communication du 13 avril 2013

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Ilona HANS-COLLAS,

De bon augure... Les somptueuses sibylles de la cathédrale d'Amiens.

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La communication prononcée devant une assistance très nombreuse nous a permis d’entendre Mme Ilona Hans-Collas, spécialiste de la peinture murale et de l’enluminure, membre du Groupe de recherche sur la peinture murale.

Les sibylles de la chapelle Saint-Eloi de la cathédrale d’Amiens, peintes vers 1506 dans les arcatures du soubassement, figurent parmi les plus belles réalisations de peintures murales en France de la fin du xve siècle et du début du xvie siècle. Elles sont le témoignage d’un art monumental lié au mécénat du doyen du chapitre Adrien de Hénencourt. Elles présentent de surcroît une iconographie fascinante.

Les sibylles sont des femmes prophétesses dont l’origine remonte à l’antiquité païenne. Elles sont appelées d’après leur nom d’origine : Perse, Libye, Delphes, Erythrée (en face de l’île de Chios en mer Egée), Cumes, Phrygie, Tibur, Europa (Thrace). Leurs oracles ont été appliqués au Christ dès le iie siècle de notre ère. A la manière des prophètes, les sibylles annoncent les événements de la vie du Christ. Elles sont souvent 10, mais leur nombre peut atteindre 12, voire 14.

Les sibylles d’Amiens sont signalées par le bénédictin Dom Grenier (1725-1789). En 1839, Charles Dufour, se référant aux écrits de dom Grenier, soupçonnait leur présence derrière les lambris de la chapelle. Elles furent redécouvertes en 1844 lors de la dépose provisoire des lambris ; les chanoines Joudain et Duval les étudièrent et en firent faire le dessin. En 1853, les boiseries du xviiie siècle furent définitivement enlevées. Outre les huit sibylles que nous connaissons et qui ornent les huit arcatures de deux pans de murs, Jourdain et Duval firent dessiner les peintures de quatre autres arcatures du côté de l’autel. A en croire les deux chanoines, le commanditaire Adrien de Hénencourt s’y fit représenter. Aujourd’hui ne subsistent que quelques infimes traces de couleurs.

Les sibylles sont représentées debout, vues de trois-quarts, de face ou de profil. Chaque figure mesure environ 1m60 de haut. Le lien avec l’architecture de la chapelle est très fort, obligeant l’artiste à peindre chaque sibylle dans l’espace relativement étroit d’une arcature. En 1895, l’architecte Henri Laffillée (1859-1947) réalisa deux relevés très précis pour le compte des Monuments historiques.

Les inscriptions sur les peintures murales d’Amiens tiennent une place significative : le nom de chaque sibylle est écrit près de la figure ; une inscription en latin figure sur les phylactères ; une inscription en français, que l’on ne trouve que sur le cycle amiénois, figure sur un cartouche en bas de chaque sibylle. Sont peintes depuis l’extérieur de la chapelle vers l’intérieur les sibylles Tiburtine (qui prédit la naissance du Christ à Auguste), de Cumes, Erythrée, Phrygie (qui prophétise la Passion et la Résurrection), Persique, Europa (figure conservée à moitié), Libyque, Agrippa.

La conservation de ces peintures murales est mauvaise ; la comparaison avec les relevés réalisés au xixe siècle montre une importante dégradation. Les peintures murales sont des œuvres fragiles ; indissociables de leur support architectural, elles subissent souvent les outrages du temps et des hommes : transformations et aménagements des espaces, grattages, humidité, variations de température, lumière. Au xixe siècle Laffillée signalait déjà de nombreux soulèvements de la couche picturale. En 1958 Aimée Neury, collaboratrice au musée des Monuments français, signale des peintures ruinées. La même année, Jean Taralon, inspecteur principal des Monuments historiques, donne un rapport aussi alarmant : « les peintures s’écaillent dangereusement, leur enduit est devenu pulvérulent ». En 1973 une analyse des peintures murales (stratigraphie et pigments) est réalisée par le Laboratoire de Recherche des Monuments historiques. Parmi les pigments ont été utilisés le vermillon (rouge très vif), l’azurite, le blanc de plomb ; l’huile a servi de liant. En 1980 la dépose des peintures est envisagée mais ensuite abandonnée. En 1992 l’étude préalable à la restauration des sibylles établit un constat alarmant. Les peintures ont beaucoup souffert de l’humidité et des remontées de sels. En 2007 est menée une intervention d’urgence, visant à refixer les soulèvements de la couche picturale. Aujourd’hui les peintures sont toujours en attente d’une intervention de conservation plus ample.

Adrien de Hénencourt commanda l’œuvre en 1506. Le choix des sibylles pour la décoration est dans l’ère du temps à cette époque. En 1432, les frères Van Eyck avaient peint deux sibylles sur les volets fermés du polyptique de l’Agneau mystique de Gand. C’est surtout à partir de la fin du xve et dans la première moitié du xvie siècle qu’elles connaissent le plus grand succès dans les arts. Adrien de Hénencourt fit appel à un artiste de talent, probablement issu du milieu local. Plusieurs œuvres créées à Amiens - notamment dans le domaine de l’enluminure - s’apparentent fortement au décor des sibylles de la cathédrale. Bodo Brinkmann et Nicole Reynaud ont évoqué un lien possible entre un manuscrit et le décor mural de la cathédrale. Les recherches menées par Mme Hans-Collas confirment cette piste et de nouveaux éléments enrichissent le propos. La délicatesse et l’élégance des figures des sibylles, le soin apporté à leurs habits et coiffures, aux inscriptions, mais aussi le paysage plaisant de la sibylle Tiburtine se retrouvent dans l’Episolier à l’usage d’Amiens réalisé vers 1490 pour Antoine Clabault, échevin d’Amiens, et son épouse Ysabeau Fauvel, enluminé par un artiste anonyme à qui on a donné le nom de convention de Maître d’Antoine Clabault (BNF, Arsenal, ms. 662). De toute évidence, les sibylles de la chapelle Saint-Éloi se rattachent à l’art de cet enlumineur, attestant le travail polyvalent des artistes et des ateliers. On lui attribue d’autres œuvres, notamment un Missel à l’usage d’Amiens (Amiens, bibliothèque municipale, ms. 163). Ce manuscrit a été rapproché à juste titre par Marc Gil du Maître anonyme du retable d’Ochancourt (musée de Picardie). A ce petit corpus maintenant constitué, s’ajoute encore une autre œuvre : l’Escritel de la confrérie du Puy Notre-Dame d’Amiens (Amiens, Société des Antiquaires de Picardie, ms. 23) dont le frontispice montre une Vierge à l’Enfant protégeant sous son manteau les membres de la confrérie. De toute évidence il est de la même main que le manuscrit Clabault de l’Arsenal. Notons enfin que le style de ces miniatures n’est pas sans rappeler un autre décor peint à la cathédrale, celui qui accompagne le tombeau de Ferry de Beauvoir, érigé vers 1490-1500, à la demande d’Adrien de Hénencourt. La peinture de l’enfeu se place visiblement dans le même entourage artistique que le manuscrit de Clabault. La technique semble la même que celle de la chapelle Saint-Eloi (peinture probablement à l’huile, appliqué directement sur la pierre). Ces comparaisons montrent sans conteste que des liens existent entre la peinture monumentale et le décor des livres, et probablement aussi avec la sculpture. Les artistes sont polyvalents. Amiens en est des exemples les plus convaincants. Le style est tellement proche qu’on peut envisager la même main ou au moins le même atelier.

Mais qui est donc cet artiste ou ce groupe d’artistes si actif vers les années 1490-1510 ? Nicole Reynaud avançait le nom de Riquier Haulroy, un peintre renommé d’Amiens, documenté par les archives dès les années 1480 : il peignit des bannières, des sculptures et faisait de la dorure. Il est le seul artiste documenté comme peintre et enlumineur. On sait qu’il fut maître de la confrérie de Saint-Luc en 1503, dont le siège était dans la chapelle Saint-Eloi.

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