Michèle Bolli
Une négativité inépuisable ?
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L’âme, le corps, l’intelligence des femmes sont encore souvent colonisés par des lambeaux du rôle que le système de valeurs patriarcal leur demandait d’endosser. A ce stade du changement qui est en cours sur une vaste échelle, elles ne parviennent pas à s’en libérer entièrement. A les fréquenter, on perçoit dans leurs expressions et parfois à l’intérieur d’elles, des voix récurrentes, des formes de ritournelles négatives qui utilisent une importante part de leur énergie à des fins qui semblent inutiles et vaines… en réalité qui fut longtemps leur seule possibilité de prendre part aux échanges verbaux. Cela semblait ouvrir sur une négativité inépuisable ! Une kyrielle de plaintes qui ne s’arrête jamais donnant à la fois un écho de cet enfermement et suscitant l’urgence d’agir pour que d’autres mots, d’autres images, d’autres projets prennent forme pour elles et par elles. Mais, le doute s’insinuait aussi : ce lien entre négativité et féminité serait-il incontournable ? N’avait-il pas déjà autrefois été thématisé en certaines figures de la mythologie, grecque par exemple, telles les Erinyes, la Méduse, les Gorgones[1]. Le négatif, le mauvais, ce qui fait mal véhicule quelque chose de fascinant qui rend la déprise difficile. Dans un premier temps du moins… Jusqu’à ce qu’un peu d’espace extérieur à la situation puisse être perçu[2]. On peut également le constater dans un autre registre, celui de la religion où se donne à penser le fonctionnement du duo faute/pardon. Ce dernier émerge parfois difficilement d’une situation de culpabilité qui tend à montrer la faute comme dominant tout le réel[3]. Comment contribuer à dissoudre cette grogne permanente ?
Comment permettre que le côté positif des situations apparaisse aussi et soit lui aussi objet des paroles échangées entre femmes, et/ou avec les hommes, c’est ce qui à longtemps constitué une préoccupation majeure de la pensée critique. Comment dégager des espaces non préalablement orientés par les valeurs dominantes où leur possibilité de devenir et d’exercer leur propre créativité trouvent place ? Aucune réponse n’est évidente.
Cependant, étonnamment peut-être, il faut remarquer qu’aujourd’hui cette négativité n’est plus aussi étendue…ni comme ce le fut souvent auparavant, tournée contre elles-mêmes ou contre tel ou tel individu masculin. Elle s’en prend davantage aux systèmes qui composent un tissu social, organisés selon les normes hiérarchiques entre hommes et femmes (ce dont certains hommes sont aussi les victimes). Ce négatif, qui semblait indissoluble et incontournable, a commencé à être cerné par des voix critiques. Ses sources, tels, par exemple, l’impuissance à agir ou le statut de non personne, furent repérées[4]. Et plusieurs démarches entreprises pour modifier cette donne qui empêchait les femmes de participer à la vie sociale et culturelle, d’en être aussi les partenaires et les productrices. Des « miroirs culturels » leur firent de plus en plus prendre conscience de la situation reçue mais aussi des possibilités qui pouvaient être investies pour ajuster leur désir à leurs pratiques. Des écrivaines… [5] Des artistes… pour commencer. Puis des personnes qui s’occupaient de formation d’adultes, hommes et femmes. Des philosophes, des cinéastes, des linguistes, des psychologues et des psychanalystes aussi[6].
De nouvelles images de l’existence féminine (positives et intériorisables par beaucoup) se sont formées et ont aidé nombre de femmes à s’équilibrer. A faire mieux la part des choses entre le positif et le négatif de leur existence ou à la modifier. Ce qui a conduit à atténuer le discours de la plainte, à le remplacer par d’autres sujets de préoccupation ainsi que par une diversification des activités. Apprendre à exercer sa résilience, se permettre de changer, d’entreprendre de nouvelles choses, de se faire confiance ainsi qu’à certain .es autres êtres humains ; de constater enfin qu’une partie des hommes aussi a dû régler cet équilibre en soi et autour de soi. Du coup, avec ces derniers une autre attitude fut envisageable. Non plus la négativité paralysante ou l’attaque destructrice, mais une co-opération entre personnes différentes pour gérer ensemble l’existence, développant alors une pratique toujours à la fois critique[7] certes mais aussi constructive et même créative ! De belles réalisations en sont nées. Du coup, elles suscitèrent chez d’autres l’envie de rejoindre dans cette nouvelle modalité d’existence dans laquelle il est impératif d’être actif !
michelebolli © 2025
[1] J. Brill, La mère obscure, L’Esprit du temps, Paris, 1998, ou encore avec les mots de C. Pinkola-Estès à propos du « syndrome de la harpie, soit celle qui détruit et se détruit par le biais du dénigrement de ses propres efforts et talents et d’un dialogue intérieur particulièrement dépréciatif », Femmes qui courent avec les loups, Grasset, Paris, 1996, p. 277.
[2] A cause de cet aspect, J’ai intitulé un de mes textes concernant l’œuvre de Marguerite Duras : « L’effet Duras ou les pièges du désir », L’être humain au féminin, Shopmybook, Puurs, 2023.
[3] C’est là que fait signe par exemple le Dieu de la Bible par la voix de certains prophètes dans une phrase telle que « Si votre cœur vous accuse, Dieu est plus grand que votre cœur » signifiant ainsi un ordre de grandeur qui se constitue comme dépris de cette situation humaine, existant avec sa propre identité.
[4] Voir mon texte « Les arborescences féminines du courage d’être selon P. Tillich », Féminités en Théologie, Shopmybook.com, Puurs, 2023.
[5] . En un sens plus délétère, les empiègements des personnages de Marguerite Duras tels par exemple, ceux d’India Song ; de Savanah Bay ; du Ravissement de Lo. V. Stein. Car pour partie, c’était bien de cela qu’il s’agissait dans le rapport des hommes et des femmes : ou bien se révolter et avoir de l’espace pour être soi mais perdre son amoureux ou bien vivre en amoureuse avec un homme et lui laisser gérer la situation du couple. Ce dilemme produisit nombre d’effets cruellement paralysants comme elle le fait si bien sentir.
[6]. Luce Irigaray, Je, tu et nous, Grasset, Paris, 1990, p. 131ss, ch. « Comment créer notre beauté ?».
[7] Car il se donne au sein de systèmes encore orientés par les valeurs patriarcales. Et nul de les dominent vraiment.