Par ROLAND NIAUX
Extraits des Mémoires de la Société Eduenne,
Tome LIV, Fascicule 4, 1984, p. 263-278
La seule source historique concernant l'expédition de César contre les Helvètes au printemps 58 du 1er siècle avant notre ère, est dans le Livre I des « Commentaires sur la Guerre des Gaules ».
Si l'on en croit César, celui-ci eut à faire face à la migration de tout un peuple. Après une longue préparation, les Helvètes se mirent en route en direction de l'Ouest, après avoir brûlé villages et récoltes afin de s'interdire tout espoir de retour. A l'issue d'une poursuite de quelque 250 km, César livra bataille, anéantit l'armée ennemie, et obligea les rescapés à rentrer chez eux.
Le nombre des Helvètes, tel qu'il est avancé par César en son chapitre XXIX (368.000 personnes, dont 92.000 guerriers) donne déjà à penser qu'il ne s'agit pas d'une migration générale. Au 1er siècle avant J.-C., l'Helvétie comptait certainement plus de 368.000 âmes - 368.000 migrants, dont 92.000 guerriers, ne représentent pas un peuple, mais seulement 92.000 guerriers accompagnés de leur famille. Une nation gauloise ne comprenait pas que des guerriers. Il y avait aussi des artisans, des paysans, des esclaves, certainement plus nombreux que les soldats, et ayant aussi leur famille.
La migration décrite n'est que celle d'un élément précurseur, composé des individus les plus aventureux et les plus combatifs du peuple helvète. En cas de succès, le reste de la nation aurait suivi. Comment croire d'ailleurs que tous les Helvètes aient pu quitter leur pays, et que trois ou quatre mois plus tard, les survivants malchanceux aient pu se réinstaller dans une contrée ruinée et inhabitée durant toute cette période ? Lorsque l'on sait que le motif de l'émigration était la pression exercée par les Germains aux frontières helvètes, on peut supposer qu'il n'aura pas fallu trois mois, aux Germains, pour occuper une terre vidée de ses habitants. Ensuite, on ne voit pas les Germains partir volontairement pour laisser les fugitifs se réinstaller tranquillement chez eux !
Admettons le chiffre de 368.000 migrants. Il faut bien prendre conscience de ce qu'une telle troupe peut représenter sur les routes gauloises. Les voyageurs avaient emporté avec eux des vivres pour trois mois, nous dit César ; sans doute également des bagages de route et tous leurs objets de valeur. Napoléon III (1) avait estimé que cette troupe devait être accompagnée de 8.500 voitures et de 34.000 bêtes de trait, ce qui ne paraît pas exagéré : cela fait un chariot pour 43 personnes, dont 11 chefs de famille, et 4 bêtes par chariot. Cela signifie également que seuls les enfants en bas âge ou les malades devaient être portés. Tout le monde, à peu près, marchait à pied. Imaginons toute cette population sur un seul itinéraire : 8.500 voitures de 4 mètres, plus les animaux, représentent 51 km ; 300.000 piétons sur 4 files représentent 75 km. Le tout aurait fait un défilé ininterrompu de près de 130 km. Il faut aussi tenir compte des accidents, des passages de cols ou de rivières provoquant des embouteillages.
Enfin, pour que soit réalisable le campement quotidien, la nourriture des bêtes et des gens, un groupe de 10.000 personnes avec quelque 230 voitures, indépendant et séparé des autres groupes, paraît bien être un maximum (2).
Si donc on admet que 360.000 Helvètes aient quitté leur pays, on peut aussi affirmer qu'ils ne sont pas tous partis en même temps, qu'ils ont bien pris dix itinéraires différents, et que sur chaque itinéraire, chaque groupe devait être séparé du précédent et du suivant par plusieurs jours de marche, faute de quoi, en moins de 48 heures, tout le monde se serait trouvé bloqué en une pagaille affreuse et insoluble.
Du côté des Romains, toujours selon César (3) il y aurait eu 6 légions, soit environ 36.000 hommes et 4.000 cavaliers. Ajoutons les auxiliaires, 20.000 hommes recrutés parmi les montagnards gaulois (4). Cela fait un total de 60.000 hommes. Là il n'y a ni femmes, ni enfants, ni rien qui puisse ralentir la marche ou la manœuvre. Au contraire, nous sommes en présence de troupes supérieurement entraînées, disciplinées, capables d'efforts et de surmonter les privations. Il n'en reste pas moins que César ne déplaçait pas 60.000 hommes en un seul groupement. Il n'est pas possible d'organiser chaque soir un camp unique pour 60.000 personnes, avec recherche de fourrage, organisation des repas, des gardes, des feux. César doit donc, lui aussi, fractionner ses troupes, chaque légion et ses auxiliaires marchant de façon autonome. Cependant, un lien étroit est maintenu entre les légions par estafettes, de façon à pouvoir réaliser rapidement un regroupement en cas de nécessité.
Il est bon de se poser maintenant la question de savoir comment comprendre le texte de César, quant à la "poursuite" des Helvètes. Devant l'ampleur du mouvement ennemi, César a dû faire un choix. Il ne pouvait être question de fractionner les légions et de les lancer à la poursuite des Helvètes, indépendamment les unes des autres, et sur dix itinéraires différents. César a certainement pris le parti de suivre, en vue de le combattre, l'élément le plus valable, militairement, de la troupe adverse. C'était probablement celui dans lequel se trouvaient les chefs de l'expédition, ainsi que le trésor de guerre. Il devait être composé de guerriers les plus valeureux, il était sans doute le plus important en nombre, et en liens étroits avec quelques groupes assez voisins. Finalement, le combat de Bibracte a dû mettre aux prises les six légions rapidement regroupées, avec un nombre à peu près égal de guerriers helvètes. Après la défaite de ces derniers, la capture ou la mort des chefs et la prise du trésor, les autres éléments helvètes qui progressaient tant bien que mal à quelques jours de marche se seront dispersés, démoralisés.
Puisqu'au matin de l'ultime combat, César se trouve à 18 milles de Bibracte (5), cela signifie que depuis leur traversée de la Saône, les Helvètes, et César à leur suite, marchaient, directement ou non, en direction de la capitale éduenne.
Pourquoi ? Si la traversée de la Saône a eu lieu aux environs de Mâcon, comme le pensent la plupart des commentateurs, il aurait été plus logique, de la part des Helvètes, de tendre directement sur Charolles et Digoin, pour y franchir la Loire et gagner ensuite au plus vite les pays de l'Atlantique qui étaient leur objectif.
Deux réponses peuvent être données à cette question.
La plus simple serait que la traversée de la Saône se soit réalisée beaucoup plus au Nord qu'on a pu le croire, dans la région de Chalon-sur-Saône par exemple.
La seconde, admettant la traversée du fleuve vers Mâcon, serait que les Helvètes, conscients de la fragilité de leurs alliances éduennes, et ne tenant pas à voir se réaliser contre eux une jonction entre César et les Eduens, aient préféré se maintenir le plus longtemps possible entre les troupes romaines et Bibracte.
Dans ce cas, on peut tenir pour à peu près certain que, dès la traversée de la Saône, certains groupes helvètes aient marché au plus court en direction du Morvan, tandis que d'autres, les plus lents, les plus nombreux, les plus lourds, aient préféré remonter la vallée du fleuve jusqu'à Chalon, pour prendre alors la grande voie gauloise joignant cette ville à Bibracte.
Il ne faut pas négliger cette hypothèse en considérant l'état actuel du Morvan, massif forestier presque désert, à l'écart de toutes les grandes voies de communication. On met aujourd'hui plus de temps à le traverser qu'il n'en faut pour aller de Paris à Lyon. Il n'en allait pas de même à l'époque de César. Toutes les recherches archéologiques récentes nous montrent au contraire un Morvan, le cœur du pays éduen, habité par une population active et beaucoup plus dense en zone rurale qu'elle ne l'est de nos jours. Bibracte était alors une grande ville industrielle et commerçante, desservie par un excellent réseau routier.
Neuf grandes voies, pour autant que l'on puisse encore en juger, rayonnaient autour de Bibracte, dans toutes les directions : tout d'abord le grand axe éduen, de la Loire à la Saône ; à l'Ouest, vers Decize, à l'Est vers Chalon. Toutes ces voies tendaient, soit directement, soit en se séparant en plusieurs tronçons, vers toutes les grandes cités de la Gaule. De plus, dès cette époque, on peut envisager l'existence de deux autres axes Est-Ouest contournant Bibracte, l'un par le Nord, l'autre par le Sud. L'emplacement futur d'Autun apparaît déjà comme point de passage obligé et carrefour de plusieurs voies. L'implantation de la capitale qui remplacera Bibracte n'est pas le fruit du hasard ou du caprice d'un notable romain. Sans la domination romaine et l'attrait de sa civilisation, une ville serait née de toutes façons au confluent de l'Arroux et du Ternin, et elle aurait tôt ou tard supplanté Bibracte. D'ailleurs, il est à peu près établi qu'un habitat existait déjà à l'époque de la guerre des Gaules, au nord des futurs remparts, dans le quartier dit du temple de Janus, et probablement depuis l'époque néolithique.
L'emplacement d'Autun, lors du passage des Helvètes, se trouvait donc sur la voie Bibracte-Chalon. De cette voie, un tronçon se détachait alors pour constituer la voie Bibracte-Besançon. Une autre voie Nord-Sud traversait l'Arroux au confluent du Ternin. Du Sud, elle venait de Mont-Saint-Vincent, Montcenis, Montjeu. Au Nord, elle se dirigeait sur la montagne de Bar où se croisaient de nombreux chemins. Venant de Chalon, on pouvait aussi, à partir d'Autun, continuer vers l'Ouest jusqu'à la Loire, sans traverser Bibracte, en passant par la Celle, Roussillon (ancienne voie " gauloise " sur la carte I.G.N.), Arleuf, Château-Chinon. Le contournement de Bibracte par le Sud se réalisait à partir de la vallée du Mesvrin, où aboutissait la voie déjà évoquée, venant de Mont-Saint-Vincent et Montcenis, ainsi qu'une autre voie venant de St-Gengoux et Montchanin, toutes deux, plus lointainement, venant de la vallée de la Saône. De la vallée du Mesvrin (Marmagne) on pouvait, soit se diriger vers le Nord en direction d'Autun, soit tendre vers Bibracte par le gué de la Perrière traversant l'Arroux au nord d'Étang, soit enfin contourner Bibracte par le Sud, par Étang, Bourgogne, Thil, Chevrette, Avrée, Fours, Decize, etc... pour rejoindre le Centre et l'Ouest de la Gaule.
Cette longue digression sur les voies antiques du Morvan démontre qu'en marchant sur Bibracte, les Helvètes agissaient très raisonnablement. Ils ne se détournaient pas inutilement de leur objectif final, ils ne s'engageaient pas dans un désert broussailleux ; au contraire, ils adoptaient les bonnes routes leur permettant, au dernier moment, soit de joindre Bibracte, soit de l'éviter, sans dévier du but qu'ils s'étaient fixé.
Disons enfin que les routes gauloises dont nous venons de parler sont, à quelques détails près, les routes gallo-romaines que nous connaissons bien. Il est bien évident que l'adoption de la civilisation romaine n'a pas conduit les Eduens à abandonner de bonnes routes pour en construire d'autres à côté. Simplement, la nouvelle capitale éduenne s'est raccordée par des voies neuves au réseau déjà existant, et les branches d'accès au Beuvray, sur leurs derniers milles, sont tombées peu à peu en désuétude.
[1] Histoire de Jules César, t. II, p. 58, note 1.
[2] Qu'il nous suffise de penser à l'exode de 1940, à la retraite allemande de 1944, ou même aux terrains de camping durant les mois d'été, le tout avec voitures à essence et routes goudronnées à plusieurs voies !
[3] Chap. XV et XXIV.
[4] APPIEN, De rébus galticus, IV, 15.
[5] Chap. XXIII.