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SUR LA COMMUNISATION ET SES THEORICIENS

Le terme communisation fut créé dans les années 1970, en France, afin d'exprimer une idée simple mais importante : la révolution prolétarienne n'est pas l'auto-affirmation du prolétariat, mais son auto-abolition. Ce concept n'est en rien une nouveauté puisqu'il se trouve déjà dans un texte polémique de 1845[1]. Il n'eut cependant jamais un rôle important dans le mouvement ouvrier, renvoyant au mieux à l'horizon d'un futur lointain. Plus précisément, c'est la conquête du pouvoir politique par le prolétariat qui s'y imposa. Dans la société socialiste à venir, qui devait être encore dominée par la production marchande et par la mesure stricte de la contribution individuelle à la richesse sociale, le prolétariat édifierait les bases du communisme, société sans classes, sans salariat, donc sans prolétariat. Le terme communisation exprime l'obsolescence de cette conception. Pour les partisans de la communisation, le communisme n'est pas un but lointain mais le mouvement même qui détruit tous les rapports marchands en plus de l'Etat. Nous partageons cette conception, comme on peut le lire dans nos 28 thèses sur la société de classes mais, d'après un groupe théorique français, nous le faisons d'une façon tiède et, en fin de compte liée à l'«affirmation du prolétariat »[2]. C'est cette critique que nous cherchons à étudier ci-dessous. Ce qui caractérise la revue Théorie Communiste (TC) – issue, dans les années 1970, du courant du communisme de conseils, et qui a été le sujet de débats passionnés au sein de cercles dispersés à travers le monde – c'est de chercher à historiciser la perspective de la communisation. Pour TC, les courants hégémoniques de l'ancien mouvement ouvrier – le réformisme occidental [ mettre : la social-démocratie????] et le bolchévisme – n'étaient pas les seuls à se fonder sur une identité ouvrière positive, c'était aussi les cas, jusqu'aux années 1970, de la gauche radicale [ mettre : de l'Ultra-gauche ???]. Pour TC, c'est le fait de poser le travail comme le fondement de la nouvelle société qui unit ces courants et leurs conceptions du communisme. TC, surtout, inclut dans cet ensemble, nommé « programmatisme », l'auto-organisation et l'autonomie ouvrière prônées autrefois par les radicaux [ = ???]. Voilà comment l'Internationale Situationniste en vient à être considérée comme un élément de transition historique : tout en promouvant l'auto-abolition du prolétariat, l'IS restait attachée à une époque finissante en cherchant à réaliser cette auto-abolition au moyen des conseils ouvriers. Ce n'est qu'avec la restructuration des années 1970 – en gros ce que l'on décrit actuellement comme la précarité, le post-fordisme, le néolibéralisme, la globalisation et que TC définit comme la « seconde phase de la subsomption réelle du travail sous le capital » - que cette phase de la contradiction de classes prend fin. Ce n'est qu'avec la disparition de toute identité ouvrière positive que l'abolition réelle du rapport capitaliste devient possible. TC ne dit pas que les révolutionnaires du passé ont fait des « erreurs »; ils soutiennent que leurs conceptions de la révolution et du communisme étaient adéquates au contenu de la contradiction entre le prolétariat et le capital dans cette période, ce qu'elles ne sont plus maintenant. Aujourd'hui, l'accumulation du capital et la reproduction de la classe ouvrière deviennent déconnectées. La classe prolétaire ne trouve plus sa confirmation dans le développement capitaliste. Ses luttes montrent qu'elle n'est rien en dehors de son rapport au capital, son existence de classe n'est rien d'autre qu'une contrainte ex- terne. Cette situation rend pour la première fois possible l'auto-abolition du prolétariat. Des partisans de la communisation combattent depuis des années cette historicisation. Gilles Dauvé et Karl Nésic lui opposent l'objection la plus nette : « La réalisation du communisme dépend bien sûr du moment historique, mais ce qu'il a de plus profond est invariant en 1796 et en 2002. Si l'on définit la « nature » du prolétariat comme l'a théorisée Marx, alors le moment subversif de l'existence du prolétariat ne dépend pas des formes nécessaires prises par le développement capitaliste »[3]. Dauvé et Nésic accusent TC d'être déterministe, TC leur reproche de manquer de perspective historique[4]. TC nous adresse le même reproche. Il est vrai que, dans un passage des Thèses, nous parlons de la révolution et des difficiles conditions auxquelles elle se heurta en Russie en 1917, et que nous écrivons : « ces luttes de classe auraient pu avoir une issue différente ». Cependant, plutôt que de spéculer sur cette issue, nous ajoutons : « Mais l'analyse de l'histoire est inévitablement influencée par le cours ultérieur de celle-ci, pendant lequel la dialectique de la répression et de l'émancipation n'a pas cessé. » L'ensemble du texte est un plaidoyer contre la nostalgie, ce qui devrait être évident en y lisant que nous définissons le projet communiste le plus avancé de l'époque, celui des communistes de conseils, comme « autogestion de la production marchande ». L'abolition de la production marchande n'est venue à l'ordre du jour qu'autour de 1968, simplement du fait du « haut niveau de la socialisation capitaliste, qui peut directement » – sans une phase de transition socialiste de sang, de sueur et de larmes - « se retourner [???] en communisme ». Lorsque TC se gausse de notre lien à Canne-Meijer, dont nous critiquons le système des bons de travail en lui opposant la communisation, ils oublient que nous valorisons seulement ce qui reste actuel dans sa pensée : c'est dans les luttes elles-mêmes – et non après une conquête réussie du pouvoir – que se créent les nouveaux rapports sociaux. En bref, si TC lit, dans un texte traitant de la transformation historique de la lutte de classes, une « essence permanente de la révolution » ; s'ils y découvrent un romantisme de l'autonomie ouvrière des années 1960 et 1970 bien que nous qualifions celle-ci de « mouvement réel des travailleurs salariés » qui, s'ils ne voulaient « pas tout voulaient au moins de meilleurs salaires et moins de travail » et que nous écrivions que leur « autonomie (...) consistait à faire des grèves sauvages – ou à faire grève avec les syndicats, mais sans se soucier des conséquences » ; s'ils présentent notre idée centrale comme la « contradiction entre l'auto-organisation et le substitutionnisme » bien que nous critiquions une telle position que nous qualifions de « mythologie de la gauche radicale » - ils passent alors à côté de notre propos. Les véritables désaccords sont ailleurs. Ils concernent le concept de production, la nature des luttes de classe actuelles et le rapport entre la théorie et les luttes. Nous allons essayer de clarifier nos positions sur ces sujets et de montrer pourquoi celles de TC nous semblent étroitement construites sur la confusion [????] Sur la production du communisme. Aucune thèse de la théorie de Marx n'est jugée plus critiquable que celle du travail comme « nécessité naturelle universelle ». Cette thèse est considéré, en opposition à la réalité historique du socialisme d'Etat et des partis communistes occidentaux dans laquelle la classe ouvrière était soumise à une corvée croissante, comme un prétexte pour le statu quo : personne ne peut se rebeller contre une nécessité naturelle. La « critique du travail », dans ses versions différentes et parfois conflictuelles, a donc gagné beaucoup de terrain ces dernières décennies. Mais cette critique se développe essentiellement au sein de petits cercles ; l'un d'eux affirmant que la critique de l'économie politique de Marx contient la critique du travail la plus élaborée, ou, dit autrement, que la forme actuelle du travail est elle-même sa critique la plus radicale. Cette thèse soi-disant critiquable de Marx n'est pas une naturalisation des rapports sociaux, elle les rend, au contraire, intelligibles. Marx critique le travail en montrant la double nature du travail producteur de marchandises, qui pose???? à la fois la valeur d'usage et la valeur d'échange. Il affirma que cette analyse est le « pivot » [5]de la critique de l'économie politique, car toutes les contradictions du mode de production capitaliste y trouvent leur origine sous forme embryonnaire. Le mouvement ouvrier ne pris pas en compte la double nature du travail, mais lutta contre la « contradiction entre production sociale et appropriation privée ». Il naquit du scandale de l'opposition flagrante entre la pauvreté du travailleur et la richesse du non travailleur. Si le bourgeois avait horrifié la noblesse féodale, et parasite, en revendiquant que la richesse fût le fruit du travail, c'était dorénavant le mouvement ouvrier socialiste qui dirigeait cette revendication contre la société bourgeoise. Il critiquait les capitalistes au motif qu'ils vivaient du travail des autres, et son socialisme avait pour but de réaliser le principe bourgeois du mérite : « de chacun selon ses capacités à chacun selon son travail ». Il considérait la grande industrie comme un progrès énorme par rapport aux formes pré-modernes de production, malgré la misère dans laquelle le système industriel plongeait les travailleurs. Elle était simplement en de mauvaises mains, il fallait l'arracher de celles de ces capitalistes égoïstes et l'affecter au bien commun, sous la tutelle de l'Etat. Le mouvement ouvrier a combattu la forme concrète du procès de travail, mais jamais la forme sociale du travail producteur de marchandises en soi ; il voulait seulement qu'il fût géré consciemment par l'Etat. A cet égard, le socialisme d'Etat de l'Est était l'enfant légitime du mouvement ouvrier ; de ce fait sa critique portait exclusivement – comme c'était particulièrement évident chez les trotskystes – contre son despotisme politique et sur la régression des libertés civiles démocratiques, mais presque jamais contre la nature de son économie. Le mouvement ouvrier n'a pas milité pour un monde du travail par amour de la corvée, mais par simple nécessité. Le progrès technique et l'extension de l'obligation de travailler à tous les membres de la société étaient censés raccourcir la journée de travail. Les historiens spécialisés en histoire sociale, et de gauche, soutiennent avec raison que la lutte de classe et le mouvement ouvrier – l'action des ouvriers et les programmes officiels de leurs organisations – étaient deux choses bien différentes. Au cours du XX° siècle, l'opposition entre les dirigeants ouvriers qui poussent à l'augmentation de la production et les ouvriers qui veulent échapper au travail partout où c'est possible se rencontre de la guerre civile en Espagne au Chili socialiste d'Allende. Mais la société en tant que totalité n'aurait pas pu échapper au travail, et si les travailleurs luttaient bien pour une société différente, le travail en aurait été nécessairement le fondement. Cette caractéristique valait aussi pour les dissidents. Dans son programme de 1920, le parti d'ultra-gauche KAPD exigea l' « application impitoyable de l'obligation de travailler » [6]et, pendant que le socialisme d'Etat vantait son « application consciente de la loi de la valeur », les communistes de conseils essayaient de démontrer dans un long texte que le temps de travail nécessaire, fondement de la loi de la valeur, pourrait être calculé par les producteurs associés, dans le but de dépasser les rapports marchands. « La réalisation de la révolution sociale n'est donc, dans son essence, rien d'autre que l'application pratique de l'heure de travail comme mesure de toute la vie économique. Elle mesure et la production et le droit des producteurs sur le produit social »[7]. Ce dernier point était particulièrement important pour les auteurs. Même après Mai 68, les ultra-gauches français continuaient à présenter ces méthodes de mesure comme une base de la société future.[8]

Il est marquant que Paul Mattick, ancien membre du KAPD, qualifie cette idée de « faible » quand il y fait référence dans une introduction, quarante années après sa publication. Les communistes de conseil des années 1930 mettaient en avant « une phase de développement socialiste dans laquelle le principe de l’échange d’équivalent prévaut toujours » Mattick oppose à cet égalitarisme socialiste à l’état brut la conception de Marx : « L’abolition d’un calcul de la distribution fondé sur le temps de travail » aboutit à « la réalisation du principe communiste :’De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins’. »

Dans les pays capitalistes avancés… les forces sociales de production sont suffisamment développées pour produire les moyens de consommation en surabondance. Plus de la moitié de toute la production capitaliste ainsi que les activités improductives qui lui sont associées (en laissant de côté les forces productives qui ne sont pas exploitées) n’ont absolument rien à voir avec la consommation humaine réelle, mais n’ont de sens que pour l’économie irrationnelle de la société capitaliste.

Il est clair que dans les conditions d’une économie communiste, une telle quantité de biens de consommation pourrait être produit de sorte que tout calcul de leur répartition sur la base du travail moyen socialement nécessaire serait superflu »[9]

Comme lors de chaque tentative de périodisation, cette fois encore il n’est pas possible de donner une date précise à laquelle cela aurait été atteint. Cependant, en considérant les deux cents ans de théorie communiste, on peut dire que ce que Marx, prolongeant les tendances historiques du mode de production capitaliste « dans sa moyenne idéale », décrivait comme un lointain futur paraissait être une possibilité tangible après la Seconde guerre mondiale : l’abolition de la production de la marchandise et une transformation totale du procès de vie matérielle de la société.

Loren Goldner décrivait cette période comme la phase « Grundisse du capitalisme », dans laquelle le travail scientifique qui amène l’automation, entre autres, est directement approprié par le capital[10]. C’est dans ce cadre qu’Herbert Marcuse pensait que la distinction faite par Marx entre le royaume de la liberté et le royaume de la nécessité était anachronique si on ne permettait « au royaume de la liberté [d’] apparaître dans celui de la nécessité — dans le travail, et pas seulement au-delà du travail nécessaire ».

La tendance, anticipée dans les Grundrisse, à réduire le travail physique au minimum rendait possible une société libre dans laquelle « jouer avec les possibilités de la nature humaine et non-humaine pouvait devenir le contenu du travail social. » En considérant « la convergence de la technologie et de l’art et celle du travail et du jeu », Marcuse faisait référence à une tradition de la critique du travail qui va de l’idéalisme allemand à Charles Fourier et Paul Lafargue.

Étant donné l’état du développement des forces productives à cette époque, il n’est toutefois pas étonnant que cette critique soit largement tombée dans l’oreille de sourds au sein du mouvement ouvrier et se soit trouvée confinée au rôle de ritournelle utopique et idéaliste et cela durant une bonne partie du xxe siècle. En matérialiste, Marcuse rejetait « une régression romantique en-deçà de la technologie ». Au contraire, il avançait que « les bienfaits potentiellement libérateurs de la technologie et de l’industrialisation ne commenceront même pas à être réels et visibles jusqu’à ce que l’industrialisation et la technologie du capital auront été chassées avec lui. »[11]

La limite de la liberté, du jeu, est tracée par la nature extérieure, qui ne peut être transformée à volonté, parce que l’activité humaine déterminée doit s’adapter à la nature en tant que donné objectif externe. En qualifiant le travail d’« activité productive », on changeait le nom sans modifier la chose même. Les idées de Marcuse sont matérialistes pour autant que la possibilité de réconciliation entre travail et jeu, entre activité déterminée et activité libre, ne dérive de rien d’autre que des résultats de la domination de la nature développée sous la férule du capital.

Il ne fait ça qu’avec une grande prudence en affirmant « que le travail en tant que tel ne peut être aboli » bien qu’il puisse être très diffèrent de sa forme actuelle et qu’ainsi « la convergence du travail et du jeu ne s’éloigne pas trop des possibles »[12]. Quand il écrit dans les Thèses que la révolution ne dissoudrait pas le royaume de la nécessité « en rien d’autre que le jeu et le plaisir », c’est un rappel des limites qu’une telle tentative de dissolution rencontrera sans cesse. C’est une reconnaissance de la nature et de la nécessité d’une médiation avec elle. Ainsi la prudence est garantie du point de vue d’une critique du travail que scandalise le fait que le travail ne soit pas une finalité en soi mais se rapporte au contraire à une finalité externe.

À la différence des spéculations sur le caractère possible ou impossible de la réconciliation future entre travail et jeu, la critique de la forme sociale du travail est un sujet d’ici et maintenant. La distance historique avec le mouvement ouvrier peut aussi être caractérisée comme n’étant pas « la contradiction entre production sociale et appropriation privée », mais la contradiction dans le travail producteur de marchandise lui-même — entre création de richesse et valorisation qui doit être résolue. TC semble ne pas avoir de concept de cette contradiction, parce qu’ils ne comprennent la forme d’existence actuelle du travail et donc la catégorie de la valeur.

Notre caractérisation de cette forme comme en étant une forme socialement-non sociale n’est pas comprise et est repoussée comme reprise du « communisme philosophique des années 1840 » : « On doit poser clairement que le travail productif de valeur, plus précisément, comme valorisation du capital, ainsi que comme division du travail, comme production de marchandise est social. Cette socialisation n’a pas besoin de correspondre à une quelconque “socialité réelle” pour se présenter comme contradictoire, au contraire la contradiction se trouve entre les classes ». Opposer la contradiction entre les classes à la contradiction interne inhérente au travail productif de marchandise passe à côté du point décisif.

Les classes, le surtravail, et l’exploitation sont très anciens. Ce qui confère au rapport de classe moderne sa dynamique et son pouvoir explosifs, c’est que les prolétaires produisent la richesse sous une forme contradictoire agitée par des crises, une forme qui porte donc le dépassement potentiel des rapports sociaux actuels : le développement de la richesse matérielle n’est pas la même chose que l’accroissement de valeur[13]. Ce qui différencie le travailleur salarié moderne des esclaves ou des serfs, c’est qu’en permanence qu’il risque, par son travail, de se rendre superflu.

Ces contradictions sont présentes dans la marchandise sous forme embryonnaire, ainsi le travail producteur de marchandise n’est social qu’au sens banal du terme, sens dans lequel tout travail est social­ — sauf dans les robinsonnades des économistes politiques. Ce qui est spécifique ici c’est que : « Les biens utiles ne deviennent des marchandises que parce qu’ils sont produits par le travail d’individus privés ou par des groupes d’individus qui chacun accomplissent leur travail indépendamment des autres.

La somme totale de travail de tous ces individus privés constitue le travail agrégé de la société… le caractère social spécifique du travail de chaque producteur ne se montre jamais que dans l’acte d’échange. En d’autres termes le travail de l’individu ne s’affirme en tant qu’élément du travail de la société qu’au travers des rapports que l’acte d’échange établit directement entre les produits et indirectement, à travers eux, entre les producteurs.

De ce dernier point donc, les rapports unissant le travail d’un individu à celui de tous les autres n’apparaissent pas comme rapports directs entre individus au travail, mais tels qu’ils sont réellement, des rapports matériels entre personnes et des rapports sociaux entre choses. »[14] Ceci établi, TC se trompe complètement en rejetant la socialisation du travail et des moyens de production comme « l’Alpha et l’Oméga de l’affirmation du prolétariat ». Si le prolétariat est la classe qui est séparée des moyens de production, réduite à la pure subjectivité d’un réservoir de travail, seulement capable de vendre son temps de vie au capital pour survivre, alors son abolition ne consiste en rien d’autre que la prise de possession des moyens de production.

Il nous semble que TC a abandonné toute conception matérialiste de la production, une évolution qui résulte d’une étrange juxtaposition de nihilisme et de romantisme, nihilisme face au monde actuel, romantisme face au communisme. Le communisme n’est plus la négation déterminée de la société, mais un total miracle. TC paraphrase notre position « que la ‘nécessité’ produit la société de classes, et non le contraire » mais trouve cela incompréhensible comme si c’était une idée quelque peu aberrante que l’origine historique de la division de classe ait été l’impulsion à transférer la nécessité naturelle du travail sur les autres.

La cause de tout ça c’est que la nature n’a aucune place dans la pensée de TC. Le travail n’est pas pris comme médiation entre Homme et nature, médiation qui prend toujours une forme sociale particulière, il n’est pris que comme rapport social : « La production est présentée (dans les 28 Thèses) comme une ennuyeuse nécessité, mais toujours neutre et objective, accomplie par une activité objective identiquement neutre et objective — le travail. Il ne s’agit que d’amoindrir cette malédiction. Cependant le travail se présente comme un rapport social, tout comme les forces de production.

« Le but n’est pas sa réduction, mais son abolition. » Cette abolition, qui se ramène à renommer le travail « activité productive » et son « devenir passionné », n’est peut-être pas immédiatement possible, ce qui est admis dans un bref accès de sobriété, pour être immédiatement repoussé : « Peut-être que les activités productives, comme un tout, ne deviendront pas passionnantes “d’un jour à l’autre”, mais il est très certainement impossible de concevoir le communisme comme la juxtaposition de deux sphères différentes. Il est impossible qu’en communisme certaines activités continuent de n’être pas passionnantes quand d’autres le seront devenues. » Ces deux phrases se contredisent de façon si flagrante et éhontée qu’elle en aboutissent à une quadrature du cercle.

Il en résulte une pensée velléitaire et des assertions arbitraires. L’ironie — le cercle susmentionné dans lequel l’actuelle « critique du travail » se meut — c’est que parler d’un « devenir passionné » de toutes les « activités productives » ne décrit rien d’autre qu’une situation dans laquelle « le travail est devenu non seulement un moyen de vie mais le premier désir de la vie »[15], une phrase qui effraie les amis de la communisation. Des jeux de langage de ce genre, au cœur de la « critique du travail » actuelle, nous conduisent tout droit à une confusion terminologique sans débouché.

En ce qui concerne les sphères, la fin de leur séparation découle de celle travail salarié. La frontière entre l’économie, sphère soumise à des lois aveugles, et toutes les autres sphères de la vie recouvre la limite entre travail salarié et temps de loisir. Si les prolétaires abolissent le travail salarié et par là eux-mêmes comme classe, par la prise de possession des moyens de production de leurs vies, l’économie comme sphère séparée disparait. De la même façon que Marx parle quelque part de la réabsorption de l’État par la société, on pourrait aussi parler de réabsorption de l’économie par la société.

C’est ce que nous voulons dire par l’affirmation que le royaume de la nécessité « ne persisterait pas dans son actuelle opposition abstraite avec un royaume de la liberté vidé de toute possibilité de mise en forme du monde ». Si Marx dans un passage très connu envisage une « réduction de la journée de travail », c’est trompeur dans la mesure où cela induit le maintien de deux domaines clairement distincts, donnant ainsi presque l’impression qu’en communisme il y aura encore des pointeuses. La faiblesse de TC et de bien d’autres nous semble être qu’ils peuvent adopter la position opposée (être pour l’abolition des pointeuses) en ne se fondant que sur la fausse promesse d’un « devenir passionné » de toutes les activités productives, dépeignant ainsi le communisme sous des couleurs naïves ou puériles, comme pur plaisir et amusement, ce qu’il ne sera certainement pas.

Cette position est simplement l’image inversée de l’idéologie bourgeoise qui fait découler l’inéluctabilité de la domination et de la coercition des inéluctables difficultés de la vie. Les individus librement associés devront s’accommoder d’ennuyeuses nécessités ; comment ils le feront, nous n’en savons rien, mais nous sommes confiants, ce n’est pas la question de savoir qui demain va nettoyer les toilettes qui fera échec à la commune. Et aussi longtemps qu’il faudra s’occuper d’ennuyeuses nécessité, « l’économie de temps » (Marx) restera bien sûr justifiée ; par exemple, il est difficile de voir pourquoi la production de tasses à café devrait être « passionnante », au lieu de la faire avec une dépense minimale de temps.

L’idée serait d’avoir la liberté d’organiser ces choses avec discernement et en rapport avec les besoins et les capacités de tous, bien que l’importance de la tâche ne doive pas être sous-estimée et demande probablement une planification (un terme qui réveille des soupçons de stalinisme chez la plupart des communisateurs, bien qu’ils ne puissent préciser comment des millions d’individus indépendants seraient capable d’organiser leurs vies sans planification).

D’autre part, TC exclut de la théorie ce qui n’est pas un simple fantasme, mais une réelle contradiction actuelle — la contradiction entre création de richesse et valorisation. L’incapacité à saisir le mode de production comme une forme sociale spécifique d’appropriation de la nature conduit au rêve d’un communisme débarrassé du fardeau de la matérialité : « Si on espère à nouveau la reconnaissance de l’“oisiveté”, cet espoir est fondé sur le développement de la “productivité” (Thèse 21). Faut-il ici comprendre que c’est le maintien de la productivité qui permet l’oisiveté ? »

Oui, effectivement. Comment pourrait-il en être autrement ? Le mystère de savoir comment l’oisiveté serait possible sans productivité se dissout du fait que l’affreux « avoir » en communisme est ici écarté, parce qu’il s’agit de quelque chose de plus élevé : « Il est important de clairement insister sur le fait que la possibilité de surplus ne rend pas possible le communisme, mais que la production du communisme détermine le surplus — pas quantitativement, mais socialement, en ce qu’il amène la production des rapports entre individus en tant qu’individus au centre et transforme le but de toutes les activités.

En transcendant la catégorie de l’avoir, le communisme confère à la richesse qui ne peut plus être mesurée, un sens complètement différent ». « Le surplus créé par la révolution communiste n’est plus de l’ordre de l’avoir mais de l’être ensemble, de la communauté. Pour être ensemble dans des communautés pures, il n’est pas nécessaire de postuler le pari de la révolution communiste, cette chance existe d’ores et déjà.

Nous citons précisément ces passages car ils ne concernent pas des points secondaires mais la question centrale de la relation entre une société libre et la société actuelle. Si quelque chose est important dans le débat sur la « communisation », c’est bien de soulever à nouveau la question de la possible issue des luttes de classe, au lieu de simplement les décrire dans des récits de grèves sans principes ni perspectives. Et s’il y a quelque chose de juste dans cette théorie de la communisation, c’est bien l’insistance sur le fait que cette issue ne peut qu’être la fin du prolétariat, et non son triomphe. Cependant, les passages cités montrent une défaillance théorique qui caractérise les courants radicaux bien au-delà de TC. Si le socialisme du mouvement ouvrier était guère plus que la perpétuation de l’ordre existant sous contrôle de l’Etat, de son côté, le radicalisme actuel n’est souvent qu’un pseudo radicalisme car il ne peut plus apercevoir les potentialités d’une autre société dans la société existante[16]. Le résultat est une sorte de fétichisme à l’envers : ce que les économistes énoncent dans une intention apologétique revêt chez eux l’apparence d’une dénonciation. De même que du point de vue limité de l’économie politique tout moyen de production est par nature du capital et le travail ne peut qu’avoir la forme du travail salarié, de même la plupart des communisateurs ramènent la forme spécifique du procès de production à sa forme matérielle. Brûler des usines et d’autres bâtiments est alors vu come la forme la plus haute de la subjectivité révolutionnaire, ce qui apparaît de la plus belle façon chez les disciples grecs de TC qui présentent les récentes émeutes de Londres comme un « événement historique » et l’incendie des usines par les ouvriers en grève au Bangladesh comme une forme « d’attaque de leur propre existence de prolétaires »[17]. Même le simple calcul des objets que des prolétaires pillent et distribuent gratuitement pendant une émeute est vu par certains communisateurs comme un péché originel dans la mesure où l’essentiel est de réaliser « le parfait anti-planning »[18]. Même si TC insiste sur le fait que la rupture révolutionnaire peut seulement survenir à partir de la lutte de classe, cela n’empêche que le contenu de cette rupture demeure mystique : « L’abolition des classes signifie également l’abolition de l’activité comme subjectivité de même que celle de ses produits comme objectivité qui l’affronte. La désobjectivation du monde se déroule dans le cours de la révolution elle-même ». Au lieu de critiquer les formes sociales de l’activité et des produits (travail salarié et marchandises), activité et produits sont condamnés en tant que tels. Au lieu de critiquer la pure subjectivité du travailleur salarié et l’objectivité du capital qui l’affronte comme un pouvoir étranger, la guerre est déclarée à la subjectivité et à l’objectivité en tant que telles, comme si l’histoire de l’humanité se dégageant de la nature pouvait être annulée, sauf extinction de l’humanité elle-même. Le contenu critique de formules comme « désobjectivation du monde » et « abolition de l’activité comme subjectivité » est nul. Elles évoquent seulement un tout indifférencié, une pure immédiateté, ce qui explique pourquoi, par ailleurs, sont annoncées rien de moins que « l’abolition de la société » et « la fin de toutes les médiations »[19]. Bref, le parcours conduit de la critique des fausses médiations à la pure immédiateté, de la société à la communauté, de l’avoir à l’être, de Marx à Bouddha.

Le « Nouveau Cycle de Luttes »

Dans les discussions internationales, on attribue habituellement à TC la tentative d’exposer ce qu’il y a de nouveau dans la situation actuelle et de considérer l’histoire passée de la lutte de classe comme une époque irrévocablement close. Presque tous les radicaux ont leur époque de référence durant laquelle les ouvriers ont fait ce qu’ils devraient aussi faire maintenant. Bien que toujours quelque chose soit allé de travers, les « leçons de l’histoire » doivent être étudiées pour que cela fonctionne au mieux la prochaine fois. Pour les communistes de gauche, c’est la période d’après la première guerre mondiale, durant laquelle il y eut (pas toujours sans conflits) une interaction entre les conseils ouvriers et les organisations communistes de l’Europe occidentale à la Russie ; pour les anarcho-syndicalistes, ce fut la guerre civile en Espagne ; pour les fans de l’Internationale situationniste ce fut Mai 68 ; pour les opéraïstes, ce furent les luttes d’usines de « l’ouvrier masse » dans les années 1960 et 1970[20] ; pour les autres, moins intellectuellement rigides, ce fut un peu de tout cela. Pour TC, parce que la restructuration des dernières décennies a mis fin au pouvoir ouvrier et à l’identité ouvrière, tout cela se vaut historiquement : l’autonomie ouvrière des années 1970 tout autant que les gauches communistes et les unions syndicales des années 1920. Cette restructuration ne s’est pas limitée au procès de production mais a affecté les relations entre les classes comme un tout.

« La reproduction du capital qui se bouclait plus ou moins sur une aire délimitée, nationale ou régionale, perd ce cadre de références et de cohérence. L'Etat assurait la cohésion de cette reproduction en ce qu'il émane du pôle dominant (celui qui subsume l'autre) de l'implication réciproque entre prolétariat et capital, il était le garant de cette implication réciproque, c'est ce que l'on appelait assurer le "compromis social". Le principe de cette perte de cohérence réside dans la scission entre le procès de valorisation du capital et la reproduction de la force de travail.

La valorisation du capital s'échappe "par le haut" en fraction ou segment du cycle mondial global du capital, au niveau des investissements, du procès productif, du crédit, du capital financier, du marché, de la circulation de la plus-value, de la péréquation du profit, du cadre concurrentiel.

La reproduction de la force de travail s'échappe "par le bas". "Au mieux", on trouve une déconnexion du salaire et de la productivité et la transformation du welfare en un pré-achat uniformisé, global et minimum de la force de travail abaissant sa valeur lors de son achat individuel. Au pire : autosubsistance, solidarités locales, économies parallèles, (…) Là où il y avait une localisation jointe des intérêts industriels, financiers et de la main-d’oeuvre peut s’installer une disjonction entre valorisation du capital et reproduction de la force de travail.

L’espace du monde capitaliste restructuré est un zonage qui se déploie de façon "fractale" à toutes les échelles : monde, continents, aires, pays, régions, métropoles, quartiers. A chaque niveau d’échelle, se côtoient et s’articulent : un noyau "surdéveloppé" ; des zones constellées de focalisations capitalistes plus ou moins denses ; des zones de crises et de violence directe s’exerçant contre des "poubelles sociales", des marges, des ghettos, une économie souterraine contrôlée par des mafias diverses. »[21]

TC résume cette situation comme donnant lieu à un double découplage entre valorisation et reproduction de la force de travail : comme une divergence géographique et comme un découplage entre le revenu ouvrier et le salaire de par une expansion du crédit à la consommation. Le résultat est une crise de la relation salariale, se manifestant dans une nouvelle « illégitimité » de la revendication salariale. L’existence de l’ouvrier a perdu son lustre et ne trouve plus aucune confirmation dans le mouvement du capital ; ce n’est dorénavant rien d’autre qu’une contrainte extérieure. Sur cette toile de fond, TC voit un « nouveau cycle de luttes » dans lequel – selon la formule répétée à l’envie – agir en tant que classe est la limite même de la lutte de classe. Il est fait références aux émeutes sans revendications comme dans les banlieues françaises en 2005 et en Grèce en 2008 ; aux ouvriers lors des fermetures d’entreprises qui ne réclament pas de conserver leurs emplois mais plutôt des indemnités de licenciements ; aux occupations de lieux de travail dans lesquelles n’apparaît aucune reprise de la production autogérée, mais plutôt la destruction de produits et de machines ; à des expériences comme en Argentine, dans lesquelles l’auto-organisation des ouvriers comme ouvriers ne fait que reproduire la séparation entre différents secteurs ; au mouvement qui, en France, en 2006, a appelé au retrait de la loi sur le CPE en ne cherchant rien d’autre que ce retrait, et ne croyant en aucune façon que la revendication d’emplois stables aurait créé une connexion avec les jeunes de banlieues[22].

Comme nous le soulignons dans les 28 Thèses, nous voyons les caractéristiques définissant les dernières décennies dans des termes semblables : comme écroulement des grands bastions ouvriers dans les anciens centres, délocalisations, précarisation étendue même aux relations de travail « classiques », renforcement de la concurrence mondiale entre les salariés, et disparition de la promesse social-démocrate de la mobilité sociale ascendante[23]. Contrairement à ce qui est avancé dans la réponse de TC, pour nous, nous n’attendons pas plus le retour salvateur de l’autonomie ouvrière des années 1960 et 1970 (dont nous situons explicitement la mort dans le cours de la restructuration) que « en ce qui concerne les précaires, et les "superflus" (…) la renaissance d’un acteur essentiellement similaire », surtout parce que nous ne voyons pas comment imaginer cela. Comment les précaires et les superflus pourraient-ils porter le renouveau d’un mouvement dont la base était l’industrie à grande échelle ? Notre affirmation que le « futur de la classe dans son ensemble dépend de façon décisive de la capacité des superflus à faire de leur situation le point de départ d’un mouvement social généralisé » ne vise pas à la renaissance d’un mouvement disparu, mais a pour objet notre situation historique présente. Ce qui distingue la situation mondiale actuelle non seulement par rapport à la période autour de 1917, mais aussi des années autour de 1968 n’est rien de moins que la « gigantesque population de surnuméraire » mentionnée dans les 28 Thèses qui résulte des dramatiques vagues de rationalisation industrielle autant que de la « révolution verte » dans le Sud, c’est-à-dire la prolétarisation toujours continuée de la population rurale (et donc, dans les deux cas, du développement des forces productives). Sans être lui-même le nouveau « sujet central », ce « prolétariat informel » (Mike Davis) transforme la « centralité de l’usine » invoquée par les opéraïstes en une sorte d’antiquité,. Nous ne voulons pas participer à ce petit jeu des théoriciens de la révolution – les uns considèrent la classe ouvrière productive comme totalement intégrée et regardent vers les exclus et leurs émeutes de la faim, les autres considèrent les émeutes de la faim comme sans impact et compte sur la classe ouvrière productive et ses armes puissantes – en outre, l’excessive exagération des émeutes de banlieues dans un soulèvement contre « tout ce qui les (les rebelles) produit et les définit »[24], n’est pas de nous, mais de TC.

Bien que largement juste, le tableau dressé par TC de la période actuelle se détériore quand il aboutit à présenter une situation dans laquelle quasiment rien d’autre n’est laissé aux ouvriers que de se révolter contre leur propre existence en tant que classe. Ce qui déprime certains et donne libre cours à la nostalgie – la suite sans fin de défaites dans les récentes luttes ouvrières – fournit une bonne raison d’être optimiste dans cette perspective. Et si nous ne nous trompons pas, c’est précisément ces bonnes nouvelles concernant l’auto-abolition de la classe déjà au programme dans le nouveau cycle de luttes qui explique la fascination de TC.

Déjà, l’image de la période précédente, qui ressemble grandement au « fordisme » des théoriciens de la régulation est fortement stylisée, de telle sorte que le présent se dresse dans un contraste plus grand. Le « Fordisme » n’est pas une formation nationale cohérente : les industries qui en sont le fondement – la production de biens de consommation durables – produisaient pour le marché mondial et déjà, pour cette raison, ne considéraient pas la classe ouvrière locale comme des consommateurs, mais, comme cela a toujours été le cas, un facteur de coût. La croissance des salaires réels de l’âge d’or après la seconde guerre mondiale ne fut pas « idéal »[25] pour la valorisation (cette affirmation est une légende du keynésianisme de gauche), mais a été le résultat de la lutte des travailleurs et a pu être obtenu parce que l’accumulation marchait comme sur des roulettes et avait assuré le plein emploi pour un bon moment.

Tout cela appartient désormais au passé. Avec la crise rampante de suraccumulation au cours des dernières décennies, les révolutions dans la communication et les transports qui ouvrent la voie à une nouvelle division mondiale du travail, les gains de productivité gigantesques des technologies numériques et la prolétarisation de l'hémisphère sud, cette constellation a été brisée. En conséquence, la situation des salariés des anciens centres s’est précarisée, avec toutefois des différences importantes d'un pays à l’autre — l'Allemagne est par exemple beaucoup moins « post-fordiste » que la Grande-Bretagne ou les États-Unis, où la force de travail au cœur des puissantes industries exportatrices est largement en mesure de défendre sa place. Mais cette idée d’une spirale entrainant les salaires et les conditions de travail mondialement à la baisse est fausse. Tout autant que les travailleurs subissent la nouvelle pression mondiale sur les salaires, ceux des nouvelles zones en pointe peuvent parfois arracher quelque chose à l'ennemi de classe. Il semble assez audacieux d'avancer une « illégitimité de la revendication salariale » globale quand The Economist lui-même souhaite bonne chance à la classe ouvrière chinoise dans sa lutte salariale afin d'équilibrer les inégalités dans l'économie mondiale, et quand, plus récemment, la revendication de syndicats libres a traversé des luttes au même endroit[26]. Bien entendu, il est vrai que les grandes concentrations de travailleurs en Inde ou en Chine « ne reviendront pas à ce qui a disparu en “Occident” — un système social qui (...) définissait l'identité ouvrière et s'exprimait au travers du mouvement ouvrier », pour la simple raison que les formations historiques ne disparaissent jamais à un endroit pour ressurgir ailleurs comme des copies conformes. Mais un catastrophisme simpliste, déjà contredit par l'évolution des salaires dans les régions qui tentent encore de s’aligner, n'est guère utile pour comprendre la réalité actuelle de la classe. Pour nombre de prolétaires en Chine, en Inde et au Brésil, par exemple, le capitalisme porte toujours, ou pour la première fois, la promesse d'une vie meilleure, ou du moins d’une vie moins sombre et monotone que celle des campagnes qu’ils désertent, ce qui n'est pas surprenant, pour les nouvelles zones métropolitaines. Ces gens semblent préférer la richesse de l'avoir à celle de l'être ensemble de la communauté villageoise.

La tentative de TC de regrouper les différentes luttes dans le monde sous le dénominateur commun d’un « nouveau cycle » annonçant l'auto-abolition de la classe est marqué par réflexion volontariste et aboutit à une construction forcée, un système rigide à lequel la réalité se réduit ; ce qui ne colle pas dans le tableau est ignoré. Il est, par exemple, tout simplement faux de dire que les luttes salariales ne sont plus jamais victorieuses ou que la revendication salariale a aujourd'hui globalement remplacé la revendication de sauver des emplois. Au lieu d'attribuer aux luttes disparates une tendance historique commune, elles doivent précisément être saisies dans leur diversité comme l'expression d'un certain moment.

La thèse selon laquelle nous nous trouvons actuellement dans une crise du rapport salarial et qui avance que la contradiction entre capital et prolétariat se situe maintenant au niveau de la reproduction des classes elles-mêmes est une extrapolation. Dans le cours normal des choses, la mise en œuvre quotidienne du travail salarié, le rapport de classe est constamment reproduit. En reproduisant leurs propres existences, les prolétaires reproduisent le capital et leur dépendance à ce dernier. Si la vie des travailleurs devient plus précaire et que l’excédent de population augmente, c’est mauvais pour ceux qui le subissent, mais sans importance pour le capital dont l'existence ne reposé pas sur le bonheur de l’humanité. Une crise du rapport salarial, comprise non pas comme une crise permanente de l'existence du prolétariat, mais comme un carrefour historique, ne serait validée que si ceux qui sont prolétarisés tentaient de dépasser ce rapport. À proprement parler, la formule magique « agir en tant que classe est la limite de la lutte des classes », soit que l'existence de classe ne serait aujourd’hui qu’une contrainte extérieure, ne dit rien d’autre que les travailleurs se sentent mal dans leur peau et sont de moins et moins en mesure de défendre le statu quo. La différence avec le passé ne doit pas être sous estimée, quand il y avait un vrai milieu ouvrier sûr de lui, une fierté des travailleurs et la vision socialiste d’une future civilisation des travailleurs libérée des oisifs et des patrons. Cependant, la disparition de tout cela ne signifie, en elle-même, rien d’autre que la nostalgie du vieux monde, aussi pourri et malade qu’il puisse être. Comparé aux appels actuels à la « démocratie réelle », à la régulation des marchés financiers, à la redistribution et ainsi de suite, au moyen desquels les salariés des vieux centres se battent contre leur précarisation croissante, même le socialisme d’antan peut passer pour quasiment subversif.

Théorie et projection

TC évite cette sinistre réalité par un tout de passe-passe directement hérité de l'arsenal de l'ancienne ultragauche au dépassement de laquelle ils se sont attachés : les théoriciens projettent leur propre désir de révolution sur les luttes contemporaines. Tout comme certains communistes de conseils voyaient l'aube de la révolution conseilliste à chaque fois que les actions des travailleurs échappaient au contrôle syndical, les luttes d'aujourd'hui sont vues par TC au travers d’un filtre triomphaliste : « Le communisme appartient au présent, parce que c'est le contenu des pratiques actuelles de lutte des classes ». Relégué au royaume des mythes comme une constante historique, la nature révolutionnaire du prolétariat émerge soudain dans le présent : « Le prolétariat comme classe du mode de production capitaliste et comme classe révolutionnaire sont identiques. » D’emblée, l’idée d’un objectif et la constatation circonspecte que ce but n’a pour l’heure que peu de partisans est considérée comme coupables. Et les mêmes théoriciens communistes qui n’hésitent pas, avec force détails, à définir ce qu’est ou n’est pas le communisme se montrent soudain très humbles et prétendent n’être que les « scribes » de l'esprit du monde prolétarien, dont l'activité se déroule sous leurs yeux : «C'est pas à poser la question du point de fin de la lutte des classes dans l'avenir, mais la définition même de la contradiction entre le prolétariat et le capital, qui représente désormais la lutte des classes. "Une telle humilité est un orgueil considérable, dans la mesure où le communisme des théoriciens n'est plus seulement une idée de théoriciens — et même une idée assez excentrique, mais reçoit sa consécration de l'expression du mouvement historique lui-même. Nos réflexions sur le rapport entre théorie et pratique sont peut être insatisfaisantes. Mais il est encore plus insatisfaisant de résoudre le problème en le niant a priori et en affirmant que sa propre théorie n’est autre que l'expression condensée et généralisé des luttes elles-mêmes.

Cette autolimitation proclamée de la théorie ne peut pas être maintenue par les partisans de la communisation. Prendre cette autolimitation au sérieux reviendrait précisément à éliminer ce qui est pertinent dans le débat sur la communisation, à savoir la tentative de redéfinir la révolution après la fin du socialisme sous toutes ses formes. Réfléchir à partir de ce que peut signifier la révolution à une époque historique où la conquête du pouvoir, voire l’autogestion, ont été écartés comme perspectives, une époque dans laquelle il ne peut y avoir d'unité de la classe avant son auto-abolition et dans laquelle la classe n’a peut-être même pas besoin de se reconnaître comme telle pour passer à l’action, en soulignant par exemple que dans une situation de crise révolutionnaire, la saisie et la distribution gratuite de marchandises serait l'arme la plus puissante du prolétariat dans le processus d’abolition, ces contributions au débat ne sont rien de moins que de la fiction sociale communiste, une projection consciente, et c'est ce qui les rend intéressantes[27].

Ce qui les rend imparfaites, c’est une dérive constante vers le mysticisme, induit en fin de compte par la peur de la notion de production, même si le concept n'en est pas toujours très clair. À ce moment-clé, les théoriciens de la communisation s'empêtrent dans des contradictions et se retrouvent dans une confusion totale. Après avoir déclaré que « le mode de production capitaliste nous donne à voir, bien que contradictoirement, et non comme un “bon côté”, l’activité humaine comme flux social global continu et le “general intellect” ou le “travailleur collectif” comme force dominante de la production »[28], ils affirment, dans la phrase suivante, que le « caractère social de la production ne préfigure rien »[29] ; le produit aboli en tant que tel un instant plus tôt ressurgit entre des guillemets honteux dans le scénario de la révolution, où il est distribué librement ; la socialisation du travail et les moyens de production sont parfois considérées comme « l’Alpha et l'Oméga de l'affirmation du prolétariat », et à d'autres moments, comme la seule issue révolutionnaire. Parfois, il semble que les théoriciens de la communisation ne se comprennent pas eux-mêmes. Il reste à leur crédit qu'ils rapportent de façon impitoyable la fin d'une époque, montrant ce qui a fait défaut aux précédentes tentatives révolutionnaire depuis une perspective actuelle, et posent au moins la question de savoir comment la montée en puissance des luttes de classes vers le communisme pourrait se produire aujourd'hui.

Les Amis de la société sans classes (automne 2011)

[1] « Le prolétariat exécute la sentence que la propriété privée prononce contre elle-même en engendrant le prolétariat, tout comme il exécute la sentence que le travail salarié prononce contre lui-même en produisant la richesse d'autrui et sa propre misère. Si le prolétariat triomphe, il ne sera nullement devenu le côté absolu de la société, car il ne triomphera qu'en s'abolissant lui-même et en abolissant son contraire. A ce moment là, le prolétariat aura disparu tout autant que son antithèse qui est aussi sa condition, la propriété privée ».

F. Engels / K. Marx, La Sainte Famille, Ed. de La Pléiade, p. 459-460.

[2] Cf. Freundinnen und Freunde der Klassenlosen Gesellschaft, 28 Thesen zur Klassengesellschaft, Kosmoprolet N° 1 (2007) ; Voir en ligne Des Nouvelles du front http://dndf.org/?p=4898. La critique à laquelle nous répondons ici est publiée sous le titre de : Théorie Communiste, Zwischen Arbeiterautonomie und Kommunisierung. Eine Kritik an den 28 Thesen zur Klassengesellschaft, Kosmoprolet (TC entre autonomie ouvrière et communisation. Une critique des 28 thèses)

[3] (2011). Le – trop long – texte original français peut être lu sur http://dndf.org/?p=8215.3

Gilles Dauvé / Karl Nésic, Love or labour lost [2002]. Nous citons à partir de la version allemande, légèrement différente :« Lieben die ArbeiterInnen die Arbeit ? » ( Supplément à Wildcat-Zircular 65, 2003).

[4] La revue anglo-américaine Endnotes a rendu compte et commenté une partie de ce débat en cours : endnotes.org.uk.

[5] K. Marx, Le Capital, livre premier, Le double caractère du travail représenté dans les marchandises.

[6] Programme du Parti communiste ouvrier d'Allemagne (1920). Le KAPD naquit au printemps 1920 d'une scission ultra-gauche du KPD, accusé de mener une « politique de leader autoritaire », départ motivé aussi par l'antiparlementarisme et le rejet des syndicats. Bien qu'il tentât dans un premier temps de devenir membre de la Troisième Internationale bolchévique et même qu'il justifiât l'écrasement de l'insurrection de Kronstadt, il en vint rapidement à critiquer radicalement le « capitalisme d'Etat » russe. Avec le reflux de la vague révolutionnaire de l'après Première guerre mondiale, le parti, qui semble avoir compté jusqu'à 80000 membres, tomba vite dans des luttes intestines puis finalement dans une totale insignifiance. Ce programme du KAPD peut être lu dans : Ni parlement, ni syndicats : les Conseils ouvriers ! , textes présentés par D. Authier et G. Dauvé, Ed. Les nuits rouges, p. 94 à 108 ; ou sur http://www.left-dis.nl/f/kapd1920f.htm.

[7] Groupe des Communistes Internationalistes (GIK, Pays-Bas), Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes [1930] : http://www.mondialisme.org/spip.php?article1308.

[8] Cf. Informations et correspondances ouvrières (ICO), La grève générale en France, mai-juin 1968 [1968].

[9] Paul Mattick, Introduction to The Fundamental Principles of Communist Production and Distribution [1970], libcom.org/library/introduction-paul-mattick.

[10] Loren Goldner, Faire face à la réalité, 45 ans plus tard: Dialogue critique avec James/Lee/Chaulieu, home.earthlink.net/~lrgoldner/james.html.

[11] Herbert Marcuse, Das Ende der Utopie. Vorträge und Diskussionen in Berlin 1967, Frankfurt/M. 1980, p. 10, 14

[12] Ibid .p34-35

[13] Une tentative de déchiffrer la crise actuelle à partir de la forme valeur est entreprise by Sander, Eine Krise des Werts, Kosmoprolet 2 (2009).

[14] Marx, Capital. Volume 1, 87.

[15] Marx, Critique du programme de Gotha

[16] Cette idée est développée en détail dans le présent numéro par Raasan Samuel Loewe : Produktivkraftkritik und proletarische Bewegung.

[17] Blaumachen, L’ère des émeutes, sur libcom.org. Comme les gens de Blaumachen eux-mêmes l’expliquent, les usines ont été brûlées parce que les patrons n’avaient pas payé de salaires depuis des mois – des méthodes efficaces dans la lutte pour le salaire clairement légitimes et optimistes, ce qui était aussi sans doute provoqué par la haine du travail imposé dans l’usine, mais rien qui désigne un au-delà de l’existence comme prolétaire. Pour une réfutation largement justifiée de ces tendances chez les communisateurs voir Sander / Mac Intosh : Est-ce que la classe ouvrière a disparu ? in Perspective internationaliste n° 55 (2011), ou internationalistperspective.org.

[18]Bruno Astarian, Activité de crise et communisation (2010) www.hicsalta-communization.com. Dans ce texte, Astarian est en accord avec TC, il va même parfois plus loin dans son mysticisme immédiatiste. Pour lui, même « la séparation entre le besoin et les moyens de sa satisfaction » est un problème. Ce qui vraisemblablement s’avèrera assez difficile à résoudre.

[19] Théorie Communiste, Le pas suspendu de la communisation : communisation vs socialisation (2009), libcom.org.

[20] Dans la mesure où les opéraïstes s’efforcent de décrypter la pratique actuelle de la classe, une telle fixation historique aurait dû s’éloigner de leurs pensées. Cependant, comme n’importe quelle étude empirique, les enquêtes opéraïstes sont fondées sur certains présupposés qui déterminent ce que l’on cherche. Dans leur cas, c’est la conviction que ce qui importe avant tout c’est le « pouvoir ouvrier » sur les lieux de production. Pour cette raison également, ils sont aujourd’hui à la recherche des luttes pionnières « le long de la coopération productive mondialisée » - « avec un succès relatif » comme ils le reconnaissent eux-mêmes. (Préface au supplément « Der historische Moment / ArbeiterInnen verlassen die Fabrik », Wildcat 88 (2011). Sur les contorsions idéologiques qui en résultent, cf. I. M. Zimmerwald, « Die Abenteuer der Autonomie », Kosmoprolet 1 (2007)

[21] R.S., « Ballade en novembre » (2005). Meeting n° 4.

[22] Théorie Communiste, « Le moment actuel » (2009), sur libcom.org. Sic n° 1 (2011)

[23] Tout cela n’est en rien original, ces développements sont assez évidents et sont aussi discutés par les universitaires et la gauche réformiste. Toutefois, en opposition à eux, nous ne considérons pas ces développements comme le résultat en fin de compte arbitraire et donc réversible de modifications produites par des visées néolibérales.

[24] Théorie Communiste, « Le moment actuel ».

[25] Ibid.

[26] The rising power of China’s workers. Why it’s good for the world, The Economist, 31.7.2010.

[27] Voir, par exemple , Théorie Communiste, “L’auto organisation est le premier acte…. (2005); “le pas suspend de la communisation’(2009), tous deux sur libcom.org.

[28] Théorie Communiste, “l’auto organization….”

[29] Ibid.