Gueshé Yönten Gyamtso
Gueshé Yönten Gyamtso est un très grand lama tibétain. Il est né en 1933. A sept ans, il est entré au monastère. Il est devenu moine et a poursuivi parallèlement des études extrêmement poussées, très brillantes, en philosophie bouddhiste. Ce sont les études les plus poussées que l’on puisse suivre en ce domaine, et il a obtenu le titre de Gueshé, un titre que peu de personnes portent. Tout cela jusqu’en 1959, date à laquelle son pays, le Tibet, a été envahi par la Chine. En 1959, il a été arrêté, conduit dans des camps chinois où il a vécu pendant vingt ans des épreuves très difficiles. Au bout de vingt ans, il a été libéré de ces camps et il s'est rendu dans un monastère à l’Est du Tibet dans l’Amdo, et cela jusqu’en 1990, date à laquelle le Vénérable Dagpo Rimpoché lui a demandé de venir enseigner en Inde, car il est le détenteur d’une lignée de maître à disciple extrêmement rare et qui était en voie de disparition, une lignée donc qui remonte à un maître contemporain du Cinquième Dalaï Lama : Jamyang Shepa. Depuis 1995, il réside en Inde du Sud dans le monastère de Drépoung Gomang qui est l’un des monastères bouddhistes les plus importants du monde actuel.
______
Amour et compassion
Invité : Guéshé Yonten Gyamtso
Entretien pour Sagesses Bouddhistes, retranscris et publié le dimanche 1er octobre 2006, sur le site de UBF, par Marie-Stella Boussemart
C.B. : Nous sommes très heureux d’accueillir aujourd’hui un très grand lama tibétain de la tradition Gelugpa. Il s’agit de Gueshé Yonten Gyatso, qui nous parlera de l’amour et de la compassion dans le bouddhisme - des qualités de cœur qui font trop souvent défaut dans le monde actuel - un sujet qu’il connaît bien puisque, malgré vingt années passées dans les camps chinois, ce grand érudit et pratiquant est toujours demeuré attentif à développer ces qualités et à ne pas éprouver de la haine pour ses geôliers. C’est dire combien son enseignement en la matière est précieux.
Gueshé Yonten Gyatso, bonjour. Je vais vous présenter un peu rapidement, je vous prie de m’en excuser par avance. Vous êtes né en 1933. A sept ans, vous êtes entré au monastère pour devenir moine. Vous êtes devenu moine et vous avez poursuivi parallèlement des études extrêmement poussées, très brillantes, en philosophie bouddhiste. Ce sont les études les plus poussées que l’on puisse suivre en ce domaine, et vous avez obtenu le titre de Gueshé qui est un titre très honorifique et que peu de personnes portent. Tout cela jusqu’en 1959, date à laquelle votre pays, le Tibet, a été envahi par la Chine. En 1959, vous avez été arrêté, conduit dans des camps chinois où vous avez vécu pendant vingt ans des épreuves très difficiles évidemment, on peut le comprendre. Par ailleurs, au bout de vingt ans, vous avez été libéré de ces camps et vous vous êtes rendu dans un monastère à l’Est du Tibet dans l’Amdo, et cela jusqu’en 1990, date à laquelle Dagpo Rimpoché vous a demandé de venir enseigner en Inde, car vous êtes le détenteur d’une lignée de maître à disciple extrêmement rare et qui était en voie de disparition, une lignée donc qui remonte à un maître contemporain du Cinquième Dalaï Lama : Jamyang Shepa Et depuis 1995, vous résidez en Inde du Sud dans le monastère de Drépoung Gomang qui est l’un des monastères bouddhistes les plus importants du monde actuel.
Si vous voulez bien Gueshéla, on va commencer par définir ce qu’est l’amour au sens bouddhique du terme et non au sens habituel avec toutes ses notions d’attachement.
G.Y.G. : Dans le bouddhisme, il y a deux qualités qui sont considérées comme vraiment fondamentales et qu’on présente habituellement de pair, ce sont l’amour et la compassion. Dans les deux cas, cela va prendre en compte les êtres, les êtres qui sont actuellement exposés à la souffrance et qui sont donc privés du bonheur auquel pourtant ils aspirent d’une manière tout à fait légitime. Et pour nous, l’amour se définit comme étant l’attitude mentale au travers de laquelle , se rendant compte que ces êtres sont actuellement dépourvus du bonheur qu’ils voudraient avoir, on souhaite qu’ils puissent enfin être heureux et on développe également l’envie d’agir pour pouvoir les mener au bonheur. Par rapport à cela, la compassion est en quelque sorte l’autre facette, c’est-à-dire que l’on prend à cœur les souffrances que subissent les autres êtres et on se dit que ce serait tellement mieux si les autres êtres n’avaient pas ainsi à souffrir et de là également le souhait, voire la volonté de pouvoir agir de manière à pouvoir les libérer de la souffrance mais d’une manière très naturelle. En général, n’importe qui peut éprouver de l’amour, de la compassion pour quelques êtres en particulier, notamment ses proches, les membres de sa famille, mais dans le bouddhisme, on essaye d’aller plus loin.
Et quand on parle de développer ces qualités d’amour et de compassion, il est sous entendu alors de ne plus limiter de telles qualités au cercle des proches, mais d’essayer d’englober tous les êtres sans exception.
C.B. : Gueshéla, est ce que vous pouvez expliquer, à nous Occidentaux qui ne comprenons pas souvent très bien ce genre de nuance, ce qu’est l’amour sans attachement ?
G.Y.G. : Très souvent il y a des mélanges et il n’est pas toujours si simple de pouvoir distinguer l’amour d’un côté et l’attachement de l’autre. La définition, on pourrait dire presque la théorie, c’est que, quand il s’agit d’amour, c’est qu’on se rend compte que l’autre personne ou les autres personnes ne peuvent pas expérimenter le bonheur auquel elles aspirent et l’amour consiste à vouloir le bonheur d’autrui. De même que la compassion consiste à souhaiter qu’autrui n’ait plus à souffrir. En revanche quand on s’aperçoit que, ce que l’on recherche c’est, non pas tellement le bonheur de l’autre, mais plutôt son propre bien être, son propre plaisir, même s’il peut y avoir une part d’amour et de compassion dans la relation qu’on a avec l’autre, là on peut être également sûr qu’il y a une part d’attachement. Dès lors que cette recherche de bonheur personnel, de plaisir personnel est présente, c’est qu’il y a apparition de l’attachement. Mais si on arrive à cultiver amour et compassion, non plus vis-à-vis d’une ou deux personnes ou même d’un groupe d’êtres pris en particulier, mais vis-à-vis de tous les êtres sans exception, il n’y a plus aucun danger d’attachement.
C.B. : Vous êtes pour nous, Gueshéla, un témoin exceptionnel de la profondeur des enseignements et une personne qui montre qu’il est possible de pratiquer quelles que soient les circonstances. Je rappelle que vous avez vécu pendant vingt ans dans des camps chinois, en subissant de grandes épreuves, d’où des difficultés a priori pour pratiquer, mais vous, vous n’avez jamais été empêché de cela et vous avez toujours développer de l’amour et de la compassion pour vos geôliers. Alors qu’est ce qui vous a motivé ? Qu’est ce qui a fait que vous avez eu le courage de continuer à pratiquer ainsi, quelles que soient les circonstances particulièrement difficiles ?
G.Y.G. : Pour être tout à fait franc avec vous, au tout début, lorsque les Chinois sont arrivés dans mon pays et que les difficultés ont commencé, j’ai quand même éprouvé une certaine appréhension, quelques peurs. Et puis, j’ai été interrogé et on nous demandait où étaient nos armes, où étaient nos fusils. On nous parlait de Sa Sainteté le Dalaï-Lama comme étant un véritable ennemi, nous le décrivant sous des traits véritablement horribles. Et ça m’a donné à réfléchir.
Je me suis dit qu’au fond ce qui m’arrivait là, c’était sans aucun doute le résultat de mes propres karmas, que j’étais en train de récolter le fruit d’actes négatifs que j’avais moi-même dû commettre dans le passé et qu’au fond les personnes, qui étaient en face de moi, ne pouvaient pas grand-chose à la situation dans laquelle nous nous trouvions tous, et eux et moi. D’une part, vu l’énormité des questions qu’ils me posaient et des accusations qu’ils portaient vis-à-vis de personnes que moi je connaissais, j’ai compris que ces personnes étaient complètement sous l’emprise de l’ignorance, qu’elles ne savaient vraiment pas de quoi elles parlaient.
Et d’autre part, je me suis également rendu compte qu’en fait j’avais à faire à des exécutants, à des personnes qui faisaient ce travail pour vivre, ils avaient besoin de manger comme moi-même j’avais besoin de manger. Ils n’avaient pas décidé de la nature de leur travail, il fallait bien qu’ils vivent et fassent vivre leur famille. On leur avait donné des ordres, ils ne pouvaient pas faire autrement qu’obéir aux ordres. Ils n’avaient pas décidé de leur action. Donc quand j’ai vu qu’au fond ils étaient sous l’emprise de l’ignorance et que, pour eux, c’était leur activité professionnelle et qu’ils ne faisaient qu’exécuter des ordres qui venaient du sommet, j’ai fini par éprouver une certaine forme de pitié, de compassion à leur égard et, du coup, ça m’a permis également de me montrer beaucoup plus patient, de devenir beaucoup plus résistant vis à vis de tout ce qu’ils me disaient.
C.B. : Est-ce qu’il y a des moments, Gueshéla, où vous avez douté de la force des enseignements et à ce moment-là, en cas de doute, que peut-on faire et que conseillez-vous aux personnes qui peuvent douter dans la vie de tous les jours ?
G.Y.G. : A mon avis, pour qui a vraiment bien étudié et qui a déjà compris au moins un peu les enseignements du Bouddha, quand on se retrouve dans des situations extrêmement pénibles, extrêmement dures, non seulement cela ne risque plus de faire perdre la foi, mais au contraire ça ne vient que la renforcer. Je vais m’expliquer quand même un peu :
Qu’a dit le Bouddha, sinon que ce qui nous arrive, ça n’est jamais que le résultat de ce que nous-mêmes nous avons fait dans le passé ? Autrement dit, si, autrefois, nous avons commis beaucoup d’actes négatifs, non vertueux, comme nous dirions, il s’ensuit qu’ultérieurement nous avons à expérimenter les résultats de problèmes, sous forme de souffrance. En revanche, si nous avons pris soin dans le passé d’accomplir beaucoup d’actes bénéfiques, d’actes positifs, nous pouvons ultérieurement en récolter les fruits extrêmement agréables sous forme de bonheur. Jamais le Bouddha n’aurait dit que ce qui nous arrive serait une création de lui-même. Il n’a pas dit que notre souffrance et notre bonheur dépendaient de lui et de sa volonté. Il a dit que c’était en tout et pour tout le résultat de ce que nous-mêmes nous avions fait. Et lorsqu’on se retrouve soi-même en difficulté, comme ça a pu être mon cas, c’est l’occasion de se dire que c’est là maintenant l’application pratique de ce que l’on avait étudié auparavant en théorie.
Mais d’un autre côté, même si, sur le moment, on est effectivement en train de souffrir et qu’on se dit : « Voilà, c’est maintenant la maturation de mes actes mauvais du passé », les enseignements du Bouddha insufflent beaucoup d’espoir et beaucoup de courage, parce qu’il a dit également que, du moment qu’on agit bien, ultérieurement, cela permet de récolter le bonheur. Et donc, même dans les moments les plus difficiles, j’ai continué à me dire : « Je suis l’artisan de ce qui m’arrive maintenant. Je suis également l’artisan de ce qui va m’arriver plus tard. Donc maintenant, j’ai en main tous les atouts pour que, plus tard, je n’aie plus à souffrir, mais qu’au contraire je puisse être heureux. Cela ne dépend que de moi. A moi d’agir maintenant correctement, de me prendre en main, d’essayer de produire les causes de bonheur futur. Et cela ne dépend pas du Bouddha, cela ne dépend de personne d’autre. Cela dépend uniquement de moi-même et de ce que je vais faire maintenant.
C.B. : Gueshéla, est ce que vous pouvez conseiller aux personnes qui vous regardent aujourd’hui, quelque chose à faire ou à pratiquer ou une pensée à avoir tous les jours et qui puisse les aider à mieux vivre ?
G.Y.G. : Partant de la constatation qu’au fond tous les êtres sont sur un plan de totale égalité, en ce sens que n’importe quel être n’a qu’une envie, c’est d’être heureux et de ne pas avoir à souffrir, il me semble que l’idéal, ce serait que, dans toutes nos activités de la vie quotidienne ou autre, nous ayons toujours présent à l’esprit d’essayer d’accomplir un acte, une œuvre qui soit bénéfique pour tous. Et ce, quelle que soit l’activité que nous serions en train d’entreprendre, c’est-à-dire c’est vrai évidemment sur le plan religieux, mais même dans le monde tout à fait ordinaire.
Par exemple en ce qui concerne nos activités professionnelles, que nous soyons un scientifique ou un éducateur, quelles que soient nos activités, je pense que si nous nous rendons compte que les êtres ont finalement les mêmes besoins, les mêmes aspirations que nous, et que du coup, nous orientons ce que nous faisons de manière à ce que ça puisse être utile et bénéfique à tous, je crois que ça ne pourrait entraîner que des résultats excellents et pour les autres et pour nous-mêmes et, en tous cas, à titre personnel, je suis persuadé que c’est de cette manière que nous pourrions être enfin beaucoup plus heureux.
C.B. : Gueshéla, merci beaucoup.