Par ROLAND NIAUX
Extraits des Mémoires de la Société Eduenne,
Tome LIV, Fascicule 4, 1984, p. 263-278
II faut encore considérer que César déclare la bataille engagée depuis la "septième heure", soit environ 13 heures. C'est une heure à laquelle l'armée romaine en campagne a terminé son étape de la journée. L'après-midi était normalement consacrée à l'édification du camp, à la recherche du fourrage et du ravitaillement, à la réparation et à l'entretien des armes et du matériel. Admettons que le harcèlement de la cavalerie helvète ait contrarié la marche des légions et qu'un certain temps ait été nécessaire pour se déployer en ordre de bataille sur le flanc d'une colline. Il n'en reste pas moins que partie au lever du jour (et nous sommes aux environs du solstice d'été), l'armée romaine avait bien dû marcher une bonne quinzaine de kilomètres avant de livrer bataille. C'est donc dans une zone située entre 10 et 12 km de Bibracte qu'il faut situer la bataille. Il faut y trouver une colline importante, sur les flancs de laquelle puissent se disposer quatre légions (24.000 hommes) et au sommet de laquelle on puisse placer deux autres légions, les auxiliaires et les bagages. Il n'existe qu'un site répondant à ces exigences, c'est le Mont-Dône, situé à 11 km de Bibracte. La voie antique passe à son pied. Il existe sur son pourtour des vestiges de fossés et de remparts que rien, semble-t-il, ne permet de dater avec certitude.
C'est en approchant du Mont-Dône, venant du Sud, que les Romains, harcelés par des éléments de cavalerie helvète apprennent par leurs guides et leurs éclaireurs que le gros des forces ennemies arrive à leur rencontre, venant de l'Ouest, soit par la Chaise, soit par la Planche. Il ne reste aux Romains qu'une issue : devancer l'ennemi, et, en étant plus rapide, occuper le Mont-Dône, d'où l'on surveille et domine toute la région. Les Helvètes sont ainsi amenés à attaquer les légions par le Sud. Lors de leur repli, ils occuperont la colline située à mille pas au Sud de Dône, la montagne de la Chaise. C'est ainsi qu'en attaquant à leur tour cette montagne, les Romains, avançant du Nord au Sud, se verront attaqués eux-mêmes sur leur flanc droit par l'arrière-garde helvète qui, entre temps, a installé ses chariots sans doute à l'Ouest de la Planche.
Ainsi, l'hypothèse de l'arrivée des adversaires par la route du Sud, le camp romain établi vers Toulon et celui des Helvètes dans la région de Montmort, la bataille livrée au pied du Mont-Dône, forme un ensemble cohérent. Le tracé des routes, les accidents du terrain correspondent au récit de César. Il ne manque que le principal pour emporter notre conviction, c'est la trace matérielle des combats. En effet, il est difficilement admissible que l'on ne puisse trouver trace, même au bout de vingt siècles, de combats ayant mis aux prises une centaine de milliers de combattants. Nous n'irons pas jusqu'à penser qu'il y a eu combat entre 60.000 Romains et 360.000 Helvètes ; il n'existe pas, à cette époque, de possibilité matérielle pour faire agir en un seul lieu 400.000 personnes en une action coordonnée. Mais si César est demeuré sur place pendant trois jours pour soigner les blessés et enterrer les morts, ceux-ci durent être nombreux. Dix pour cent des pertes pour l'ensemble des combattants ne paraît pas une estimation exagérée. L'on pourrait ainsi compter une dizaine de milliers de morts. Sur le champ de bataille, sur le campement helvète, ont dû demeurer quantités d'armes, pièces d'équipements, véhicules détruits, bagages brûlés, ustensiles divers et cadavres d'animaux. On devrait retrouver, et on a dû remarquer dans les temps passés, à l'occasion de labours ou de défrichements, une abondance de ferraille sur l'emplacement des combats.
Dix mille cadavres enterrés ne l'ont sans doute été, mis à part les chefs, qu'en sépultures collectives, grandes fosses recouvertes de terre et de pierres. Elles devraient se révéler sous forme de tertres. Si ces tertres ont été ouverts, on a bien dû remarquer la présence d'ossements. Il doit en demeurer souvenir dans la conscience collective, sous forme de légendes ou de superstitions, et vraisemblablement dans la toponymie.
Nous n'avons rien découvert en ce sens. Des recherches plus poussées seraient nécessaires. Les indices, bien faibles, du nom de Mont-mort et des fossés d'Armecy, dont on ne sait plus exactement l'emplacement, ne peuvent forcer la décision, d'autant plus qu'il paraît difficile, nous l'avons vu, de placer aussi loin de Bibracte une bataille qui a dû être beaucoup plus proche.
Dans le cadre de cette hypothèse, il faut citer une étude récente, très détaillée et documentée, de M. Ch. Pommeau, publiée en 1981 (7). Sans aller jusqu'au Mont-Dône, il examine avec soin tout le réseau routier ancien, de la région Nord et Nord-Ouest de Toulon et diverses possibilités d'évolution des troupes en présence.
Examinons maintenant la seconde hypothèse, selon laquelle le camp de César se situerait dans la vallée du Mesvrin, aux alentours de Marmagne, à 27 km de Bibracte.
Cette hypothèse a été avancée par M. Raymond Schmittlein (8). Cet auteur voit les légions romaines arriver par un itinéraire Maçon, Chalon, Couches, St-Firmin, Marmagne. Le camp helvète se trouverait dans la même vallée du Mesvrin, un peu plus loin vers l'Ouest, entre Mesvres et Broyé. Au matin de la bataille, les Helvètes lèvent le camp et continuent leur route dans la vallée, suivant l'axe Est-Ouest contournant Bibracte par le Sud, ce qui va les conduire à Etang, Bourgogne, Thil (au pied du Mont-Dône), Avrée, Fours, Decize.
Les Romains les suivent jusqu'aux abords d'Etang, et là, tendent directement sur Bibracte, par La Perrière.
Les Helvètes, constatant bientôt qu'ils ne sont plus suivis, font demi-tour pour livrer combat. Ici, il n'est pas question, comme dans la première hypothèse, de prendre un chemin de traverse pour couper la route aux légions. Les directions prises à Etang par les deux adversaires étant très divergentes, les Helvètes ne peuvent que réaliser un réel et complet demi-tour, ce qui va évidemment ralentir leur manœuvre. Aussi, Schmittlein estime qu'à l'approche du combat, César a effectué son étape de la journée et a choisi d'établir son camp sous la protection du " Point du Jour " et de l'Etang de Poisson. Il établit donc ses légions sur les pentes du "Point du Jour" et ses réserves et bagages au sommet. Ce choix s'impose. Il suffit pour le constater d'emprunter la vieille route passant au pied de la butte de La Perrière. De là, on peut voir toute la plaine de l'Arroux, à l'horizon l'énorme massif du Beuvray, et à mi-chemin, dans le même axe, le cône formé par la colline du "Point du Jour".
Les Helvètes, arrivant du Sud-Ouest par la voie antique se dirigeant vers la région autunoise, font face à gauche entre la Place et le Beau et attaquent les légions en direction du Nord-Ouest. Après ce premier choc, les Helvètes se replient sur une colline située environ à mille pas. Ce peut être la Boulaie, au Sud, entre la Place et l'Etang de Poisson, ou le Buet à l'Est et éventuellement la Buchena. Lorsque les Romains tentent de les en déloger, l'arrière-garde helvète arrive à son tour sur le champ de bataille et attaque le flanc droit des légionnaires. Schmittlein ne parle pas du camp helvète, mais on l'imagine normalement à la Comelle ou à Huspoil.
Cette seconde hypothèse est très bien construite. Son seul point fragile est l'emplacement choisi par César du "Point du Jour". Nous avons dit qu'il s'imposait geographiquement. Toutefois, il paraît bien difficile d'aligner 20.000 hommes en bataille sur ses pentes, et encore plus difficile d'en mettre autant, avec bagages sur son sommet, lequel est de très petites dimensions.
Pour le surplus, nous n'avons trouvé, là non plus, aucune trace de bataille. Par contre, la toponymie est un peu plus évocatrice. Il existe, à moins d'un kilomètre au Sud-Est du Point du Jour, un "Mont de Fer". Comme il ne paraît pas avoir existé d'exploitation minière ou métallurgique en ces lieux, peut-être serions-nous en présence des vestiges du combat ? Un peu plus loin, le long de la voie gallo-romaine, nous rencontrons, entre Beau et les Quatre-Vents, une terre dite "Champ Mort". Il n'y a jamais eu de cimetière en ce lieu et il n'y existe aucune trace de tertres, mais n'y aurait-on pas trouvé jadis de nombreux ossements ? Enfin, à moins d'un kilomètre au nord de ce point, près de la Chassagne, un amas de roches sur une vaste butte porte le nom de "Tombeau du Gaulois".
Ces trois indices sont probablement demeurés ignorés de Schmittlein. Il n'en fait pas état. S'il les avait connus, il en aurait certainement tiré argument à l'appui de sa thèse.
Voyons enfin la troisième hypothèse. Les Helvètes, et César à leur suite, après avoir remonté la Saône jusque dans la région chalonnaise, se dirigent vers l'Ouest, en direction de Bibracte, par la voie la meilleure et la plus courte, qui deviendra ultérieurement, dans son tronçon Chalon-Autun, la voie d'Agrippa. Il est assez surprenant que cette hypothèse n'ait jamais été sérieusement envisagée, car à partir du moment où l'on admet que les belligérants arrivent aux alentours de Chalon, cette solution s'impose avec évidence. Pourquoi imaginer comme R. Schmittlein, de faire obliquer les parties en cause à hauteur de Couches, pour se diriger alors sur Saint-Firmin et Marmagne ? C'est alourdir inutilement le trajet, en choisissant une voie très secondaire. L'hypothèse de la station finale dans la vallée du Mesvrin, par ailleurs très séduisante, est beaucoup plus cohérente en admettant qu'on y aboutisse en venant de la vallée de la Saône, soit par St-Gengoux-Le Puley-Montchanin, soit par le Clunysois et Mont-Saint-Vincent.
Revenons à notre troisième hypothèse : César installe son camp à l'extrémité du plateau, sur le territoire actuel de la commune d'Auxy, au-dessus des gorges qui plongent vers la plaine de l'Arroux. Il est alors à 27 km de Bibracte. Il faut noter qu'il demeure à Auxy des traces d'un vaste camp romain (9). Les Helvètes, eux, sont au pied de ces mêmes gorges, probablement sur la colline où est bâtie maintenant la ville d'Autun.
Au matin, les Helvètes lèvent le camp, abandonnent la voie Chalon-Bibracte pour prendre la voie qui contourne par le Nord le massif du Beuvray. Cette voie passe à la Celle-en-Morvan, Roussillon, Arleuf, Château-Chinon, d'où plusieurs embranchements se dirigent vers la vallée de la Loire. C'est une voie très ancienne, conservée et restaurée aux premiers siècles de notre ère après l'abandon de Bibracte. Elle porte même encore, sur la carte I.G.N. au 1/20.000e, le nom "d'ancienne voie gauloise" dans la traversée de la commune de Roussillon.
[7] POMMEAU (Ch.), Montmort : Pour ou contre ?, Les Amis du Mont-Dardon, 1981.
[8] SCHMITTLEIN (Raymond). Avec César en Gaule, Editions d'Artrey, 1970.
[9] BULLIOT (J.-G), Le Système défensif..., p. 70