Articulations Philosophiques et Psychanalytiques

2023-2024


Séminaire de recherche organisé et animé par Dorothée Legrand

CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique)

Archives Husserl, ENS, PSL (École Normale Supérieure, Université Paris Sciences et Lettres)

dorothee . legrand [at] ens . psl . eu


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Exil des paroles, des langues, du langage


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Le séminaire APP Articulations Philosophie Psychanalyse
reprend pour la dixième année.
Nous nous retrouverons les jeudis de 20 à 22h, les
19 octobre ; 16 novembre ; 21 décembre ; 25 janvier ;
29 février ; 21 mars ; 25 avril ; 23 mai.

Salle Celan, ENS, 45 rue d'Ulm, Paris.

(nb la dernière séance aura lieu salle Dussane).



Exil des paroles, des langues, du langage.

De quelles paroles, de quelles langues, de quel langage sommes-nous les héritiers, conscients et inconscients ? Quelles paroles, quelles langues, quel langage transmettons-nous, consciemment et inconsciemment ? Comment l’exil vient bouleverser cet héritage, cette transmission ? Comment ce bouleversement vient-il destituer le sujet – par la silenciation, c’est-à-dire par l’exclusion de sa parole, de sa langue hors du langage ? Comment ce bouleversement de l’héritage et de la transmission peut-il au contraire venir constituer le sujet – autrement – par l’inscription d’une autre parole, d’une autre langue dans le langage ?

L’exil est-il une manière de perdre la parole ? L’exil est-il une manière de prendre la parole ? L’accueil est-il une manière de donner la parole ? Quelles paroles peuvent dire l’accueil ? Quelles paroles l’accueil nécessite-t-il ?

Quelles langues trament l’exil et l’accueil ? La traduction est-elle une manière d’écouter l’autre, sans lui imposer une langue ? Ou est-elle une manière de n’écouter qu’une seule langue ? Quel lien peut-il se faire entre le malentendu qui s’impose entre deux langues étrangères l’une à l’autre et le malentendu qui s’impose entre deux sujets qui jamais ne se comprennent tout à fait, qu’ils parlent la même langue ou non ? A quel point faut-il se comprendre pour s’entendre ?

Qu’est-ce que le langage, qui ne se réduise ni aux paroles, ni aux langues ? Qu’est-ce que le langage, si ce n’est les langues qui prennent la parole ? Le langage peut-il être hospitalier, accueillant toute parole, en toute langue ? Comment cette hospitalité inconditionnelle peut-elle être pratiquée – concrètement ? Dans quelles conditions elle-elle rompue ? Dans quelles conditions une parole, une langue peuvent-elles être exclues du langage ? Qu’est-ce qu’une parole exilée ? Qu’est-ce qu’une langue exilée ? Comment une parole peut-elle participer à l’invention d’une langue, au renouvellement du langage ?

Face à ces questions, une seule affirmation : il n’est au pouvoir de personne de définir a priori ce qu’est ou ce que n’est pas le langage, comme il n’est au pouvoir de personne de catégoriser a priori qui est ou qui n’est pas sujet de langage.

Notre questionnement est éthique : comment sommes-nous, individuellement et collectivement, responsables de l’hospitalité donnée à chacun dans le langage, comment cette hospitalité participe-t-elle à la constitution de soi-même et des autres en tant que sujets, comment cela donne-t-il au langage d’être une structure dynamique ?

Le séminaire est ouvert à toutes et tous. La participation aux séances précédentes n’est pas requise pour suivre les séances suivantes.


Programme – sauf mention contraire, les séances sont animées par Dorothée Legrand

19 octobre : Jean Genet, itinéraire d’une parole exilée de la langue, avec et sans la psychanalyse existentielle de J.P. Sartre.

16 novembre : Franz Fanon, héritage, transmission et rupture : la parole comme engagement clinique et politique.

21 décembre : intervention de Karima Lazali : Trauma colonial <lien>

25 janvier : intervention de Fabrice Bourlez : Tact et tactiques psychanalytiques <lien>

Dans son introduction à Queer psychanalyse (Hermann 2018), qu’il écrit aussi Qu’ouïr psychanalyse, Fabrice Bourlez entend repousser la psychanalyse dehors : hors de l’entre-soi et de ses pré-pensés, là donc, souligne-t-il, où toujours elle est, si elle ne cesse d’entendre et de faire entendre, depuis la pratique de Freud, l’étrange et l’étranger. La psychanalyse, propose Fabrice Bourlez, travaille avec la complexité des liens du corps et du langage. Loin que la psychanalyse puisse légitimer de se faire garante d’un ordre symbolique qui aurait pour charge d’ancrer, cadrer, orienter les corps qui, sinon, resteraient sans boussole, loin que le corps puisse être réduit à une page blanche sur laquelle s’imposerait la loi grammaticale d’une langue normée et normative, plutôt, le corps est travaillé d’histoires et d’Histoire dont une « clinique mineure » peut venir écouter, entendre, faire entendre les sonorités inouïes. Ces sonorités font-elles alors paroles, langues, langage ? Comment la psychanalyse ainsi pratiquée avec tact peut-elle se faire accueil de l’étrange et de l’étranger ?  

Cette séance sera l’occasion de déplier quelques-unes des questions ouvertes par cette conception et cette pratique de la psychanalyse, avec Fabrice Bourlez qui intitule et résume son intervention ainsi :

Tact et tactiques psychanalytiques

La collaboration de Jacques Derrida avec Jean-Luc Nancy a profondément contribué à déconstruire les notions de toucher et de tact. Celles-ci sont au cœur non seulement d’enjeux philosophiques mais aussi de la pratique psychanalytique. Revenir au tact dans sa différence d’avec le toucher, c’est repenser les corps, les affects, les traces en jeu dans la clinique mais c’est aussi déconstruire les tenants et les aboutissants de cette rencontre : défaire ses certitudes, repenser son éthique, travailler à une généalogie de ses concepts. Bref inventer une autre tactique psychanalytique pour remettre la main sur la clinique.

 

29 février : Jacques Derrida, l’exil – de la cruauté à l'hospitalité.

Comment EXIL en vient-il à vouloir dire HOSPITALITÉ ? Lisant Jacques Derrida (États d’âme de la psychanalyse), avec René Major (Lacan avec Derrida : analyse désistantielle) et avec Stéphane Habib (Traces – pour une psychanalyse à venir), se précise qu’il s’agira – mais pas seulement – d’assumer l’hypothèse d’une cruauté structurelle, cruauté que quelques ajustements circonstanciels pourraient détourner mais jamais apaiser ; et qu’il s’agira – mais pas seulement – de travailler avec tout domaine d’expérience touché par la cruauté, au premier rang desquels Derrida place la psychanalyse, pas sans l’éthique, le juridique, le politique ; et qu’il s’agira aussi – et pour qu’exil en vienne à vouloir dire hospitalité – d’affirmer, c’est-à-dire d’éprouver et de nommer une affirmation au-delà de la cruauté, une affirmation qui tient et fait tenir une vie – sans alibi. L’exil et l’hospitalité pourraient alors changer de scène : de la cruauté d’avoir à justifier de son existence, à l’affirmation d’une vie, d’une survie, d’une vie toujours encore à venir, donc. 


21 mars : intervention de Catherine Perret : D’un silence l’autre : La psychanalyse comme asile ? <lien>

En lisant Catherine Perret (en particulier Le tacite, l’humain. Anthropologie politique de Fernand Deligny), on ne cesse d’entendre des échos entre une forme d’accueil et une autre, et on s’étonne que si peu de liens soient faits – apparemment – entre l’accueil de l’autre tel que l’aura pensé et pratiqué Fernand Deligny et l’accueil de l’autre tel qu’il est pratiqué quand l’autre est, comme on dit, migrant. A l’orée de ce rapprochement, précisons d’emblée : ici, nulle pathologisation des personnes en situation d’exil – Catherine Perret nous rappelle plutôt que, contrairement à Jean Oury et François Tosquelles, Fernand Deligny n’est pas psychiatre et que son travail n’a pas de visée diagnostique ni thérapeutique. Deligny aura accueilli des enfants dont la société ne sait que faire – des enfants mutiques, que l’on dit autistes. Ensemble, ils auront fait lieu, milieu. Le premier trait de la pratique de Deligny, écrit Catherine Perret, est l’abstention (p. 93) et nous y entendons un écho à une désistance déboulonnant les pulsions de pouvoir qui empoisonnent nos institutions de leur cruauté. Alors, pour faire accueil, que pouvons-nous apprendre de ce travail, de cette manière de respecter l’autre radicalement, en respectant y compris ce que de l’autre nous ne pouvons percevoir (p. 262), que pouvons-nous en apprendre alors que nous travaillons à l’accueil de personnes en situation d’exil, ces personnes dont nos sociétés ne savent que faire, ces personnes qui doivent justifier de leur existence ? C’est notamment cette question qu’aura soulevé notre rencontre avec le travail de Catherine Perret. Aujourd’hui, ses réflexions nous amènent à pousser cette question plus loin, en nous appuyant notamment sur sa lecture des travaux de l’anthropologue Veena Das (Life and words, violence and the descent into the ordinary, 2006 ; La vie et les mots. Violence et descente dans l’ordinaire, 2023). Du mutisme des enfants autistes, au silence des femmes violentées… d’un silence l’autre… où jamais la survie du sujet n’est affaire d’un seul, où toujours elle est politique, donc. Quand la violence est si radicale qu’elle empêche de distinguer la scène de la cruauté de celle de l’hospitalité, la scène de la destruction de celle de la vie quotidienne, quelle place notre rencontre de l’autre peut-elle donner à la parole, quelle place peut-elle donner au silence, et surtout, quelle place la parole et le silence peuvent-ils donner aux sujets en prise avec une violence telle qu’elle pourrait leur ôter toute place ? 


25 avril : Emmanuel Levinas, comme dans la trace de son exil

Nous sommes irréductiblement séparé.es des autres et des nôtres mais « cette différence infranchissable, c’est ce que le langage et l’adresse à l’autre franchissent légèrement, je veux dire avec la légèreté de l’inconscience […]. Oui, n’est-ce pas, c’est, ce serait comme si nous faisions comme si nous habitions le même monde » (Jacques Derrida, La bête et le souverain, II). Ainsi, nous faisons monde – en déconstruisant l’opposition du monde à l’immonde, en reconnaissant qu’il n’y a pas le monde toujours déjà là, assuré de sa présence, prêt à nous accueillir ; nous construisons un monde en le donnant à entendre et à dire et « la sonorité dans son ensemble décrit la structure d’un monde où l’autre peut apparaître » (Emmanuel Levinas, Parole et silence). Nous déploierons cette complexité en nous appuyant notamment sur une relecture des travaux des protagonistes des séances précédentes, et de quelques autres… nb : comme toujours, la participation à cette séance ne requiert pas celle aux séances précédentes.


23 mai - salle Dussane : salon de lecture : chacun.e est convié.e à partager un texte de quelques mots, quelques lignes, quelques pages qui feront écho au travail mené au cours de l’année.