obtient par la voie de la justice (a), d’un point de vue dialectique, elle se réalise à travers un processus historique particulièrement complexe (b).
a- Le droit-proprété en tant que justice
1) Si dans ma relation avec la nature ou les choses, je suis tout à fait libre, il n’en va pas de même lorsque ma prétention au bien est considérée sous l’angle de ma relation avec les autres hommes. En effet, pour des raisons liées à la rareté des biens naturels (la terre ou certains métaux par exemple), ou à l’impossibilité de l’univers tout entier pour satisfaire l’envie de possession (concupiscence) de l’homme, un même bien peut être désiré par plusieurs, voire tous les hommes. Dès lors, quelle est la part du bien qui revient à moi ou à toi, ou qu’est-ce qui est propre à moi, ou qu’est-ce qu’est ma propriété ? Voilà se pose la question de la justice.
Dans son triple sens classique : honest vivere, alterum non laetere, suum cuique tribuere, la justice a toujours pour présupposé logique la propriété. Le fondement de la justice est le droit-propriété[58].
D’un point de vue moral, un homme peut être dit « honnête » s’il se contente de ce qu’il a en propre, ou de ne posséder d’autres biens que ce qui lui revient, que ce qu’il mérite, ni plus ni moins. D’un point de vue éthique, un homme est juste lorsqu’il ne porte pas atteinte au bien ou à la propriété d’autrui, en le respectant. D’un point de vue juridique, un homme est juste quand, appelé comme Tiers à trancher un litige, il attribue à chaque partie au litige ce qui lui revient.
Sans l’idée de suum cuique, la notion de justice n’aura aucun sens. Par conséquent, ce n’est pas le droit qui suppose la justice, mais la justice qui suppose le droit. En d’autres termes, ce n’est pas le droit qui a pour but de réaliser la justice, mais la justice qui a pour finalité la réalisation du droit : la justice, c’est l’ars boni et equi selon les romains.
2) Mais quel doit être le critère de la justice ou en d’autres termes, quel doit être le bien qui m’appartient en propre, ou constitue ma propriété ?
Si dans ma relation transcendantale avec les choses, j’ai, comme disaient des auteurs jadis (Hobbes par exemple), tous les droits sur toutes les choses (c’est en effet la relation de possession), dans ma coexistence avec les autres êtres humains, mon droit est nécessairement limité par la présence des droits d’autrui. Quelle est la frontière entre le mien et le tien ?
Pour trouver le critère de la justice, les auteurs de tout temps ont épuisé leur ingéniosité. Les différentes formules de la justice inventées par eux (à chacun selon son rang ; à chacun selon ses mérites ; à chacun selon ses besoins ; à chacune selon ses œuvres ; et enfin, à chacun la même chose que les autres) se révèlent pourtant toutes insuffisantes[59]. Leur sens est donc nécessairement relatif, c’est-à-dire par rapport à un temps et à un espace donné.
Mais l’absence d’un critère absolu de la justice ne signifie pas que l’exigence de la justice n’a plus aucun sens. Bien au contraire, dans la mesure même où la justice consiste en « suum cuique tribuere», ou attribution à chacun ce qui lui revient, il faut que le critère de la justice reste relatif, c’est-à-dire par rapport à une situation existentielle donnée. Vouloir inventer une formule unique de la justice et l’appliquer d’une manière absolue à toutes les situations existentielles des hommes, c’est là le contraire même de la justice : Summum jus summa injuria ! La justice absolue doit être une justice relative, c’est-à-dire, par rapport à chaque situation existentielle donnée[60]. Contrairement à la moquerie de Pascal, nous devons affirmer que le propre du droit est précisément la justice en-déça et l’injustice au-delà des Pyrénées.
3) La notion de justice s’applique uniquement et exclusivement à la relation humaine. Inversement, là où il y a relation humaine, se pose nécessairement la question de la justice : ubi societas, ibi jus.
Dans sa relation avec la nature, la question de justice ne se pose pas à l’homme. C’est seulement dans un sens métaphorique (en personnifiant la nature) que l’homme peut trouver la nature juste ou injuste à son égard. De son côté, la nature ne peut rien faire valoir à l’encontre de l’homme. Entre l’homme et la nature, la relation est celle de domination et d’exploitation, au sens de Descartes, Hegel et de Heidegger[61]. L’idéologie écologiste d’aujourd’hui ne signifie pas que l’homme respecterait un quelconque droit de la nature, mais reflète au plus haut point la domination de la nature par l’homme : en protégeant la nature, l’homme cherche en fait à assurer sa propre survie sur la terre.
Dans sa relation avec Dieu, la question de droit ne se pose pas non plus, cela dans la mesure où par définition l’homme ne peut faire valoir aucun droit à l’encontre de Dieu, et que Dieu n’a pas besoin d’un droit quelconque pour disposer de ses créatures. La plainte de Job contre l’injustice de Dieu ne fait que traduire sa propre ignorance de la nature de sa relation avec Dieu[62].
La justice n’a de sens que par rapport à la relation des hommes entre eux. La conception du droit de l’homme est donc ou bien un non-sens, ou bien une banale tautologie.
Mais cette affirmation ne signifie pas que les relations de l’homme avec la nature et avec Dieu ne seront pas prises en compte par le droit. Au contraire, de tout temps, le droit régit ces relations. Seulement, les relations de l’homme avec la nature et avec Dieu visées par le droit sont toujours médiatisées par la relation des hommes entre eux : lorsqu’un homme offense Dieu ou la nature, il porte atteinte en réalité au sentiment religieux ou naturel des autres hommes.
4) Mais si le droit implique la relation de justice entre les êtres humains, toutes les relations entre les êtres humains ne se réduisent pourtant pas à celle de la justice. Quelle est dès lors la differencia specifica de la relation de justice par rapport aux autres types de relations humaines ?
D’un point de vue analytique, entre les êtres humains il existe trois types de relations fondamentales : celle de la violence, celle de l’amour ou de la charité, et celle de la justice. Si la violence et l’amour sont antithétiques, la justice se présente alors comme une sorte de synthèse entre les deux.
La haine ou la violence se définit comme la volonté ou l’acte de porter atteinte au bien d’autrui. Elle implique donc la négation de l’universalité générique des hommes. Par l’acte violent, l’auteur de la violence nie l’humanité d’autrui et s’empare du bien ou de la propriété de ce dernier, soit par la force, soit par la ruse. En termes kantiens, le sujet violent traite les autres uniquement comme des moyens, non point comme des fins en soi. La violence se définit donc toujours comme une violation du droit d’autrui. Elle est injustice.
La violence peut se réaliser de plusieurs façons. Elle peut être volontaire ou involontaire. Elle peut se faire par force brute, par ruse, par négligence, voire par ignorance. La violation du droit d’autrui peut s’effectuer dans un acte unilatéral ou dans un acte contractuel (en cas d’échange injuste des produits ou des services par exemple)[63].
L’amour ou la charité est diamétralement opposée à la haine, à la violence, à la violation du droit, car un sujet aimant ou un homme charitable se prive d’une part de son bien propre (ou de sa propriété) au profit de l’aimé ou des bénéficiaires de la charité. Ce n’est donc pas arbitraire de dire que la justice comme vertu cardinale est contraire (qui veut pas dire contradictoire, car le contradictoire du droit est le non-droit, et le contradictoire de la justice est la non-justice) à la charité en tant que vertu théologale. La charité doit être définie comme sacrifice du droit propre au profit d’autrui, ce qui signifie que l’auteur de l’acte charitable, tout en étant conscient de son droit, n’en fait néanmoins pas l’usage (c’est-à-dire de façon passive, ne revendique pas son droit lorsque celui-ci est violé par autrui : la tolérance), ou mieux encore, abandonne volontiers son droit au profit d’autrui. Elle est le don de soi ou la libéralité. L’essence de la charité réside en ceci : tout en supposant et impliquant le droit (un homme charitable respecte avant tout et tout au moins le droit d’autrui : à supposer qu’un patron exploite par tous les moyens ses ouvriers, mais donne néanmoins le petit cadeau à ces derniers au moment de la fête de Noël, on peut douter légitiment de son intention charitable).
Dans l’acte de charité, les hommes affichent leur commune appartenance ontologique c’est-à-dire leur humanité.
Le sentiment moral correspondant à la charité est l’amour[64]. L’amour est le dépassement de la justice. Plus précisément, l’amoureux, tout en respectant le droit de l’aimé, en lui rendant ce qui lui revient dans leur relation amoureuse, se prive (ou s’apprête à se priver) d’une partie voire de la totalité de son bien propre au profit de l’aimé. Dans la relation amoureuse, il existe donc toujours une sorte d’asymétrie en faveur de l’aimé : au lieu de conserver ou revendiquer le sien, l’amoureux est toujours prêt à sacrifier son bien propre au profit de l’aimé, y compris le bien qui lui est le plus cher, sa vie. En ce sens, le vrai amour rencontre la mort sur son chemin, comme l’a dit de façon quelque peu tragique V.Jankélévitch. Le contrat du mariage, en spécifiant le mien et le tien entre les époux, est un acte de justice qui anticipe en réalité la fin de la relation amoureuse[65]. Bien qu’un tel contrat soit institutionnellement commode, il ne fait pas moins injure à l’amour en tant qu’amour, en le pervertissant. Bref, le mariage en tant que mariage est à la fois l’aboutissement et la fin de la relation amoureuse[66].
Le christianisme comme religion d’amour universel prône constamment le dépassement de la justice et du droit[67]. Ce n’est donc pas étonnant de trouver dans le nouveau Testament des nombreux passages où Jésus et ses apôtres (par exemple dans les épîtres de St.Paul aux Corinthiens et aux Romains, etc.) opposent souvent la justice et la charité[68].
L’amitié se situe entre la justice et la charité, entre le respect et l’amour. C’est pourquoi elle est une des relations humaines les plus précieuses mais en même temps très difficiles à entretenir, si on croit à Aristote.
D’un point de vue dialectique, si le droit et la justice sont le dépassement de la violence, l’amour et la charité sont alors le dépassement du droit et de la justice.
b- Le droit-propriété et sa détermination historique
1) Si d’un point de vue dogmatique, la question du critère de la justice reste insoluble, malgré toutes les tentatives théorétiques, d’un point de vue historique, la détermination du droit ou la réalisation de la justice doit se faire par la voie dialectique.
Cette dialectique historique du droit et de la justice implique les trois étapes suivantes : la transformation du droit substantiel ou de la justice substantielle en droit formel ou justice formelle grâce à l’intervention de la juris-diction du Tiers ; la réalisation de la juris-diction du Tiers en juridiction communautaire ; enfin, le dépassement de la juridiction communautaire (y compris notamment la juridiction étatique ou de la justice étatique) par le droit universel ou la justice cosmopolite.
2) La première étape comporte les trois moments suivants : le droit abstrait, le droit moral et le droit juridique.
Le droit abstrait est le droit substantiel ou en soi. Selon les époques historiques différentes, ce droit abstrait peut être fondé soit sur la nature des choses, soit sur la volonté divine, soit enfin sur la volonté ou la raison humaine (infra : partie II).
Mais ce droit abstrait (ou cette justice abstraite) doit être réalisé dans la conscience morale des individus empiriques, et devenir par là un droit pour soi (mien subjectif, selon mon conscience morale)[69]. C’est le moment du droit subjectif ou plus exactement du droit moral. Le droit subjectif ou moral n’est pas autre chose que cette prétention subjective par laquelle un individu empirique affirme qu’il a telle ou telle chose comme son bien. Mais dans sa conscience subjective, tout homme pouvant prétendre avoir tous les droits sur toutes sortes de choses, un tel droit est assimilable au libre arbitre. Cette prétention reste donc sans signification pour autrui.
Mais le droit subjectif doit être dépassé, dès lors que son titulaire entre dans un rapport intersubjectif avec autrui. Entre les différentes prétentions subjectives, il y a inévitablement une certaine contradiction. Cette contradiction a été hypostasiée chez les auteurs de XVII et XVIIIème Siècles comme l’état de la nature, qui est un état de guerre de tous contre tous, et à partir de Hegel et Marx, intégrée à la société civile qui est à la fois un système de besoins et un système de conflits. En termes habituels de juristes, il y a alors entre les différents sujets de droit un différend ou un litige. Dès lors, comment résoudre ce conflit ? Dans le langage philosophique de Hegel ou de son interprète A. Kojève, cette contradiction s’appelle « lutte à mort » (struggle for life ). L’issue de cette lutte est nécessairement une des alternatives suivantes : soit l’une des parties en litige abandonne sa prétention de façon volontaire (ce qui signifie rétrospectivement que la lutte n’était pas mortelle, ou sa prétention subjective n’était pas sérieuse) ; soit l’une des parties est physiquement anéantie par l’autre partie (la mise à mort)[70] ; soit enfin l’une des parties est réduite en esclavage.
Selon la célèbre dialectique du maître et de l’esclave décrite par Hegel dans sa « Phénoménologie de l’esprit » et interprétée à maintes reprises par des auteurs[71], si l’esclave est dans un premier temps réduit en chose non-libre, ou instrument de satisfaction des besoins à la merci du maître, avec le temps, et grâce au travail (qui transforme non seulement la nature-objet, mais également l’agent), l’esclave acquiert nécessairement la conscience de la peur et de sa propre liberté, tandis qu’à l’inverse, le maître, dépendant du fruit du travail des esclaves pour la satisfaction de ses besoins, deviendra progressivement oisif et non libre… A terme s’opèrera donc un renversement des situations entre le maître et l’esclave. Bref, les positions respectives du maître et de l’esclave ne sont un état durable et satisfaisant ni pour l’esclave ni même pour le maître lui-même. Dans ces conditions, et afin de résoudre leur conflit relatif à la répartition du mien et du tien, la raison dictera aux hommes en conflit de passer une convention judiciaire entre eux (le premier contrat social, tel que John Locke l’avait présenté, serait donc de nature judiciaire[72]), aux termes de laquelle ils abandonnent l’usage de la violence ou la lutte à mort et remettent leur litige à la juridiction d’un Tiers impartial et désintéressé. Grâce au dire-le-droit ou à la juris-dictio du Tiers, le droit subjectif ou moral se transforme formellement en droit objectif et universel. Dans le droit dit par le Tiers, la justice substantielle se réalise dans et à travers la justice formelle. D’après A.Kojève, la convention judiciaire en question est à proprement parler anthropogénétique. Sa signature signifie la naissance d’homme en tant qu’être raisonnable.
L’acceptation du Tiers d’intervenir dans le litige qui oppose les parties s’explique par l’amour de la vérité. L’autorité de la chose jugée se fonde exclusivement sur la véracité du jugement prononcé par le Tiers, non point sur la contrainte. L’exécution de la sentence judiciaire est avant tout l’affaire des parties au litige (exécution privée). Elle n’est assurée par la menace de sanction que dans l’hypothèse particulière du Tiers-commnauté éthique, notamment dans l’Etat politique (infra).
Schématiquement, on peut résumer cette dialectique du droit et de la justice de la manière suivante :
Droit abstrait (de l’Homme, ou de la personne humaine) ou la justice substantielle (le droit en soi)à droits subjectifs (moraux) ou la justice subjective (ou justice privée) et le litige (le droit pour soi)àdroits dits par le Tiers (juridictionnelle ou juridique) ou la justice formelle (le droit en soi et pour soi).
3) La deuxième étape est celle de la réalisation de la juridiction du Tiers en juridiction communautaire.
Si le recours à la juridiction du Tiers est nécessaire, c’est parce qu’il est, pour les parties en litige, le seul moyen de dépasser leur subjectivité (ou leur droit subjectif) et d’accéder à la vérité : le droit dit par le Tiers est donc le moment d’en-soi et pour soi du droit substantiel.
Cependant, comment les hommes trouveront-ils un Tiers pour juger leurs différents ?
Etant donné que la tertialité du Tiers ne signifie pas autre chose que la vérité, toutes les figures du Tiers doivent posséder les deux caractéristiques propres à la vérité : l’objectivité et l’universalité.
Sur le plan aussi bien conceptuel qu’historique, le Tiers qui dit le droit pour les hommes est ainsi successivement Dieu, l’homme sage, et la Communauté éthique.
Dieu est le Tiers en soi ou le Tiers par excellence, en raison de sa transcendance même par rapport aux affaires humaines. La justice divine a été toujours et partout la justice idéale et exemplaire. Mais de l’autre côté, en tant que Tiers en soi, le dieu judiciaire est en même temps un Tiers abstrait, manquant des déterminations. C’est pourquoi historiquement, la réalisation de la justice divine (sous forme d’ordalie ou de duel) est souvent entachée de l’arbitraire, c’est-à-dire, contraire à l’exigence de la vérité.
L’homme sage est le moment pour soi du Tiers judiciaire. En participant à la sagesse par définition divine, l’homme sage, qu’il soit un prêtre, un vieillard empli d’expérience vécue, ou encore un guerrier particulièrement courageux et habile, est une sorte de dieu sur terre. Il est supposé être capable de juger les différends des autres d’une manière impartiale et désintéressée.
La communauté éthique est le moment d’en soi et pour soi du Tiers judiciaire. Puisque l’homme sage reste toujours un humain, sa juridiction est inéluctablement entachée de la finitude humaine. Son impartialité et son désintéressement par rapport à un litige donné peuvent être mis en cause en raison de sa proximité avec les parties en litige, et le degré de sagacité de son jugement est toujours limité par sa propre subjectivité. L’homme sage doit être dépassé par la communauté éthique. Dans une communauté éthique, la justice est rendue certes toujours par un individu ou un groupe d’individus, mais à la différence de la justice de l’homme sage, elle est toujours faite au nom et pour le compte de la communauté, celle-ci étant conceptuellement définie comme une institution objective qui dépasse les volontés subjectives de ses individus membres. Elle satisfait donc formellement à l’exigence de l’objectivité et de l’universalité du Tiers.
Il existe trois sortes de communautés éthiques, conformément à la logique dialectique.
La communauté éthique en soi est le genre humain ou l’humanité. C’est la communauté la plus abstraite. Le droit de l’homme (ou la justice au nom de l’humanité) reste donc dépourvu de toute détermination concrète.
La famille est la communauté éthique pour soi, dans laquelle tous les besoins de ses individus membres sont susceptibles d’être satisfaits. Comme institution, la famille est le moment subjectif de la communauté éthique, puisque le lien de ses individus membres est d’ordre subjectif, à savoir l’amour (conjugal, parental, filial, et fraternel). Dans la mesure où le sentiment d’amour est fondé sur l’inclination sensible, le lien familial est dépourvu de l’universalité : l’amour de l’humanité en général (anthropophilie) n’a un sens que seulement en tant que piété religieuse. Pour cette raison, bien que la famille soit un moment nécessaire à la réalisation de la communauté éthique, elle doit être néanmoins dépassée par l’Etat.
La société (ou dans le langage hégéliano-maxiste, la société civile[73]) n’est pas en soi un moment de la communauté éthique. Elle se présente plutôt comme le déchirement de la famille mais en même temps, comme la préparation à l’avènement de l’Etat. La société est le ré-surgissement de l’état de nature (au sens des auteurs classiques du XVIIIe siècle) après ou à côté de la communauté familiale : au lieu de tous les besoins, ce sont des besoins particuliers qui cherchent à être satisfaits dans la société. La société est essentiellement d’ordre économique, et traversée par toutes sortes des conflits. Mais de l’autre côté et en même temps, la société, de par la dureté de travail qu’elle impose, et par les multiples liens qu’elle tisse, force et prépare les individus membres de la famille à sortir de leur cocon familial et à entrer dans une communauté éthique plus vaste et plus universelle qui est l’Etat politique. Dans la société, les individus sont émancipés de l’autorité familiale et font leur apprentissage de leur universalité. La société est le moment transitoire entre la famille et l’Etat.
L’Etat est l’en soi et pour soi de la communauté éthique. En tant que dépassement de la famille et de la société, l’Etat est une communauté éthique qui se propose comme but la satisfaction de tous les besoins (à l’instar de la famille) de ses individus membres sur le plan universel (à l’instar de la société).Sur le plan historique, la réalisation de l’Etat est un processus lent, complexe, et douloureux. Dans son essence, l’Etat véritable des hommes doit être cosmopolitique ou universel. Les Etats-Nations positifs de nos jours ne représentent donc qu’une étape de l’Etat universel ou cosmopolitique, et n’ont réalisé que partiellement le concept d’Etat[74]. C’est pourquoi inévitablement, ils doivent s’acheminer vers l’Etat universel (ou vers la République universelle) : les organisations internationales ou régionales, la Société des Nations de jadis, et l’Organisation des Nations Unies d’aujourd’hui doivent être considérées comme des formes imparfaites qui préfigurent l’Etat cosmopolite futur[75].
A chacune des figures de la communauté éthique, correspond un droit et une justice propre. Le droit et la justice familiale cèdent la place à la justice corporative de la société et celle-ci à son tour absorbée par la justice étatique dont la forme la plus élevée doit être la justice universelle[76].
4) La troisième étape est la constitution de l’Etat politique selon l’exigence de la logique dialectique.
Le moment d’en soi de l’Etat politique est l’Etat législateur. La législation de l’Etat est l’existence de l’Etat en puissance, ou l’intention d’agir de l’Etat. Par la loi, l’Etat se révèle d’être une volonté d’agir rationnelle. La loi de l’Etat est à la fois raison et volonté. Ou plutôt : elle est la volonté rationnelle en soi. Le pouvoir législatif de l’Etat doit être attribué à un ou plusieurs organes étatiques dont la composition exprime l’universalité des individus membres de l’Etat (citoyens).
L’Etat exécuteur (ou administratif et judiciaire) est le moment pour soi de l’Etat politique. L’exécution de la loi est l’existence de l’Etat politique en acte, ou la réalisation de la volonté d’agir de l’Etat dans l’espace et dans le temps par des opérations individuelles. Si la loi est objective, l’exécution de la loi est nécessairement subjective : elle est médiatisée par la conscience et la volonté subjective des fonctionnaires de l’Etat. Car, pour exécuter la loi (ou la volonté de l’Etat exprimée dans la loi), il faut encore une volonté d’exécuter la loi, cette seconde volonté rendant seule la première efficiente (l’ensemble de ces fonctionnaires forme le corps judiciaire et le corps administratif de l’Etat). Cette médiation s’appelle dans la doctrine juridique « le pouvoir d’interprétation du juge, ou de l’administration ».
En existant dans les actes d’exécution de la loi, l’Etat politique s’est transmué en pure subjectivité de ses agents (ou ses fonctionnaires). C’est pour quoi il doit être à nouveau dépassé par l’Etat gouvernemental[77]. Le gouvernement est le moment en soi et pour soi de l’Etat. Sa fonction essentielle consiste à subsumer les volontés subjectives et particulières des agents administratifs et judiciaires de l’Etat sous la loi de l’Etat : elle s’analyse à la fois en fonction de direction et de contrôle[78]. Le gouvernement n’est donc pas un simple organe exécutif de l’Etat, mais est le symbole même de l’Etat, car, c’est en gouvernement que se réalise la synthèse de l’organe législatif et de l’organe exécutif de l’Etat.
Le droit public est l’ensemble de biens qui appartient à la communauté publique, notamment à l’Etat (propriété publique, ou chose publique, utilité publique selon les romains). Du point de vue normatif, le droit public est l’ensemble des règles qui s’intéressent à la fois à l’institution du public (le droit public institutionnel) et à la détermination du bien qui revient au public (le droit public relationnel). La finalité du droit public est la réalisation de la justice politique. Corrélativement, le droit privé est les biens qui reviennent aux individus particuliers ainsi que l’ensemble des règles relatives à la répartition de ces biens parmi les individus particuliers. Le droit public est logiquement premier et primordial par rapport au droit privé. Le droit privé n’existe que par négation et par soustraction : tout ce qui n’est pas du domaine de droit public relève du droit privé. En ce sens, le droit public est le droit d’exception, le droit privé, le droit commun[79] . L’existence et l’étendue du droit privé dépendent du droit public.
5) Dans l’Etat universel, constitué selon l’exigence de la raison dialectique, le droit-propriété trouve son ultime degré de réalisation. Cette affirmation ne signifie pas autre chose que celle-ci : seulement dans l’Etat universel rationnellement constitué, un bien qui me revient (meum, ma propriété) acquiert une signification universelle, car, reconnu par tous les autres hommes.
II -- DEFINITION GENETIQUE
La définition génétique consiste à déterminer la genèse, l’origine, ou la provenance d’une chose. Chez les logiciens, elle s’appelle également définition causale. Appliquée au droit, elle correspond donc dans un sens très large à ce que les juristes appellent depuis Cicéron sources du droit (fondis juris). Mais l’usage métaphorique de ce dernier terme a souvent détourné l’attention des juristes à la recherche de la véritable cause du droit au sens plus élevé. C’est pourquoi il convient de garder la notion de cause du droit dans la présente étude.
Dans la mesure où le droit est un attribut de l’existence humaine (ens=/=esse), comme nous l’avons dit précédemment, la cause du droit doit être logiquement l’existence humaine. Mais l’existence humaine peut être elle-même conçue par rapport à deux types de questions différentes : d’où provient l’existence humaine ? et comment provient l’existence humaine ? La première question est d’ordre ontologique dans la mesure où elle se rapporte à l’être-agent qui est l’origine de l’existence humaine. La seconde question est d’ordre phénoménologique puisqu’elle concerne la modalité de cette existence. En termes aristotéliciens, la première question est relative à la cause efficiente ou motrice (alors que la cause finale de l’existence humaine est d’après nous précisément la valeur, le bien ou le droit) et exige une réponse concernant la quiddité de celui qui a causé l’existence humaine (cause-agent) ; la seconde question est relative à la cause formelle : comment l’être en question cause-t-il l’existence humaine ainsi que le droit qui se rattache à cette existence humaine ?
Par conséquent, la définition génétique du droit s’analyse en définition ontologique d’une part[80] et en définition phénoménologique d’autre part[81].
Il va sans dire que dans l’histoire de la théorie juridique, ces deux types de définition du droit se recoupent nécessairement, ce qui donne lieu à autant de variations des conceptions du droit[82](voir, notre schémas à la fin de cette étude).
A-La définition ontologique
Du point de vue psychologique, historique, et phénoménologique, il existe trois visions ontologiques différentes qui correspondent à trois moments de la conscience dialectique[83]. Dans la première vision, la conscience est pour ainsi dire entièrement plongée et enfoncée dans l’objet de la réflexion, l’être (qui signifie étant, ens, ou das Seiende) est un et unique (l’unité primitive de l’esprit et la nature selon Hegel). Dans la seconde vision, la conscience, en réfléchissant sur sa propre manière d’appréhender l’objet, crée une scission à l’intérieur de l’objet. L’être est dès lors scindé en deux dont l’un est de nature spirituelle (qui rappelle la conscience réfléchissante elle-même), l’autre est de nature matérielle (qui est en effet l’objet réfléchi). Dans la troisième vision, la conscience, devenue consciente de sa propre puissance de réflexion, réaffirme l’identité absolue entre le subjectif et l’objectif (la pensée est devenue alors l’objet de la pensée elle-même. Elle est donc véritablement générale et libre, selon Hegel). L’être est dès lors la synthèse entre le spirituel et le matériel et s’assimile alors à l’être de l’homme lui-même.
Par conséquent, tant logiquement qu’historiquement, la définition ontologique du droit est d’abord cosmologique, ensuite, théologique, et enfin, anthropologique.
a - La définition cosmologique
1) Elle consiste à identifier l’origine du droit avec l’Etre un et unique. L’Antiquité gréco-romaine s’attache globalement à une telle conception du droit.
2) L’Etre unique est lui-même la somme ou la totalité des étants, ou le Cosmos selon les Grecs.
La première idée contenue dans la notion de Cosmos est celles d’unité, de totalité, d’immanence et d’objectivité. L’être, le Cosmos, la nature (ou phusis, l’univers physique)[84] sont la seule et même chose. Les dieux, les hommes ainsi que les choses naturelles sont situés dans un même espace ontologique sans solution de discontinuité. Aucune transcendance n’est ici imaginable[85]. L’homme avec son corps et son âme fait partie de la nature, tout comme les autres êtres du Cosmos.
La deuxième idée liée à la notion de Cosmos est celle de la structuration hiérarchique. A l’intérieur du Cosmos (à vrai dire le mot “ intérieur ” est impropre puisqu’il n’y pas l’extérieur), les différents être se trouvent insérés dans un système de coordination et de hiérarchisation parfait. Leur essence ou leur nature est justement la place qui leur revient dans ce système.
Puisque l’être est une totalité close sur elle-même, aucune cause étrangère (ou dieu transcendantal) n’intervient pour le mettre en mouvement. Il est donc relativement stable. Il n’y point de mutation radicale dans la nature (la nature a l’horreur du vide…). Tout au plus, il existe des mouvements locaux et relatifs, “ entre les contraires ” (selon Aristote), dans le monde dit sublunaire, alors que le monde supra-lunaire est parfaitement immobile ou connaît uniquement un mouvement parfait, circulaire (cyclique voire épi-cyclique), qui n’en est pas un véritablement, en raison de leur pureté même. Bref, le fondement, dans le cas des mouvements naturels, réside dans la nature du corps lui-même ; dans son essence, c’est-à-dire dans son être le plus propre (ainsi, le corps purement terrestre se meurt vers le bas, le corps purement igné -la flamme par exemple- se meurt vers le haut). A cette conception correspondra plus tard l’adage scolastique : operari (agere) sequitur esse (le genre de mouvement résulte du genre de l’être).
Dans la mesure où l’homme fait lui-même partie de la nature, du Cosmos, la société humaine est aussi un produit de la nature, tel un troupeau de moutons, ou une ruche d’abeilles. L’homme est naturellement un animal politique, et la cité comme produit de la nature est aussi un cosmos clos et structuré hiérarchiquement. Dans la cité, chaque individu a une place qui lui revient et la justice consiste précisément à ce que chacun reste à sa place et accomplit les fonctions correspondantes à sa place (Platon, La République). Mais dans la mesure où la cité de l’homme se situe dans la région sublunaire, elle est susceptible de corruption, et l’art du politique consiste à trouver le meilleur régime (un régime mixte) pour éviter sa dégénérescence[86].
3) Le droit est dans cette perspective ontologique conçu comme immédiatement dérivé de la nature des choses. Il n’a son origine ni dans la volonté d’un dieu transcendantal ni dans la conscience ou la volonté subjective de l’homme[87]. La célèbre définition du droit naturel par Cicéron en est la preuve. Pour Cicéron, le droit n’est pas fondé sur l’opinion ; il y a une justice naturelle, immuable et nécessaire, basée sur le témoignage de la conscience même de l’homme. Est quidem vera lex recta ratio, naturae congruens, diffusa in omnes, constans, sempiterna...neque est quaerendus explannator, aut interpres ejus alius. Nec erit alialex Romae, alia Athenis, alia nunc, alia posthac, sed et omnes gentes et omni tempore une lex, et sempiterna, et immutabilis continebit ... cui qui non parebit, ipse se fugiet, ac naturam hominis aspernatus hoc ipsa luet maximas poenas, etiamesi cetera supplicia, quae putantur, effugerit.[88]
Il faut noter que les choses à partir desquelles on déduit le droit n’étaient pas extérieures à l’existence humaine, mais sont cette même existence considérée comme un fait naturel, et régie par la même règle que toutes les choses qui se trouvent dans le Cosmos.
C’est en ce sens que l’opposition entre le droit naturel et le droit positif si importante pour les modernes n’avait pas de sens dans l’Antiquité gréco-romaine. Même le droit posé et imposé dans et par la loi de la Cité est un droit naturel. La classification romaine des droits en droit naturel commun aux animaux (jus naturale)[89], droit de gens commun aux hommes (jus gentium), et droit civil commun à tous les romains (jus civile) est basée uniquement sur un critère de domaine d’application du droit et n’a rien à voir avec l’opposition entre le droit naturel et le droit positif d’aujourd’hui. Entre les termes de cette trichotomie -jus naturale, jus gentium, et jus civile - il n’a y pas de la contradiction. Ils constituent plutôt la détermination graduelle d’un seul et même principe. Tout au plus on y trouve l’opposition entre Thémis et Dikaion dans la mythologie en général, entre la loi et l’équité comme chez Aristote ou celle d’entre la loi dictée par un tyran et la loi ancestrale consacrée par la coutume comme chez Antigone de Sophocle. Mais toutes ces oppositions ne signifient pas autres choses que le droit en vigueur dans une Cité donnée soit susceptible du mouvement qui le conduirait vers son lieu naturel ou vers sa perfection ontologique, tout comme les autres choses sublunaires d’ailleurs, non point qu’il y a une différence ontologique entre le droit naturel et le droit positif. C’est pourquoi le Socrate de Platon voue un profond respect à la loi de la Cité, et Aristote considère que la justice consiste avant tout dans le respect de la loi de la Cité (qui est naturelle) : c’est seulement quand celle-ci est manifestement injuste que le juge doit recourir à l’équité. Bref, loin d’être différent de et inférieure au droit naturel, le droit de la Cité en est une forme de réalisation.
Bien évidemment, le droit naturel ne signifie point que l’homme n’a aucun rôle actif à jouer dans la découverte du droit naturel dans une situation déterminée. Au contraire, la fragilité et la mutabilité des choses humaines devraient inviter le législateur et le juge à écarter toute solution dogmatique en matière de justice et de pratiquer la prudence afin de découvrir la solution la plus juste par rapport à une situation empirique donnée. En ce sens le droit naturel de l’Antiquité est essentiellement un droit prudentiel et casuistique.
4) Cette conception de la justice et du droit est souvent qualifiée par les juristes de tradition aristotélico-thomiste comme celle de droit naturel. Mais compte tenu de sens désormais polysémique du mot “ nature ” et de la spécificité ontologique du droit naturel ancien par rapport au droit naturel du Moyen Age chrétien et au droit naturel moderne, il nous paraît préférable de l’appeler droit cosmologique.
Du reste, une telle conception du droit n’est pas devenue complètement obsolète, relégué dans un passé lointain. En effet, sans le savoir toujours explicitement, tous ceux qui considèrent que la justice ou le droit existe indépendamment de Dieu ou de l’homme se réfère à ce schème de pensée. Lorsque des nostalgiques de la belle totalité (Schon Totatltät) grecque comme le jeune Hegel, Höderlin, Nietzsche, Heidegger, H. Arendt, L.Strauss, et M.Villey d’une certaine façon, traitent les problèmes politiques et juridiques, ils gardent constamment en vue cette conception cosmologique du droit
b - La définition théologique
1) Selon la définition théologico-génétique du droit, celui-ci a pour cause originaire un dieu transcendantal, celui-ci étant conçu comme une réalité ontologique radicalement différente de l’autre réalité ontologique crée par lui, à savoir le monde.
2) L’idée de Dieu comme transcendance par rapport au monde créé est globalement celle des trois religions monothéistes et révélées, à savoir, le judaïsme, le christianisme, et l’islam. Mais l’appréhension concrète de cette transcendance diffère d’une religion à l’autre.
L’origine commune de ces trois religions se trouve évidemment dans la religion hébraïque traditionnelle, telle que l’Ancien Testament l’a consignée. Sur le plan ontologique, l’idée fondamentale partagée par ces trois religions est le dualisme ontologique, et le créationnisme[90]: l’être y est conçu non pas comme une unité telle qu’elle existe dans l’Antiquité greco-romaine, mais comme une dualité dont l’un est d’ordre spirituel, à savoir Dieu, et l’autre d’ordre matériel, à savoir, le monde crée par Dieu, le premier jouissant d’une prééminence logique et chronologique par rapport au second (puisque celui-ci est précisément créé par lui). Les trois religions en question peuvent donc être considérées toutes comme une antithèse par rapport à l’ontologie gréco-romaine, en ce sens qu’elles ont toutes les trois opéré ce que Hegel a appelé “ réduplication de la substance ”, par rapport à la totalité simple et indivise qui fut le Cosmos gréco-romain[91]. Sur le plan gnoséologie, les trois religions en question acceptent toutes les trois que seule la révélation est à l’origine de la connaissance de Dieu par l’homme (ce qui est assez logique, car comme créature, l’homme est séparé à jamais de la transcendance divine, et n’a aucun moyen adéquat pour y accéder. La révélation est donc une sorte de grâce divine. Elle signifie davantage le fait que ce soit Dieu qui veut être connu de l’homme plutôt le fait que l’homme connaisse Dieu par ses propres moyens), et cette révélation est d’abord une sorte de privilège accordé à quelques prophètes, à quelques peuples élus, mais par la suite étendue au genre humain tout entier. Que les trois religions soient toutes de religions de Livre n’est qu’une conséquence logique de cette révélation divine !
Mais entre ces trois religions monothéistes, il existe à son tour un rapport dialectique.
Le judaïsme affirme un dualisme radical, ce qui est la conséquence même de sa conception de l’unicité de Dieu. Entre le monde créé et Dieu créateur il y a une différence ontologique fondamentale. Point de médiation possible. Dieu a créé le monde librement. La finalité de la création c’est l’union sans confusion et sans mélange de l’homme créé à Dieu unique incréé (messianisme hébraïque). Dieu se fait connaître du monde par la voie de révélation. Il impose ses lois à ses créatures, et celles-ci lui doivent une obéissance inconditionnelle[92]. La Religion juive est ainsi une religion de transcendance absolue, ou ce qui revient au même, une religion des lois.
Par rapport au judaïsme, la religion chrétienne se caractérise par l’idée que Dieu se fait médiateur (pour expliquer cette médiation de Dieu par lui-même, Hegel recourt à l’idée de l’inquiétude divine qui pousse Dieu-Concept à sortir de lui-même pour revenir enrichi et déterminé comme Dieu en soi et pour soi[93]). D’où résulte la divinité de Jésus-Christ (Dieu le fils ou Dieu qui se fait homme) et la Trinité divine, deux dogmes rejetées catégoriquement par le judaïsme et l’islamisme, comme une atteinte à l’unicité de Dieu. Dans la mesure où le christianisme revalorise l’homme par le biais de Jésus-Christ (l’homme est désormais le “ Logos incarné), il est le précurseur de l’anthropocentrisme et l’humanisme moderne. En même temps, cette affirmation de la valeur de l’homme comme tel confère au christianisme son caractère universel et lui permet de se différencier à la fois de la pensée cosmologique de l’Antiquité gréco-romaine (où la liberté fut naturellement circonscrite dans l’enceinte de la Cité qui était une entité repliée sur elle-même à l’instar du cosmos clos et à l’intérieur de la Cité, seuls les citoyens étaient libres) et du judaïsme où seul le peuple juif comme peuple élu de Dieu connaîtrait le salut[94]. La religion chrétienne est des lors l’antithèse de la religion juive dans la mesure où l’unicité absolue de Dieu juive est ici remplacée par la Trinité divine qui se pose lui-même à la fois comme thèse (Dieu le père), comme antithèse (Dieu le fils), et comme synthèse (Saint Esprit)[95].
La religion islamique se présente comme le dépassement et la synthèse du judaïsme et du christianisme. A la différence du christianisme et à la ressemblance du judaïsme, l’islam affiche une conception de la transcendance permanente, absolue et radicale de Dieu. Nulle médiation n’est possible entre cette transcendance divine et le monde créé. Pour les musulmans, Dieu se révèle à Mahomet le prophète par le biais de l’ange Gabriel, mais le prophète n’a en soi aucune divinité, il est seulement le dernier et le plus grand des prophètes, dans la lignée de Adam, David, Abraham, Moïse, Jésus. Mais à la différence du judaïsme et à la ressemblance du christianisme, l’islam revalorise en quelque sorte la réalité ontologique du monde créé, de l’homme comme créature, en prêchant la totale soumission à Dieu[96]. Par cette stratégie de soumission volontaire, radicale et inconditionnelle, la différence entre la créature et Dieu le créateur se trouve en quelque sorte abolie, et la créature de Dieu est pour ainsi dire inclue dans le Dieu créateur[97]. Ce n’est donc point un hasard si les musulmans considèrent que d’ores et déjà, la communauté des croyants ou la Cité musulmane est une sorte de Cité de Dieu réalisée sur terre et que l’universalisme islamique favorise son expansion historique, en concurrence avec le christianisme. Aux yeux d’un observateur superficiel, la cité musulmane s’approche donc quelque peu de la cité grecque et connaît une sorte de perfection et d’immobilisme[98].
3) La conception de la cause générative du droit est dans cette perspective théologique assez différente de la conception cosmologique, telle que nous l’avons vue dans le monde gréco-romain de l’Antiquité. Au lieu que le droit soit dérivé de la nature des choses, les trois religions monothéistes considèrent désormais que le droit a une provenance divine.
Il est incontestable que le droit juif se rattache à l’origine divine[99]. Ce qui est juste c’est ici le commandement de Dieu exprimé sous forme d’impératif. La Torah biblique (dix commandements de Dieu à Moïse sur le mont de Sinaï ou le Pentateuque) est la source originaire du droit, les autres sources (le Talmud) ne font que commenter et développer les commandements de Dieu.
Le droit chrétien du temps de Bas Empire romain et du Moyen-Age est globalement un droit provenant de Dieu. A première vue, comme une religion d’amour, le christianisme est étranger à la justice telle que Aristote l’avait définie, c’est pourquoi le droit chrétien a pour contenu essentiel la charité[100]. Mais en réalité, comme nous l’avons vu, la conception de la charité, tout en dépassant le droit et la justice au sens aristotélicien, ne suppose pas moins cette dernière, tout en insufflant un esprit nouveau qui la transforme totalement. Comme l’a dit Bergson, ce qui est beau dans l’acte de charité, ce n’est pas d’être privé, ni même de se priver, c’est de ne pas sentir la privation[101]. En raison de cette tension intrinsèque entre l’idée du droit et l’idée de la charité, la doctrine chrétienne du droit a dû connaître un processus dialectique qui la conduit progressivement à la conception du droit de l’homme de l’époque moderne[102]. Dans une première étape, le droit chrétien, fondé sur la charité, maintient sa différence avec la droit profane. Dans la conception patristique, le droit chrétien fut encore assez proche du droit juif, puisque seule la volonté de Dieu transcendantal était considéré comme l’unique source du droit. Le plus grand théoricien de cette conception du droit était sans doute saint Augustin. Pour cet auteur, la justice véritable ne peut se trouver dans la Cité terrestre (civitas terrena) qui a une nature corrompue, mais dans la Cité de Dieu (civitas dei). Elle a pour source le texte de l’Ecriture. Cette conception du droit avait été très largement reprise par la première grande Somme du droit du Moyen Age qui fut le Décret de Gratien du XIIe Siècle. Ce dernier débute par un exposé des sources du droit, dont la plus haute est le droit naturel, celui-ci étant défini comme ce que contiennent les Ecritures, Ancien et Nouveau Testaments, dont cette règle évangélique qu’on ne doit pas faire à autrui ce qu’on ne veut pas qu’autrui vous fasse. Mais dans une seconde étape, à partir d’Albert le Grand et de saint Thomas d’Aquin (XIIIe Siècle), une sorte de synthèse entre la conception entièrement transcendantale du droit et la conception cosmologique du droit se faisait jour chez les premiers scolastiques, grâce à l’introduction de la philosophie et de la physique d’Aristote dans la théologie chrétienne. Pour saint Thomas, le droit profane doit être intégré dans la théologie, car il n’est autre que le plan de Dieu sur la création, et lui donne pour loi suprême la “ loi éternelle ”, c’est-à-dire la raison de Dieu. Mais deux canaux nous transmettent la pensée divine : l’un est bien la révélation, d’origine surnaturelle, et le texte de l’Ecriture Sainte : la “ loi divine ”, voie la plus sûre. L’autre est la raison naturelle, qui n’est point tellement malade qu’elle ne puisse lentement s’élever à la vérité, retrouver les mêmes vérités que juifs et chrétiens ont pu connaître au moyen des textes révélés. La primauté absolue du droit chrétien tiré de l’Ecriture sainte (la prohibition du divorce, l’autorité suprême du pape, etc.) ne suppose donc pas l’abandon total du droit naturel fondé sur la raison naturelle (comme le droit romain) Cette tendance sera accentuée aux XIV et XV siècles chez des auteurs comme Jean de Paris, Marsile de Padoue ou Guillaume d’Occam qui affirmaient la séparation radicale de l’ordre naturel retrouvé et de l’ordre surnaturel, et consécutivement, l’indépendance de l’Etat par rapport à l’Eglise, de César à l’égard du Pape. Chez tous, l’Ecriture cessait d’être source du droit public et privé[103].
Quant au droit musulman, il reste toujours un droit essentiellement théologique, voire théocratique, même des nos jours. Le Coran est la source unique du droit islamique.
4) Puisque la conception théologique du droit se caractérise par l’idée de transcendance divine, toutes les doctrines du droit à l’époque moderne et contemporaine qui cherchent une origine transcendantale pour le droit sont en quelque sorte théologiques, au moins s’y apparentent. Déjà Hegel avait reproché à l’idéalisme de Kant et de Fichte d’avoir fait intérioriser la contrainte de la loi divine, transcendantale dans la conscience morale[104]. A notre époque, C. Schmitt voit dans le normativisme juridique de H.Kelsen le transcendantalisme de la religion juive, tandis que M.Villey pense que le Kelsénisme juridique est une sorte de sous-produit de la théologie[105]. Plus explicitement, tout un courant de pensée dite néo-thomiste réclame directement l’héritage du droit divin, ou tout au moins d’un droit capable de réconcilier le droit de l’Etat et du droit de Dieu (de l’Eglise)[106]. Quand E.Lévinas définit la justice comme la présence de l’Autre absolu, il demeure fidèle à la conception judaïque du droit ; Sans le savoir, lorsque la plupart des juristes dans leurs traités ou manuels définissent le droit comme une norme légale, ou comme une faculté subjective en fonction de la norme légale, ils font référence à cette conception transcendantale ou ce qui revient au même, théologique du droit[107].
c - La définition anthropologique
1) Dans la perspective qui est la nôtre, si la définition cosmologique est la thèse qui affirme l’unité de l’Etre, la définition théologique est l’antithèse qui affirme la dualité et la séparation de l’Etre, la définition anthropologique est alors une synthèse de deux car elle réalise une nouvelle unité de l’Etre dans et par l’être humain lui-même. Pour utiliser le langage de Heidegger, le problème de l’Etre est ici occulté voire remplacé par celui d’un Etant privilégié qui est l’homme. En effet, pour cerner le sens du problème de l’Etre, il faut passer par le détour de celui qui se pose le problème de l’Etre, à savoir l’homme lui-même. Dès lors, le problème de l’Etre est en quelque sorte réductible à celui de l’homme, l’être-là ou Dasein.
2) Du point de vue de la phénoménologie de la conscience, cette affirmation de la souveraineté de l’être humain correspond à la troisième étape de la conscience réflexive. Après avoir rompu le charme de l’objet en s’accordant le statut du sujet dans une position de vis-à-vis par rapport à l’objet, dans cette troisième étape, la conscience réflexive, en réfléchissant derechef sur son propre chemin parcouru, devient enfin totalement consciente de sa propre supériorité absolue. Loin d’être absorbée par l’objet qui l’environne, comme dans le cas de la conception cosmologique, ou fondée sur une transcendance divine qui la dépasse, comme dans le cas de la conception théologique, la conscience réflexive enfin sûre d’elle-même, non seulement proclame sa propre suprématie incomparable, mais en plus se pose elle-même comme le fondement du Cosmos et de Dieu. Elle est devenue auto-fondatrice, ou ce qui revient au même, dénuée de tout fondement.
D’un point de vue historique, cette étape de la conscience réflexive correspond à l’époque moderne occidentale. Mais l’absence du fondement extérieur de cette conscience réflexive condamne celle-ci à se lancer à nouveau dans un processus dialectique. Globalement trois périodes jalonnent cette dialectique de la conscience moderne.
La première période commence en XVIe siècle et finit à la fin du XVIIIe Siècle. C’est la période du début de la Modernité, de l’Age classique, et de l’Epoque des Lumières. Dans tous les domaines du savoir, une même épistémè imprègne la conscience européenne. Au niveau de l’art et de la littérature, la Renaissance redécouvre les classiques antiques en les interprétant à nouveau pour en faire une armée contre l’Eglise. Dans le domaine de la religion, la Réforme réussit à briser l’autorité dogmatique de l’Eglise catholique, et libère la conscience individuelle, en la mettant dans un rapport direct avec Dieu et ses paroles révélées. En matière de philosophie, comme héritier rebelle de la Seconde scolastique, le cartésianisme affiche haut et fort la toute puissance du Cogito, tandis que Hobbes proclame l’avènement de l’individu souverain, à la suite du nominalisme franciscain. En matière de science, l’avènement de la physique mathématique de Galilée remet l’homme et sa raison à la base de toutes les sciences de la nature. Dans le domaine politique, Machiavel, Bodin, Hobbes réussit à fonder la souveraineté de l’Etat face à celle de l’Eglise...Tous ces tendances convergent vers le XVIIIe Siècle pour en faire l’Age des Lumières, qui est, selon l’interprétation de Kant, un âge de majorité de l’humanité. L’homme est dorénavant lui-même le fondement de tous ses savoirs. Mais comme l’a judicieusement montré M. Foucault, à l’Age classique, bien que l’homme soit devenu le centre du monde, il se cache néanmoins derrière ses représentations, son langage, tout comme un peintre qui se cache derrière son œuvre.
La deuxième période est celle du XIXe Siècle. Selon l’interprétation de M. Foucault, et conformément d’ailleurs en cela à la loi de la conscience réflexive, un profond changement est intervenu dans le champ épistémologique : au lieu de se cacher derrière ses savoirs, l’homme est désormais pour ainsi dire dédoublé, et devenu lui-même l’objet de son propre savoir. D’où l’avènement de la science de l’homme (ou des sciences humaines) pour la première fois dans l’histoire de la connaissance humaine. Une des premières formes de cette science humaine est la science historique, déjà préparée par Vico, Rousseau et le romantisme et l’Ecole historique allemande, ainsi que par la dialectique de Hegel et de Marx, et définitivement fondée par Dilthey. La sociologie de Comte, de Spencer, et plus tard de Durkheim et de Weber n’est qu’une science historique abrégée, appliquée à la période contemporaine, tandis que la psychologie fournit une sorte de fondement commun à la science de l’histoire et à la sociologie.
La troisième période est celle de XXe Siècle. En dépit de la formidable réussite technologique, la science européenne est désormais en crise selon le diagnostic de Husserl ; Les deux Guerres mondiales ont profondément bouleversé la confiance en la raison. La conscience européenne entre dans l’âge du scepticisme et du nihilisme, malgré quelques tentatives de sauvetage (le néokantisme, le néothomisme, la phénoménologie transcendantale d’E.Husserl, le néo-marxisme et la théorie critique de l’Ecole de Francfort, etc.), l’existentialisme de Jaspers, de Heidegger et de Sartre, le positivisme logique de l’Ecole de Vienne, la philosophie analytique anglo-saxonne, la philosophie herméneutique, la philosophie de l’agir communicationnel d’Habermas, la philosophie de l’argumentation de Perelman et la philosophie de la rhétorique de Meyer, etc. attestent toutes à la fois l’apogée de l’anthropocentrisme et le désarroi profond qui l’accompagne. Le post-modernisme est un relativisme forcené, absolutisé. Il est la dernière étape de l’anthropocentrisme moderne : derrière le souci et l’exaltation de l’homme, celui-ci est pourtant dispersé, caché et disparu. Pour utiliser le langage de K.Marx, l’homme est ici profondément réifié, aliéné par rapport à sa propre création qui est ici son histoire et sa société. La mort de la Nature et de Dieu signifie la mort de l’homme lui-même. Tout cela n’est que le résultat implacable de la dialectique de l’ontologie moderne qui est l’anthropologisme.
3) Si dans la conception cosmologique, le droit est fondé sur l’existence naturelle de l’homme dans le Cosmos, dans la conception théologique, le droit est fondé sur la transcendance divine révélée à l’homme créature de Dieu, dans la conception anthropologique, il est fondé sur l’homme lui-même comme un simple existant qui est coupé du lien avec le Cosmos, et avec Dieu transcendantal.
Parallèlement à trois conceptions de l’homme de l’époque moderne, il existe trois conceptions de la définition anthropologique du droit.
A l’âge classique ( XVIIe -XVIIIe Siècle), le droit est défini comme inné à l’homme individuel, imprescriptible, inaliénable. Il n’a plus son fondement ni dans le cosmos, ni dans un dieu transcendantal. Certes, le concept de nature n’est pas rejeté. Mais il s’agissait d’avantage de la nature humaine plutôt que de la nature des choses comme dans l’Antiquité gréco-romaine. Or, la nature humaine fonctionne comme quelque chose de différent de la nature physique. Entre les deux, il y a une discontinuité absolue[108] . Certes, Dieu non plus n’a pas été totalement nié, mais selon la célèbre phrase de Grotius, toutes les thèses du droit naturel garderaient leur validité en admettant même qu’il n’existât aucun Dieu, ou que la divinité elle-même ne se souciât pas le moins du monde des choses humaines (etiamsi daremus non esse Deum, aut non curari ab eo negotia humana)[109]. L’homme, et seulement l’homme constitue la fondation radicale du droit. L’individu et ses droits sont ici logiquement primordiaux (l’hypothèse de l’état de nature), tandis que le collectif, l’Etat (dit société civile) sont pensés comme une association volontaire des individus libres, par le biais du contrat social, afin de mieux garantir la réalisation de droits naturels des individus humains[110]. La Déclaration française des droits de l’Homme et du Citoyen consacre pour la première fois une telle conception du droit dans l’ordre historique.
Au XIXe Siècle, dans la mesure où l’homme lui-même est devenu l’objet de la science humaine, de l’histoire et de la sociologie, les droits de l’homme acquièrent eux aussi une dimension historique et sociologique. L’Ecole historique de Hugo et de Savigny, la sociologie de Comte et de Weber plongent la racine du droit dans le temps historique et dans l’espace social. L’historicisme et sa misère, le sociologisme et sa platitude ne font que tirer la conséquence logique de l’anthropocentrisme moderne[111].
Au XXe Siècle, la conception du droit est complètement éclatée. Toutes sortes d’ “ ismes ” coexistent dans la doctrine juridique, sans qu’on sache toujours précisément leur différence ontologique. La théorie du droit entre dans l’âge de l’éclectisme ou du bricolage, ce qui conduit logiquement à son propre affadissement voire sa mort. Le déclin et la crise du droit si amèrement déplorés ne font que traduire sur le plan positif le déclin et la crise de la théorie du droit elle-même. Entre la misère de la réalité et la misère du concept, il existe une corrélation absolue.
B-- La définition phénoménologique
La définition phénoménologique du droit s’attache à la cause formelle et à la cause matérielle du droit. Elle se différencie de la définition ontologique en ce qu’elle décrit la modalité par laquelle la cause efficiente (ontologique) donnera naissance effective du droit. Dans la mesure où l’essence du droit est d’attribuer à chacun ce que lui revient, comme nous l’avons dit précédemment, la définition phénoménologique du droit revient à répondre à la question de savoir comment une telle attribution s’effectue effectivement.
Du point de vue épistémologique, face à la question ainsi posée, trois attitudes correspondant à la structure tripartite de notre esprit (la sensibilité qui intuitionne, l’entendement qui conceptualise, l’imagination qui établit la liaison entre le deux par l’exercice de la faculté de juger aux moyens de schèmes)[112] sont possibles : attitude empirique qui privilège l’intuition sensible ; attitude rationnelle ou logique qui donne la primauté au concept abstrait ; et enfin attitude critique et dialectique qui établit un rapport dialectique entrer l’attitude empirique et l’attitude rationnelle. D’où les trois types de définitions phénoménologiques du droit : la définition volontariste ; la définition rationaliste ; et la définition « raisonnabiliste » (une solution intermédiaire entre la définition volontariste et la définition rationaliste : elle est de nature dialectique ou prudentielle). Il va de soi qu’entre ces trois types de définition phénoménologique, il existe également un rapport dialectique[113].
a - La définition volontariste
1) Selon cette définition, la cause de la genèse du droit se trouve dans la réalité empirique immédiatement observable par la voie de l’intuition et de la sensibilité.
2) Sur le plan gnoséologique, l’empirisme privilégie donc l’expérience comme source de la connaissance humaine. Mais l’expérience doit être entendue ici dans un sens trivial, conformément au sens commun, non pas dans le sens de la philosophie critique de Kant où l’expérience n’est elle-même possible que si l’intuition brute soit d’ores et déjà subsumée sous les catégories a priori de l’entendement. Le savoir empirique est ici identifiable au savoir naïf, ou ce qui est la même chose, au savoir non réflexif. Dans la mesure où l’empirisme donne la priorité au sens intuitif, il est en même temps un sensualisme ; dans la mesure où l’empirisme part du concret pour conclure au général, il est l’inductivisme ; dans la mesure où l’empirisme fait abstraction des catégories transcendantale, il est le positivisme, ou le scepticisme et le relativisme. Du point de vue de la phénoménologie de la conscience, l’empirisme correspond au premier stade de celle-ci, où elle est plongée dans l’objet et absorbée par lui. Du point de vue historique, l’empirisme caractérise globalement la société primitive, bien qu’il soit toujours présent même dans la société la plus évolue. Du point de vue psychologique, l’empirisme est celui des enfants mineurs, bien qu’il se prolonge chez certains individus majeurs jusqu’à la fin de leur vie[114]. L’empirisme comme attitude épistémologique a donne lieu à des nombreux systèmes philosophiques. Dans l’Antiquité gréco-romaine, les sophistes et les épicuriens sont essentiellement des empiristes. Dans le Moyen Age chrétien, il y eut la Patristique, la plupart des mystiques, et la seconde scolastique. Dans l’époque moderne, des auteurs comme Bacon, Locke, Hume, Bentham, J.S. Mill, Comte et le Cercle de Vienne se rattachent de façon plus ou moins étroite avec cette tradition de l’empirisme.
La définition volontariste du droit comme pendant de l’attitude empirique peut dès lors prendre plusieurs formes : l’empirisme juridique qui privilégie la pratique judiciaire, ou dans un degré moindre, l’étude des cas jurisprudentiels comme méthode de la connaissance du droit, toutes les réflexions théoriques étant considérées comme des abstractions irréelles et donc superficielles ; le positivisme juridique qui privilégie le force, et dans un degré moindre la volonté comme le fondement du droit, la raison étant réputée comme impuissante pour engendrer ce dernier.
3) La définition volontariste du droit peut être couplée avec tous les types de définitions ontologico-génétiques du droit.
Ainsi dans le cadre de la définition cosmologique du droit, la définition volontariste a été notamment adoptée par le courant de pensée qu’on qualifie de sophiste. Des hommes comme Protagoras, Gorgias, Cratias, Trasymaque, etc, se sont particulièrement illustrés dans leur discussion avec Socrate par rapport à la justice et aux autres vertus. Certes, pour eux aussi, le droit est dérivé de la nature des choses, du Cosmos, mais la nature des choses se limite à l’apparence des choses, qui est variable, puisque l’homme, comme la mesure des choses, a des sensibilités différentes. C’est pourquoi le droit et la justice sont relatifs et variables. Dans le concret, il est la résultante de la force ou de la volonté. Le droit appartient au plus fort[115].
Dans le cadre de la définition théologique du droit, la définition volontariste se manifeste notamment dans la conception du droit et de la justice, telle que la Patristique et la Seconde Scolastique l’ont formulée. Le droit est considéré essentiellement comme une émanation de la libre volonté de Dieu qui n’est pas toujours rationnelle. Dieu se fait obéir par la force de sa volonté, par la sanction qu’il réserve dans l’au-delà. Dans la tradition juive (sauf la doctrine de Maimonide), et dans la tradition musulmane (notamment parmi les fondamentalistes), le droit reste essentiellement marqué par la positivité au sens hégélien du terme.
Dans le cadre de la définition anthropologique, l’empirisme et le volontarisme se manifestent dans le positivisme et le volontarisme juridique. Machiavel, Hobbes, Hume, Bentham, Austin sont plus ou moins des positivistes dans la mesure où ils privilégient la force, la volonté, dans la genèse du droit. Pour eux, le droit n’est point un pur produit de la raison quant à son contenu, alors même que sur le plan formel et procédural, il peut être rationnellement déterminé. En général, il y a trois sortes de positivisme selon l’interprétation de M.Villey, le positivisme économique (Bentham), le positivisme sociologique (Weber, Durkheim, Duguit, Erlich, Gurvitch, etc.), et le positivisme normativiste (Kelsen) ou décisioniste (Schmitt). On peut y rajouter même le positivisme institutionnaliste (Hauriou, et ses épigones des nos jours). Mais tous ces auteurs sont particulièrement difficiles à classer dans la mesure où leur pensée est souvent complexe, et sans avoir un fondement épistémologique clairement déterminé.
b- La définition rationaliste
1) La définition rationaliste du droit met accent sur la raison comme cause générative du droit. Au lieu de chercher dans l’intuition sensible ou dans l’expérience le fondement du droit, on se retourne vers l’entendement, la raison pour expliquer la cause du droit.
2) Sur le plan gnoséologique, l’attitude rationnelle et logique s’oppose à l’attitude empirique et positiviste. La connaissance n’est possible que si elle dépasse le savoir naïf, les opinions, pour devenir réflexive ou conceptuelle. Il n’y a science que du général. C’est pourquoi pour le rationaliste, l’idéal de la science est la mathématique ou more geometricus en tant que science hypothético-déductive, ou mieux encore, axiomatique. La déduction au lieu de l’induction est la méthode la plus adéquate de la science. Du point de vue phénoménologique, le rationalisme correspond au deuxième stade de la conscience réflexive où celle-ci est devenue transcendantale par rapport aux données empiriques. Psychologiquement, l’attitude rationnelle est celle des adolescents. Historiquement, elle est le fait de la société théocratique. Dans l’histoire de la philosophie occidentale, le platonisme de l’Antiquité, l’augustinisme au Moyen Age, le cartésianisme et la philosophie de Leibniz et de Wolf à l’époque moderne se rattachent à cette tradition rationnelle.
L’attitude rationaliste donne naissance au conceptualisme (ou logicisme) juridique.
3) La définition rationaliste du droit se recoupe également avec les différents types de définitions ontologiques.
Dans l’Antiquité, la conception du droit de Pythagoriciens, de Platon et des Stoïciens (dont Cicéron) sont essentiellement rationnelle. Le droit naturel est selon eux profondément rationnel et connaissable par la raison humaine.
En Moyen Age, le rationalisme juridique se manifeste essentiellement dans la doctrine du droit de Maimonïde dans la tradition judaïque[116]; dans les philosophes héllennisants comme Avicenne et Averroès et l’école mo’tazélite dans la tradition islamique[117], dans la conception thomiste du droit dans la tradition chrétienne.
A l’époque moderne, le rationalisme juridique est celui de Hobbes (en quelque façon), de Grotius, de Pufendorf, de Thomasius, de Leibniz, de Wolf (l’école de droit naturel et de gens), des philosophes des Lumières en général, la doctrine du droit de Kant au cours du XVII-XVIIIe Siècles. Au XIXe Siècle, l’école exégétique, le Pandectisme et la théorie de la jurisprudence de concept (Begriffjurisprudence) de Puchta sont essentiellement d’inspiration rationaliste. A notre temps, le rationalisme juridique a connu peu des défenseurs véritables, sauf quelques néo-kantiens dont notamment italien G. del Vecchio. On peut considérer en outre certains logiciens tels W.Write ou Kalinowski, J-L.Gardies comme les représentants de la tradition rationnelle du droit.
c - La définition « raisonnabiliste »
1) La définition raisonnabiliste du droit renvoie dos à dos l’empirisme et le rationalisme pur pour s’attacher à la dialectique comme méthode essentielle de la connaissance de la cause du droit.
2) Sur le plan gnoséologique, l’attitude dialectique considère que la connaissance vraie résulte de la dialogue ou du va-et-vient incessant entre l’objet à connaître et le sujet connaissant. Sur le plan méthodologique, l’attitude dialectique ne s’identifie ni avec l’inductivisme ni avec le déductivisme pur mais avec la méthode expérimentale qui se définit essentiellement comme une démarche de confrontation perpétuelle entre l’hypothèse rationnelle et l’expérience sensible. La vérité est dans cette perspective nécessairement provisoire, car susceptible d’être remise en cause par des expériences futures. Sur le plan phénoménologique, la conscience dialectique correspond au troisième stade de la conscience réflexive. Psychologiquement, elle est celle des adultes. Historiquement, elle est celle de société contemporaine.
L’attitude dialectique se manifeste dans les différentes périodes de l’histoire de la philosophie.
Dans l’Antiquité, Socrate est l’inventeur de la dialectique. Platon infléchit la dialectique socratique dans un sens idéaliste. C’est Aristote qui avait mieux servi la méthode dialectique en réalisant la synthèse entre l’empirisme de sophistes et le rationalisme de Platon : pour lui il n’y certes science que du général, mais contrairement à Platon qui considère que le général est séparé de l’individuel, Aristote pense que le général ou l’essence se trouve réalisé dans l’individuel, et que pour connaître le général, il faut passer par l’individuel. C’est en ce sens qu’on dit souvent qu’Aristote fut l’inventeur de la méthode expérimentale. Le plotinisme s’était lui aussi épris de la dialectique, mais en prenant celle-ci davantage dans le sens platonicien : pour le plotinisme, le point de départ de la dialectique est l’Un, le particulier et les individuel n’étant que des hypostasies de l’émanation de ce dernier.
Dans le Moyen Age chrétien, la méthode dialectique était essentiellement celle de la première Scolastique (notamment de saint Thomas d’Aquin[118]).
A l’époque moderne, la dialectique est celle de Fichte, de Hegel, Marx, Proudhon, etc. Au fond, les écoles historique et sociologique peut être rattachées à la tradition dialectique, dans la mesure où l’histoire et la société sont considérées toutes les deux comme synthèse de la raison humaine et la détermination empirique (naturelle et sociale). Aujourd’hui, la plupart des auteurs sont des dialecticiens sans le savoir, chaque fois qu’ils soulignent le rôle de l’expérimentation, du dialogue, de l’intersubjectivité, de la communication dans la découverte de la vérité dans la science de la nature ou dans la science de l’homme.
3) Dans la perspective de la logique dialectique, le droit est considéré essentiellement comme le produit synthétique de la raison et de la volonté, ou plus simplement comme produit de la prudence : le droit est raisonnable et relève de la prudence. La définition « raisonnabiliste » du droit peut être également combinée avec les définitions ontologique du droit.
Dans le cadre de la définition cosmologique, la conception aristotélicienne du droit est essentiellement dialectique. La complémentarité entre la loi et l’équité, la prudence casuistique comme méthode de trouver la solution juste… toutes ces conceptions montrent qu’Aristote garde constamment en vue l’exigence de la dialectique dans le domaine de la justice. Certaines auteurs contemporains peuvent être situés dans cette tradition dialectique du droit, tels M.Villey, Binder et Schönfield, etc.
Dans le cadre de la définition théologique, la méthode dialectique est celle de saint Thomas d’Aquin. Le droit est la synthèse entre la raison surnaturelle et la raison naturelle. La casuistique est la meilleure méthode pour découvrir le juste.
Dans le cadre de la définition anthropologique, la conception dialectique du droit est celle de Hegel, de Marx et de Proudhon, de l’Ecole historique de droit, de la sociologie du droit de M.Weber etc. De nos jours, cette conception dialectique du droit se retrouve chez des auteurs comme Perelman, Habermas, Deworkin, Rawls, Ricoeur, et enfin chez tous ceux qui pensent que le droit ne peut pas être induit de l’existence empirique, ni fait l’objet d’une déduction purement rationnelle, et qu’il a seulement une rationalité limitée (raisonnabilité) et sujette à la discussion intersubjective, à l’argumentation et à la rhétorique. Pour les auteurs qui adoptent la définition dialectique du droit, celui-ci est une affaire de prudence, et l’art des juristes est celui de casuistique.
1) Le problème de la définition du droit ne peut recevoir une solution satisfaisante que dans la perspective d’une théorie générale. Celle-ci seule peut intégrer les différentes définitions habituelles du droit comme les parties d’un tout. Mais la théorie générale de la définition du droit doit être dialectique, car seule la méthode dialectique permet de réconcilier les définitions souvent contradictoires les unes par rapport aux autres comme autant des moments de la raison elle-même : si prises isolément, toutes ces définitions du droit sont partiales et erronées, dès lors qu’elles sont organisées dans un système, elles retrouvent leur véracité grâce précisément à la rationalité de l’ensemble.
2) Partant de la logique formelle découverte par Aristote et enrichie par les Stoïciens, nous avons distingué deux types des définitions du droit : celui de définitions essentiales et celui de définitions génétiques, le premier détermine l’essence du droit, le second, la cause générative du droit. A l’intérieur de chaque type des définitions, nous avons procédé systématiquement par la triade “ thèse-antithèse-suynthèse ”, afin de suivre le mouvement de la pensée dans son effort de saisir l’être du droit.
Ainsi pour la définition essentiale du droit, nous avons distinguer, suivant en cela l’exemple de la scolastique, la définition générique (per genus proximum) et la définition spécifique (per differentia specifica). Dans son sens générique, le droit est l’avoir ou la possession. Dans son sens spécifique, le droit est l’avoir propre à un individu humain ou la propriété. La propriété est un avoir reconnu par autrui et implique l’idée de justice. En ce sens, le droit est différent à la fois de la violence et de la charité. Si avoir son droit signifie pour un individu humain garder son bien à lui, ni plus ni moins (ou d’une manière juste), la violence s’analyse en un « avoir plus », un dépassement de ce qui revient à l’homme violent ou une atteinte portée au bien d’autrui par l’homme violent (ce qui constitue l’injustice), tandis que l’amour ou la charité se détermine comme un « avoir moins », car l’amant ou l’homme charitable sacrifie son bien au profit de l’aimé ou d’autrui.
La détermination concrète du droit est de nature dialectique. Elle passe successivement par le droit abstrait (règles de droit), le droit moral (droit subjectif), et le droit juridictionnel (droit dit par le Tiers). Historiquement, cette détermination dialectique du droit conduit au droit positif dans l’Etat positif (qui est une forme de la communauté éthique) et au droit cosmopolite.
Dans le cadre de la définition existantiale ou génétique, nous avons distingué la définition ontologique et la définition phénoménologique, la première se rapportant à la cause motrice du droit, la seconde, à la cause formelle et matérielle du droit. La définition ontologique (d’aucuns diront ontogénétique) est d’abord cosmologique comme dans l’Antiquité gréco-romaine, ensuite théologique comme dans les trois religions monothéistes révélées (le judaïsme, le christianisme, et l’islam), et enfin anthropologique comme à l’époque moderne. Nous avons montré qu’entre ces trois types de définitions ontologiques, il existe un rapport dialectique. La définition phénoménologique comprend la définition volontariste, la définition rationaliste et la définition « raisonnabiliste » (fondée sur la volonté raisonnable). Celles-ci correspondent à trois attitudes fondamentales de la raison : l’empirisme, le rationalisme, et le “ dialecticisme ”. Dans la mesure où les trois définitions phénoménologiques se recoupent avec les trois définitions ontologiques, il existe au total 9 types de définitions génétiques du droit. Nous osons penser que cette tentative de typologie permettra de mieux comprendre les méandres de l’histoire de la pensée juridique.
3) Notre esquisse de la théorie dialectique de la définition du droit ne prétend évidemment pas épuiser toutes les définitions du droit tentées par la pensée humaine dans le passé ou à l’avenir. Mais, en dépit de cette limite, nous sommes convaincus que pour venir à bout du problème de la définition du droit, la pensée est obligée de se faire dialecticienne, qu’elle en prenne clairement conscience ou non, cela non pas parce que la dialectique conduit toujours et invariablement à la vérité, mais parce qu’elle est la seule voie d’accès possible à l’être du droit pour la pensée. Pour retourner une idée de Kant, et pour aller dans le sens de Fichte et de Hegel, nous dirons que si l’illusion dialectique est à tel point immanente à la raison humaine dans son usage théorique, c’est précisément parce que seule cette illusion peut conduire à la certitude que toute la connaissance humaine n’est pas un simple jeu stérile de la subjectivité de l’homme avec elle-même ! Du reste, et en ce qui nous concerne, puisque la réalité du droit positif a été toujours modelée par la raison dialectique des hommes, la méthode dialectique recouvre dans un degré supérieur une objectivité qui lui est propre.
En définitive, notre étude n’a d’autres ambitions que celle d’aider la pensée juridique à prendre conscience de sa propre manière de penser le droit. N’est-ce pas là déjà une des préoccupations les plus nobles pour la pensée juridique elle-même ?
[1] Un juriste praticien ne soulève la question “ quid jus ? ” que si à un moment de sa vie, la question de “ quid juris ? ” lui semble avoir perdu son sens et que le droit positif est devenu pour lui problématique. Sur le rapport entre l’attitude réflexive et le problème d’ordre existentiel en général, voir, par exemple, M.Meyer, De la problématologie, Bruxelles, Maldagar, 1986; Les questions de la rhétorique. Livre de Poche 1993.
[2] Kant, Métaphysique des mœurs II. Principe métaphysique de la doctrine du droit. tr.fr. A.Renaut, GF-Flammarion, 1994. p.16.
[3] Cf G.Vlastos, Que pouvait bien entendre Socrate par la question : « Qu’est-ce que F ? » , in C.Monique, Les paradoxes de la connaissance, essai sur le « Menon » de Platon. 1991. p.193. Voir également L.Strauss, La cité et l’homme, Agora, 1987, p.30 et s.
[4] Cf. Revue “ Droits ”, 1989, N° 19 et 20 : Définir le droit
[5] Cf. G. del Vecchio, La philosophie du droit, Dalloz, 1953 ; H.L.A. Hart, Le concept de droit, tr.fr. par Michel van de Kerchove, Facultés universitaires de Saint-Louis, 1976; Definition and theory in jurisprudence, Oxford, Clarendon Press, 1953. M.Villey, Philosophie du droit, t. I, définition et fin du droit, Dalloz, 1975.
[6] Critique de la raison pure. Gallimard, 1980. P.617. note. “ ... Les juristes cherchent encore une définition pour leur concept de droit ”.
[7] Nous pensons à un auteur parmi les plus représentatifs, H.L.A.Hart, qui constate que le droit est, contrairement à l’objet des autres sciences empiriques, le plus incertain quant à sa définition. Cf. Le concept de droit. Op.cit.
[8] Cf. Ch.Perelman, La justice et la Raison, Editions de L’université de Bruxelles, 1972.
[9] Cf. H.L.A.Hart, The definition of law and the theory of the jurisprudence, art.cit.
[10] Platon a exprimé sa distinction entre l’opinion et la science dans le célèbre dialogue « République ». Dans un cours sur la logique (Logique, tr.fr. par L.Guillermit, J.Vrin, 1997, p.53), Kant avait souligné l’importance de la systématicité pour la connaissance scientifique : « Toutes les connaissances se soutiennent mutuellement selon un enchaînement naturel. Or, si dans l’effort pour étendre les connaissances, on perd de vue cette cohérence d’ensemble, il résultera de la multiplicité de nos savoirs qu’un simple rhapsodie… ». « J’entends par architectonique l’art de système. Comme l’unité systématique est ce qui convertit la connaissance vulgaire en science, c'est-à-dire fait de son simple agrégat un système, l’architectonique est par conséquent la théorie de ce qu’il y a de scientifique dans notre connaissance en général ».
[11] Cf. Horkheimer et Adorno, Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1974.
[12] Cf. E. Fleischemann, La philosophie politique de Hegel, Gallimard, 1992, p.24 et s.
[13] Cf. H.Scholz, Esquisse d’une histoire de la logique, Aubier-Montaigne, 1968. I.M.Bochenski, A history of the formal logic, New York : Chelsea Publication, 1970.
[14] Cf. R.Blanché, La logique et son histoire : d’Aristote à Russell, A.Colin, 1970 ; et E.Cassirer, Substance et fonction : éléments pour une théorie du concept, Paris, Les Edition de Minuit, 1977.
[15] Sur la conception de la vision du monde, voir, W.Dilthey, Conception du monde et analyse de l’homme depuis la Renaissance et la Réforme, Paris, Cerf, 1999.
[16] La conception de la théorie critique n’est pas toujours claire, tant que son origine philosophique est tantôt kantienne, tantôt hégeliano-marxiste. Sur ce point, voir, par exemple, P-L. Assoun et R.Gérard : Marxisme et théorie critique, Payot, 1978.
[17] Sur l’histoire de la dialectique, voir par exemple, G.Gurvitch, Dialectique et sociologie, 1962.
[18] Sur ce point voir : H.Lefbvre, La logique formelle et la logique dialectique, Editions Sociales, 1982.
[19] Hegel, Science de la logique, tr.fr. S.Jankélévitch, Aubier, 1947, t.I : “ Le progrès scientifique...consiste à reconnaître la proposition logique, d’après laquelle le négatif est en même temps positif, ou que ce qui est contradictoire, loin de se résoudre en un rien abstrait, aboutit seulement à la négation de son contenu particulier, ou encore qu’une pareille négation n’est pas la négation de tout, mais seulement celle d’une chose déterminée, et que par conséquent, le résultat contient essentiellement ce dont il découle en tant que résultat, ce qui est, à proprement parler, une tautologie, puisque, autrement, ce ne serait pas un résultat, mais une donnée immédiate ” (p.40). et plus loin, “ La dialectique, tel que nous le comprenons ici, et qui consiste à concevoir les contraires comme fondus en une unité ou le positif comme immanent au négatif, constitue le spéculatif. ” (P43.)
[20] Sur ce point, voir A.Kojève, Esquisse d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne, tome 1. Gallimard, 1968.
[21] Un des reproches les plus injustifiés qu’on a adressés à la dialectique doit être résolument écarté : la dialectique serait contraire à la logique formelle puisqu’elle affirmerait à la fois tout et son contraire. Un tel reproche n’est pas fondé. La dialectique ne dit jamais qu’une chose est à la fois et en même temps ceci et cela comme deux contraires. Elle dit seulement que si pendant un temps, une chose est pensée comme ceci, il viendra nécessairement un autre temps au cours duquel elle sera pensée comme le contraire de ceci. Car, faut-il répéter ce truisme ? la contradiction ne réside pas dans la chose elle-même, à supposer comme Kant l’a fait qu’une telle chose en soi existe, mais dans la pensée qui pense la chose. Il faut accorder donc du temps à la dialectique : si la logique formelle traditionnelle est essentiellement le fruit d’une mentalité statique, ou synchronique ; la logique dialectique est quant à elle diachronique, qui intègre le facteur temps ou durée dans la pensée elle-même.
[22] On sait que c’est Kant qui a montré le premier l’immanence de l’illusion transcendantale de la raison dialectique. Mais loin de dissiper cette illusion, la critique de Kant a ouvert la voie à la dialectique de Fichte, de Schelling et de Hegel, etc., ce qui est en soi une preuve supplémentaire de la vitalité de la dialectique dans l’histoire de la pensée. Sur ce point, voir, E.Brehier : Histoire de la philosophie, tome 3, puf, 6ème édition,1994, p.601 (Le kantisme est une critique qui cache au-dessous d’elle une dialectique…).
[23] Que la dialectique ne conduise pas au savoir absolu, voir également, Th.Adorno, Trois études sur Hegel, Payot, 1979 ; et Dialectique négative, Payot, 1979. Un des malentendus les plus tenaces relatifs à la conception du savoir absolu était sans doute nourri par les écrits de Hegel lui-même. Mais pour autant, faut-il complètement abandonner cette exigence du savoir absolu, pour se contenter d’un savoir fragmentaire comme chez Kierkegaard ou chez Nietzsche ? Nous ne le pensons pas. En effet, le savoir absolu doit être compris au sens d’un savoir qui a parcouru les différents stades, ou les différents moments de la pensée dialectique (empirique, critique et dialectique), non pas un savoir qui prétend avoir épuisé tous les domaines de la connaissance humaine, dans le champ d’expérience théorétique ou pratique. Il ne faut pas prêter à Hegel une idée aussi insensée donc aussi indigne de lui que pour lui, après le savoir absolu, il n’aurait plus rien à savoir, tout est terminé…
[24] Cf. H.Rickert, Théorie de la définition, tr. fr. Gallimard 1997. “ Parmi les différents aspects de la pensée scientifique, la définition est sans doute le seul à propos duquel les conceptions divergent si profondément. Autant nous sont familiers les termes définition et définir, autant serait-il difficile d’indiquer, d’après les manuels modernes de logique, ce qui signifient proprement ; et la grande divergence des conceptions sur ce point est encore plus frappante du fait que, d’ordinaire, les théories de la définition sont exposées résolument et brièvement, comme s’il ne pouvait y avoir sur ce point la moindre controverse. ”. P.203.
[25] Cf. L.Robin, On the definition, Oxford, 1957.
[26] Sur la difficile relation entre l’être, l’essence et l’existence dans la tradition métaphysique occidentale, voir par exemple, E.Gilson, l’Etre et l’essence, Vrin, 1947. et L.Lavelle, De l’être, et réflexion sur la distinction entre l’essence et l’existence, in Revue de la métaphysique et de la morale, 1947. Notons que dans la présente étude, nous prenons la distinction entre l’essence et l’existence dans le sens scolastique (dont l’origine remonte à la distinction aristotélicienne entre l’être en puissance et l’être en acte) : l’essence est la nature conceptuelle d’une chose ; elle est conçue comme pouvoir d’être ; l’existence est au contraire la pleine actualité, ultima actualita ; elle apparaît ainsi comme s’ajoutant à l’essence, comme son complément (selon la célèbre définition de Ch.Wolff).
[27] A croire Claude Trèmondant (Les métaphysiques principales, O.E.I.L. Paris, 1989), il existerait certains types de métaphysiques auxquels revient constamment l’esprit humain. Parmi ces types, figurent justement ceux de Parmenide et d’Héraclite. Dans un sens voisin mais critique, B.Ruselle, La méthode scientifique en philosophie, Payot, 1971. (Notamment, I, La philosophie officielle.)
[28] En ce sens, R.Blanché, La logique et son histoire, op.cit. ; L’induction scientifique et les lois scientifiques, Puf, 1957. Voir également, E.Cassirer, Substance et fonction, op.cit. La dernière forme de la logique formelle serait celle de la logique fonctionnelle qui correspond à la science contemporaine, c’est-à-dire celle d’une époque de la négation de la métaphysique.
[29] Cf. L’article “ Définition ” du Vocabulaire technique et critique d’André Lalande. Voir également E.Cassirer : Philosophie des Lumières, Fayard, 1966, p.328.
[30] La preuve en est que même chez Aristote, la définition génétique (la définition du cercle par la manière dont on produit un cercle) voire la définition stipulative et relationnelle (définition du père et du fils par exemple) ne sont point absentes. Sur ce point, voir, par exemple, T.Katarbinski : Leçons sur l’histoire de la logique, puf. 1964. ( Notamment p.38 et s. La théorie aristotélicienne de la définition ).
[31] Remarquons que la doctrine juridique d’aujourd’hui semble avoir une vue assez vague sur cette distinction entre l’essence et l’existence. Lorsque des auteurs se proposent par exemple de distinguer le droit et la morale en recourant au critère de l’existence ou non de la sanction publique organisée, ils confondent à notre avis la définition essentiale (la différence entre le droit et la morale) et la définition existentiale du droit (le droit positif de l’Etat).
[32] Ce qui fait qu’un genre ne comprend logiquement que deux espèces ou pour parler dans le langage de la logique contemporaine, deux sous-ensembles dont l’un pourrait être un ensemble vide. Dans ce dernier cas, le genre et l’espèce sont pour ainsi dire confondus, provisoirement.
[33] Notons que dans la logistique (algèbre logique qui traduit l’idée de mathesis universalis de Leibniz), les termes d’extension et compréhension ont été abandonnés en raison de leur connotation qualitative, au profit de la notion d’ensemble. Ainsi, “ Socrate est mortel ” se laisse traduit en un rapport purement quantitatif “ l’ensemble Socrate appartient à l’ensemble mortel ”.
[34] Sur tous ces points, voir. Goblot, Traité de la logique, A.Colin, 1929. ; et H.Lefebvre, Logique formelle et logique dialectique, op.cit.
[35]Cf. Sur ce point, voir, E.Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. fr. S.Bachelard. puf, 1984.
[36] Un langage significatif est toujours conventionnel et déterministe à la fois, selon la théorie de la sémantique structurelle inaugurée par F. de Saussure. Cf. Cour de la linguistique générale, 1927, reproduction chez Payot 1991. Selon cet auteur, une langue se construit arbitrairement mais s’utilise de façon déterminée.
[37] Ainsi, lorsque de nos jours la plupart des auteurs définissent le droit comme la norme de conduite, ils commettent une erreur de logique. Certes, le droit peut également revêtir une forme normative. Mais il faut bien reconnaître que toutes les normes ne sont pas des normes de droit (la norme logique ou la norme technique par exemple). Quelle est alors la spécificité de la norme de droit par rapport à toutes les autres normes régissant le comportement humain ? La seule réponse valable est à notre avis celle-ci : la norme de droit est une norme qui a pour objet d’attribuer à chacun ce qui lui revient. C’est donc bien pour attribuer à chacun ce qui lui revient qu’on recourt à la norme de droit. Dire simplement que le droit est une norme est donc aussi insuffisant que d’affirmer que le triangle est simplement une figure : la question la plus importante est en effet de savoir : c’est une norme de quoi ? ou c’est une figure de quoi ?
Quand les juristes positivistes croient pouvoir éviter la question de la finalité du droit pour se contenter de sa pure technicité extérieure, ils commettent non seulement une erreur logique mais aussi une faute morale : celle de la paresse sinon de la lâcheté !
[38] Ici il convient d’écarter une objection de Kelsen. Selon cet auteur, la formule de justice « suum cuique » n’est qu’une vaine tautologie, car la question décisive pour l’application de cette norme, à savoir : qu’est-ce que ce « sien », ce dû, ce droit, n’est pas résolue par cette norme (cf. H.Kelsen, Justice et droit naturel, in Annales de philosophie politique, puf, 1959, p.1 et s.). A cette critique de Kelsen, il faut répondre qu’une part, cette formule n’est point une norme comme il l’avait compris, mais est la signification même du terme « droit » ; et d’autre part et plus fondamentalement encore, contrairement au présupposé normativiste qui est le sien, la détermination de ce qui revient à un individu n’est pas une fonction de norme, mais une fonction de fait : primordialement, ce qui me revient se détermine par rapport à ce que j’ai fait, non pas par rapport à une norme, car, des deux choses l’une, ou bien cette norme me donne quelque chose qui n’a aucun rapport avec ce que j’ai fait, elle est alors purement arbitraire et absurde ; ou bien elle me donne quelque chose qui me revient en raison d’un comportement déterminé de ma part, elle reconnaît par là sa propre infériorité logique par rapport au fait. L’erreur de Kelsen consiste à ce qu’il avait fixé comme point du départ de tout son raisonnement l’idée que la justice se définit comme conformité d’un comportement à une norme, sans se rendre compte qu’il était lui-même pleinement dans la tautologie ou pétition de principe : une norme est juste, parce qu’elle est conforme à une autre norme supérieure, ainsi de suite, jusqu’à la norme fondamentale qui est suspendue dans le vide, ou ce qui revient au même, réductible au fait que l’existence de cette norme fondamentale soit supposée sur un plan purement logique. Le normativisme de Kelsen ressemble donc à cet héroïque chevalier, qui, ayant été tombé dans un marrais, avait voulu tirer ses propres cheveux pour sortir de son embarras. La terre ferme sur laquelle peut s’élever la norme c’est le fait !
[39] L’importance de la définition générique a été notamment soulignée par C.Schmitt, lorsqu’il est amené à définir la notion de politique (cf. La notion de politique, traduction de J.Freund, Paris, Calman-Levy, 1972). Nous pensons qu’il est utile de nous inspirer ici de sa démarche pour procéder à la définition du droit. Voir également, L.Strauss, Remarque sur la notion de politique de Carl Schmitt, in, C.Schimitt, Parlementarisme et démocratie, Seuil, 1998, p.187 et s.
[40] Il est curieux de constater que l’essence de l’avoir a fait rarement l’objet d’une réflexion approfondie, sauf quelques exceptions, alors que le problème de l’être, de l’essence et de l’existence n’a cessé de tourmenter toutes les méditations philosophiques. Sur le traitement philosophique de la question de l’avoir, voir notamment, G.Marcel : L’être et l’avoir, Aubier-Montagne, 1968 ; et B.Staehelin, Haben und Sein, Zurich, Editio Academica, 1969 ; E.Fromme : Avoir ou Etre ? Robert Laffont, 1978 ; et Die Kunst des Liebens, Ullstein Materialien, 1980. Voir également, V.Jankelevitch : Traité des vertus (notamment le chapitre sur la justice), Flammarion, 1983.
[41] Ce qui ne veut pas dire que le droit n’a pas de rapport avec la conception de l’humanité ou de la personnalité : au contraire, comme nous le verrons plus tard, c’est justement parce que chaque individu humain réalise l’essence générique de l’humanité qu’il a des droits.
[42] Nous pensons au pessimisme de G.Cioran (L’inconvénient d’être né, Gallimard, 1974) et au brillant essai de M.Unamuno, Del sentimiento tràgico de la vidad, Madrid, Espace Calpe, 1996.
[43] Cf. M.Heidegger, Lettre sur l’humanisme,. In “ Question III et IV”, Gallimard, 1966-1976, p.65 et s.
[44] Cf.Aristote : Ethique de Nicomaque. Chapitre 1.
[45] Pour Philippe Heck qui réagit contre la doctrine de Begrffisjurisprudenz de Puchta, la science du droit doit accorder le primat à la vie et à la valeur de la vie (ein Primat des Lebensforschung und Lebenswertung). Cf. Gesetzzesauslegung und Interessenjurisprudenz ; Das Problem der Rechtsgewinnung, 1912, Begriffsbildung une Interessenjurisprudenz, 1932. Sur le rapport entre le droit et l’intérêt dans la doctrine juridique récente, voir l’ouvrag e collectif, Droit et Intérêt, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1990, 2 vol.
[46] Sur le rapport entre l’être et la valeur, voir, par exemple, Heidegger : Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1967, p. 199 et s.
[47] En d’autres termes, le droit, tout en s’attachant au passé, au devenu, se plonge néanmoins à l’avenir : même le droit de la réparation a ses effets dans la future. Le droit est fondé sur le principe espérance, au sens d’E.Bloch.
[48] Il y a lieu d’insister que si les objets de la possession sont mon corps et mon esprit ainsi que les fruits de mon travail, cela ne signifie pas que mon corps, mon esprit ainsi que les fruits de mon travail seraient ma propriété, car comme nous le verrons un peu plus tard, la notion de propriété n’a des sens que dans un rapport interindividuel, alors que la possession fait abstraction de cette relation avec autrui. Dans la dialectique de Hegel et de Marx, le travail est conçu comme une forme d’aliénation de l’homme. En travaillant, l’homme transforme non seulement le monde naturel mais également lui-même. Voir sur ce point également, J.Habermas, Connaissance et intérêt, Gallimard, 1976, p.57 et s (chapitre II, Métacritique de Hegel par Marx : synthèse par le travail social).
[49] L’origine moderne de cette distinction remonte, comme on le sait, à D.Hume. Mais c’est le criticisme kantien qui a donné son importance particulière dans la philosophie moderne.
[50] Nous pensons à l’ouvrage du même titre d’H.Batifol.
[51] Notons que le terme d’acte n’a jamais été véritablement bien défini par les juristes et cela s’explique aisément. A proprement parler, il n’y a jamais acte, mais uniquement l’action, qui est un processus d’agir. Maurice Hauriou avait donc raison de dire que tout ce que les juristes considèrent comme acte juridique n’est en réalité que le résidu de l’action ou un fait. La distinction habituelle entre l’acte et le fait chez les juristes souffre donc bien des équivoques, d’un point de vue critique.
[52] Nous empruntons cette formulation à Jean Nabert : Essai sur le mal, Puf, 1955.
[53] Si l’homme est libre, c’est uniquement par rapport à sa conscience morale, donc interne, alors que par rapport au monde externe, il est par définition déterminé. C’est pourquoi l’idée de la limitation externe de la liberté est ou bien tautologique, ou bien contradictoire.
[54] Cf. S.Cotta, Le droit dans l’existence. Edition Bière, 1996.
[55] Un argument sophistique consiste à dire que la règle de droit est un impératif catégorique pour le juge. Mais un tel argument ne résiste pas à la critique : quand on veut affirmer que le droit est un impératif, on entend par là implicitement un impératif pour les sujets de droit. D’un point de vue critique, si une règle est un impératif pour le juge, c’est parce qu’elle correspond à une exigence institutionnelle (le juge fait partie des agents de l’Etat et doit agir en fonction de règles institutionnelles de l’Etat), ce qui signifie précisément qu’envisagée comme impératif, une règle n’est par à proprement parler juridique, par rapport au problème du partage des biens des parties en litige, ou ce qui revient au même, par rapport aux sujets de droit.
[56] On a déjà remarqué que la doctrine de droit de Kant n’était pas déduite de sa critique de la raison pratique. Mêmes les juristes positivistes savent très bien que les normes juridiques, telles qu’ils peuvent les trouvent dans des textes législatifs ou dans les codes, sont présentées sous mode indicatif, non point impératif (avec sa condition et sa conséquence). Sur ce point, voir M.Villey, De l’indicatif dans le droit, in « Critique de la pensée juridique moderne-douze autres essais », Dalloz, 1976.
[57] Ceci dit, une règle d’attribution du droit peut être intériorisée par le sujet moral en tant que sa maxime d’action, en vue ou en anticipation d’une certaine conséquence. Mais même dans ce cas, il faut observer, d’une part, que cette règle se voit transformée en règle morale, et, d’autre part, que la conséquence juridique de son action ne s’accorde pas nécessairement avec son anticipation. Le sujet moral agit, mais la conséquence juridique de son action lui échappe le plus souvent dans la pratique. L’impératif catégorique kantien exigeant d’emblée un accord parfait de ma maxime d’action avec la loi morale issue de la raison pure pratique n’est au mieux qu’un idéal à atteindre. Dans la vie pratique, entre la moralité subjective et la conséquence juridique objective d’une action, il y a toujours un certain décalage.
[58] Pour une opinion similaire, voir, par exemple, J.Hervada, Introduction critique au droit naturel, Edition Bière, 1991.
[59] Sur l’analyse critique de ces différentes formules de la justice, voir, Ch.Perelman, De la justice, in “ Raison et justice ”, op.cit. p.10 et s.
[60] Voir sur ce point notre thèse de doctorat : Essai sur la notion de situation juridique, Toulouse, 1992.
[61] Dans ses Principes de la philosophie du droit, Hegel dit que la relation de l’homme avec la nature est celle d’appropriation, de l’usage et de la consommation. Dans sa “ Question de la technique ”, Heidegger constate que la nature est un énorme réservoir d’énergie que l’homme moderne est appelé à arraisonner et exploiter.
[62] L’idée d’un contrat juridique ou d’alliance entre Dieu et l’homme (ou un peuple élu) est de ce point de vue inadéquate, puisque entre les deux parties contractantes, il y a une trop grande inégalité. En cas (une hypothèse d’école !) de violation de l’alliance par Dieu, l’homme ne peut nullement revendiquer la justice à l’encontre de Dieu, et seul Dieu pourrait entendre sa plainte. Entre Dieu et les hommes, la relation est celle de commandement et d’obéissance, tout comme entre la raison et les penchants dans la philosophie pratique de Kant.
[63] Sur ce point voir également, J.Hervada, Introduction critique au droit naturel, op.cit.
[64] L’idée d’amour a connu dans la pensée occidentale trois phases différentes : l’amour éros dans la pensée grecque, l’amour agapé dans la religion judéo-chrétienne et l’amour romantique dans l’époque moderne. Mais quelle que soit la conception de l’amour en question, elle implique toujours cette exigence de dépassement de soi par le moyen de fusion avec un autre, ce dernier pouvant être la nature(éros), Dieu, ou l’homme lui-même (dans l’amour romantique, l’aimé est une sorte de synthèse entre la nature et Dieu).
[65] Hegel a dit que lorsque parmi les membres d’une famille, se pose la question de droit, cela signifie alors l’éclatement de la famille en tant qu’unité d’amour… (cf. Principe de la philosophie du droit).
[66] Ce qui ne veut par dire que les personnes mariées perdent forcément leur amour…Tout simplement, l’amour est indifférent au mariage.
[67] Cf. Hegel, L’esprit du christianisme et son destin.
[68] Dans son ouvrage « Die kunst des Liebens » (précité), Eric Fromm a particulièrement insisté sur cette différence fondamentale entre la justice et l’amour. Selon l’auteur, le triomphe de l’individualisme et le droit qui lui est pendant dans la société occidentale y signifie également le déclin de l’amour.
[69] Dans sa philosophie du droit, Hegel appelait ce droit « moralité subjective ».
[70] La mise à mort physique n’est pas satisfaisante pour la conscience en quête de la prise de conscience en soi et de sa propre liberté, puisque selon Hegel, pour que je puisse avoir conscience de ma liberté, il faut qu’un autre semblable à moi me reconnaisse. Or, la mort de l’autre me prive précisément de cette reconnaissance.
[71] Cf, voire notamment, A.Kojève : Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1990 ; et Esquisse d’une phénoménologie du droit, Gallimard, 1981.
[72] Voir sur ce point J.Locke, Deux traités du gouvernement, Vrin, 1997.
[73] Le concept de société civile (bürgerlische Gesellschaft) a été surtout utlisé pour caractériser la société capitaliste. Pour éviter la confusion, nous utilisons le concept de société pour désigner le moment spéculatif entre la famille et l’Etat.
[74] Contrairement à l’interprétation de certains auteurs, Hegel n’était pas le chantre de l’Etat prussien, car, c’est précisément chez lui qu’on trouve cette distinction entre les Etats positifs et l’Etat conceptuel.
[75] Cf. Kant, Projet de paix perpétuelle ; l’histoire du point de vue cosmopolite. Voir également, O.Höffer : République fédérale universelle…
[76] Ce rapport dialectique entre la famille, société et l’Etat ne signifie pas que dans l’Etat, la famille et la société civile sont simplement niées ou supprimées. Elles sont plutôt sursumées (aufgehelbt) par et dans l’Etat : c’est pourquoi le droit et la justice étatique conserve, protège voire promeut dans une certaine mesure la famille et la société, ainsi que le droit et la justice qui leur sont correspondants. Seulement, face à la famille et la société, leur droit et leur justice, l’Etat politique est et doit rester souverain, c’est-à-dire une puissance suprême.
[77] Notons que dans son principe de la philosophie du droit, Hegel avait appelé cette fonction de l’Etat, le pouvoir princier (Fürstlichen Gewalt ). Mais compte tenu de la connotation historique de la notion de prince, il me semble préférable d’utiliser le terme « gouvernement » ou « gouvernemental ».
[78] La Cour de cassation, telle qu’elle est organisée en France, est la partie de contrôle de l’organe gouvernemental dans l’ordre judiciaire (l’autre partie, ou la partie de direction revient à la chancellerie ou le ministre de justice qui fait partie du gouvernement au sens habituel du terme). Sa fonction n’est pas à proprement parler celle de dire le droit pour les parties en litige, mais plutôt celle de juger la conformité de l’acte juridictionnel des juges d’instance ou d’appel par rapport à la loi de l’Etat.
[79] Contrairement à l’opinion courante des juristes de nos jours, aveuglés le plus souvent par l’idéologie du libéralisme, nous ne pensons pas que le droit privé en tant que droit commun signifierait que le droit privé existe logiquement et historiquement avant le droit public et jouit ainsi d’une dignité scientifique plus grande que le droit public. D’un point de vue sémantique, le droit privé ainsi que la sphère privée signifie la privation, le manquement, par rapport au droit public ainsi que la sphère publique (la raison d’être du droit privé est le droit public). Sur le plan historique, on sait également que dans les communautés primitives, les biens privés résultent essentiellement du partage du bien public (la terre commune du village, ou les butins de la conquête). Sur ce point, voir par exemple, S.Maine, Lectures on the Early History of Institutions, John Murray Ltd. London, 1875.
[80] La conception de l’ontologie mérite quelques réflexions. Si nominalement, l’ontologie signifie la science de l’Etre en tant qu’être selon la définition d’Aristote, encore faut-il préciser ce qu’on entend par l’être. Or, il s’agit là d’un problème très difficile pour ne pas dire insoluble. Déjà dans sa métaphysique, Aristote remarquait que le mot “ être ” a des sens multiples. Mais si l’on examine la pensée d’Aristote de plus près on s’aperçoit que l’être chez lui signifie davantage les êtres particuliers, les étants (les ens), ou les existants. C’est pourquoi selon lui, à partir des êtres particuliers, les étants, ou les existants, on ne parviendra jamais au genre suprême, à l’Un ou au Bien comme chez les pythagoriciens ou chez les platoniciens (cf. E.Bréhier, Histoire de la philosophie, puf, 7e éd. 1994 t.1, p, 166-169). Mais de l’autre côté, l’existence même des êtres divers et particuliers suppose qu’il y a une unité entre eux, c’est-à-dire un Etre. Que choisir entre la multiplicité et l’unité ? Voilà pourquoi la métaphysique d’Aristote fut partagé entre l’analytique et la dialectique du point de vue de la méthode, entre l’ontologie et la théologie du point de vue du contenu (selon l’interprétation de Pierre Aubenque, la première s’intéresserait au problème de l’unité de l’être, la seconde au problème de la séparation de l’être. Cf, Le problème de l’être chez Aristote, puf. 1962, p.305 et s.). Faut-il adhérer ici à l’idée de Heidegger selon laquelle dans la tradition philosophique occidentale depuis Platon jusqu’à Nietzsche, l’être a été oublié car occulté par les étants (cf. Etre et temps), alors l’Etre véritable, authentique ne serait aucunement réductible aux étants, aux existants, mais est plutôt la puissance de déploiement, de dévoilement, d’avènement ? (cf. Heidegger, Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1967. L’auteur a délimité le sens de l’Etre par rapport au devenir, à l’apparence, au penser, au devoir. Il signifie alors permanence, le modèle permanent, le toujours identique, le sous-jacent, le subsistant, et le toujours pro-jacent, le dû non encore ou déjà réalisé, bref, l’adestance constante). Sans perdre de vue la réflexion de Heidegger, nous prenons ici le mot toujours dans le sens aristotélicien, qui signifie en réalité la science des êtres divers, des étants ou des existants (les ens).
[81] Par « phénoménologie », nous entendons dans un sens à la fois ordinaire (science du phénomène) et technique (celui d’E.Husserl, qui est une sorte d’épistémologie des objets, sensibles ou idéels). La phénoménologie ainsi comprise est à notre avis particulièrement adaptée à la science dite humaine, dans la mesure où l’objet de celle-ci est l’homme lui-même ou produit par lui.
[82]Dans un sens analogue, voir R.Blanché, L’induction scientifique et les lois scientifiques, op.cit. Dans ces ouvrages, l’auteur a essayé de dégager quelques modèles de l’épistémologie scientifique, en se basant sur trois visions de la logique et deux attitudes épistémologiques. Notre essai qui suit s’en inspire.
[83] Nous nous inspirons librement de Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, 2 tomes, Gallimard, 1954.
[84] L’idée de nature est particulièrement complexe. Sur ce point, voir, E.Husserl, La crise de la science européenne et l’idée de la phénoménologie transcendantale, Gallimard, 1976. Al.Koyré, Etudes de l’histoire de la pensée scientifique (notamment, Aristotélisme et Platonisme dans la philosophie du Moyen Age ; Les étapes de la cosmologie scientifique), Gallimar,1973. et M.Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ? Gallimard, 1971, p.92 et s. ; L. Lavelle, L’idée de la nature chez Aristote. In Cours et résumée, Inédits du Collège de France, 1991.
[85] On sait que les dieux des païens ne sont autres choses que les hommes idéalisés, et n’ont peu de ressemblance avec le Dieu des juifs, des chrétiens ou des musulmans. Le dieu démiurge de Platon (cf.Timée) et le dieu-moteur immobile d’Aristote ne sont nullement transcendantaux par rapport à la nature et au cosmos.
[86] Sur la pensée politique de Platon et d’Aristote, voir E.Cassirer, Le mythe de l’Etat, Gallimard, 1993. L.Strauss, La cité et l’homme, Agora, 1987.
[87] Cf. F.Senn, De la justice et du droit, explication de la définition traditionnelle de la justice, Sirey, 1927. M.Villey, Leçons sur l’histoire de la philosophie du droit, op.cit. L.Strauss, Droit naturel et histoire, Flammarion, 1986.
[88] Cité par G.del Vecchio, Philosophie du droit, Dalloz, 1953. p.53.
[89] Pour Ulpien; le droit naturel est quod natura omnia animalia docuit (Dig. I, i, fr. I. §3). En disant cela, Ulpien ne fait que donner une expression précise à ce qui était un principe établi : à savoir, que le fondement du droit est dans la nature même des choses, dans les motifs qui, plus développés dans l’homme, se trouve cependant en germe chez les animaux inférieurs. En ce sens, voir, G. del Vecchio, Philosophie du droit, op.cit. p.54.
[90] L’idée que le monde est créé par Dieu semble être à première vue contraire au dualisme ontologique, puisque cela revient à dire qu’en définitive, il n’y a que Dieu qui est, alors que le monde créé pourrait ne pas être. Ainsi pour sauvegarder la réalité ontologique du monde, et par conséquent le dualisme ontologique, il faudrait supposer que Dieu est dans la nécessité de créer le monde, ce qui a été en effet la solution de la plupart des rationalistes, en vue de restaurer la dignité ontologique du monde par rapport à Dieu libre voire arbitraire. Mais là se gît une difficulté majeure : en effet, si Dieu est obligé de créer le monde, cela signifie qu’il est soumis à une nécessité ontologique qui lui est supérieur, ce qui est absurde non seulement par rapport à la définition même de Dieu comme réalité la plus haute, mais également par rapport à l’idée de départ qui fut celle du dualisme ontologique, car cette réalité supérieure absorberait les deux autres pour restaurer du même coup l’unité. Faut-il voir dans cette difficulté le germe du dogme de la trinité divine de la religion chrétienne et de la logique dialectique de Hegel qui se présente comme le destin du christianisme ? C’est là une hypothèse plausible.
[91] Cf. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, op. Cit. T.II, p.41 et s. Selon Hegel, une telle réduplication de la substance correspond à la deuxième étape du processus de l’esprit réflexif, qui au lieu d’être plongée dans et absorbé par son objet comme cela fut encore le cas de la philosophie grecque, maintenant, la pensée est devenue consciente d’elle-même, en se posant comme une substance indépendante de son objet.
[92] Selon l’analyse de Hegel, dans son ouvrage de jeunesse “ L’esprit du christianisme et son destin ”, l’homme ne s’y soumet que parce qu’il craint Dieu, un Dieu d’au-delà dont il est esclave. C’est une religion positive, qui se fonde sur l’autorité, et qui, traitant l’homme en enfant, lui impose de l’extérieur ce qui n’est pas inclus dans sa raison. Elle fait Dieu un maître, l’homme un esclave, et développe en celui-ci des sentiments d’esclave. Voir pourtant, I.Feuerbach, L’essence du christianisme, Gallimard, 1996. M-J.Weill, Foi d’Israël, 1926 ; Judaïsme, 1931 ; Cl.Trémondant, Les métaphysiques principales : essai de typologie, op.cit. ; M.Eliade, Histoire de croyances et des idées religieuses, Payot, 4 tomes, à partir de 1976.
[93] Cf. C.Papaioannou, Hegel et la philosophie de l’histoire. Préface à sa traduction de Hegel, La Raison dans l’histoire, Christian Bourgois éditeur, 1979, nouveau tirage, 199O. L’auteur parlait de “ calvaire de l’Absolu ”.
[94] Remarquons en passant que dans son célèbre ouvrage intitulé “ Deux sources de la morale et de la religion ”, Bergson, fidèle à son vitalisme ou biologisme, a distingué deux types de morales et de religions, celle qui est statique, close, fondée sur la pression sociale, naturelle et celle qui est dynamique et ouverte, fondée sur l’aspiration et l’appel surnaturel. D’après lui, la morale antique est une morale close, alors que celle tirée de l’Evangile est une morale ouverte, dans la mesure où celle-ci s’étend à l’espèce humaine toute entière (au lieu d’être limitée à la Cité), et prône pour une justice absolue (au lieu d’une justice relative).
[95] Pour le christianisme, voir par exemple, Cl.Trémondant, La métaphysique du christianisme et la naissance de la philosophie chrétienne, éd. Seuil, 1962.
[96] Le mot islam veut dire soumission à Dieu.
[97] En ce sens voir par exemple, D.Sibony : Les trois monothéismes : juifs, chrétiens, musulmans, entre leurs sources et leurs destins. Seuil, 1992. L’originalité de l’auteur consiste à comprendre l’essence de ces trois religions par rapport à leur conception respective de l’Etre. E.Gilson, La philosophie au Moyen Age, Payot, 1993 ; L’être et l’essence, J.Vrin, 1948.
[98] Selon Daniel Sibony, la fondation de l’islam est parfaite, et cette perfection empêche la conception de l’histoire dans l’islam : « l’élaboration que fait le Coran de l’origine introduit, dans l’identité qu’il fonde, une sorte d’achèvement, de perfection qui l’encombre, qui l’empêche de « bouger », sur le plan collectif comme sur le plan individuel, et qui semble la soustraire au temps, donc à l’histoire ». Op.cit. p.19
[99] Cf. A.Cohen, le Talmud Payot, 1950,1975 ; M.Villey, Torah-Dikaion, in, Critique de la pensée juridique moderne (les douze autres essais), Dalloz, 1976, p.19 et s. A.Abécassis, Droit et religion dans la société hébraïque, in Archives de philosophie du droit, tome 38, 1993, p.23 et s.
[100] M.Villey, en critiquant l’incidence à ses yeux fâcheuse de la théologie chrétienne sur le droit, insiste en effet sur le fait que “ les Evangiles ne signalent pas que le Christ ait jamais prétendu réformer le droit (“ mon royaume n’est pas de ce monde ”, à deux frères venus lui demandent une consultation juridique, Christ réplique, “ qui m’a établi pour être juge de votre héritage ? etc.). Cf. Leçons d’histoire de la philosophie du droit, op.cit. p.48.
[101] Cf. Deux sources de la morale et de la religion. Puf, 140e éd. 1965. P.58 et s.
[102] En ce sens, voir Bernard Bourgeois, Droit, religion et droits de l’homme, in Archives de philosophie du droit, Tome 38, 1993, p.111 et s.
[103] Nous résumons librement M.Villey, Introduction à l’histoire de la philosophie du droit, in Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Dalloz, 1957,
[104] Hegel, Le droit naturel. Pour un commentaire de cet ouvrage de Hegel, G.Bourgeois, Le droit naturel de Hegel.
[105] Carl Schmitt, Les trois types de pensées juridiques, Puf, 1985 ; M.Villey, Critique de la pensée juridique moderne, op.cit. p. 20.
[106] J.Maritain, Les droits de l’homme et la loi naturelle, 1947 ; G. Renard, Le droit, l’ordre et la raison, 1927, Le droit, la justice et la volonté, 1924, la théorie de l’Institution, 1930 ; Le fur, Les grands problèmes du droit, 1937. J.Dabin, Théorie générale du droit ; Messesner, Das Naturrecht, 1950; Schilling, Christliche Rechts- und Socialphilosophie, 1933; Cathrein, Recht, Naturrecht und positives Recht, 1909 ; Graneris, Contributi tomistici alla filosofie del diritto, 1953 ; Fuller, The law in quest of itself, 1940. (Pour une bibliographie plus complète sur la théorie néo-thomiste du droit, voir, M.Villey, Leçons d’histoire de la philosophie du droit, op.cit. p.97-98.
[107] Selon l’interprétation de M.Villey, l’origine des conceptions du droit subjectif et de la loi remonte à la théologie de la Seconde Scolastique (espagnole : Vitoria, Molina, Suarez, Vasquez, etc.). Cf. Critique de la pensée juridique moderne. Op.cit.p.35 et s. On doit remarquer que même la pensée de Descartes, de Grotius étaient redevable à la Seconde Scolastique. C’est en ce sens qu’on peut affirmer sans ambages que celle-ci fut annonciatrice de la pensée moderne, philosophique ou juridique. Notons ne passant que même aujourd’hui, la plupart des juristes espagnols restent profondément imprégnés de la conception scolastique du droit. Voir par exemple, Alvaro d’Ors, Principe pour une théorie réaliste du droit, (tr. Par Alain Sérieux) R.R.J, 1981, p.369 et s. Pour le rapport entre le protestantisme et le droit, Voir, J.Ellul, le fondement théologique du droit, 1945.
[108] Voir à cet égard, M.Foucault, Les mots et les choses, op.cit. p.320. “ Il faut noter que dans l’épistémè classique, les fonctions de la “ nature ” et de la “ nature humaine ” s’opposent terme à terme : la nature, par le jeu d’une juxtaposition réelle et désordonnée, fait surgir la différence dans le continu ordonné des êtres ; la nature humaine fait apparaître l’identique dans la chaîne désordonnée des représentations et ceci par le jeu d’un étalement des images ”.
[109] De jure belli ac pacis, 1652, Prolegomena, sect. XI.
[110] L.Ferry, Philosophie politique, puf., 1989 t. I. La nouvelle querelle entre le droit ancien et le droit moderne.
[111]Pour la critique de l’historicisme, voir, K.Popper, L’historicisme et sa misère ; L.Strauss, Le droit naturel et l’histoire ; A notre connaissance, une critique radicale du sociologisme reste à faire, tant que celui-ci demeure encore tout puissant dans les instances institutionnelles. Voir pourtant la critique du constructionisme par Hayek, Droit, législation et liberté, puf,1995.
[112] Cf. E.Kant, La critique de la raison pure ; M.Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, 1953. (Notamment la troisième section consacrée au rapport entre l’imagination transcendantale et la connaissance ontologique).
[113] Le fait que les pensées juridiques puissent être classées selon l’attitude épistémologique, est en principe admis par les meilleurs auteurs. Voir par exemple, M.Villey, Philosophie du droit, op.cit. tome II ; de façon plus implicite, G. Del Vecchio, Philosophie du droit; op.cit.
[114] Cf. Kant, Critique de la raison pure (notamment la partie consacrée à la théorie transcendantale de méthode) ; Hegel, Le droit naturel, op.cit. ; Préface à la phénoménologie de l’esprit ; Encyclopédie de la science philosophique abrégée ;
[115] Cf. Platon, Gorgias ; La République ; Pour une relecture des oeuvres de Platon, voir L.Strauss, Cité et l’homme. op.Cit.
[116] L. Strauss, Maimonïde, Puf.1988.
[117] Voir par exemple, C.Chehata : La religion et les fondements du droit en Islam, dans l’Archives de philosophie dur droit, tome XVIII, 1973,p.17 et s.
[118] Cf, M.Villey, Bible et philosophie gréco-romaine de saint Thomas au droit moderne, in Archive de philosophie du droit, Tome XVIII, 1973, p.27 et s.