Le Cours

Dominique Holvoet, Véronique Mariage, Philippe Hellebois, Virginie Leblanc-Roïc, Claude Parchliniak, Jean-Philippe Parchliniak, Guy Poblome, Thomas Roïc, Bernard Seynhaeve et Agathe Sultan.

Le transfert 

«  Qu’est-ce  que  le  transfert  ?  »  De  nombreuses  fois cette question a été posée par les jeunes cliniciens et les étudiants en psycho, chez ceux qui, au fond, n’ont pas honte de se la poser. Mais, comme nous sommes tous des apprentis, il fallait que le Collège clinique de Lille prenne cette question à bras le corps.

À  cet  égard,  il  semble  que  la  question  du  transfert ne  turlupine  que  les  cliniciens  qui  font  usage  de la  boussole  psychanalytique  pour  s’orienter.  Plus précisément ceux qui se réfèrent au réel de Lacan. Nous partirons évidemment de l’œuvre de Freud sur laquelle s’appuie Lacan.

Il faut en effet faire l’hypothèse de l’inconscient, celui que Freud a inventé, pour savoir qu’il ne peut y avoir d’interprétation analytique sans le levier du transfert. 

C’est  étrange  parce  qu’en  même  temps,  Freud s’aperçoit  très  tôt  que  le  transfert  dérange  la  cure analytique. C’est l’autre face du transfert. Le transfert produit  un  effet  de  résistance  à  l’interprétation et  fait  obstacle  à  la  guérison.  Nous  avons  là  une contradiction.  Et  Freud  précise  que  cet  obstacle, ce  sont  les  sentiments  amoureux  archaïques  que l’analysant  transfère  sur  l’analyste.  Pourtant,  il  est nécessaire  que  la  personne  de  l’analyste  soit  elle-même impliquée dans le processus de la cure et son implication  est  le  fait  du  surgissement  de  l’amour. À  cet  égard,  très  tôt  dans  son  enseignement,  Lacan — c’est en 1951 —  affirme avec Dora, que «  c’est la première fois que Freud donne le concept de l’obstacle sur lequel est venue se briser l’analyse, sous le terme de transfert. 1  » L’amour de transfert n’est évidemment qu’un  voile  qui  marque  un  vide.  C’est  ce  que  Lacan nous dit en 1951 : « Qu’est-ce alors qu’interpréter le transfert ? Rien d’autre que de remplir par un leurre le vide [d’un] point mort. Mais ce leurre est utile, car même trompeur il relance le procès. 2  » 

À la fin de son enseignement, Lacan précisera que ce vide, c’est celui d’un réel. 

Avant d’y arriver, Lacan en passera par de nombreux développements. En  1960,  dès  la  première  séance  de  son  Séminaire, Le transfert 3 , Lacan profère que l’amour est en effet le  noyau  de  l’expérience  analytique.  Et  qui  mieux que personne peut nous dire ce qu’est l’amour, sinon Socrate  dans  le  Banquet  ?  Dans  la  première  moitié de  ce  Séminaire,  Lacan  prend  appui  sur  le  Banquet de Platon pour définir ce qu’est l’amour de transfert. Quand on désire quelque chose, c’est nécessairement qu’on manque de cette chose, qu’on ne possède pas cette chose. Quand on aime quelqu’un, c’est qu’il y a chez l’être aimé, quelque chose dont on manque et qui intéresse l’amant. Il y a chez l’aimé une chose qui brille et qui intéresse l’amant. Lacan introduit ainsi à l’instar de Socrate un troisième terme. Ce troisième terme c’est l’agalma,  soit  l’objet  a.  Socrate  fait  une  description minutieuse de ce qui enrobe l’objet, plutôt que de ce qu’il contient, il parle de ce qui entoure cet objet, de ce qui voile l’objet, son enveloppe, son contenant, il ne dit pas un mot de son contenu. Socrate fait briller tant et plus ce que contient son contenant, son objet, pour susciter le désir chez l’amant, tout en maintenant jusqu’au  bout  une  omerta  sur  le  contenu  de  cette enveloppe. Cela est mis en acte dans le Banquet dans la  scène  qui  confronte  l’amant  Alcibiade  à  Socrate, son  aimé.  Socrate  maintient  Alcibiade  en  haleine,  il le fait languir. Dans le refus de Socrate à l’endroit de la métaphore de l’amour, Lacan voit une anticipation de la position analytique. C’est le refus de Socrate à l’endroit de la métaphore de l’amour qui lui permet de voir en Socrate une anticipation du psychanalyste. 

Quatre ans plus tard, dans son Séminaire Les Quatre concepts fondamentaux, Lacan précise que le transfert est un concept fondamental de la psychanalyse. Il dit que « ce qui surgit dans l’effet de transfert s’oppose à la révélation. L’amour intervient […] dans sa fonction de tromperie. L’amour, sans doute, est un effet de transfert, mais c’en est la face de résistance. Nous sommes liés à attendre cet effet de transfert pour pouvoir interpréter, et, en même temps, nous savons qu’il ferme le sujet à l’effet de notre interprétation. 4  » Aux quatre concepts de la psychanalyse, Jacques-Alain Miller en ajoute deux, celui du sujet et celui de l’objet a. Il faut le souligner parce que le concept du transfert sera revisité ici à la lanterne de ces deux autres : le sujet et l’objet a. Le sujet, c’est le sujet auquel Lacan donnera sa nouvelle définition : « Un sujet, dit-il, […] est supposé […] par le signifiant qui le représente. 5 »   Et l’objet a, c’est l’objet en  tant  qu’objet  réel,  objet  cause  du  désir.  Lacan articule son concept du transfert, d’une part, avec celui du sujet en tant que le transfert instaure une supposition de savoir  :  c’est-à-dire  un  sujet  supposé  savoir,  et d’autre part avec l’objet a, dans la mesure où il articule le  transfert  à  l’amour,  l’amour  de  transfert  qui  vient voiler l’horreur de l’objet, le réel, l’amour de transfert qui correspond à la fermeture de l’inconscient, l’amour en tant que « je n’en veux rien savoir ». Il faut donc situer le paradoxe du transfert entre ces deux opposés : le sujet supposé savoir du transfert et le « je n’en veux rien savoir » de l’amour de transfert. 

Ces développements figurent dans sa Proposition du 9 octobre, où il invente la procédure de la passe. Lacan y  formule  son  mathème  du  transfert  en  s’appuyant sur  celui  du  sujet.  Ce  mathème  du  transfert  est  une pièce  indispensable  pour  les  cliniciens  du  Collège clinique  de  Lille.  Comment  Lacan  définit-il  alors  ce concept  du  transfert  en  67  ?  «  La  psychanalyse,  dit J.-A. Miller, a son départ dans l’établissement minimal, S1-S2, du transfert. […] S1-S2 trouve là une autre écriture, homologue,  que  Lacan  introduit  dans  sa  Proposition sur le psychanalyste de l’École. S1 est, pour qu’on ne s’y trompe pas, le signifiant du transfert, dans son lien à S2, signifiant quelconque — Lacan inscrivant, pour le fixer, une petite lettre q minuscule. C’est traduire, en  termes  de  signifiants,  la  relation  qui  s’établit, conditionnant  l’opération  analytique.  De  ce  lien,  se trouve produit, en position de signifié, sous la barre placée en dessous du signifiant du transfert, le fameux sujet supposé savoir. C’est un sujet qui résulte. C’est le sujet qui résulte de ce que la connexion s’établisse. Sur  ce  mode  que  je  disais  de  signifié,  se  trouve désormais  “présent”  le  savoir  supposé,  l’ensemble faisant  savoir  “des  signifiants  dans  l’inconscient” 6 .  Il faut  que  cet  embrayage  s’établisse  d’un  signifiant  à l’autre pour qu’il en résulte un effet de sens spécial […] et se trouvent alors mobilisés […] les signifiants dans l’inconscient.  » 7   Cette  phrase  précieuse  précise  qu’il ne peut y avoir de psychanalyse sans le démarrage du transfert.

Dans le tout dernier écrit Lacan, sa Préface à l’édition anglaise du Séminaire X   8  il est encore question de la passe et de la fin de l’analyse, mais étonnamment, il  n’évoque  plus  le  transfert.  À  la  fin  de  son enseignement, il n’en parle quasiment plus. À la fin de son enseignement, Lacan déprécie le concept du sujet pour proposer celui du parlêtre. Et donc il dévalorise le  transfert  qui  instaure  le  sujet  supposé  savoir.  Ce virage consiste à orienter la cure au-delà du le sujet supposé savoir — qui reste la condition pour qu’une cure  analytique  soit  possible  —    et  donc  orienter  le transfert vers le réel de la psychanalyse, seule façon de  mettre  un  terme  à  la  cure,  soit  la  chute  du  sujet supposé savoir.

1.  Lacan, J., « Intervention sur le transfert » [1951], Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 218.

2.  Ibid., p. 225.

3.   Lacan, J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert [1960-1961], texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1991, p.12.

4.   Lacan, J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 229.

5.  Lacan, J., « Proposition sur le psychanalyste de l’École » [1967], Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 248.

6.  Lacan, J, « Proposition du 9 octobre 1967 »,  Écrits, op. cit.

7.   Miller J.-A., “L’inconscient réel”, première leçon du cours [2006-2007] de L’Orientation lacanienne III, 9, enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris VIII., in Quarto 88/89, p. 7.

8.  Lacan, J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire xi » [1976], Autres écrits, op. cit., pp. 571-573.