Notes classes moyennes

La classe moyenne en elle-même

Commentaire critique du texte : Notes sur les classes moyennes et l’interclassisme

Les citations du texte d’AC (Notes sur les classes moyennes et l’interclassisme) sont en italiques dans ces commentaires.

« Poser la question des classes moyennes du point de vue de la communisation, ce ne peut être se poser seulement la question de leur existence, de leurs origines historiques ou de savoir qui on peut y inclure ou non, à la manière de l’historien ou du sociologue. »

Le texte pose en principe de départ que l’essentiel n’est pas la question de la « constitution des classes moyennes » (même si l’application de ce principe n’est pas si évidente par la suite). La question première est, à juste titre, celle de l’interclassisme « tel qu’il se produit dans les luttes » et, dans cet interclassisme, celle de la « tension à l’unité » comme « conflits ». En posant la question des classes moyennes dans la question de l’interclassisme et, dans ce dernier, la « tension à l’unité » comme « conflits », le texte ouvre une perspective fondamentale pour la compréhension des luttes interclassistes qui apparaissent comme un marqueur incontournable du morceau de présent dans lequel nous sommes engagés. L’interclassisme est compris dans cette analyse à la fois comme limite de la lutte de classe et comme, dans les conflits, « tension à l’unité », unité qui ne peut plus être qu’« abolition des classes ». Cependant, dans le texte Notes sur les classes moyennes et l’interclassisme, le rejet d’une définition des classes moyennes « en elles-mêmes » fait de cette « tension à l’unité » et de ces « conflits » une question dont la résolution évacue le problème posé de par l’évanescence, au moment crucial de l’interclassisme et des conflits, de l’existence de ces classes moyennes.

C’est là qu’apparaît toute la difficulté dans laquelle se débat le texte, difficulté réelle : d’une part, les classes moyennes – toujours ce pluriel qui est déjà un problème – sont d’une part abordées dans leur objectivité (leur constitution, leur origine, etc. même si cela est considéré comme une question dérivée), mais, d’autre part, la question ne serait que celle de « l’interclassisme tel qu’il se produit dans les luttes ». Donc, d’un côté, un objet dont on récuse l’existence «en lui-même», et, de l’autre, « l’interclassisme » qui est de fait la reconnaissance de l’existence de cet objet. La problématique du texte consiste à produire les classes moyennes comme une résultante des luttes et, plus loin dans le texte, plus conceptuellement, de la lutte des classes entre prolétariat et capital. Tout le texte évolue dans la coexistence et le chevauchement de ces deux directions. Si la première, celle de l’objectivité, est formellement récusée dans le texte, il n’empêche qu’elle y est constamment présente par une connaissance intuitive a-priori de ce que sont les classes moyennes. D’entrée, l’utilisation du terme d’interclassisme, quelle que soit la façon dont on va produire les classes moyennes, confère à ces classes moyennes une existence reconnue de fait (« nous n’avons ni à déplorer, ni à encourager » dit justement AC), ce que la suite du texte s’emploie à saper. Travail de sape effectué avec raison. On semble donc être face à une aporie. L’intérêt du texte est de mettre à jour cette dualité de problématique, mais elle n’est ni dépassée, ni résolue de façon satisfaisantes pour parvenir aux analyses des luttes actuelles que ce texte permet d’ouvrir.

Que pourraient être les classes moyennes ?

« Mais alors que sont les classes moyennes ? Une fraction aisée du salariat, un certain rôle dans la reproduction d’ensemble du capital (les activités d’encadrement, par exemple), ou simplement l’ensemble des salariés touchant un revenu médian ? A chaque fois que la question se pose dans ces termes, les classes moyennes sont dissoutes dans le prolétariat ou l’inverse, et on ne voit plus bien de quel interclassisme on pourrait parler, ou bien on dresse classes moyennes et prolétaires face à face, de part et d’autre d’une frontière de classe imaginaire. »

Donc, à ce point, le texte refuse toute validité à une définition « objective ». Le terme de « classes moyennes » demeure mais seulement comme rapport du prolétariat à lui-même – voir plus loin. Cependant, ce rejet cherche lui-même une définition qui, de façon paradoxale, le justifierait comme rejet d’une définition : « On ne saurait se contenter de dire que les classes moyennes ne seraient que des prolétaires qui s’ignorent, sur la base du fait qu’elles sont essentiellement composées de salariés… »

Cela est dit de façon un peu contournée (On ne saurait se contenter de dire). Est-ce qu’on le dit ou non ? La formulation laisserait entendre que les classes moyennes sont des « prolétaires qui s’ignorent » mais que ce n’est pas suffisant (« se contenter »). Inversement, il n’est : « pas plus satisfaisant, au regard des luttes et de la réalité de l’interclassisme, de tenter de les considérer pour ce qu’elles seraient « en elles-mêmes », ou seulement dans un rapport d’extériorité au prolétariat, comme si l’un et l’autre étaient des entités séparées, et non des éléments de la même totalité. »

Donc, pas suffisant, mais en partie vrai de dire « des prolétaires qui s’ignorent », et, pas satisfaisant, mais aussi, semble-t-il, en partie vrai de les considérer « en elles-mêmes ». Nous sommes toujours dans l’ambigüité constitutive du texte qui reflète la difficulté de la question. Il ne faudrait pas considérer les classes moyennes dans un rapport d’extériorité au prolétariat parce qu’il ne s’agit pas « d’entités séparées », car « éléments de la même totalité ». Là, la question semble résolue. Mais de quelle « totalité s’agit-il ? De quelle « totalité » identique sont-ils l’un et les autres des éléments ? Du salariat ? On en revient alors à la question de départ (« des prolétaires qui s’ignorent »). Du mode de production capitaliste ? Mais alors tout le monde en fait partie. Une force de travail globale, le « travailleur collectif » ? Mais alors le mot ne fait que masquer la question.

Le cœur du texte se trouve au paragraphe suivant.

« Dire que les luttes actuelles sont interclassistes, ce n’est pas seulement observer que les classes moyennes s’y trouvent mêlées aux prolétaires, c’est-à-dire objectivement aux plus pauvres (tout le monde descend dans la rue en temps de crise majeure), mais dire et faire apparaître que la contradiction entre capital et prolétariat est non seulement la dynamique qui produit toutes les classes du mode de production capitaliste, c’est-à-dire qui produit le capital comme société capitaliste, mais également celle qui conduit à leur dissolution. Considérer les classes moyennes « en elles-mêmes » n’a alors aucun sens. Les classes moyennes n’existent qu’en ce qu’elles sont constitutives de ce qu’est le prolétariat dans sa contradiction au capital. Il ne sert à rien de vouloir les décrire autrement que comme un moment des luttes, comme un moment de la lutte de classe du prolétariat, comme un moment de la contradiction en procès. » Paragraphe très complexe.

On part de la constatation que, dans les « luttes actuelles », il y a « interclassisme » (donc au moins deux classes) : les classes moyennes sont mêlées aux prolétaires. Ici, les prolétaires sont « les plus pauvres ». Donc deux classes, mais ce « les plus pauvres » introduit une simple gradation quantitative de revenus (sans avoir explicité et légitimé cette gradation). Par là, l’interclassisme est déjà plus qu’atténué ; nous nous retrouvons avec « la même totalité » du paragraphe précédent, même totalité qui semble être la classe des prolétaires. Mais alors nous voilà revenus aux « prolétaires qui s’ignorent ». L’interclassisme n’est plus ici qu’une apparence qui ne demande qu’à être dissoute et évacuée.

« Tout le monde descend dans la rue ». Oui, mais c’est justement là le problème. Est-ce que tout le monde y descend avec les mêmes raisons, les mêmes objectifs ? C’est parce qu’évidemment ce n’est pas le cas qu’il y a problème. La question dans sa crudité empirique, historique, paraît comme évacuée. Cette évacuation est justifiée théoriquement par deux arguments : la contradiction entre prolétariat et capital produit toutes les classes du mode de production capitaliste ; cette contradiction conduit à leur dissolution. D’où la conclusion sous la forme d’un CQFD : « considérer les classes moyennes "en elles-mêmes" n’a alors aucun sens » (on aura compris que c’est cette formule plus que la façon d’y parvenir qui constitue l’essentiel de mes commentaires critiques). On peut reprendre la démarche productive des classes moyennes exposée par le texte – en la déterminant plus fermement – et aboutir à une « définition pour elles-mêmes ». Quand je dis « en elles-mêmes », on aura compris que si aucune classe n’existe telle qu’en elle-même en dehors de son rapport aux autres classes, cela ne signifie pas pour autant que ce rapport ne définit pas pour chacune des caractéristiques propres, repérables et définissables dans la reproduction d’ensemble comme ses caractéristiques « en elle-même ».

Même en admettant tel quel le raisonnement du texte et sa conclusion, on peut toujours formuler la question : « Existe-t-il cependant quelque chose que j’appelle classes moyennes, même si je ne les considère pas "en elles-mêmes" » ? Si l’on répond qu’il ne reste rien, on demeure avec des manifestations empiriques, historiques, des différences dans les luttes, dont je ne sais alors que faire et que j’évacue comme insignifiantes. Si l’on répond qu’il y a tout de même quelque chose, force est de constater que je ne sais toujours rien de ce quelque chose.

Bien sûr les dernières phrases de ce paragraphe semblent dépasser cette impasse : « Les classes moyennes n’existent qu’en ce qu’elles sont constitutives de ce qu’est le prolétariat dans sa contradiction au capital. Il ne sert à rien de vouloir les décrire autrement que comme un moment des luttes, comme un moment de la lutte de classe du prolétariat, comme un moment de la contradiction en procès. » Admettons cette réponse. Le problème est qu’elle ne nous dit rien en dehors d’une formule théorique pertinente mais qui ne fait qu’indiquer une voie de recherche, elle ne comporte aucun contenu de ce « moment », du pourquoi et du comment il est produit, de la nature de son contenu. Même si cela arrive un peu à la fin du texte sous la forme des classes moyennes comme limite, elles n’en demeurent pas moins qu’une extériorisation du prolétariat et donc toujours rien « en elles-mêmes » et finalement encore une fois « des prolétaires qui s’ignorent ». Nous n’avons que la formule (une forme) théorique « Les classes moyennes n’existent qu’en ce qu’elles sont constitutives de ce qu’est le prolétariat dans sa contradiction au capital ». En quoi elles (les classes moyennes) en sont constitutives n’est pas produit et nous ne savons rien sur la nature de ce « moment ». Et finalement, les classes moyennes ne sont plus qu’un rapport du prolétariat lui-même.

Il y a cependant l’argument de la « dissolution ». Les classes moyennes existeraient comme moment de la contradiction entre le prolétariat et le capital en ce que cette contradiction conduit à la dissolution des classes. Cette idée de la « dissolution » se trouve reprise en fin de paragraphe sous la forme de la « contradiction en procès ». Mais, en quoi spécifiquement les classes moyennes sont-elles un moment de la contradiction entre le prolétariat et le capital en ce que celle-ci est le capital comme contradiction en procès et le mouvement de la dissolution des classes ? Paradoxalement, il semble qu’à cette étape du texte ce que l’on sait intuitivement des classes moyennes, précisément en tant que couches et strates sociologiques, servent à désigner ce dont ne peut pas parler en ces termes. En effet, les classes moyennes sont, pour cette connaissance intuitive, le lieu où les délimitations claires se brouillent. Mais il n’est peut-être pas légitime de passer de ce brouillage intuitif des déterminations à la « dissolution des classes » et au capital comme contradiction en procès. Ce serait faire d’une difficulté dans laquelle nous nous trouvons … une « bonne fortune ». Ou alors, on se retrouve dans la classique formule de la « prolétarisation des classes moyennes » qui n’a pas vraiment révélé sa pertinence au cours de l’histoire (ne pas confondre attaque et prolétarisation).

Le paragraphe suivant paraît conclure : « Se demander ce qu’elles sont en dehors de ce rapport au prolétariat ne serait qu’un exercice de sociologie, où l’on fige les classes dans des couches et des strates dans lesquelles il serait possible d’aller effectuer des prélèvements afin d’en connaître la composition, pour ensuite les décrire dans leur infinie complexité ».

Le problème c’est que nous ne savons pas quel est ce « rapport au prolétariat ». Il faudrait que ce « rapport au prolétariat » ou ce « moment de la contradiction entre le prolétariat et le capital » nous amènent à une compréhension des classes moyennes « en elles-mêmes ». On a dans ce texte un problème semblable à celui que l’on peut avoir avec l’infini hégélien, c’est-à-dire le mouvement du passage de chaque chose dans son autre où chaque chose n’existe, n’a sa raison d’être, que pour devoir être dissoute dans l’autre. Le « fini », l’être n’est rien, juste là pour être un support du mouvement (être, essence, concept ; avec le concept comme origine et fin - raison d’être, fondement).

En fait, toute la difficulté théorique réside dans le fait que l’on ne peut partir des classes comme d’entités constituées préalables à leur rencontre, mais qu’il faut, comme le texte le défend, les considérer comme des moments du mode de production capitaliste. Mais les considérer ainsi ne supprime pas leur existence « en elles-mêmes » (le fini ne s’évanouit pas comme inconsistant dans la totalité). Nous sommes d’accord que cette considération des classes « en elles-mêmes » ne doit pas verser dans l’historicisme ou la sociologie. Historiquement, le capitalisme est bien la fameuse rencontre de « l’homme aux écus » et du « travailleur libre » (Le Capital, Ed. Sociales t. 1, pp. 170-179 ; le chapitre intitulé L’achat et la vente de la force de travail), mais ce n’est pas comme cela que nous avons à le construire conceptuellement. La compréhension conceptuelle part de la totalité constituée. C’est à partir de la totalité constituée du mode de production capitaliste que l’on produit les classes. Mais on les produit, elles existent, ce sont des objets socialement définissables qui possèdent des déterminations en tant qu’elles sont des particularisations nécessaires de la totalité.

Ce sont ces définitions et déterminations que le texte paraît ne pas produire, tout en fonctionnant de façon implicite sur un savoir intuitif de ce que sont les classes moyennes « en elles-mêmes ». Ce « savoir » est à la fois rejeté et utilisé dans des formules comme « les classes moyennes sont également souvent définies comme… ». Tout ce qui est dit ensuite sur la « tension à l’unité », la segmentation, fournit toutes sortes d’outils pour la compréhension et l’exposition théoriques des luttes particulières, à condition d’avoir réussi, à partir de la contradiction entre le prolétariat et le capital, comme le propose le texte, à produire les classes, catégories sociales ou segments dont on parle.

Le capital c’est A-A’, d’où c’est la valeur en procès, d’où c’est la valorisation, d’où c’est l’exploitation de la force de travail portée par le travailleur libre, d’où c’est la contradiction entre le prolétariat et le capital. Tout va se déterminer à l’intérieur du mouvement de cette totalité. C’est le point de départ du texte, mais c’est aussi, me semble-t-il, là où il s’arrête disant qu’il serait « insatisfaisant », inutile, à la limite faux, d’aller plus loin. Ce qui fait qu’ensuite le texte apporte des développements pertinents, mais seulement fondés intuitivement parce que ce qui est su intuitivement (« l’existence en elles-mêmes ») a été récusé comme pouvant et devant être produit théoriquement.

Si nous avons la contradiction entre le prolétariat et le capital, l’exploitation, nous devons considérer toute l’extension et le développement du concept : le salariat comme rapport de production et rapport de distribution ; la distinction entre travail simple et travail complexe (constitutif de la valeur, temps de travail social moyen) – ces deux premiers points permettent d’introduire structurellement l’importance et la pertinence de la hiérarchie des revenu ; la dualité de la coopération (le travail salarié implique la concentration des moyens de production face à lui dans la production à grande échelle) ; le travailleur collectif ; la circulation de la valeur (A-A’) ; la distinction entre travail productif et improductif (qui ne doit pas être substantialisée sous la figure de personnes) ; la nécessaire reproduction du rapport avec toutes les instances et activités qui lui sont liées … (j’oublie certainement des déterminations du concept – attention les déterminations du concept ce sont ses conditions effectives d’existence et non des « phénomènes »).

Ce sont toutes ces déterminations intrinsèques au rapport d’exploitation qui non seulement segmentent le prolétariat mais encore se cristallisent pour nous donner les classes moyennes : ambivalence du salaire, coopération, reproduction, travail complexe (aux quelles on peut ajouter les inégaux niveaux de développement de l’accumulation capitaliste qui viennent surdéterminer tout cela). C’est un mode de cristallisation particulier agissant sur ces déterminations, les ordonnant de façon particulière qui, à partir d’elles, donnent les classes moyennes. En elles mêmes ces déterminations ne sont qu’une sorte de matière première devant subir une transformation pour construire les classes moyennes. La question est alors : quel est la nature de ce mode particulier de cristallisation ?

C’est là que le texte indique des pistes :

« … les classes dites moyennes, qui apparaissent au cours de ce processus, manifestent ce en quoi le capital est société capitaliste, mode de production devenu société. »

« Les classes moyennes sont générées par le capital au fil de la croissance de sa composition organique, de sa domination réelle sur le travail, et ce faisant elles constituent la société qu’est réellement le capital. »

« L’existence des classes moyennes montre que le capital ne se contente pas de reproduire le prolétariat pour le rapport d’exploitation, mais qu’en subsomption réelle c’est l’ensemble de la société comme société capitaliste qui est son autoprésupposition. Les classes moyennes sont porteuses d’idéologie et détentrices d’une légitimité politique, parce qu’elles vivent le rapport capitaliste dans le fétichisme de la distribution, où la valeur de la force de travail devient le (juste) prix du travail. La distribution des revenus devient pour elles répartition des richesses : c’est en cela également qu’elles peuvent devenir un obstacle contre-révolutionnaire pour le prolétariat, une des limites de sa propre existence de classe, dont elles sont constitutives. »

Il est remarquable qu’en indiquant ces pistes, le texte en reviennent à essayer de dire ce que sont les classes moyennes « en elles-mêmes ». Mais là où on retrouve l’indécision de la démarche générale du texte, c’est quand, à la suite, il est affirmé l’existence d’un « rapport conflictuel aux classes moyennes ». Donc elles sont bien quelque chose face au prolétariat que l’on ne peut réduire à un rapport du prolétariat à lui-même extériorisé dans le mouvement de sa contradiction avec le capital. Ce qui est très intéressant dans cette formule c’est qu’elle souligne que c’est à partir de ce qu’il est dans son rapport au capital que le prolétariat se trouve engagé dans l’interclassisme, il ne s’agit pas d’un détournement, d’une « erreur », on retrouve là des concepts comme celui d’implication réciproque, l’absence de nature révolutionnaire, l’action en tant que classe comme limite. Mais les classes moyennes ne sont pas pour autant une simple dimension du prolétariat extériorisée comme moment de sa propre existence, un miroir qu’il se tend à lui-même. S’il y a « rapport conflictuel aux classes moyennes » c’est que les classes moyennes sont bien quelque chose existant face au prolétariat et non un moment de sa contradiction n’étant là que pour être résorbé (toujours la question de l’infini et du fini). Ce quelque chose ne peut être immédiatement résorbé dans le fait qu’il (le quelque chose) ne serait finalement que « une limite de sa propre existence dont elles sont constitutives». Outre les biais théoriques qui sont ici introduits, au regard de l’histoire et des luttes actuelles c’est donner de rudes camouflets à la réalité dure et consistante de ces conflits et se réserver au minimum (et au mieux) bien des déconvenues. Nous ne sommes toujours pas sortis des prolétaires qui s’ignorent.

Que le prolétariat rencontre, dans son conflit avec les classes moyennes, des formes idéologiques et économiques de sa propre existence dans le mode de production capitaliste (comme il est dit, avec raison, dans le texte), que l’interclassisme soit une limite de sa propre lutte en tant que classe, ne signifient pas pour autant que les classes moyennes sont « constitutives de sa propre existence ». Cela signifie qu’ils appartiennent au même monde et qu’en tant que classes ils sont, du côté du travail, constitués des mêmes déterminations du développement du concept d’exploitation mis en œuvre par le capital dans son procès global de reproduction (ils ne sont ni les unes, ni les autres capitalistes). Cette unité structurelle est la base de la possible absorption des classes moyennes dans le prolétariat s’abolissant, mais elle n’est que cela et ce ne sera pas un dîner de gala.

Il est largement insuffisant de dire : « Mais au bout du compte, le rapport salarial ne peut avoir le même contenu pour un ouvrier et pour un professeur, parce que produire des marchandises n’est pas identique à reproduire un rapport social, ou les conditions d’un rapport social (même si produire des marchandises est aussi ça). Cependant l’ouvrier et le professeur se retrouvent dans les luttes de façon contradictoire, tantôt affirmant l’unité, tantôt se heurtant à leur séparation. Et c’est aussi en cela que les divisions de classes sont réelles autant que mouvantes, et que l’interclassisme reproduit les divisions de classes dans la tension à leur abolition. » On en reste à une unité fondamentale du salariat momentanément contrariée.

Quel est donc ce mode de cristallisation constitutif des classes moyennes qui nous permettrait de retrouver les déterminations « bêtement sociologiques » dont de toute façon nous nous servons un peu intuitivement, un peu honteusement, un peu hypocritement ? Autour de quoi, par quelle mécanique, par quelle énergie, ces déterminations vont-elles se cristalliser en classes moyennes ?

Le point de départ c’est la subsomption réelle du travail sous le capital. Ne serait-ce que comme simple constatation historique, les « nouvelles classes moyennes » sont liées à la subsomption réelle du travail sous le capital. Donc, on peut avancer un premier point : le mode particulier de polarisation des déterminations de l’exploitation comme classes moyennes est dépendant de la subsomption réelle. Là, on va avancer quelques caractéristiques de la subsomption réelle. La principale à laquelle on va s’attacher peut se formuler de deux façons : son caractère toujours inachevé, la constitution du capital en société.

On ne peut se contenter de définir la subsomption réelle au seul niveau des transformations du procès de travail. L’extraction de plus-value relative affecte toutes les combinaisons sociales, du procès de travail aux formes politiques de la représentation ouvrière, en passant par l’intégration de sa reproduction dans le cycle propre du capital. La subsomption réelle est une transformation de la société et pas seulement du procès de travail.

On ne peut donc parler de subsomption réelle, en accord avec le concept même de plus-value relative, qu’au moment où toutes les combinaisons sociales sont affectées. L’affectation de la totalité possède son critère. La subsomption réelle devient un système organique, c’est-à-dire qu’elle part de ses présuppositions propres pour créer à partir d’elle les organes qui lui font défaut, c’est ainsi qu’elle devient une totalité. La subsomption réelle se conditionne elle-même, alors que la subsomption formelle transforme et modèle, selon les intérêts et les nécessités du capital, un matériau social et économique existant (en cela on a la base de la différence substantielle entre anciennes et nouvelles classes moyennes)

La subsomption réelle du travail (donc de la société) sous le capital est par nature toujours inachevée. Il est dans la nature de la subsomption réelle d’atteindre des points de rupture car la subsomption réelle surdétermine les crises du capital comme inachèvement de la société capitaliste. C’est le cas lorsque le capital crée à partir de lui les organes spécifiques et les modalités d’absorption de la force de travail sociale. La subsomption réelle inclut dans sa nature d’être une perpétuelle auto-construction scandée par des crises, la dynamique de cette auto-construction réside dans le principe de base de la subsomption réelle, l’extraction de plus-value sous son mode relatif. Cette auto-construction permanente de la subsomption réelle est incluse dans l’extraction de plus-value sous son mode relatif, c’est cette auto-construction qui se bloque et se redéfinit dans les crises de la subsomption réelle.

On ne peut pas, me semble-t-il, comprendre la subsomption réelle du travail sous le capital sans considérer que ce qui se passe dans le procès de travail ne s’achève qu’en dehors de lui. Le capital, en tant que société (dans le sens que cherchent à définir les trois citations suivantes), est un perpétuel travail social de mise en forme de ses contradictions inhérentes, au niveau de sa reproduction qui connaît des phases de mutations profondes. On peut dire que la subsomption réelle du travail sous le capital se définit comme le capital devenant société capitaliste, c’est-à-dire se présupposant elle-même dans son évolution et la création de ses organes (entre parenthèses : c’est pour cela que la subsomption réelle est une période historique dont on peut fixer des limites historiques indicatives).

Pour qu’il y ait subsomption réelle, il faut que les transformations acquises dans le procès de travail aient créés les modalités de la reproduction de la force de travail qui lui sont adéquates. C’est-à-dire celles qui font en sorte (et qui entérinent) que la force de travail n’a plus de « sorties » possibles de son échange avec le capital dans le cadre de ce procès de travail spécifiquement capitaliste.

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Quelques citations :

« Les prémisses de la formation du rapport capitaliste en général surgissent à un niveau historique déterminé de la production sociale. Il faut qu’au sein du mode de production antérieur, les moyens de production et de circulation, voire les besoins, soient développés au point qu’ils tendent à dépasser les antiques rapports de production et à les transformer en rapports capitalistes. Au demeurant, il suffit qu’ils permettent une soumission formelle du travail au capital. Sur la base de ce nouveau rapport, il se développe un mode de production spécifiquement différent qui, d’une part, crée de nouvelles forces productives matérielles et, d’autre part, se développe sur ce fondement pour créer de nouvelles conditions réelles. Il s’agit d’une révolution économique complète : d’une part, le capital commence par produire les conditions réelles de la domination du capital sur le travail, puis elle les parfait et leur donne une forme adéquate (c’est moi qui souligne) ; d’autre part, pour ce qui est des forces productives du travail, des conditions de production et des rapports de circulation développés par lui en opposition aux ouvriers, il crée les conditions réelles d’un mode de production nouveau qui, en abolissant la forme antagonique du capitalisme, jette les bases matérielles d’une nouvelle vie sociale, d’une forme nouvelle de société. » (Marx, Chapitre inédit, Ed. 10 / 18, p. 263-264).

« Dans la société bourgeoise achevée, chaque rapport économique en suppose un autre sous sa forme bourgeoise et économique, l’un conditionnant l’autre, comme c’est le cas de tout système organique. Ce système organique lui-même, dans son ensemble a ses présuppositions propres, et son développement total implique qu’il se subordonne tous les éléments constitutifs de la société ou qu’il crée à partir de lui-même les organes qui lui font encore défaut (c’est moi qui souligne). C’est ainsi qu’il devient historiquement une totalité. » (Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Ed Anthropos, t. 1, p. 226).

« Si nous considérons la société bourgeoise dans son ensemble, c’est toujours comme résultat dernier du procès qu’apparaît la société, c’est-à-dire l’homme dans ses rapports sociaux. » (ibid, t. 2 p. 230).

Pour en revenir aux classes moyennes : ce « devenir en société constamment inachevé » ce sont des instances et des activités tant au niveau des « superstructures » que du « fondement économique » (on ne trouve pas le terme d’« infrastructure » chez Marx). Ces instances et activités sont la chair des classes moyennes.

La chose essentielle est que l’on va pouvoir dire de quel matériau est bâtie cette classe, c’est là que nous sortons du découpage sociologique qui au mieux va constater et énoncer des différences mais ne les ramène pas à l’unité de la chose, c’est-à-dire se contente du procédé d’investigation comme mode d’exposition. Ce matériau, ce sont toutes les déterminations de l’exploitation énoncées plus haut dans leur ambivalence. La subsomption réelle en créant ces instances et ces activités dont elle produit elle-même sans cesse le manque agit comme cette énergie qui va polariser l’ambivalence de toutes ces déterminations en les cristallisant comme aspects autonomes. La subsomption réelle scinde et polarise en fonctions particulières les aspects de ces déterminations, elle pousse à l’existence autonome les éléments de la dualité de chacune de ces déterminations et ce jusqu’à l’antagonisme et la personnification respective. Cependant, les classes moyennes ne sont pas, « en elles-mêmes », la somme de ces déterminations (la coopération comme direction du procès de travail ; le salaire comme rapport de distribution ; le travail complexe, etc.), c’est une refonte de ces éléments en une nouvelle totalité qui est produite.

Il faut encore que ces éléments divers soient recomposés, qu’ils acquièrent entre eux un caractère commun, qu’ils soient unifiés pour définir une classe. Il faut qu’il y ait un principe de recomposition de ces éléments qui leur confère une caractéristique commune et les unifie. Ce principe c’est la caractéristique de la subsomption réelle d’être la constitution du capital en société. Mais pour les classes moyennes cette constitution en société n’est pas la société capitaliste, le mode de production capitaliste, c’est la société salariale (je reprends ici l’expression de Castells et d’Aglietta). En effet, le principe d’unification n’est pas indifférent aux éléments qu’il unifie (rapport de distribution, travail complexe, coopération, instances de reproduction, etc.). La société salariale c’est un continuum de positions et de compétences, c’est le rapport salarial tel qu’il n’y a pour la force de travail aucune « sortie » possible de son échange avec le capital car cet échange n’est plus contradiction pour lui-même (rapport entre surtravail et travail nécessaire). Là, on retrouve certains points développés dans le texte : « Cette société, qui a pour origine et finalité la valorisation, devient idéologiquement pour les classes moyennes la fin propre du capital : le capital qu’elles reproduisent existerait finalement pour les reproduire, elles. »

Ma tentative de définition « en elles-mêmes » des classes moyennes renvoie finalement à l’autoprésupposition du capital en tant que société salariale. Ce « en tant que » est le travail idéologique spécifique achevant la constitution de cette classe – au singulier – en ce que cette idéologie et les conditions de sa reproduction et de sa légitimité deviennent l’activité propre de cette classe dans la société. Peu importe alors que la société salariale soit dans chaque aire régionale déjà acquise ou en constitution plus ou moins réalisable, les classes moyennes des pays émergents n’en sont alors que plus entreprenantes. Ce « en tant que » se trouve légitimé dans une caractéristique empirique (sociologique : mais une sociologie que nous n’avons pas prise intuitivement comme base de départ mais produit dans l’exposition et non dans l’investigation) de la classe moyenne : être un carrefour de la société salariale avec ses ascensions et ses dégradations et le constant et rude travail de positionnement et de hiérarchie qui est le sien. La classe moyenne milite pour la reproduction de la société salariale, entérinant l’autoprésupposition du capital.

En laissant de côté la nécessaire production de la classe moyenne « en elle-même », il me semble que la position défendue dans ce texte a tendance à gommer les conflits dans la « tension à l’unité » qui serait le processus général, les conflits n’étant que des moments de ce processus, nécessaires seulement pour le réaliser.

On peut, bien sûr, dire comme AC en conclusion de son texte : « Aucune de ces divisions ne saurait être indifférente dans les luttes, mais aucune ne saurait suffire, dans le cadre d’une lutte interclassiste. Car l’on risque d’entrer dans une logique de classification sans intérêt du point de vue de la communisation, si l’on perd de vue que toutes ces strates et couches sociales qui décrivent aussi les classes moyennes ne sont en rien figées, mais sont amenées à se dissoudre dans la contradiction qui est la dynamique même du capital, parce qu’elle est contradiction entre des classes, dans laquelle une de ces classes entre constamment en contradiction avec sa propre existence de classe : le prolétariat. ».

Mais là, la contradiction entre prolétariat et capital explique tout, emporte tout, mais comme une avalanche emporte tout sur son passage. C’est le « amenées à se dissoudre » qui me gêne, comme si les conflits, les différences d’objectifs, le rôle de la politique et de l’Etat, etc. n’étaient finalement rien de consistant (on retrouve la question dialectique du « fini » et de « l’infini »). Pourquoi la classe moyenne n’œuvrerait-elle pas plutôt à la victoire de la contre-révolution ? Il est vrai que toutes les distinctions qui construisent la classe moyenne « sont amenées à se dissoudre dans la contradiction qui est la dynamique même du capital parce que, etc. ». Là où je ne suis plus autant d’accord, c’est quand la « dissolution », même si elle est appelée « conflits », est déjà présupposée dans une « tension à l’unité » dont le conflit n’est que le mode de réalisation. Dans les luttes, nous avons ou pas cette « tension à l’unité » qui, dans ce texte, paraît comme un donné de toute lutte, par définition. En outre cette tension à l’unité ne se dirige pas forcément d’elle-même dans le sens du prolétariat, elle peut être absorbée dans la politique comme on l’a vu en Iran ou en Egypte.

Dans la problématique du texte Notes sur les classes moyennes et l’interclassisme, il est impensable que l’interclassisme puisse être une recomposition de luttes diverses autour de la classe moyenne jouant le rôle dominant (le rôle déterminant étant toujours celui de la classe capitaliste). La « logique de classification est sans intérêt du point de vue de la communisation » écrit AC, je veux bien mais c’est seulement du point de vue de la communisation accomplie, du but à atteindre, et même du point de vue du but atteint. Mais cette logique est loin d’être sans intérêt du point de vue de la communisation comme lutte des classes encore dans et contre le mode de production capitaliste. Il faudra « dissoudre » certes, mais, comme le dit AC, c’est dans la contradiction entre le prolétariat et le capital qu’il faudra dissoudre et là rien, pas même la classe moyenne, n’est « amené» à se dissoudre du simple fait que la contradiction est ce qu’elle est.

R.S