Pratiques pédagogiques
Philosophie générale
Succin descriptif de l'esprit de mes pratiques artistiques et des valeurs que je me propose d’emprunter dans les ateliers pédagogiques qui me sont offert d'animer.
Introduction :
Le Postulat du Vertige : Cocréation du réel
1
La Congruence : Un pari artistique
2
L’Espace de Jeu : Une Convention par les Sens
3
L’Echauffement : Rendre la parole aux corps
4
Mouvement Scénique Intégré : Expressivité pure
5
Le Texte : Une mise en « Je » avant la mise en jeu
6
Une Dramaturgie du Vivant : Je me transforme ou je meurs
7
La Mise en Jeu : Un laboratoire permanent
©Patrick Brüll
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Introduction :
Le Postulat du Vertige :
Cocréation du réel
Depuis de nombreuses années, il m’apparaît que des corrélations entre mes pratiques artistiques, ma démarche pédagogique et mes expériences de vie me conduisent vers une convergence qui m’est salutaire : le vertige du "je ne sais pas".
Aujourd’hui, la plongée dans ce vertige créateur occupe la plus grande partie de mon attention. Il est puissant et fragile, bouscule ce qui me semblait pourtant solide, s’inscrit dans l’instant et non plus dans une durée. Il replace joyeusement la question de l'Être au centre du processus artistique.
Les pédagogies de l'art m'apparaissent dans leur plus grande justesse à chaque fois qu'elles replacent ce "je ne sais pas" vertigineux au centre des expériences qu'elles proposent.
Car, à travers un monde soumis à l'invasion oppressante des nouvelles technologies, la force transformatrice du jeu dramatique, la visite des mythologies qui fondent nos croyances, la puissance poétique des textes proférés... résonnent de plus en plus, par-delà la scène, sonnant comme une sorte d'appel à réveiller l'humain et sa responsabilité face à la réalité.
Absorbé par la pratique professionnelle d’un théâtre, lui-même plongé dans une société mercantile et basée sur le mérite, j’ai souvent tenté d’être un bon petit produit, un apparaître efficace, un cri d’existence au monde... Et comme il se doit, je me suis laissé être consommé avec bonheur. Dans ces conditions, comme beaucoup, j’ai souvent "profané" le lieu du théâtre, et participé à en faire un espace qui n’arrive que trop rarement à être celui d'une conscience en marche.
Partageant en chemin les recherches d’Alejandro Jodorowsky sur un "théâtre de la guérison", je postule qu’on ne joue pas impunément. En tant qu'artiste, notre impact sur nous-même, et donc sur le monde, même de façon minime, est patent. A travers l'art et son enseignement, nous pouvons peu ou prou participer à la valorisation de l'humain, à sa conscientisation de lui-même et sa capacité à influer sur le réel. Il nous revient d'en accepter la responsabilité.
Il n’y a pour moi rien de plus artistique, philosophique et politique que de participer aux retrouvailles avec la conscience qu'à travers l'art, nous cocréons tous ce que nous appelons le réel.
En tant qu'acteur, metteur en scène et pédagogue, voilà bien mon désir, aujourd’hui : Nourrir et partager une joyeuse plongée dans un vertige créateur qui éclairerait pour chacun le mystère d’être en vie, ici et maintenant, dans ce monde en mouvement.
©Patrick Brüll
1 La Congruence :
Un pari artistique
En musique, la congruence signifie : "aligner les différentes parties d'une composition musicale de manière harmonieuse pour créer une pièce fluide et cohérente."
Dans le contexte personnel cela concerne généralement : "l'alignement de ses actions, ses paroles et ses pensées de manière cohérente et authentique ; vivre un accord nourrissant, une harmonie inattendue, par l'adéquation avec quelque chose ou quelqu'un."
L'entrée en congruence définit dès lors l'instant où s'alignent et se synchronisent deux ou plusieurs éléments, de manière harmonieuse et cohérente, engendrant tout simplement plus que leur juxtaposition.
Pour les interprètes cet alignement harmonieux est la résonance d'une rencontre avec eux- mêmes, avec l'œuvre, le rôle, l'espace de jeu, le collectif... et le public. Cet alignement fait l'objet d'un travail opéré par expériences multiples dont la mémoire constitue peu à peu le réservoir intime de leur jeu. C'est bien sûr grâce à une plongée dans le contexte, l'époque et le sens de la pièce qu'ils pourront tout d'abord saisir l'occasion d'entrer en intimité avec l’œuvre. Il leur faut appréhender le texte en se projetant chacun eux-mêmes dans les situations proposées et conscientiser au mieux les matériaux constitutifs du projet.
Par la suite, marcher dans les traces du personnage permettra de capter rythmes, structures physiologiques, rapports à l'espace... et aussi de pointer les relations que ce personnage entretient avec les autres. L'acteur tente alors d'identifier in vivo la singularité, les motivations et les émotions proposées, et de les parcourir lui-même de manière crédible sur scène. Il tente en fait de synchroniser ses propres actions, paroles et émotions avec celles qui lui semblent être vécues par le personnage. Car il ne s'agit pas ici de s'identifier au personnage, mais de se rencontrer à travers lui.
Ce que nous appelons le personnage apparaît alors comme une mise à disposition des facultés héritées de l'interprète, parfois profondément enfouies, mais progressivement éveillées par ce travail concret de mise en résonance de soi. Dans le jeu, cette résonance particulière engendre une forme de supplément d'être, un "Je" à la conscience enrichie, dont l'artiste et l’œuvre profitent au mieux.
Ce n'est que lors de la traversée de la partition complète qu'un accord harmonieux doit se valider entre toutes les parts de ce travail et entre tous les intervenants. Cet accord se ressent clairement. Il convoque un plus qui déborde le cadre du travail conscient et emporte les créativités singulières vers une cohérence collective sensible... une entrée en congruence.
Lors de la représentation de l'œuvre théâtrale, cette entrée en congruence permet aux artistes entre eux et avec le public, de mettre en vibration l’œuvre entière, mais aussi celle de leur intime parcours à travers elle.
©Patrick Brüll
2 L’Espace de Jeu :
Une Convention par les Sens
Une définition qui convoque pour chacun-e la meilleure ouverture du champ des possibles :
Tout ce qui est perceptible au départ des limites fixées
Tout commence par le vide. Il nous faut mettre à profit le lieu à notre disposition.
Dégager l’espace pour notre exploration créative. Convenir collectivement des limites architecturales et techniques qui définirons la page blanche de notre future écriture scénique. Circonvenir les frontières qui permettent la meilleure orientation possible vers les spectateurs, véritable nord qui lui confère son statut de scène. Constituer ensemble la convention du neutre spatial qui abritera toutes nos variations créatives. Notre vide.
Un espace Permissif. A l’opposé de l’espace social classique qui convoque inévitablement les nécessaires règles d’un savoir vivre en société et son cortège d’inhibitions spontanées, l’espace de jeu, lui, n’est à priori régit par aucune règle préétablie. De la sorte, il répond au mieux au concept : tout ce qui n’est pas expressément interdit est permis. Il faut donc convenir ensemble des principes et des règles qui engendreront la meilleure liberté créative possible dans le respect des artistes, du lieu et du projet concerné.
Une pratique de visites sensorielles est alors mise en place.
C’est tout d’abord depuis l’espace réservé au public qu’il convient de démarrer cette exploration. Appréhender la nudité du lieu par le point de vue du public. Se savoir en dehors. Observer ce silence scénique avant de s’y inscrire.
Ensuite, des cessions de visites de l’espace de jeu vont permettre aux acteurices de rencontrer physiquement et sensoriellement les matériaux qui le constituent : dimensions, inclinaison, reliefs, aspérités, éclairages, résonnances, dynamiques d’apparition- disparition… Ces visites successives du lieu permettront la sécurisation de tous les dangers qu’il pourrait contenir, de constituer une carte sensorielle qui alimentera la mémoire cellulaire ainsi rendue facilement accessible.
Il s’agit en fait de relationner intimement avec cet espace.
La définition de l’espace que nous empruntons offre aux actant(e)s de sans cesse actualiser leurs perceptions du lieu : « tout ce qui est perceptible au départ des limites fixées ».
Chaque lieu et chacune de ces visites convoquent en effet pour chacun un ludisme particulier et intime. Et pour autant qu’il soit clairement perceptible par les artistes et par les spectateurs, le champ imaginaire ressenti est à considérer comme faisant partie intégrante de l’espace de création.
Un processus de partages est alors mis en place.
Devant le collectif rassemblé dans l’espace attribué au public, les acteurices vont l’un-e après l’autre pénétrer l’espace de jeu pour venir revivre un instant marquant de leur visite. Il ne s’agit ni de l’expliquer ni de le commenter, mais simplement de reparcourir le chemin qui a conduit à ce vécu particulier, de laisser l’expérience se reproduire en conscientisant l’apport que constitue le fait d’être regardé.
Les multiples propriétés de l’espace de création étant indissociables du vécu de ceux qui l’occupent, la plasticité de l’espace est alors offerte en partage. Chacun peut constater la capacité du lieu à se modifier en fonction de comment et de qui l’habite. Nous en sommes cocréateurs et donc responsables de sa richesse. L’expérimentation par ces visites sensibles nous permet d’en développer la conscience.
Ces conventions communément adoptées, ces définitions, ces pratiques favorisent la mise en place de l’ici et maintenant, seul réel support de notre présence créative.
©Patrick Brüll
3 L’Echauffement :
Rendre la parole aux corps
Une définition favoriserait nos préparations à poser un acte plein et entier :
« Se fixer rendez-vous, ici et maintenant, seul et collectivement, au meilleur de soi-même possible, dans le but de… »
Puisque l’espace de jeu est circonvenu, visité et en sécurité acquise, il s’agit à présent de pouvoir s’y inscrire au mieux, et donc d’y convoquer nos meilleures dispositions physiques, sensorielles et psychologiques possibles pour un travail ciblé. Ce dernier point est d’importance ; nous préparer à quelque chose, et se le préciser explicitement, permet d’orienter notre attention vagabonde. En l’absence de but précis nous laisserions se développer une simple recherche de bien être, à mon sens insuffisante et plus liée au domaine du développement personnel qu’à celui de la création artistique. Durant tout l’échauffement, un regard vivant et ouvert sur l’espace vient rappeler l’objectif d’y inscrire la meilleure qualité d’être pour un travail précis.
Une structure générale de la ligne de temps consacré à l’échauffement est connue de tous et offre, lors de chaque session, la possibilité d’y vivre à son propre rythme, tout en multipliant les possibilités de rejoindre le groupe. Il s’agit d’une structure en trois phases :
1 -Une phase solitaire, qui permet non pas la concentration, mais bien la dilatation de notre présence à nous-même.
Environ 28000 fois par jour, dans le creux laissé par la fin de notre expire, notre corps décide de lancer l’inspire suivant, véritable pulsion de vie, essentielle. Ce temps qui suit l’inspire-expire est mystérieux, il est ce temps de rien ou tout prend naissance. Tenter de localiser sensoriellement l’endroit où ce choix s’opère, ouvre un canal de dialogue sensible avec notre corps. Grâce à cette écoute, nous lui rendons la parole, en quelque sorte.
Ce dialogue sensible se poursuit en invitant notre corps à parcourir une série apprise de postures physiques, et à attendre comment il y réagit. Comment il accepte- ou non- d’habiter ces postures nous renseigne sur la question principale de cette première phase : dans quelles dispositions je me sens, en ce moment ? En accueillant toute réponse à cette question, nous conscientisons la réalité de notre état du moment, seul socle sur lequel se construira la suite de notre échauffement.
Cette série de postures pratiquées nous aura emmener depuis la position couchée sur le sol jusqu’à la reconquête de la verticalité la plus libre. Une certaine nudité se fait sentir et, débarrassée du masque social, une rencontre avec les partenaires devient possible.
2 -Une phase avec partenaires vient proposer une autre une série de pratiques conçue pour optimiser l’état disponible dans la relation.
S’impliquer n’est pas une option, c’est une condition première. Il s’agit de ne plus feindre des connexions sympathiques, mais de plonger sans jugement dans des relations engagées, seules capables de permettre la fluidité des échanges nécessaire au travail scénique. Massages, sumo, contrepoids, conduites aveugles, portés… Autant d’exercices parcourus comme une gamme, offrant de développer, en relation, les qualités observées en phase une.
3 -Une dernière phase, collective cette fois, vient permettre de mettre en commun la fluidité acquise, et de la laisser grandir jusqu’aux limites convenues de l’espace de jeu.
C’est le contraire d’un nivellement qui est visé ici. Sans mot dire, le groupe orchestre les singularités de chacun, et découvre les liens qui le structure. Il ne s’agit plus de visiter l’espace, mais de l’occuper collectivement et le plus pleinement possible.
L’échauffement prend fin organiquement par une décision tacite et silencieuse. Un échange en quelques mots permet par la suite de nommer les sensations du jour, et de concrétiser par la parole le vécu de l’échauffement chez chacun. Au fil des pratiques, un vocabulaire singulier de ressentis s’invente peu à peu et constitue un réservoir de notions dont chacun pourra se saisir dans le projet en cours.
Si au début, c’est bien dans un espace vide et encore nu que l’échauffement s’inscrit, par la suite, ce sera dans la scénographie choisie que se fixeront ces rendez-vous préliminaires au travail de scènes. Une relation s’établi alors entre le lieu de création et la disponibilité des corps qui y évoluent et offre au collectif la plus grande liberté d’y être vraiment présent, en sécurité, et d’y poser des choix pertinents.
Ce travail régulier permet de progressivement mesurer les limites du contrôle mental que chacun exerce sur lui-même, c.-à-d. empêcher les incidents de modifier le projet créateur conscient, se priver de l'apport de l'expérience en cours pour en garantir le résultat prévu.
Il invite dès lors à la maîtrise, c.-à-d. faire confiance en sa capacité à accueillir toutes les incidences du réel sans perdre l’essence du projet, laisser au chemin de l'expérience toute sa valeur créative.
©Patrick Brüll
4 Mouvement Scénique :
Expressivité pure
Le mouvement scénique est une discipline de l'art d'expression qui, entre autre,
entend faciliter et développer la conscience corporelle et spatiale des artistes interprètes.
Je souhaite profiter de ma compétence en cette matière, et favoriser les ponts entre ce cours de base et l'atelier d'art dramatique. Par sa pratique, une réhabilitation des sensations, de l'observation, d'une écoute de l'espace et des corps, est favorisée dans le but de vivre une meilleure qualité de présence en scène. L'abord du mouvement scénique pointe aussi la différenciation claire entre mouvement et déplacement. Ce dernier transporte notre structure inchangée, alors que le mouvement la modifie.
Cette pratique intégrée à l'atelier invite à déjouer les pièges de l'image que nous projetons sur les autres et sur nous-mêmes, et à mieux fluidifier sur scène l'expression de nos vécus.
Il ne s'agit donc pas de porter son attention sur l'esthétique, de développer un langage référencé ou même d'apprendre une « bonne » manière de bouger, mais bien de s'offrir un rendez-vous organisé et structuré avec la réalité de la présence en scène, et d'en accompagner sa transformation permanente.
Les expérimentations proposées sont multiples :
Rencontrer vraiment l'espace scénique qui nous est offert pour pouvoir s'y échauffer seul et collectivement. Y définir une hygiène de plateau qui permette d'établir rapidement une relation engagée et respectueuse avec les partenaires. Puis, apprendre à identifier les mécanicités qui nous habitent, nos habitudes expressives, et pouvoir retrouver la liberté de les laisser se modifier.
Le jeu improvisé y sera abordé en tant qu'outil indispensable à la pratique, mais ne constitue pas un objectif en soi. Aucune production particulière n'est recherchée.
La biomécanique de Meyerhold, le travail d'observation des corps dans l'espace développé par Laban, la fluidité émotionnelle recherchée par Eugenio Barba et Jerzy Grotowski ... constituent, entre autres, des sources précieuses pour cette discipline.
Sa pratique prend place dans l'échauffement d'une part, et en atelier distincts sur des objectifs ciblés. Elle offre un nouveau vocabulaire précis et non-psychologique, disponible pour le pédagogue et pour les actants dans leurs commentaires sur le jeu.
©Patrick Brüll
5 Le Texte :
Une mise en "Je" avant la mise en jeu
La pédagogie de projet est « une méthode d’enseignement dans laquelle les étudiants acquièrent des connaissances et des compétences en travaillant pendant une période prolongée pour enquêter et répondre à une question, un problème ou à un défi authentique, engageant et complexe. »
Le choix du texte de référence doit répondre aux objectifs artistiques et pédagogiques fixés par la case qu’occupe le projet dans le parcours scolaire général. Il constitue le cadre premier de ce projet, définit la source et la destination du travail artistique qu’il convoque, et justifie l’ensemble de la dynamique créative à mettre en place pour le visiter.
Bien en amont du travail de plateau, plusieurs mois avant, le texte est livré sans le commenter. Sa mémorisation doit être accomplie au premier jour du travail collectif, jour où le groupe vivra sa première traversée de l’œuvre en espace.
Ce premier exercice, perçu alors comme impossible à accomplir, livre son lot précieux d’informations capitales sur le fonctionnement du groupe, sur ceux qui le constituent et les liens qu’ils tissent entre eux et avec l’espace. Il met en exergue leur première compréhension de l’œuvre et des personnages. Il fait d’emblée entrer le travail dans l’esprit de laboratoire où s’expérimenteront, par essais-erreurs, les choix du collectif et de chacun.
Par la suite, des séances de lectures en commun ouvrent la voie à une progressive individuation du texte.
Il s’agit de d’abord clairement identifier les matériaux constitutifs de l’œuvre, d’en établir la liste la plus objective, et de tenter d’en comprendre l’organisation structurelle. Nous pourrons ensuite partager ce que ces matériaux soulèvent en chacun, accueillir nos projections, nos interprétations personnelles, mais sans jamais les imposer comme une réalité absolue. C’est sur le pont qui relie cette enquête objective et ce qu’elle soulève dans notre intimité d’artiste que s’opère cette première mise en « Je ».
Ces lectures, se font texte en main, assis dans un large cercle de chaises permettant une prise d’espace minimum. Nous nous invitons à y expérimenter l’adresse à l’autre, à y identifier la proxémique minimale pour que le texte prenne son juste sens, et à y appréhender l’articulation des pensées qui le révèlent au mieux. Une thématique se dégage et la nommer ensemble devient plus aisé. C’est aussi à travers cette mise en situation minimale que commence à se laisser apercevoir une dynamique spatiale générale et qu’apparaissent les traces laissées par le parcours du personnage. Lors de nos échanges commentés, nous plaçons au centre des débats une équation des questions fondamentales du jeu : « Qui dit quoi à qui , pour quoi et comment ? ».
Une partition apparaît peu à peu. Elle indique un chemin mécanique qui pousse, par action-réaction, chaque personnage vers les transformations qui s'opèrent.
Ainsi, avant même la mise en jeu par improvisations dans des espaces choisis, notre laboratoire s’appuie sur une connaissance textuelle objectivée, une compréhension minimale de son organisation structurelle, et sur l’impact personnel et intime que celles-ci opèrent sur chacun.
C Patrick Brüll
6 Une Dramaturgie du Vivant :
Je me transforme ou je meurs
Depuis le dix-neuvième siècle, l’éclatement progressif des anciennes règles classiques d’unité (action, temps, lieu, ton, bienséances) a ouvert un champs créatif passionnant. L’espace-temps narratif, sa chronologie, le principe d’action-réaction… sont abordés avec une liberté et une fluidité souvent renouvelées.
Lors de la représentation, et à l’instar du héros, le public est alors plongé dans une expérience plus sensorielle qu’analytique. Mais, comme dans les rêves où il semble que l’ensemble des éléments rêvés ne sont que morcellements du rêveur lui-même, le spectateur est appelé à en tisser la reconstitution narrative la plus porteuse de sens pour lui. Il cocrée ainsi l’œuvre unique que sa perception des éléments éclatés lui offre à vivre.
En réalité, cet éclatement de cadre, et les juxtapositions hétéroclites qu’il provoque, ne peuvent opérer sans une essence dramaturgique inchangée : le principe vital de transformation. Le rêveur dans sa quête, qu’il soit sur scène ou dans la sale, est appelé à se modifier. En fait, le dispositif de jeu dramatique est toujours, et quel qu’en soit sa forme, un espace-temps de transformation. Que l’on puisse, comme fréquemment au cinéma, en morceler la chronologie ou en dissoudre le fil linéaire ne change pas la nature même du récit de vie intérieur qu’abrite toute notion de personnage.
Ainsi, avant d’envisager tout autre base narrative, il me semble indispensable de proposer aux acteurices en apprentissage l’analyse puis l’expérience du principe général de transformation. Celui-ci est mis en lumière par le concept de structure du récit en A-B-C.
A toutes les échelles (œuvre, acte, scène, passage textuel, moment plus précis…) ce concept offre de conscientiser l’organisation des parcours.
Le A définit ici l’état initial d’une situation ou d’un personnage. C’est l’ensemble des données connues avant la transformation.
Le B situe le pivot. Il met en lumière le glissement d’état intérieur et l’instant précis de son impact transformateur.
Le C définit le nouvel état acquis d’une situation ou d’un personnage. Il constituera le A de l’étape suivante du parcours.
Dans la lecture de l’œuvre, mais aussi pour identifier la place et le parcours du personnage, ce concept de structure en A-B-C permet de replacer chaque élément à l’intérieur d’un processus organique du vivant dont la formule serait : « Je me transforme ou je meurs ».
©Patrick Brüll
7 La Mise en Jeu :
Un laboratoire permanent
La mise en jeu proposée procède par improvisation, par essais-erreurs. Elle concrétise l’ensemble du questionnement en cours et valide, ou non, chaque décision prise.
Elle offre à vivre et donne à partager l’œuvre choisie. C’est par cette seule pratique répétée à l’envi que l’expérience artistique existe vraiment. C’est par elle, et pour elle, que se met en place : préparations de l’espace et des corps, analyses de texte, nourritures de jeu, libérations des processus créatifs...
Le projet est de rejoindre la plus grande complicité possible avec l'œuvre. Atteindre une qualité de jeu qui permettrait à un metteur en scène potentiel d’en finaliser toute spectacularisation possible. Devenir cet artiste conscient des enjeux et des questionnements convoqués par l’œuvre, en avoir visité chaque élément constituant, en connaître la partition organique… pour se sentir potentiellement libre de répondre à toute proposition dramaturgique, à toute invitation esthétique.
Afin d’ouvrir le champ le plus large pour de futurs choix formels, nous abordons le niveau de jeu le plus basique possible. Un jeu réaliste ? Naturaliste ? Je ne sais le nommer, mais il doit pouvoir développer une sorte de mentir vrai, qui nous offre la possibilité de croire à ce que nous visitons. Ce jeu-là doit permettre la plus grande concrétisation de l’œuvre, et de soulever en nous un vécu crédible à nos propres yeux d’abord, scéniquement ensuite. Nous posons que si l’artiste vit l’expérience, sans l’expliquer ni la commenter, alors il l’exprime avec justesse. Les questions phares qui habitent le vertige de cette recherche sont « Qu’est-ce qui est en train de se passer là, maintenant ? » et « cela opère-t-il ? »
Session après session, nous nous proposons de plonger dans les situations indiquées par l’auteur, de visiter les relations qui s’y développent, d’y suivre les pas du personnage, d’y chercher les actions qui opèrent, de laisser résonner le texte en soi, de se laisser être transformé par le partenaire, par l’œuvre, par le personnage, et d’accueillir la compréhension émotionnelle qui en émerge, son impact en soi et autour de soi.
Une mise en espace vient s’inventer en direct pour favoriser les expérimentations. Ce n’est pas une mise en scène prévue ou sensée formaliser le jeu ; elle entend seulement répondre à chaque instant à la nécessité d’y vivre pleinement les relations les plus adéquates.
A la fin de la période d’atelier, le travail se poursuit en présence d’un public.
Pour l’artiste, il ne s’agit pas de reproduire le jeu, mais de poursuivre la recherche, tout en laissant résonner le travail accompli, de revisiter humblement les chemins découverts par la pratique sans cesse renouvelée de notre laboratoire de jeu.
©Patrick Brüll
01/01/2023