Raoul Hellebout : mes 2 séjours en Indochine

Mise en page par Roger LOUIS

Qui n'a pas rêvé d'un voyage dans le Sud Est Asiatique ? La Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam sont maintenant à la portée de tous. Ce rêve-là je l'ai fait en 1946 et réalisé dans des conditions qui sont loin d'être aussi idylliques que maintenant.

Le félix Roussel en mer



Embarqué sur le Félix Roussel, nous avons fait le voyage à fond de cale, le dortoir : un alignement de couchettes superposées par quatre, de 3 à 400 militaires par cale. Nous avions accès au pont inférieur avant, ce qui nous permettait de respirer un peu d'air pur. Le voyage qui durait environ 24 jours nous a fait longer les côtes d'Italie, traverser le détroit de Messine, admirer au passage le Stromboli couronné d'un nuage de fumée. Nous avons fait escale à Port-Saïd, c'était déjà le dépaysement complet, dernier port sur la Méditerranée avant le franchissement du canal de Suez. Il y régnait une température à laquelle nous n'étions pas habitués. Escale à Djibouti, port sur la Mer Rouge où nous avons pu mettre pied à terre. Température élevée, peu de végétation, nous avions vraiment l'impression d'être aux portes du désert. Ensuite après la traversée de l'Océan Indien dans des conditions météo peu enviables, creux de cinq à six mètres, écoutilles fermées et portes étanches verrouillées pendant la durée du gros temps, je ne vous dis pas l'odeur qui régnait dans le dortoir. Nous avons fait une dernière escale à Colombo avant notre destination finale : Saïgon. Au cours du voyage certaines amitiés se sont liées, amitiés éphémères puisqu'à Saïgon nous serions dispersés dans toute la Cochinchine. Déjà nous nous posions des questions sur notre avenir, où serions nous affectés ? Les raisonnements étaient différents suivant que nous étions volontaires ou pas, que nous étions mariés ou pas. Les séjours étant au minimum de vingt-quatre mois, sans espoir de permission, c'était d'autant plus dur pour les militaires mariés qui ne verraient pas grandir leurs enfants. J'ai commencé à reprendre contact avec la réalité pendant la remontée de la rivière de Saïgon qui n'est autre qu'une branche du delta du Mékong. Bordée de palétuviers avec de temps à autre un bouquet de cocotiers abritant un petit village de pêcheurs, c'était une première image de ce qui nous attendait.

Séjour au Cambodge

Affecté au 1° R M C (Régiment de marche du Cambodge)* j'ai rejoint Gia Dinh, proche de Saïgon dans l'attente d'un convoi. Ces quelques jours d'attente m'ont permis de visiter la ville et sa banlieue proche, notamment Cholons, le quartier chinois. Il faut voir Saïgon, car elle ne peut être imaginée au travers des récits ou des documentaires. Elle n'est comparable à aucune ville française. C'est une ville qui ne dort jamais, sillonnée jour et nuit par les pousse- pousse, les cyclos et les boites d'allumettes (petites voitures tirées par de petits chevaux) où s'empilent sept à huit personnes. Ville où pouvez au bord de la rue vous nourrir d'une soupe chinoise, d'un poulet rôti ou vous désaltérer d'une noix de coco. Ce qui était le plus difficile à supporter, c'était la chaleur humide qui nous enveloppait en permanence accompagnée la nuit par le bourdonnement incessant des moustiques. Dormir sans moustiquaire était une gageure.

La semaine suivant mon arrivée en Indochine, je rejoignis mon affectation à Kompong Thom via Phnom Penh. La compagnie commandée par le capitaine Tesseire était essentiellement composée de Cambodgiens, nous étions une dizaine de Français dispersés dans les différentes sections. Première difficulté, s'intégrer dans une section où la majorité des soldats ne connaissait pas notre langue à part quelques mots correspondant aux ordres militaires. Deuxième difficulté : s'adapter à la nourriture, car si dans ce poste, nous pouvions cuire du pain de manière raisonnable pour le petit déjeuner, les repas étaient essentiellement constitués de riz et de légumes locaux.

Notre camp situé sur les rives de la rivière Stung Sen gardait le pont franchissant celle-ci et défendait la route reliant Kompong Cham à Siem Réap. Cette route très importante passant au nord du Tonlé Sap était fréquemment l'objet de coupures et de poses de mines de fabrication locale. Les Khmers Isaras qui sont devenus par la suite les fameux Khmers rouges de sinistre réputation se contentaient alors de tirs sporadiques sur les convois et de poses d'engins explosifs.

Après quelques jours passés au camp pour permettre l'intégration des nouveaux arrivants, nous avons commencé à participer à la vie de la compagnie : les gardes de nuit, les patrouilles, les embuscades. Pour la sécurisation de son secteur, notre Commandant de Compagnie n'avait qu'un credo : occuper le terrain, sorties incessantes, visites de villages, contacts avec la population.

C'est ainsi que petit à petit, j'ai appris à connaître les Cambodgiens que je commandais. Si certains de ceux-ci nous avaient rejoints pour la sécurité alimentaire, la majorité, de caractère aventureux avaient le goût des armes et le sens du devoir. Nous avions d'excellents rapports avec la population, facilités par le fait que nous étions un régiment de Cambodgiens et que par ailleurs nous avions une action sanitaire vis-à-vis d'eux.

Avant que ne s'achève la saison sèche, le bataillon fit mouvement sur Kralanh et notre compagnie affectée à la défense du secteur de Samrong, Chong Kal, pas très loin de la frontière du Siam ( aujourd'hui Thaïlande) Quatre accrochages entre Kralanh et Chong Kal m'ont permis d'apprécier la réactivité des Cambodgiens et rassuré sur la suite des opérations. Un blessé léger repartira avec le convoi.

Samerong était un gros village où était installé l'équivalent d'une sous préfecture dirigée par un Cheveysrok. Notre camp installé à l'écart à 5 ou 600 mètres du village était entouré de rizières, la forêt commençant à environ 1 Km. Pour nous tester, dès la première nuit après le départ du convoi qui nous avait amené, le poste fut attaqué. Fidèle à ses principes le capitaine fit sortir une section qui mena une contre-attaque. L'ennemi n'insista pas et la fin de la nuit se passa sans autre incident. Ils continuèrent à nous harceler les nuits suivantes par des tirs de mortiers et d'armes automatiques. Étant poursuivis à chaque fois par une de nos sections, ils espacèrent leurs actions et finirent par abandonner cette stratégie. La meilleure défense étant l'attaque, il y avait tous les jours une ou deux sections dehors, en patrouille ou en embuscade. Nous ratissions large, quelques fois à plus de 50 kms de notre poste, restant plusieurs jours sans rentrer au camp, dormant dans des villages ou dans la nature.

La vie au camp n'était pas de tout repos, il fallait en permanence entretenir les défenses. Nous n'avions pas de fil de fer barbelé, celui ci était remplacé par des haies de bambous épointés, durcis à la flamme et entrecroisés sur une hauteur de 1 mètre 50. Les murettes et les blockhaus faits de bambous tressés étaient remplis de terre. Entre les cours d'instruction, les séances de tir aux fusils, fusils mitrailleurs et mortiers, la journée était bien remplie. Les Européens du camp (nous étions 8) se partageaient la nuit entre relève et surveillance des sentinelles, vacations radio.

Vers fin mars, début avril commença la saison des pluies ; journellement nous recevions une averse d'une rare intensité, les rizières débordaient, les pistes disparaissaient sous l'eau, rendant les déplacements de plus en plus difficiles. Nous savions que pendant toute cette saison nous n'aurions plus de liaison terrestre ou aérienne avec notre PC (le petit terrain d'aviation tout juste bon à recevoir un Morane Saulnier), que nos blessés seraient évacués à pied par porteurs sur plus de 60 kms. Nous devions faire avec le ravitaillement d'intendance que nous avions amené avec nous. Pour le reste nous achetions viande et légumes au village.

Ce n'est pas pour autant que nous avons arrêté de sortir, nous devions occuper le terrain, visiter les villages à l'improviste, il fallait que l'ennemi ne se sente en sécurité nulle part. C'est au cours d'un accrochage à la frontière lors de la réoccupation du village de Koumréam que j'obtins ma première citation.

Photo du net


L'année suivante, la compagnie fit mouvement sur le secteur de Prey Veng, au sud-est de Phnom Penh et les sections furent affectées dans des postes distants d'une trentaine de kms les uns des autres. Je pris avec ma section le commandement de celui de Kompong Popil.

Faisant miens les principes de mon ancien commandant de Compagnie, nous arpentions sans arrêt notre secteur, visitant les villages, arraisonnant les jonques et autres sampans circulant sur le fleuve, toujours en quête de renseignements. Mon action fut payante, j'obtins de nombreux ralliements et de précieux renseignements qui ont permis d'accrocher la bande A YI qui rançonnait les villages du secteur et de libérer le village de Barong. C'est à ce moment que je fus cité pour la seconde fois.

2ème séjour

Volontaire pour un second séjour, je rejoignis Saïgon par avion, 3 jours au lieu de 24 par bateau, c'était appréciable. A mon arrivée à Tan Sonut, j'ai eu un peu l'impression de rentrer chez moi. Mais mon affectation à l'EM justice militaire me déçut. Il me fallut travailler un an dans cette affectation avant de retrouver une place dans une unité combattante.

Je finis par rejoindre la 923° CISM (Compagnie d'Intervention de Supplétifs Militaires). Dans un premier temps notre Compagnie assurait la protection des Plantations des Terres Rouges, vaste domaine de plantations de caoutchouc dont les ouvriers chinois étaient d'anciens soldats de l'armée de Tchang Kai-Chek, plus ou moins gangrenés par la propagande Vietminh. Après 3 mois passés dans ces plantations, nous rejoignîmes Mimot pas très loin de la frontière du Vietnam. Alors, reprenant en main nos supplétifs qui s'étaient un peu démobilisés pendant notre séjour dans les plantations, nous recommençâmes les patrouilles, les embuscades, les liaisons avec les postes voisins. Des coups de main sur des camps rebelles à Spean et dans les environs de Prey Salou me valurent ma troisième citation. Ceci est bien sûr, un raccourci de mon parcours en Indochine, je veux surtout, à travers ce récit, vous faire partager celui de mes compagnons d'Armes qui ont lutté à mes côtés. La guerre dans mon secteur n'avait rien de comparable avec les combats meurtriers du Tonkin : comme la retraite de Cao Bang, la RC 4 ou Dien Bien Phu, mais nous avons fait le maximum dans la mesure de nos moyens.

Je voudrais que vous ayez une pensée sur les longues files de prisonniers français et cambodgiens après la chute Dien Bien Phu rejoignant à pied les camps lointains d'internement, portant leurs blessés. Combien ne sont pas arrivés à destination, mourant en cours de route de paludisme, de dysenterie amibienne ou tout simplement de malnutrition ou de leurs blessures.

Je n'ai pas voulu entrer dans le détail de nos actions, ni parler de nos morts et de nos blessés au cours d'opérations, (de nombreux livres ont relaté ces faits) mais je garde dans mon esprit et dans mon cœur le souvenir de ces soldats. Le nom de la plupart d'entre eux est gravé dans la pierre au Mémorial des Troupes d'Indochine à Fréjus, pour d'autres, morts anonymes, ils restent à jamais vivants dans le souvenir des Anciens d'Indochine.

Il ne faut pas oublier non plus les chefs de villages et la population qui nous avaient accordé leur confiance, certains d'entre eux ont été assassinés pour cela.

C'était une guerre dure, éprouvante physiquement et moralement, mal comprise par une partie des français. Les soldats cambodgiens qui combattaient à nos cotés avaient les mêmes problèmes, car certains avaient de la famille dans le camp ennemi.

Je conclurai donc, en vous disant seulement ceci :

Souvenez vous !

* 1er régiment de marche du Cambodge crée le 16 septembre 1946, devient le Régiment Mixte du Cambodge le 1er février 1947 et est dissous le 31 mars 1949. Les trois Bataillons subsistent et forment corps. Création du Régiment du Cambodge le 7 novembre 1953 qui est dissous le 15 juin 1954.

Mort d'un Ami

C'était une patrouille on ne peut plus banale

Marcher sur des diguettes, traverser un canal

Visiter un village que nous pensions ami

Occuper le terrain perdu pour l’ennemi

Partis de très bonne heure on progresse lentement

Les pluies de la mousson rendent le sol glissant

Les voltigeurs de pointe scrutent les environs

La lune qui est cachée limite notre horizon.

Le groupe de mon Ami se trouvait en avant

Jeune sergent de vingt ans, il était plein d'allant

Encourageant ses hommes tout en les surveillant

Il avait du métier, n'était pas débutant

La rafale qui éclate en brisant le silence

Met la patrouille en cause en stoppant son avance

La riposte est rapide et vraiment efficace

Les Kmers rouges décrochent et nous perdons leurs traces

Un seul blessé chez nous et c'était le sergent

Rattrapé par la poisse d'être souvent devant

L'état de sa blessure me laissait peu d'espoir

Et j'ai lu dans ses yeux qu'il devait le savoir

Le soleil s'est levé dans le petit matin

Et les premiers rayons ont scellé son destin

Ses yeux se sont fermés, il a lâché ma main

Sans un mot, sans un cri est parti mon copain

Croix de guerre des TOE avec étoile d'argent

Sera le souvenir laissé à ses parents

A Marseille son cercueil est déchargé de nuit

Aux ouvriers du port, faut pas causer d'ennui

Les années sont passées tout en créant l'oubli

Plus de parent ou ami se souviennent de lui

Au village son nom est gravé dans la pierre

Où les mauvaises herbes abondent au cimetière

Il ne reste que vous, les Anciens Combattants

Qui puissiez honorer au pied du Monument

Ces soldats qui sont morts en faisant leur devoir

Et nous leur devons bien ce Devoir de Mémoire

Revin février 2015

R Hellebout