CAMILLE PELLETAN
Une éducation républicaine
(Mémoires)
Les mémoires de Camille Pelletan ont été publiés pour la première fois par Paul Baquiast, en 1986, dans son mémoire de maîtrise, Un. Paris IV, sous la direction de Jean Meyer : Camille Pelletan (1846-1915), Esquisse de biographie.
Ils ont ensuite été mis en ligne sur le site de l'AECP. Malheureusement, lors de l'écrasement accidentel de ce dernier, ils ont été perdus, sauf les chapitre III et VI (ce dernier étant sans doute le plus intéressant) reproduits ci-dessous.
La publication des autres chapitres est en cours. Le chapitre IV est d'ores et déjà en ligne. Le chapitre II est en cours de saisie.
CHAPITRE III : LA FAMILLE, LES AMIS ET LES VILLEGIATURES.
CHAPITRE IV : MON ENFANCE A PARIS
CHAPITRE V : AU COLLEGE - TROISIEME ET SECONDE - BARBIZON - HOLLANDE - SUISSE
CHAPITRE VII : VOYAGE VERS L'ITALIE, 1867
CHAPITRE VIII : VOYAGE EN ESPAGNE
***
CHAPITRE Il
MON PERE
Il faut que je dise d'abord ce que fut mon père. Il est né aux environs de Royan, le long de la Grand'Côte. On appelle ainsi des rangées de dunes qui bordent l'Océan d'un large désert de sables, à côté de marais ou de bois. Ma grand'mère avait été faire ses Couches dans une métairie
Isolée. Le pays était alors fort sauvage : et c'est aux hurlements des loups que mon père vint au monde.
Son aïeul maternel était ce qu'on appelait un “pasteur du désert" c'est à dire un prêtre protestant du temps où le protestantisme était proscrit, et ou Ses prêtres étaient traqués. Par bonheur, quand après ses études théologiques il revint de Lausanne pour prêcher l'Evangile aux pilotes de St Georges de Didonne, la philosophie du 18e siècle avait intimidé l'atrocité de la persécution : et les pasteurs ne risquaient plus guère d'être envoyés sur les galères royales pour ramer dans une hideuse promiscuité avec les pires scélérats, sous les coups de fouet des garde-chiourmes
Mais mon bisaïeul allait encore célébrer son culte dans les clairières des grands bois de pin, où il pouvait être interrompu par les balles de la Maréchaussée. Parfois, pour plus de sécurité, tous les fidèles montaient en chaloupe, et c'est au large que leur pasteur prêchait, mariait et baptisait.
Le Clergé catholique, dans ses Assemblées annuelles, ne manquait pas de s'indigner contre l'indulgence croissante du pouvoir ; et comme il tenait Les cordons de la bourse, on lui promettait de loin en loin, de lui donner satisfaction. Alors, le gouverneur de la province envoyait arrêter
le pasteur. Mais i1 avait eu soin de l'en avertir préalablement sous main.
Le pasteur Jarousseau entrait alors dans sa cachette, que j'ai pu voir dans un mur de sa maison laquelle appartient encore à la famille. C'était un trou carré pratiqué dans Le mur. On constatait son absence, et il sortait du trou.
Quand les débuts de Louis XVI firent espérer des temps meilleurs, il monta sur son bidet, et s'en fut bravement à Versailles demander au Roi d'accorder un état civil aux protestants. On pense que l'excellent homme, naïf et rustique, ignorant tout, hors de son village, ne fit pas le voyage sans de pittoresques aventures. Il obtint d'autant mieux sa demande que la réforme était déjà résolue. Mon père à raconté sa vie dans un livre merveilleux " Le Pasteur du Désert ".’
Il faut que la Révolution ait terriblement fait oublier les divisions religieuses pour qu'une fille de pasteur ait épousé un notaire catholique de Royan. Mon père est né de cette union. Il était, par don origine, à cheval sur les deux religions : il devait y rester. Une première communion protestante, puis une autre catholique, au collèce, sous la Restauration ; un premier mariage célébré au temple, un second à l'Eglise, sous Louis Philippe, quand la question cléricale avait perdu son acuité, le laissèrent entre les deux cultes. Il professait un déisme ardent, au dehors de toute foi confessionnelle. Mais toutes ses sympathies allaient au protestantisme, dont il restait fort voisin, bien que libre penseur déterminé.
Le notaire de Royan que je n'ai jamais connu ne fut pas un père tendre. Il était dur et méchant. Son fils racontait, comme exemple de sa cruauté, que furieux de voir les chats du voisinage entrer sans droit dans son jardin, et sans doute piller un peu sa cuisine, après avoir adressé à leurs propriétaires une plainte sans effet, il les guetta, en prit un, lui coupa la queue, et versant de la cire brûlante sur la plaie vive, y imprima son cachet pour signer sa vengeance. Il avait trois fils et en poursuivit deux de son inimitié.
Plus tard, il s'arrangea avec son savoir-faire d'homme de loi pour laisser tout son héritage à son favori. Son testament, bien entendu, était nul de plein droit. Mon père et mon oncle l'attaquèrent. Leur procès était gagné d'avance ; et on le disait tout haut. Mais cela se passait au lendemain du Deux Décembre. Il eut été un peu fort qu'un Républicain, qu'il avait été fort question d'inscrire sur les listes de proscription, eût gain de cause devant la Justice du Coup d'Etat.
On assure qu'un ordre télégraphique fut expédié de Paris, et le procès fut perdu. Du reste, le favori n'eut pas à se féliciter d'avoir dépouillé ses frères. Il n'en vint pas moins échouer à l'hôpital, après avoir une vie de fâcheuses aventures.
Mais on devine que mon père eût une enfance rudoyée. Une année où il revenait de vacances, après avoir enlevé au collège tous les premiers prix, sauf un pour lequel il n'avait obtenu que le second rang, le notaire, pour tout compliment, lui fît d'amères reproches de cette exception. Heureusement, s'il eut un assez mauvais père, la fille du pasteur Jarousseau fut pour lui une mère excellente. Elle l'aimait beaucoup. Ils s'adoraient. Et cette affection réchauffa et consola son enfance.
11 fut envoyé d'abord au collèce de Poitiers. Le premier Empire avait imposé à ses lycées toutes les rigueurs de la discipline militaire, que la Restauration avait aggravée de bigotterte. On se levait, on faisait sa toilette, on prenait ses courtes récréations, on déjeunait, on dînait, on se couchait au commandement, par escouades, et pendant le repas, la lecture de la vie des saints contraignait à un silence monacal. Cette détention dans une espèce de caserne, qui tenait du couvent et qui semblait au patient une prison ; cette servitude réglée au son de la cloche ; les punitions des maitres, les rudes brimades des camarades meurtrissaient cruellement l'enfant habitué aux libertés de la campagne, au grand air des prés et des plages, aux caresses de la tendresse maternelle, aux paresseuses rêveries bercées par la puissante symphonie de l'Océan, parmi les parfums de la dune. L'oiseau des champs ne pouvait se résigner aux barreaux de la cage. Mon père en garda une horreur invincible de l'internat. Il ne voulut jamais y astreindre ses fils. Et nous fûmes toujours externes libres au lycée.
Il faut croire que la riqueur est un mauvais moyen d'assurer la soumission. Car il y avait des révoltes violentes dans les collèges de la Restauration, Une insurrection furieuse éclata, je ne sais pourquoi, à celui de Poitiers. Les élèves se barricadèrent dans les dortoirs, s'armèrent de barres
de fer qu'ils se procurèrent en démontant leurs lits et_défoncèrent le parquet. Il fallut appeler la troupe qui en vint à bout sans peine :
le collège fut licencié et mon père alla terminer ses études
classiques à Pau.
Il s'y lia, avec le fils de son correspondant, Osmin Laporte, d'une des plus étroites amitiés de sa vie. Il semble que c'est à Pau que son intelligence s'éveilla tout à fait, au milieu des sympathies qu'il y rencontrait, sous un climat béni, dans une nature merveilleuse, devant le
magnifique horizon des Pyrénées. C'est 1a qu'il remporta ses grands succès de collège. Un de ses cahiers, qu'il avait gardé, porte la trace d'une de ses premières émotions littéraires. Il y avait copié une pièce d'André Chenier, que Latouche venait de révéler au monde. I1 n'étudiait pas seulement le Latin et le Grec. Il était devenu de première force à la balle au mur, ce jeu du Béarn, si bien fait pour une race voisine des Basques, alerte et agile comme eux, jeu bien plus intéressant, à mon sens, que les importations .Anglaises, Tennis et Football, à la mode
aujourd'hui. Mon père en garda la passion toute sa vie. À cinquante ans, emprisonné à Ste Pélagie, dans le spacieux pavillon des Princes, réservé aux prisonniers politiques de marque, il y organisait dans l'escalier des parties de balle au mur.
Au sortir du collège, il revint à Poitiers, pour y faire son droit. Je Soupçonne que les étudiants de cette petite université de province, y étaient aussi médiocrement curieux du droit Français que du droit Romain, et y travaillaient aussi peu Culpien que Cujas.
Le fameux cirque Auriol était alors de Passage à Poitiers. Les étudiants s'étaient liés avec la troupe, et vivaient avec elle. Ils se faisaient enseigner par leurs nouveaux amis toutes sortes d'exercices de gymnastes qui, pour n'avoir rien de juridique, ne leur semblaient pas moins beaucoup plus amusantes que le Digeste. Mon père était fort maigre et fort robuste. C'était un marcheur extraordinaire. J'ai dit sa force au jeu Béarnais de la balle : il apprit du lutteur du cirque un procédé subtil, pour terrasser à coup sûr un homme d'une force musculaire très supérieure, et ne fut pas médiocrement fier quand, chez lui aux vacances suivantes, cette éducation lui permit de défier et de jeter à terre, à la surprise de tous, un mulâtre qui passait pour l'Hercule de Royan. Cette vie en commun avec le personnel d'Auriol avait fait, de la jeunesse Universitaire de Poitiers, turbulente et violente, comme le monde des écoles l'était au bon vieux temps, une jeunesse passablement sauvage, farouche et nullement mondaine.
Mon père, particulièrement, était glacé et paralysé, dans les relations de Salon, par une timidité maladive. Il nous à raconté, plus d'une fois, le premier bal où il fut invité. Il ne songea pas à y danser. Fort troublé à la vue de tant de belles épaules nues et épouvanté à la pensée d'aborder quelque jolie jeune fille, il se hâta de se réfugier dans le salon des joueurs, et de s'asseoir à une table d'écarté, 1’écarté rentrant dans les occupations familières aux étudiants. Il y fut accablé d'un de ces bonheurs fantastiques dont le hasard, dans ses caprices, comble parfois les joueurs, au-delà de toute vraisemblance. Les atouts lui remplissaient les mains : le roi ne le quittait plus. Il passa dix fois, quinze fois, vingt fois. À la fin, cela sembla peu naturel. On ne croit plus aux talismans. Cette chance insensée souleva un vague murmure de méfiance : il put lire le soupçon dans les regards qui l'entouraient. On demanda qui était cet heureux jeune homme : il était trop peu mondain pour n'être pas un inconnu. Personne ne savait d'où il sortait. À la fin,
son bonheur impitoyable lui devint odieux. Troublé, pâle, suant à grosses gouttes, il n'osait plus se lever de sa chaise, avant que la fortune ne lui eût accordé la faveur de perdre
à son tour. Mais le démon de la chance ne le lachait plus. À une partie, qui fut la dernière, il avait déjà quatre points, et son adversaire n'en avait pas un. Il releva ses cartes : elles étaient magnifiques. C'était encore une victoire inéluctable. Désespéré, il écarta tout son jeu et en demanda un autre. Il y avait derrière les joueurs, des curieux qui s'associaient à la partie par des paris. L'un d'eux, qui pariait pour mon père, avait suivi des yeux son écart insensé. Stupéfait et furieux de voir son gain, déjà assuré, compromis par ce qui semblait un acte de folie, il ne put s'empêcher de s'écrier : " Mais i Monsieur… ? Eperdu, ne sachant que dire, mon père eut le malheur de riposter : Laissez-moi, monsieur ; je sais ce que je fais. " I1 releva les nouvelles cartes, qu'on venait de lui donner : la dernière était le roi qui le faisait gagner ! Alors, on n'eut plus de doute : il se hâta de s'esquiver et de courir se cacher.
Le notaire de Royan s'aperçut-il qu'on apprenait peu de chose à Poitiers ? Quoi qu'il en Soit, il se décida à envoyer son fils terminer son droit à Paris. Mon père y arriva à vingt ans avec son ami Ôsmin Laporte. Tous deux allèrent loger à l'extrême limite du Paris d'alors, parmi les terrains vagues, dans les environs de cette sinistre masure Gorbeau, où Victor Hugo a placé le bouge des Thénardier. Ils habitaient en face du marché aux chevaux, une chambre dont un des grands arbres du boulevard éborgnait presque la fenêtre avec sa branche. En sorte qu'ils rentraient parfois chez eux par escalade, en passant par la branche et par la fenêtre.
C'est ainsi que mon père fut Plongé dans 1a grande fournaise de Paris de 1830 : j'ai 8SSayé de donner une idée du prodigieux mouvement des jeunes Esprits à cette époque. Il fut enveloppé par sa brûlante et féconde atmosphère qui le transforma pour la vie. Ce fut une brusque et immense révélation qui, par surcroît, le révéla à lui-même. Il subit l'ivresse capiteuse dont l'air Était chargé au-dessus de la cuve où fermentait alors, chaude et bouillonnante, la magnifique vendange du génie Français. Soudaine initiation à tout un monde immense d'idées, de rêves, de sentiments inconnus, de curiosités ardentes et de hautes passions intellectuelles. I1 ne fut pas seulement captivé par la poésie et par l'art; il s'éprit de toutes les sortes de connaissances. La science même le séduisit. Non qu'il eût dans l'esprit aucune vocation scientifique: il était fort rebelle à l'exactitude des sciences positives. Mais le poème que les géologues et les naturalistes découvrirent alors, en étudiant l'histoire du globe, les origines et les transformations de la vie, l'attirait irrésistiblement. Où le vit s'asseoir au cours du Museum, pour y écouter Geoffroy St Hilaire.
Ces quelques années le firent ce qu’il resta toute sa vie. La flamme qu'elles avaient allumée en lui ne s'éteignit plus. I1 en conserva à travers toutes les épreuves, la foi _et l'espérance invincible dans l'idéal, la générosité de la pensée, la fidélité au droit, le mépris et l'ignorance des intérêts matériels. Une nuance de mélancolie byronienne jetait alors son ombre sur son enthousiasme. C’était la mode : Werther, Manfred, René, Obermann, le Didier de Victor Hugo, l'Antony de Dumas, la Rolla de Musset, avaient prêché l'exemple. On ne pouvait guère éviter la contagion. Les premières pages qu'écrivit mon père, attestent combien à ses débuts, il subit l'influence de cet état d'esprit, dont du reste il se débarrassa bientôt.
Ti ne tarda pas à sentir son impérieuse vocation littéraire et comme il n'avait aucune relation qui put l'introduire dans le monde des lettres, il écrivit hardiment, sans la connaître, à George Sand, dont les premiers romans, Indiana, Valentine, Lélia, souleraient de vives émotions dans la jeunesse. Au printemps I836, il lui envoya une pièce en vers. George Sand n'était pas d'un abord hautain, ni difficile. Elle l'accueillit et le bombarda d'emblée, précepteur de son fils Maurice encore enfant.
I1 arrive souvent que les écrivains ne ressemblent bas à leurs œuvres, comme si, dans la vie ordinaire, i1s &trouvaient le besoin d'une compensation pour la partie d'eux-mêmes qu'ils livrent au publie. Qui ne connaît l'histoire de Dominique, l'Arlequin qui faisait mourir de rire les Contemporains de Louis XIV ? Un jour, un homme, rongé par les humeurs noires, vint consulter son médecin. Celui-ci dit que la médecine ne pouvait rien pour lui; et, pour tout remède, lui prescrivit d'aller voir jouer Dominique : “Impossible, dit le malade. Dominique, c'est moi". La réciproque est vraie ; et l'on trouve des écrivains tragiques, ou dont les œuvres sont toujours remplies de la plus pure sentimentalité, et qui se livrent par échappées, dans leur existence personnelle, aux plaisanteries les plus joyeuses. On pourrait lire attentivement tous les romans de George Sand sans y trouver un mot qui fit soupçonner son goût pour les gaietés les plus gauloises, les facéties les plus imprévues et les mystifications les plus énormes. Tout au plus pourrait-on l'entrevoir dans la lettre de jeunesse où elle a inséré la complainte burlesque qu'elle composa à la suite d'un bal sur les dames de la Châtre, où dans les caprices fantasques du "théâtre de Nohant", recueil de pièces qu’elle a écrites pour ses marionnettes, et qu'elle consentit à publier. Mon père, sans nul doute, ne reconnut #guère l'auteur de l'Indiana et de Valentine dans l'accueil qu'il trouva chez elle. Le soir venu, on le fit monter dans sa chambre, sans lumière, en lui disant qu'il y trouverait une bougie et les moyens de l'allumer. Il eut beau tâter partout dans l'obscurité: il ne découvrit rien de pareil et, trop timide pour déranger personne, il résolut de se deshabiller et de se coucher dans les ténèbres. Mais, er se glissant dans le lit, il le trouva déjà occupé, non sans effroi; il y avait un squelette entre les draps.
Mon père racontait nombre d'autres facéties. Un jour, c'était un avocat de province qui avait voulu voir, comme ure curiosité, l'illustre écrivain. I1 dut trouver George Sand bien différente de ce qu'il avait imaginé. Car elle avait fait endosser son peignoir à sa cuisinière et l'avait chargée de recevoir l'avocat à sa place.
On la raillait volontiers, de sa familiarité avec Gustave Planche, dont la saleté était proverbiale, Un Jour, un des amis de George Sand mit dans une lettre qu'il lui adressait, une mèche de cheveux assez malpropres, en lui disant qu'il croyait lui faire plaisir en lui envoyant des cheveux de Gustave Planche. La plaisanterie l’exaspéra; et elle était dans le premier feu de sa colère, en se promenant avec mon père, dans son jardin de Nohant. Il était borné à un endroit par un fossé au fond duquel on avait laissé la queue d'une vache qu'on avait équarrie. George Sand l’aperçoit, la voilà qui se rassérène, saute dans le fossé, prend la queue, l'empaquète avec soin et l'envoie à son ami avec une lettre où elle lui dit qu'elle avait été bien touchée de la bonne pensée qu'il avait eue de lui envoyer des cheveux du célèbre critique, qu'elle avait aussitôt plantés dans son jardin, et que pour lui montrer combien la terre y était bonne, elle lui adressait un échantillon de la façon dont ils avaient poussé.
J'ai vu souvent dans mon enfance, la collection des lettres que George Sand avaient écrites à mon père. Elle l'y appelait invariablement "Sacré
Pelican", et continuait parfois par les plaisanteries les plus crûment Rabelaisiennes. Au reste, comment définir cette femme extraordinaire ? Il semblait qu'elle fut pétrie de contrastes. Elle avait, avec de soudaine poussées qui la jetaient dans les plus folles aventures et lui faisaient multiplier les défis les plus hardis au qu'en dira-t-on, un esprit de conduite qui réparait tout ce qui pouvait être réparé. Paul de Musset a raconté 1a façon plus qu’habile dont, expédiant Sandeau en Italie pour s'en débarrasser, elle eut l'art de reprendre toutes les lettres qu'elle lui avait écrites. Après avoir quitté le foyer conjugal avec son amant, avoir longtemps porté le costume masculin et fumé de gros cigares, elle eut le talent de conserver sa position Sociale, de gagner son procès contre son mari et de se faire confier leurs enfants. Elle a exercé sur tous les hommes qui l'ont aimée une action dominatrice ; et il m'a toujours semblé que dans sa liaison avec Musset, si faible, si enfant, si désarmé contre la tendresse et le désespoir, secoué d'attaques de nerfs toutes féminines, elle était le plus mâle des deux.
George Sand était alors dans la force de son prestigieux talent. C'est à ce moment qu'elle écrivait Mauprat, peut-être son chef d'œuvre, admirable tableau de la féodalité encore sauvage de certaines provinces écartées, à la veille de la Révolution et des premiers rayons de l'aurore de 89 commençant à éclairer les campagnes les plus primitives. Rien de si spontané que le génie du grand écrivain. Si Rousseau fut son maître, elle n'eut rien de son travail pénible, de son style condensé, limé au prix de son long et patient labeur. Il semble que l'inspiration, l'invention, la phrase fluide et harmonieuse, d'une merveilleuse aisance, coulait de source de sa plume, en flots abondants et limpides. Rien de si opposé à la façon &ont Balzac, démesurément plus grand, mais alors regardé comme son rival, s'acharnait sur ses œuvres, reprenant, raturant, refaisant infatigablement, toujours mécontent et inquiet, finissant par s’y prendre comme dans un fouillis, recommençant sur ses épreuves d'imprimerie qu'il rendait indéchiffrables à force de surcharges. On sait qu'il faisait travailler de jeunes écrivains pour lui; et que Gautier écrivit certaines pages de ses romans. On n'imagine guère George Sand recourant à de tels concours. Pourtant, une fois qu'elle était pressée par le temps, elle commanda à mon père une description de jardin. C'est celle du jardin de Patience dans Mauprat. Elle y est encore, et elle est jolie, mais elle tranche sur le reste par un style plus cherché, je dirai presque plus précieux.
Mon père était un des hôtes de Nohant, au temps où George Sand eut pour amant Chopin, le maître qui a fait sangloter au piano, les gémissements les plus déchirants. Il était fier, délicat, preste, maladif, déjà assombri par sa mort prochaine. Ce fut un amour malheureux; et l'on a raconté qu'il rendit le dernier soupir sans pardonner à la femme impérieuse sous le joug de laquelle il était tombé. George Sand avait pour amie fort intime la Comtesse d'Agout, connue pour avoir écrit l'histoire de la République de 48, sous le pseudonyme de Daniel Stern. Madame d'Agout aimait lé rival de Chopin, le pianiste Litz, dont elle eut une fille mariée plus tard à Emile Ollivier. Le salon de Nohant devait assister à de merveilleuses fêtes de l'art, quand les deux maîtres y faisaient chanter sur le piano, les belles improvisations où ils excellaient tous deux. Mais mon père n'était pas homme à apprécier sa bonne fortune, il n'aimait pas la musique, comprise par bien peu des hommes de I830. Lamartine, Hugo, Gautier ne |a prisèrent guère et entendaient mal la langue de Beethoven. On suit que Theophile Gautier a appelé un jour la musique "le plus désagréable de tous les bruits". J'ai entendu Hugo s'exprimer sur elle avec une sorte d‘hostilité. Meyerbeer et Berlioz lui avaient offert d'écrire un air pour la chanson que chante Gube dans "Lucrèce Borgia"; il refusa et fit composer ce morceau par un chef d'orchestre de la Porte St. Martin. Il était fort mécontent quand un musicien écrivait une mélodie pour ses vers : c'était presque pour lui une atteinte à sa poésie.
Les rapports da Ge0rge Sand et de mon père finirent mal, I1 eut été bien étonnant qu'un homme de 25 ans, rêveur et épris de poésie, put vivre simplement auprès de cette femme illustre. George Sand avait le prestige de sa gloire et de son talent qui avait profondément ému tant de cœurs. Sa face pâle et pleine, encadrée par les ailes noires d'une magnifique chevelure, brûlée par la flamme noire de très beaux yeux, était singulièrement impressionnante. Ses façons familières encourageaient les désirs, que ne décourageait assurément pas le souvenir de ses nombreuses amours. Mon père s'en éprit, le déclara et il fut mal reçu ; on le remit à sa place fort durement. Ce fut, pour lui, un coup terrible, dont la blessure resta longtemps cuisante. Dans le premier transport de sa douleur, il voulut l'épancher dans le sein d'un ami : il avait noué à Paris une de ces amitiés romantiques, véritables fraternité dans le culte de la pensée, avec Alfred Michiels, assez oublié aujourd'hui, mais qui a publié d'intéressantes études sur l'histoire de l'Autriche et de l'art des Pays Bas. Mon père lui écrivit une lettre qui n'était qu'un long cri de désespoir ultra romantique, et passablement Byronien. "Je ne crois plus au bien", écrivait-il avec quelque emphase; et 11 se disait à jamais dégouté de la vie. George Sand se méfiait de la façon dont il rapporterait l'aventure; elle tenait fort à l'opinion de la jeunesse littéraire, et ne voulait pas que le récit de l'amoureux rebuté se répandit à Paris, sans contradiction. Elle guetta et intercepta la lettre que mon père, sans doute, avait imprudemment confiée à une servante pour la porter à la poste. Elle ouvrit l'enveloppe, sans se gêner, lut les sombres pages adressées à Michiels et écrivit sa réponse sur le reste du papier. Ce ne fut sans doute pas, sans surprise, que Michiels vit sa large écriture succéder à la fine écriture de mon père. L'espace dont elle disposait ne suffisait pas, et une seconde feuille fut adjointe à la première. La réponse était pleine d'une sentimentalité aussi vague que l'amère tristesse de mon père ; en sorte qu'après avoir lu la prose des deux contradicteurs, on n'était nullement renseigné sur ce qui s'était passé : 11 fallait le deviner. Ce fut le début de sa correspondance avec Michiels. Elle devait continuer toujours sur le même sujet. Quand plus tard mon Père entra à la Presse, elle craignit, bien à tort, qu'il n'y raconta ses malheureux amour sous des noms supposés. La Presse était le journal de Girardin, mari de cette belle et spirituelle De1phine Gay, qu'elle regardait un peu comme une rivale littéraire, et dont elle était ennemie, ce qui aggravait ses craintes. Elle chercha, par l'intermédiaire de Michiels, à éviter toute indiscrétion en en faisant redouter les conséquences à la fois à mon père et à Madame de Girardin, et en s'indignant de la monstrueuse indélicatesse qu'on commettrait en livrant en pâture des aventures intimes à la curiosité du public. Bien entendu, mon père n'y songea jamais, et c'est elle-même qui, plus tard, devait en racontant ses amours avec Musset, commettre la faute, dont la pensée la révoltait tant.
Tous les personnages de ce petit roman, George Sand, mon père, Michiels, Monsieur et Madame de Girardin étaient morts, quand la veuve de Michiels cherchant à tirer quelque argent de ces lettres, nous les fit porter, à mon beau-frère, à mon frère, et à moi, espérant que nous les rachèterions. C'est ainsi que je les ai lues. Nous n'avons point conclu de marché, craignant de paraître vouloir supprimer ces curieux documents, comme si nous y trouvions rien qui pût nuire à la mémoire d'Eugène Pelletan. J'ignore de qu'ils sont devenus.
***
CHAPITRE III
LA FAMILLE, LES AMIS ET LES VILLEGIATURES.
Mon père, absorbé par son œuvre, s'occupait peu de notre éducation. C'était un excellent père: il avait encore l'impression trop vive, de la façon dont la dureté du sien avait assombri son enfance, pour ne point nous laisser nous développer librement. Mais il avait d'autres choses à faire que de devenir le précepteur de ses fils. Il exerça peu d'action directe sur la formation de notre intelligence.
L'influence principale sur nos premières années fut celle de mon oncle, Paul Gourlier, le peintre rencontré à Florence. A mesure que le temps s'écoule, et que les souvenirs me reviennent sous mes cheveux blancs, je sens de plus en plus combien ce fut un homme exquis. Le cœur, chez lui, absorbait tout l'être ; nul ne songea moins à son moi ; il vivait pour les siens ; toute son existence était faite d'affection et de dévouement. Il avait au plus haut degré la passion de l'Art, mais l'admiration, chez lui, paralysait la faculté de création personnelle. J'ai connu de ces natures d'élites, trop délicates, trop émues par le beau, et sentant trop vivement les œuvres des autres pour pouvoir elles-mêmes se donner toutes entières dans les leurs. Mon oncle, sur les livrets du salon, se disait élève de Corot ; moins peut être pour avoir pris des leçons, que pour l'avoir beaucoup aimé et admiré. Les premières études de la campagne romaine, solidement exécutées et d'une forte impression, semblent un peu de la famille de la fameuse étude du Colisée peinte à Rome par le maître paysagiste. Mais il ne donna pas entièrement ce qu'il semblait promettre ; comme s'il éprouvait devant la toile, une sorte de timidité, et n'osait pas tout ce qu'il pouvait. Il affina et affaiblit un peu sa manière et laissa des œuvres plus charmantes que vigoureuses.
Que de bonnes heures j'ai passé dans son atelier, quai Malaquais, au dernier étage, sous les toits ! Les fenêtres donnaient sur le Louvre ; en face d'elles s'ouvrait la fenêtre d'où la légende veut que Charles IX, à la Saint Barthélémy, ait tiré sur les protestants. La légende est d'ailleurs inexacte : la fenêtre n'existait pas encore. Tout autour s'étend le toit de Paris où la flânerie est peut-être la plus féconde et la plus instructive. La littérature de tous les temps et de tous les pays, vient s'échouer aux étalages de bouquinistes qui chargent les parapets des quais, et de l'autre côté de la chaussée, l'histoire complète de l'art s'étale aux devantures des marchands d'étampes.
Mon oncle avait pour ami, à Rome, un peintre qui comprit, des premiers, l'art des maîtres italiens du XIVème et du XVème siècle, si fort à la mode aujourd'hui mais alors tout à fait méconnu. Bien avant les Préraphaélites anglais, il s'éprit de Giotto, d'Orcagna, de Ghirlandajo, de Gozzoli. Il dessina des morceaux de leurs fresques, d'un crayon qui se ressentait de l'école de Ingres, avec les fins contours au trait. Le malheureux se tua pour un chagrin d'amour et légua ses dessins à mon oncle. C'est ainsi que tout enfant, je m'éprit de l'art des primitifs. Sans aucune foi religieuse, je barbouillais obstinément des crucifix sur mes cahiers.
C'est à l'école de mon oncle que mes yeux s'ouvrirent sur les arts plastiques. De très bonne heure, il nous habitua à de petits voyages, et surtout à la marche. Chose étrange ! Il ne m'apprit jamais à dessiner. Bien que cet enseignement fasse d'ordinaire partie d'une éducation, j'eus ce tort bizarre de n'avoir jamais pris de ma vie une leçon de dessin. Peut-être craignait-on l'attrait qui pouvait m'entraîner à vouloir me faire peintre, et était-on résolu à m'en éviter la tentation. J'essayais deux ou trois fois de me servir des pinceaux de l'atelier ; mais j'y étais si maladroit que je mettais plus de couleur sur mes vêtements que sur la toile.
Il faut pour compléter le groupe de famille, que je dise un mot de mon grand-oncle. Je n'ai, je crois, jamais vu mon grand-père maternel, le notaire, et jamais vu la figure de mon grand-père maternel, l'architecte, mort quand j'étais un fort petit enfant, est une de ces images les plus effacées dont je porte l'empreinte confuse dans ma mémoire. Mon grand- oncle, qui vécut fort vieux, jusqu'au temps de la commune, joua pour nous un rôle de grand-père. C'était un libraire qui fit pendant assez longtemps de forts bonnes affaires. Il avait imaginé, fort avant Hachette de publier des livres de classes ; et sa collection de livres d'histoire que Duruy, depuis imita et supplanta, lui avait rapporté de grosses sommes. Il avait acheté à de Jussieu, parent des célèbres botanistes, un livre assez médiocre de morale enfantine, appelé Simon de Nantux qui valut de grosses rentes. Il avait son magasin et sa demeure rue Dauphine, dans une maison à façade de briques et de pierre, où dit-on avait habité la belle Gabrielle et où j'ai vu encore le vaste escalier du temps, avec ses balustres de bois et de style archaïque. Il nous aimait beaucoup. Il finit par se ruiner, mais au temps de sa prospérité, il aida fort le ménage paternel dans les périodes d'épreuves, et nous louait, tous les étés, une maison de campagne. Je me rappelle de lui un trait de caractère, qui montre à quel combien les vieillards continuent de voir les choses et les gens avec les yeux de leur jeunesse. Il avait été, à Sainte Barbe le compagnon de Scribe, et avait passionnément admiré ses succès au collège. Ami de Musset-Patay comme mon grand-père, il avait vu le poète de "Rolla" enfant. Longtemps après que tous deux étaient morts, Scribe était encore pour lui, le grand homme, Musset était resté le gamin qui promettait.
Le tableau serait incomplet si je n'y plaçais deux familles qui vivaient avec la mienne, dans les relations les plus étroites; Madame Bouvard était l'amie la plus intime de ma mère. Elle était fille d'un botaniste alors illustre, Richard, membre de l'Académie des Sciences, dont les livres d'enseignement restèrent longtemps en vogue. On lui chercha un grand mariage scientifique, et ce mariage fut un malheur et dont Balzac, il me semble, aurait tiré parti. Sous le règne de Louis XV, était né, dans un hameau enfoui dans un vallon que le géant porte dans ses plis, un petit pâtre nommé Bouvard, que la nature par un caprice dont il a des exemples, avait doué de la vocation et du génie des mathématiques. Dans la première moitié du XIXème siècle, le petit pâtre, protégé par le grand Laplace, après avoir travaillé pour sa mécanique céleste, était devenu directeur de l'observatoire de Paris. C'est lui qui a ajouté au système solaire la planète Neptune qui est la gloire de Leverrier. Par de profonds calculs sur les perturbations d'Uranus, il découvrit qu'il devait y avoir, au-delà des planètes, déjà connues, un astre qui avait échappé jusque là aux lunettes des astronomes; sur les indications de Bouvard, Leverrier le chercha, le vit et en eut tout l'honneur.
Le directeur de l'observatoire savait mieux découvrir des mondes que les mathématiciens. Trop confiant dans sa propre fortune, il fit venir, des chalets de son hameau, celui des ses neveux, encore enfant, qui lui parut le moins sot, l'arracha à ses vaches et le bombarda astronome. La faveur est si puissante, dans le monde scientifique, que le jeune Bouvard entra au bureau des longitudes et faillit arriver à l'Institut, par droit de naissance. C'est à lui qu'on maria Cécile Richard. Mais sitôt que son puissant protecteur fut mort, on s'aperçut que le pâtre était mal teinté de mathématiques. De grosses bévues le firent mettre à la porte du bureau des longitudes. Et sa jeune femme, brillante, ambitieuse, d'une intelligence rare, se trouva liée pour la vie à un gros être fort vulgaire, pour lequel on eut de la peine à trouver un modeste gagne pain. Lourde chute de ses premiers rêves! Elle avait un fils et une fille avec lesquels nous vivions comme frères et sœurs; le malheur s'acharna sur la famille aujourd'hui disparue. Le fils, après quelques incartades, finit dans une maison de fous. La fille, mariée à un professeur d'anglais, est morte jeune.
L'autre famille intime de la mienne était celle de Paul Huet. On ne rend pas à ce grand artiste, presque oublié aujourd'hui, la justice qui lui est due: ce fut le véritable initiateur du paysage moderne. Il avait débuté peu après Delacroix, au salon où le maître soulevait, avec son Sardanapale, les luttes les plus acharnées; et l'on avait été saisi de voir enfin, parmi les froides compositions du paysage classique, avec leurs arbres, leurs terrains et leurs ciels de convention, un artiste traduire la poésie de la nature vraie. Les œuvres de Paul Huet sont trop marquées du caractère romantique, pour que ses successeurs ne l'aient point un peu effacé au goût de nos contemporains. Il y a pourtant, au musée du Louvre, deux tableaux de premier ordre: d'abord sa dramatique Inondation de Saint-Cloud, si grandiose et si pathétique; je lui préfère pourtant une petite toile d'une fraîcheur exquise, une futaie de hêtres. Paul Huet adorait le hêtre: nul n'a mieux rendu son tronc argenté, plaqué par la mousse de riches velours verts, ses rainures souples et pendantes où frémit un feuillage transparent. Il eut une autre initiative; les artistes de son temps employaient de préférence la lithographie; c'était le procédé ordinaire de Delacroix, de Gericault, de Charlet, de Raffet. Paul Huet remit l'eau forte à l'honneur.
On le rangeait parmi les grands hommes du jour, quand mon père débarqua à Paris. C'était un petit homme frêle et maladroit, avec une courte barbe hirsute et un gros nez chaussé de lunettes. Avec cela une nature d'une sensibilité affinée, vibrant à toutes les émotions poétiques. Il était fort attaché à la cause de la liberté; il faisait partie de la charbonnerie sous la Restauration. La Royauté de Juillet en avait fait le professeur de dessin d'une princesse d'Orléans. Il en renia jamais ses sympathies politiques, et resta en disgrâce sous l'Empire. Il était très lié avec Carnot, le fils de l'organisateur de la victoire. Enfant, j'ai souvent vu chez lui les deux fils de l'ancien membre du gouvernement provisoire; le futur président de la république et le futur président de l'Alliance Démocratique, alors tout jeunes. Ils avaient pour mère, une maîtresse femme, petite et forte avec une ombre de moustache masculine sur la lèvre. Elle les avait dressés à une discipline fort impérieuse, qui les avait quelque peu éteints; aussi, on les appelaient fort ironiquement" les demoiselles de Carnot".
Paul Huet avait un fils et une fille avec lesquels nous vivions comme avec les Bouvard. je me rappelle avoir joué chez lui avec eux, étant encore enfant, des scènes de Molière au carnaval. J'ai dans mon salon, deux pochades ravissantes qu'il m'avait brossées pour ma fête: un soleil couchant sur la Seine d'un sentiment mélancolique, et un frais, joyeux et lumineux coin de nature, où l'on reconnaît l'influence de Rubens, son maître préféré.
Après avoir longuement parlé de l'entourage de mes premières années, il est temps que j'en vienne à moi-même, puisque c'est ma vie que je raconte. C'est un grand mystère et fort irritant que celui des premières conceptions qui se sont présentées au cerveau de l'enfant, de premier éveil de son intelligence encore vierge des choses du dehors; on voudrait pour renouer avec la chaîne de son existence, retrouver les sensations qui en furent le début. Vain effort; les vagues et informes souvenirs qu'on s'efforce de prendre au vol, s'évanouissent comme de légères fumées quand on essaie de les saisir. La plaque photographique de la mémoire, frappée depuis par la claire lumière qui éclaire l'homme fait, n'a gardé des premiers linéaments, qui s'y sont gravés, que des traces indéchiffrables; A l'âge où les impressions sont si vives, si colorées, si émouvantes pour la pensée encore novice, pour qui tout a l'intérêt d'une révélation, leur sillage s'efface presque aussitôt qu'il est creusé; Chose étrange! Si j'en juge par moi, ce qui reste le plus vivant et le plus précis de ces premières images, ce sont les chimères et les incohérences des songes qui ont passé dans le sommeil de l'enfant. Ce que je retrouve de plus primitif dans ma mémoire, c'est un rêve où nos soldats d'Afrique poursuivaient Abdel Kader, étaient fort abusivement mêlé à des visions de l'escalier, aujourd'hui détruit, qui descendait de la terrasse des Tuileries à la place de la Concorde. Le plus ancien de mes souvenirs qui ait un sens, est celui du gris et lugubre matin de Décembre où mon oncle vint avertir mon père que le Coup d'Etat était fait, et que ses affiches l'étalaient sur les murs. Le deux décembre est encore associé, pour moi, à l'aspect de la chambre de ma mère où nous apprîmes la triste nouvelle.
Les souvenirs les plus vifs de mes premières années, et presque les seuls qui m'en restent, sont ceux des villégiatures où nous passions tous les étés. La campagne, à mon sens, est nécessaire à l'enfant; elle lui donne une éducation que rien ne peut remplacer: Ce que j'en aime pour lui, c'est autant, et peut-être plus que l'air vivifiant qui lui assure la force et la santé, l'initiation à la vie éparse des choses et des êtres qui foisonnent dans la campagne. Il faut que ses petits pieds foulent directement le sol nourricier, les épaisseurs de feuilles mortes, et les tapis de pelouses; qu'il soit familier avec les feuillages et les hautes herbes; qu'il devienne le petit ami des grandes vaches qui paissent dans les près, et des poules qui bavardent autour des fermes; qu'il soit curieux de l'araignée embusquée au milieu de sa toile et du bourdon blotti dans le calice de la clochette; qu'il voit la corolle s'ouvrir, le fruit grossir et se colorer, qu'il cherche la fleur dans le gazon, et la bestiole sous la branche; en un mot, qu'il reçoive à longs traits le suc nourricier de la grande nature. L'intelligence enfantine se dessèche dans le milieu artificiel de pierres, de pavés et d'asphalte où la ville l'emprisonne. C'est une fleur qui ne doit pas être une fleur de salon, mais s'épanouir largement au grand air. Nous n'aurons tout à fait accompli l'œuvre de l'éducation populaire que quand nous aurons complété les organisations entreprises pour assurer aux enfants des pauvres, les enseignements de la vie champêtre.
La première villégiature dont je me souvienne, n'a guère laissé trace dans mon esprit, mon grand-oncle nous avait installés à St Germain en Laye. C'est à peine si j'entrevois, comme à travers un épais brouillard, les grands arbres au fond de la pelouse du jardin, des dahlias et des soleils épanouis dans un coin, et les campements improvisés dans la forêt, pour la fameuse fête des loges, où l'on ne manquait jamais de nous conduire.
Je ne retrouve guère plus de trace de voyage où je vis pour la première fois la mer. On était encore près des temps, où faute de chemins de fer, c'était pour les bourgeois de Paris une partie classique, d'aller pour faire la connaissance des flots marins, visiter les côtes de la Manche en chaise de poste, - quoique le railway aboutisse déjà au Havre et Dieppe, quelque chose des vieilles habitudes était resté. mon grand-oncle nous amena à St Valéry en Caux, Fécamp et le Havre. Je n'en ai guère conservé d'autres images, que celles de nuit de voitures publiques, avec les lanternes éclairant les croupes des chevaux; des falaises d'Etretat, avec leurs portails creusés par la vague, de la tour de François Ire, encore debout en ce temps, sur la jetée du Havre, et d'une soirée au théâtre de cette ville, où j'entendis un singulier Vaudeville. Il mettait en scène deux amants résolus à se tuer ensemble de désespoir, après avoir examiné et rejeté comme désagréables, les modes de suicide les plus connus, noyade, pendaison, asphyxie, ils décidaient à s'étouffer avec la galette du Gymnase.
J'ai conservé des souvenirs plus précis de Seine Port où nous sommes allés nous établir du printemps à l'automne pendant plusieurs années. Seine Port est un gros village sur les bords de la Seine, à une dizaine de lieues de Paris entre Corbeil et Melun, tout près de cette dernière ville. Nous y avions avec nous les Bouvard et les Huet; l'Académicien Legouvé y était notre voisin; je vois encore le profil sec de cet excellent homme, poète médiocre mais très aimable et très obligeant. Tout un groupe de peintres venait nous y voir et organisait avec Huet, mon père et mon oncle des charades merveilleuses. Le Maître en ce genre était le paysagiste Français. C'était un de ces hommes qui sont nés heureux. Il était adroit en tout, sa verve était éblouissante, sa gaieté rayonnait autour de lui, il enlevait d'emblée toutes les sympathies les plus rebelles; Dans notre école de paysage; il reste au second plan loin derrière les grands, l'inspiration artistique était chez lui inférieure, mais il avait un savoir-faire extraordinaire pour prendre la nature par le menu: il connaissait et rendait avec une tonnante habileté, les crosses, les villes, les ombrelles, les épis, les thyrses de végétations folles. Il était si amusant qu'on songea, dit-on, à lui pour amuser l'Empereur à Plombières, About n'ayant pas réussi; il excellait à toutes les farces d'atelier que le Salis du Chat Noir n'avait pas encore monnayées en les livrant à la curiosité des bourgeois. Je l'entends, caché derrière une porte, jouer l'anecdote classique de Fénelon retrouvant la vache d'un paysan. Il avait brodé là-dessus tout un scénario; on entendait derrière la porte, les voix des paysans, celle de Fénelon, les mugissements de la vache qu'il imitait à s'y tromper, en frottant son pouce mouillé sur le mince panneau de bois. C'était le seul qui eût conquis l'amitié du père de Corot. On sait que ce vieux boutiquier ne se consola jamais de voir son fils mal tourner, et déserter le comptoir paternel. Les débuts pénibles du maître, qui ne fut apprécié du grand public que lorsqu'il eut des cheveux gris, n'étaient pas faits pour désarmer sa malveillance. Lorsque Corot fut décoré, il y eut pour fêter son ruban, un dîner auquel mon père et mon oncle assistaient. le père Corot n'en revenait pas de voir l'étincelle rouge à la boutonnière de son fils. Il prit français à part, " voyons, lui dit-il, c'est parce qu'il a des amis influents, n'est-ce-pas? " .
C'est de seine Port que j'allai voir Barbison pour la première fois. toute la famille partit en char à boucs; la route n'est pas longue. Le grand peintre Théodore Rousseau nous reçut à déjeuner; Je me rappelle son atelier plein de bouts de branches brodées de lichens, de tiges de houx chargées de fruits, et d'autres échantillons de la végétation des forêts qu'il recueillait comme des documents. après le déjeuner, il nous fit traverser le Bas Bréau, alors magnifique, ravagé hélas, depuis par la mort des plus beaux arbres, et nous mena au Carrefour de l'Epine, aujourd'hui à peine moins abîmé.
Mon père, en ce temps là, s'était passionné pour la chasse aux papillons. Sa passion fut partagée par toute la famille et les familles amies. Dès que les premières verdures du printemps égayaient les arbres de leurs nuances tendres, nous nous mettions en quête des premiers nés de la gent ailée, les papillons aux ailes couleur de soufre, l'aurore, marquée sur sa blancheur de deux souches orangées, comme l'ombre d'une beauté arabe teint de henné; le Mars changeant, hôte des lieux humides et des bords des ruisseaux, dont le rayon noir aux rayons de soleil, se colore comme les majoliques des Baléares, des reflets d'azur éblouissants. Puis, avec l'été, paraissait le gros de l'armée, les petits argues couleur du ciel, voltigeaient sur les luzernes comme des tourbillons de flocons bleus, l'argile à la robe fauve incrustée de tâches de nacre, les Vulcains marqués sur leur velours noir, de deux rouges de braise, les paons du jour, habillés des plus riches couleurs, avec une parure ensellée, comme la queue de l'oiseau de Junon; les plus beaux de tous, les Marios, aux ailes gracieusement découpées en accolades, avec une robe sombre pourpre violet, bordée d'un mince ruban d'or pâle, les flambées et les Machaons, dont les grandes blanches au jaune clair, se hérissent par derrière de queues ou de longues pointes. Depuis, j'ai retrouvé souvent ces derniers sous les climats les plus lointains; sur les buissons mêlés, de roses, de la route de Poestum, et sur les colonnes écroulées des temples de la Haute Egypte. Nous avions appris à saisir au vol, les gros sphinx avec leurs petites ailes, aux vibrations rapides comme le frémissement d'un diapason, qui parcourent les allées à fond du train. Parfois même, mais s'était une proie rare et dont on s'enorgueillissait, nous arrivions à capturer le géant de leur race, le plus infernal de tous les insectes, l'imminent sphinx atropos, à qui sa tête bossuée d'yeux énormes, ses cornes velues, qui semblent des plumes recourbées, ses puissantes ailes minces, d'une énorme envergure, et la sinistre tête de mort peinte sur son corselet donne une physionomie singulièrement satanique. On dit qu'au XVIIIème siècle, quand il apparut pour la première fois, en Bretagne, il épouvanta les superstitieuses populations des bords de l'océan. On dirait cet échappé de l'enfer invulnérable; il entre en brigand dans les ruches, pour piller le miel. aussitôt criblé de cent coups de poignards, il ne s'en aperçoit même pas, continue à se régaler et sort gavé, tout à son aise. que de fois je l'ai vu percer par nous d'une pointe d'acier que nous plantions solidement dans un rond de liège, et dont même nous faisions rougir le bout à la flamme pour abréger son agonie, battre obstinément et furieusement de ses ailes captives, pendant des jours et pendant des nuits.
Là ne se bornaient pas nos chasses. les Bouvard avaient un vieil oncle au nez aigu, doublé d'une vieille femme assez revêche, le vieillard avait consacré sa vie entière à l'étude des coléoptères. comme c'est une étude peu productrice, tous deux vivaient fort pauvrement de toutes petites rentes. Jamais on ne vit ploutocrates plus intraitables. Ils avaient sans cesse, depuis 48, le cauchemar d'une révolution leur prenant leurs quelques sous, et étaient enragés de fureur réactionnaire. Le vieillard nous enseigna à poursuivre aussi les coléoptères, nous portions, avec le filet à papillons, la boite de métal remplie de sciure de bois mêlée d'essence de térébenthine, où l'on enferme les insectes. La térébenthine les asphyxie, et la sciure de bois les empêche de se détériorer.
C'est ainsi que nous apprîmes à chercher dans le cœur des roses, les cétoines, corsetés d'or vert, et dans la poussière de bois pourri qui s'accumule dans le tronc creusé des vieux saules les minces et jolis capricornes, habillés d'or comme les cétoines dont le corps dégage un fin parfum de fleur. Nous pourchassions les insectes sacrés de l'Egypte, les scarabées dans les bouses de vaches desséchées, séjour peu relevé pour des bestioles qui ont l'honneur de porter les cartouches des Pharaons, nous poursuivions dans l'eau des mares, les diptyques à la cuisine noire et brune, comme les armures du Japon Féodal d'autrefois; et nous arrêtions dans son vol bourdonnant l'énorme cerf-volant, dont la tête est chargée en guise de cunier de puissantes pinces, rappelant un peu, en miniature, les bois d'un dix cors, d'où le nom qu'on lui a donné.
C'est ainsi que nous devînmes familiers avec ce monde éblouissant de fleurs aillées et de gemmes vivantes, au milieu desquelles la plupart des hommes passent leur existence sans les voir et sans les connaître.
Saint Georges de Didonne, le pays où mon arrière-grand-père prêchait l'Evangile m'a laissé des impressions bien plus profondes; Mon père aimait ce joli village comme sa véritable patrie à côté de la grande patrie parisienne. Elle avait, à mon sens, un attrait spécial. J'ai toujours rêvé du Midi, j'y ai été attiré toute ma vie comme par un instinct nostalgique dont je ne puis expliquer la cause. C'est vers les pays ensoleillés, Espagne, Italie, Afrique, Grèce, Orient, que m'a toujours ramené un charme invincible. ST George, pour un parisien comme moi, c'était déjà un peu le Midi. La lumière y était plus chaude, l'air plus tiède. La grenade, les figues y mûrissaient. L'Yeuse chantée par Virgile, y massait son sombre feuillage.
J'y étais retourné maintes fois; je me rappelle y avoir été tout enfant, quand le chemin de fer s'arrêtait à Poitiers, et qu'une partie du voyage se faisait en diligence. Il me semble voir encore aux portières de la voiture, les tourbillons de poussière dorés par le soleil à son déclin, où une sorte d'hallucination enfantine me faisait découvrir des gnomes et des farfadets, autant dans la lumière rouge du couchant. Collégien puis étudiant, j'y suis revenu à plusieurs reprises. J'y retrouvais toute une famille Saintongeaise, avec de gracieuses jeunes filles.
St Georges de Didonne est au fond de l'estuaire de la Gironde. Derrière la vaste nappe d'eau parcourue sans cesse par les navires, qui vont à Bordeaux et à Pauillac ou qui en reviennent, s'étend la pointe sablonneuse du Médoc, basse et verte de forêts de pins. A droite, entre une extrémité et la jetée de Royan, s'ouvre la large trouée où débouche le grand fleuve, et que barre la ligne sombre sur le ciel clair, qui est l'horizon de la mer; ligne coupée ici par la toute petite silhouette du célèbre phare de Cordouan, perché sur un écueil. A St Georges, c'est déjà l'Océan, et c'est encore la Gironde; la mer un peu calmée et mêlée à la tranquille majesté d'un grand fleuve, y pousse avec son magnifique mouvement rythmique les vagues puissantes, mais déjà apaisées.
En Saintonge, on appelle conches, du nom latin des coquilles, les belles plages qui en ont les contours arrondis. La conche de St Georges s'étend sur un espace d'un ou deux kilomètres, son gracieux arc de cercle, tout de sables fins et blonds, hérissé à ses deux extrémités, comme de deux cornes, de pointes de rochers qui forment entre elles un contraste complet. La pointe de Suzac, la plus avancée dans le fleuve, est déjà à l'abri des flots du large. Ces falaises de craie dressent paisiblement leurs hautes et verticales murailles blanches que la tempête n'a jamais, ni excavées ni déchirées. A l'autre bout, les rochers de Valliéres, reçoivent en plein les attaques de l'Océan; noircis, coupés, tailladés, déchiquetés, écroulés ici en amas de larges blocs, hérissés là de pointes et de pyramides, que le flot coiffe de blancs panaches d'écume. sur le revers plus abrité, qui regarde St Georges, la vague a creusé de vastes grottes où elle pénètre quand la mer est haute, et où elle laisse en se retirant, des cuvettes d'eau limpide. entre les deux côtés du rocher, une petite jetée abrite le port du village, où se serrent les barques de pilote. Car, St Georges, surtout autrefois, était peuplé de ces hardis marins qui vont au large, non sans péril, offrir leurs services aux navires pour entrer dans la Gironde.
La base des rochers est couverte des cônes aplatis des patelles, petits coquillages au goût de noisette qu'on ne peut détacher de la pierre que par surprise; avertis par un premier effort, ils s'y attachent avec une force qui défie l'acier des couteaux. Sur les corniches, fleurit le Griset-Marin, menue plante grasse couleur vert de gris, toute imprégnée de sel, dont on se sert comme d'un condiment. Au pied des falaises, s'étale une étendue de rochers rasés par les flots, à peine au-dessus du niveau de la plage, que la marée haute submerge, qui reparaissent à la marée basse, et qui sont couverts de varechs bruns où le pied glisse, ce qu'on appelle en Saintonge, une "platine" . Les larges flaques d'eau salée que le flot laisse dans les parties d'où il s'est retiré, forment à travers la platine en se vidant peu à peu, toutes sortes de menues rivières qui retournent à la mer, par le lit qu'elles se sont pratiqué dans toutes les dépressions; c'est de toutes parts, un ruissellement continuel. Tous les creux des rochers forment de petits bassins, où les varechs trempent leur chevelure brune et où sont restés prisonniers toutes sortes d'habitants des flots. Les crevettes transparentes y bondissent de leurs énormes sauts de puces; le Bernard l'Hermite y traîne sa coquille volée; les poulpes y dressent leurs végétations aux fleurs difformes; les étoiles de mer y font rayonner leurs pointes pustuleuses; parfois, on y trouve un diable, petit poisson d'aspect assez démoniaque, avec sa grosse tête hérissée, et son corps épineux; sur les bords, les crabes verts et violets, debout sur leurs pattes de derrière courent de leur allure oblique, en dressant leurs pinces en l'air. Ces mers en miniature, sont pleines de demi-révélations sur les mystères du monde sous marin; et c'est un plaisir de les fouiller.
Maintenant, suivons la plage, rien de doux pour la marche, comme l'étendue de sable mouillée que la mer découvre en se retirant, surface ridée, striée et comme plissée par endroits, par le mouvement général des eaux. Le flot y a laissé échouées de loin en loin de grosses méduses, énormes coupoles de gélatine vitreuse que les baigneurs voient ballotter passivement par la vague, comme d'épaisses ombrelles sous lesquelles se balancent des pendeloques découpées comme des lambrequins. On a peine à croire que cette masse transparente vive et soit un animal, elle est presque entièrement faite d'eau; échouée. Elle s'évapore entre deux marées, ne laissant de trace qu'un peu d'écume sur le sable. ailleurs, ce sont des paquets de varechs arrachés au fond de la mer qui se dessèchent au grand air. Des milliers d'animalcules qui s'y cachent, gros comme des têtes d'épingles, se soulèvent sous le pied, quand on y marche, en essaims tourbillonnants et grésillent autour des jambes. Nous regardions parfois les pêcheurs traîner leurs seines dans les vagues. La seine est un énorme filet oblong, formant poche, long de dix ou vingt mètres; un homme le tire par-devant; un autre le tient par derrière; celui-ci dans l'eau jusqu'aux cuisses, celui-là jusqu'à la poitrine; il faut que le filet forme un angle avec le rivage pour y emprisonner le poisson. Après lui avoir fait parcourir la distance convenable, on le ramène sur le sable, tout grouillant de poissons argentés qui s'y débattent. Il ne reste plus qu'à les saisir, non sans précaution, car dans le nombre peut se trouver un poisson électrique, ou " la terre " dont la queue est armée d'une espèce de poignard dangereux pour la main qui veut la prendre.
La plage est , dans toute sa largeur, bordée de jolies dunes hautes de trois ou quatre mètres, faites de sable où des micas scintillent au soleil. Elles ne sont pas absolument stériles; elles ont leur flore qui est charmante, assez clairsemée pour ne point faire tâche sur le décor blond des dunes de sable. Ca et là leur sommet est couronné de la légère et resplendissante verdure des gracieux arbustes qui sont les tamarins. Ailleurs, ce sont des immortelles, des petits joncs argentés, de petits œillets rouges d'un parfum exquis, de beaux pavots d'un jaune éclatant, dont le pistil au lieu de former une urne minuscule, s'allonge et se contourne en corne déliée, et les jolis chardons bleus curieusement contournés et découpés qu'on croirait en porcelaine fine émaillée d'azur; Parfois de hautes herbes sèches, couleur de paille, couvrent les sables dorés. dans les fonds abrités fleurissent de grands oenothéres. Des bois de pins ombragent le sol sablonneux derriére les dunes. Leur crète verte, dans la partie de la plage, qui s'étend vers Suzac, double partout la ligne des sables.
Le village de St-Georges est posé sur les dunes, à l'endroit où elles s'attachent aux rochers de Vallières. Quand je l'ai vu, il avait encore tout son caractére. On y aurait vainement cherché l'architecture fantaisiste des châlets, et des villas, qui , aujourd'hui donne un aspect prétentieux à tous les endroits de bain de mer. Il n'y avait que des maisons paysannes. L'influence espagnole s'est faite particuliérement sentir, je ne sais pourquoi dans ce coin fort éloigné de la frontière. Les pilotes y jouaient avec des cartes espagnoles; on y donna au j le son rauque de la jota espagnole, les maisons à la mode espagnole, y sont passées au lait de chaux et éclatantes de blancheur. elles n'avaient guère qu'un rez-de-chaussée ou un étage au plus, sous leur toit presque plat de tuiles roses, alternativement placées en creux ou en saillie; en sorte qu'elles projetaient sur le mur blanc, une ombre gracieusement festonnée. Il y a des treilles sur les murs, on y voyait souvent, autrefois, un grenadier chauffer en espalier ses fruits d'or bruni, dont l'écorce crevassée laisse voir les rubis dont il est plein. C'était un fort joli coup d'œil que celui de ces longues maisons basses, dont la blancheur riait au soleil sur les sables dorés.
Nous habitions la maison du pasteur Jarousseau. C'était une maison comme les autres. Devant s'étendait un jardin que personne ne prenait le temps de cultiver. J'ai toujours aimé ces jardins sauvages, où la nature vide librement sa corne d'abondance, et où les végétations folles foisonnent avec tous les caprices du hasard. Au milieu des feuillées débordantes, les asperges montées en graines y faisaient étinceler leurs fruits rouges dans leur fine et brillante verdure; un bout de treille suspendait au-dessus de nos têtes ses grains ambrés d'une espèce saintongeaise, voisine du muscat, et qu'on appelle le chaussé gris; deux magnifiques figuiers aux ramures noueuses, aux feuilles légèrement découpées, y ployaient sous leurs fruits verts ou violets. Au fond, une porte pratiquée dans le mur, donnait sur un petit bois de chênes, aux troncs élancés, grandi à l'abri de la dune et dont la fraîcheur toute septentrionale, contrastait avec ses alentours. Nul abri plus délicieux, contre le soleil ardent du Midi, que cette petite futaie, tapissée de lierre, nourrissant dans l'ombre humide ses broussailles, ses mousses, et ses hautes herbes. Nous y étions chez nous, car le bois était interdit aux intrus.
En face de notre maison, de l'autre côté de la rue, s'élevait la maison d'une vieille femme, dont la vie avait été quelque peu mêlée à celle de ma famille; car elle avait débuté, toute jeune fille comme servante du pasteur Jarousseau. Quand je l'ai vue pour la première fois, elle comptait plus de quatre-vingt-dix printemps, et devait approcher du siècle. C'est chose étrange de voir ce que ce chiffre d'années fait de la figure d'une jolie fille; car la veille Guya avait été admirablement jolie. Comment chercher la race de la beauté disparue, dans ce masque griffonné de rides plus serrées et plus embrouillées que des hachures d'aquafortistes, et tout semés de croûtes séniles; dans ses lèvres rentrées, que ne soutiennent plus les dents, dans cette fabuleuse silhouette de fée Carabosse, qui évoque le souvenir de Bauldour centenaire retrouvé par Pecopin, dans le beau conte de Victor Hugo, cette fée courbée, cassée, décrépite, son crâne chauve caché sous une grande coiffe saintongeaise, passait sa journée à son rouet, dans l'unique chambre de sa maison. De grands lits à baldaquins, et à colonnes torses, destinés probablement à une famille disparue, étaient placés le long des murs, avec un vieux bahut sculpté. La terre battue remplaçait le plancher; une fenêtre unique, assez étroite, et où, si j'ai bonne mémoire, une feuille de papier tenait lieu de vitre, versait un peu de jour blafard dans un coin de l'ombre qui remplissait la pièce et éclairait avec la chaise de la vieille le rouet dont le chantonnement berçait ses dernières années. quand je commençais à avoir l'âge d'homme, elle aimait à me raconter ses aventures de jeunesse. elle avait été, à la fin de l'ancien régime, la maîtresse du dernier seigneur féodal; ses amours avaient finis d'une façon tragique, son amant avait été tué en duel. Elle m'envoyait prendre dans un tiroir de son bahut, un gros cylindre de carton, d'où je sortais un grand plumet jaune, comme on en portait sous le règne de Louis XVI, la dernière relique de son ancienne passion. Puis, venait le récit du duel, et de la visite de Guya éplorée au lit du mourant; elle racontait qu'elle lui avait dit: " vous êtes blessé? " et elle ajoutait avec émotion: " A mourt, qui me dit, ma boune " .
Puis était venue la Révolution; puis quatre vingt treize, - et l'Hébertisme, - la proscription de toute croyance religieuse, et l'espèce de mascarade pseudo-philosophique qui avait abouti au culte de la Raison. On sait l'histoire de cette actrice de l'Opéra qui, improvisée déesse de la religion nouvelle alla hardiment trôner à Notre dame à la place de la Vierge. On a dit que ces rêves ridicules avaient révolté les populations rurales. c'est ce que craignait Robespierre et Danton, qui mirent un terme à ces grossières facéties. Il faut croire qu'elles en révoltèrent pas tant qu'on le dit les campagnes les plus reculées, même celles où la division entre catholiques et protestants rendaient la foi plus passionnée, et que la tempête révolutionnaire après la philosophie incrédule du XVIIIème siècle, avait singulièrement secoué toutes les dévotions, puisqu'on fit une Déesse de la Raison dans ce coin perdu de la Saintonge, et ce fut la vieille Guya, l'ancienne servante du pasteur, alors la plus vieille fille du pays.
Elle était encore fière, à plus de quatre vingt dix ans, de sa courte apothéose, et me racontait tout en me chantant de sa voix chevrotante, des chansons de quatre vingt treize.
Je suis venu à St Georges, avant de savoir lire, et je me vois encore épelant à l'ombre des murs blancs de la maison. Plus tard, j'y appris à nager; mon oncle m'avait fait prendre des leçons à l'école de natation de Paris; elles n'avaient servi à rien; Tenu au bout d'une corde, et manœuvrant à la voix du maître nageur, j'aurais coulé à fond sans le câble qui me tenait à la ceinture; dans l'eau de mer, qui soutient le corps, j'apprit vite et sans maître. Je n'avais aucune peur de plonger; et c'était un plaisir pour moi un plaisir de mettre ma tête sous l'eau; j'arrivais à me tenir sur le dos d'abord puis dans toutes les positions, malgré ma maigreur, et quoique je ne puisse me servir normalement que d'un bras. Je surnageais avec une grande aisance, je pouvais me reposer sans effort, couché sur la vague.
J'y trouvais une volupté singulière; il n'y a pas, quand on peut s'y tenir sans difficulté, de lit plus délicieux que l'eau souple et fraîche de la vague, sorte de coussin liquide qu'épouse et caresse tout le modèle du corps. Le gonflement périodique du flot vous soulève, puis vous laisse retomber doucement; la tête renversée sur son oreiller marin, tourne ses regards vers le zénith. Le bleu magnifique de la voûte céleste pénètre la pensée à travers les cils des yeux mi-clos. Je dirai bientôt comment j'étais, dès lors, hanté, avant l'âge, des rêves panthéistiques; une sorte de religiosité confuse me faisait aspirer à une communion mystérieuse avec les choses de la nature. Il me semblait me rapprocher de mon idéal autant que cela était possible quand ces moments d'abandon sur les flots me pénétraient tout entier; à la fois des pulsations rythmiques de l'Océan, et de la lumière azurée du ciel.
La dernière de nos villégiatures qui précéda mon entrée au collège fut la moins intéressante. On nous avait mené tout près des fortifications à Fontenay aux Roses. Mon père, son frère Alcide, et mon oncle Gourlier avaient conservé le goût du jeu de barres; et, tous, garçons, filles et grands-parents allaient faire ensemble des parties dans les prés voisins, au grand étonnement des familles parisiennes qui passaient sur la route, à côté, dans leurs classiques promenades du dimanche, et restaient stupéfaites de voir courir des joueurs de barre, en cheveux gris
***
CHAPITRE IV
MON ENFANCE À PARIS
À l'époque où me reportent mes premiers souvenirs d'enfance, nous habitions, rue de Vaugirard, une maison démolie depuis, pour donner passage à la rue de Médicis. Ma famille y occupait un appartement placé à l'étage le plus élevé, à peu près sous les toits. De nos fenêtres, nous dominions les beaux feuillages de la terrasse du Luxembourg.
Dans la petite chambre où je couchais, se trouvait une bibliothèque ou mon père avait mis une partie de ses livres. Il y avait 1à notamment le second volume des Contemplations de Victor Hugo, habillé d'une couverture de gros papier violet. Ce volume contient les poésies intitulées " Au bord de l'Infini ", les plus sombres que le poète ait écrites. Il les a composées aussitôt après avoir terminé les "Châtiments "avec une rapidité prodigieuse, dans une explosion d'indignation, et l'on dirait que, quand son transport de colère ne le soutient plus, la lassitude d'un effort surhumain et le naufrage de tant d'espérances, le laissèrent en proie à un affaissement désolé. On raconte qu'à Guernesey, levé bien à l'aube, il travaillait de longues heures, debout, dans une petite cellule vitrée placée au sommet de sa maison, entourée des ténèbres de la nuit. C'est là qu'obsédé par toutes les angoisses dont l'homme est assiégé devant l'énigme de la mort et par le vertige dont toute la pensée est saisie quand elle sonde les abîmes illimités de l'espace et du temps au milieu desquels son infinie petitesse est perdue, le poète enveloppé des sanglots formidables de l'Océan et du gouffre du ciel nocturne, ou chaque étincelle est un monde inconnu, hanté par les spectres de tous les tombeaux qui lui étaient chers, et pénétré par les frissons de tous les mystères qui accablent l'intelligence humaine, écrivit ces poèmes terribles et funèbres remplis d'horreur sacré et d'indicible épouvante, où comme il le dit lui-même, les choses sur lesquelles tombent ses strophes rendent toutes le " son creux du cercueil ". La terreur de Pascal, devant les problèmes de l'infini, lui a arraché des cris qui retentiront à jamais. Le poète y ajoutait sa puissance lyrique et la grandeur démesurée de ses visions d'Apocalypse. Ces poèmes couverts d'une ombre funèbre font comme une tache ténébreuse dans l'œuvre de Victor Hugo, marquée partout ailleurs, de couleurs éclatantes et d'un si magnifique débordement de vitalité.
Je les lus en cachette, je les relus : et mon faible cerveau d'enfant se grisa à longs traits de leur sinistre ivresse : J'avais dix ans quand les contemplations parurent, je pouvais en avoir douze quand elles me tombèrent sous la main. Elles me produisirent un effet psychologique extraordinaire. Tout d'abord, elles allumèrent en moi, bien avant l'âge, une curiosité passionnée pour les problèmes insolubles que posent l'existence du monde et la destinée de l'homme.
Il me semblait que le seul but de la vie digne de ce nom était de les étudier et de les résoudre. J'éprouvais une soif ardente des questions métaphysiques : soif dont je ne fus guéri, plus tard, je puis dire : dégouté, que par la métaphysique elle-même, et ses tristes et creux jeux de mots scolastiques. Puis, il se fit au fond de moi, un soulèvement d'impressions énormes et confuses, d'émotions poignantes et vaques.
Il me semblait que j'étais initié à des mystères refusés au vulgaire, que je portais et cachais en mon cerveau un monde colossal d'idées plus que terrestres. D'idées, je n'en avais aucune. Il y en à peu de vraiment philosophiques chez Victor Hugo ; et il y en aurait eu que je ne les aurais probablement pas comprises. L'ébranlement communiqué à mon esprit d'enfant à n'y avait suscité que des perceptions nuageuses, un brouillard indistinct, ou de grands mots retentissaient à vide. J'avais en même temps, à cette époque une forte tendance au mysticisme, une façon de religiosité qui n'impliquait aucune foi religieuse : car j'étais élevé dans une ignorance absolue de toute croyance dogmatique : mais je me sentais possédé par un idéalisme vague et ardent, avec un Déisme incliné vers le panthéisme. Tout cela me remplissait de rêves, que je ne laissais entrevoir à personne, et qui m'inspiraient un certain orgueil. D'où ce double résultat, d'abord de me renfermer en moi-même, et de m'isoler au milieu des autres enfants, dans la vie intérieure de mon Moi ; en second lieu, de me préparer fort mal à la discipline de l'éducation classique dont les connaissances précises trouvaient la route obstruée par les songes ambitieux et brumeux dont j'étais plein.
Naturellement, nous allions beaucoup au Luxembourg, placé à notre porte ; une grande partie de ma vie d'enfant et de jeune homme y a été attachée. Je ne crois pas que ce soit seulement le prestige des souvenirs qui me fasse aimer le Luxembourg comme la plus belle promenade de Paris.
La noble ordonnance de ses terrasses, couvertes du feuillage épais de leurs marronniers, au-dessus duquel le dôme du Panthéon dresse son profil en plein ciel ; les magnifiques parterres, si richement fleuris encadrés par les terrasses de leurs deux demi cercles, et de leurs escaliers avec de sveltes colonnes portant de gracieuses statuettes et au milieu du bassin où les cygnes promènent leur blancheur et leur grâce sa gerbe de poussière liquide ployée par le caprice du vent. Son majestueux palais à bossages de physionomie Florentine, construit pour rappeler le Palais Petti à Marie de Médicis, lui assurent. à mon sens, la prééminence sur tous les jardins de la grande ville. En ce temps-là, l'Empire ne l'avait pas encore mutilé ; Sa grande allée se prolongeait jusqu'à la place de l'Observatoire, €t la Pépinière n'avait pas été détruite. On désignait ainsi la partie du Luxembourg qui occupait l'emplacement de l'ancien couvent des Chartreux, pour lequel Lesueur peignit son admirable vie de St Bruno, aujourd'hui au Louvre. Elle était en contrebas, et formait une espèce de vaste fosse, dans laquelle des escaliers descendaient de l'allée de la terrasse, ou l'auteur des Misérables a placé les premières amours de Marius et de Cosette.
La Pépinière était plantée d'arbustes et d'arbres fruitiers parmi lesquels circulaient des allées sinueuses. Au milieu, une petite construction carrée, devant laquelle s'élevait la statue de Lesueur, abritait l'ancien puits du couvent, et marquait le centre de son ancien cloître. Nulle part, la fête du printemps n'était plus éclatante et plus joyeuse : les bouquets des lilas, des faux ébéniers, des seringas, des fleurs de pommiers et de poiriers, y étaient éblouissants.
Nous nous réunissions sur les terrasses, surtout sur celle de l'Ouest, avec nos camarades. La plupart étaient déjà au lycée ; mon frère et moi étions encore élevés dans nos familles. Dans notre petite bande, avec nombre de figures qui ont vite disparu pour moi, se trouvaient deux fils d'un professeur de l'Université qui allait être le mien, Alfred et Maurice Croiset, qui ne soupçonnaient assurément pas, tandis que nous nous poursuivions à la course sous les ???? qui ces, qu'ils seraient destinés à se signaler comme deux maîtres de l'Héllénisme, à éclairer les obscurités de Pindare, à entrer tous deux à l'Institut, et à devenir, l'un doyen de la faculté des lettres l'autre professeur au Collège de France. Ma maigreur m'avait fait décerner dans la bande, le sobriquet peu flatteur de " boyau de chat ". Nos jeux habituels étaient les barres, et le jeu de billes appelé triangle. J'y étais passionné ; j'avais un désir brûlant d'y exceller ; je construisais pour cela toutes sortes de théories ; j'étudiais les effets des billes, dans ma chambre, sur mon tapis ; j'admirais, je tâchais d'imiter mes camarades plus habiles ; et j'étais dans les deux d'une faiblesse également déplorable.
Mon infériorité dans tous les exercices physiques tenait en grande partie à une circonstance que je n'ai pas encore indiquée. À l'âge d'un an, environ, me trouvant à Fontainebleau avec ma famille, j'avais eu le bras gauche frappé de paralysie. Comment de tels accidents, connus sous le nom de paralysie infantile se produisent-ils sans aucun motif apparent ? C'est, je crois, encore un mystère pour la science. Plus tard, je voyageais en Egypte avec un docteur, qui ayant eu une fille atteinte du même mal, en avait fait une étude spéciale, et me déclara qu'il n'y comprenait rien. Peut-être se y avait-il 1à quelque fatalité originelle : car mon frère eut un accident analogue au bras droit. On me traita d'abord par des frictions, à l'ancienne méthode. Puis, je bénéficiai du premier emploi de l'électricité en médecine qui ait, je crois, été tenté. C'était le Dr Duchêne de Boulogne qui l'avait inventé et le pratiquait. Utilisant la faculté qu'ont les courants électriques de mettre en jeu les forces musculaires, comme du fluide nerveux dirigé par la volonté, il développait les restes du muscle que l'inaction de la paralysie n'avait pas complètement fait disparaître, et rendit à mon bras gauche une notable partie de son système musculaire. Ce petit homme au crâne d'ivoire luisant, aux étranges veux bleus, me semblait une apparition fantastique ; et si j'avais connu alors les contes d'Hoffmann, j'aurais cru qu'il sortait de l'un d'eux. Il avait profité de son invention, pour faire des recherches fort curieuses sur la peinture et la sculpture avec ses capsules électriques, il faisait prendre à des masques de modèles, toutes les expressions, la douleur, la gaîté, l'étonnement, l'épouvante : il excitait, sur leurs corps, le modelé musculaire de tous les mouvements ; il prenait note par la photographie, des uns et des autres; il put écrire ainsi un livre très intéressant où il relevait nombre d'impossibilités anatomiques dans les œuvres les plus fameuses.
Nous rôdions, dès lors, dans le quartier Latin, au creux duquel nous étions logés. L'Odéon était presque en face de notre porte. On sait qu'il est entouré de galeries auxquelles l'architecture de l'empire a donné sa lourdeur massive, et sous lesquelles se succèdent les étalages de librairie. C'était alors une sorte de rendez-vous pour les étudiants et pour les nombreux professeurs et répétiteurs auxquels le Deux Décembre avait fermé la porte de l'enseignement. On y allait lire les journaux. Notre répétiteur, ardent Républicain, les appelait le centre de la civilisation et des beaux-arts " C'était au moins un milieu de haines vigoureuses contre l'Empire. Une de nos librairies au grand air, à côté de celle de Marpon, était tenue par une certaine Madame Gault, ancienne maîtresse de l'acteur Laferrière ; passablement mûre, mais très intelligente, maigre, avec des yeux étincelants d'esprit.
C'était l'amie des Républicains, avec lesquels elle causait beaucoup, bien qu'on la soupçonnât d'avoir des rapports avec la police. Les étudiants étaient chez eux à l'Odéon. Ils croyaient que ce théâtre leur appartenait, on les en laissait maîtres, pour ne pas perdre leur clientèle. Un soir, l'Empereur et l'Impératrice se risquèrent à une représentation; ils n'eurent pas lieu de s'en féliciter.
Il y avait alors une chanson bouffonne forte à la mode et qui était sur toutes les lèvres :
Ayant pris femme
Le Sire de Framboisie.
La prit trop jeune
Bientôt s'en repentit "
Tous les étudiants qui étaient dans la salle, entonnèrent en chœur, fort irrévérencieusement, le " Sire de Framboisie " à l'intention de l'impératrice. Je crois qu'elle quitta la salle. Mais la police ne fit pas d'affaire : elle ne voulait pas souligner le scandale par une répression.
Quelques années après, on s'en prit à Edmond About. On ne lui pardonnait pas de s'être rapproché de l'Empire, d'être un des habitués du salon de la princesse Mathilde, et d'arriver au Constitutionnel, journal officieux. Il donnait à l'Odéon, une pièce intitulée Gaetane. Ce fut pendant les quatre premières représentations, une tempête ininterrompue de huées et de sifflets : la pièce disparut de l'affiche.
Les murailles portaient les traces des antipathies des étudiants. Ce fut sans doute un rapin qui, le premier, voulut témoigner son mépris pour le peintre Gali. auteur de nombreux tableaux de sainteté auxquels il mêlait assez étrangement des peintures obscènes comme sa Leda, refusée au salon de 1855 pour des motifs que la pudeur interdit de préciser. Tous les murs se couvrirent aussitôt de l'inscription " Galimard fou mystique ". Plus tard ce fut l'écrivain Barbey d'Aurévilly, dont la mise excentrique et les provocantes violences de plume irritèrent le quartier, et dont le nom suivi de l'épithète fort irrespectueuse d' « idiot » s'étala de tous les côtés sur la pierre.
Dès le temps de mon enfance, il y avait dans les chambres d'étudiants, dans le fond des cafés, des conciliabules de jeunes intelligences, pleines de foi démocratique et d'horreur pour le triomphe du despotisme, résolus à une lutte désespérée contre le pouvoir formidable qui avait garrotté la France, et ourdissant dans l'ombre des complots forcément impuissants. Tel celui qu'a raconté depuis, dans le beau livre intitulé " Le Roman d'une Conspiration " un homme qui devait expier ses vaillantes tentatives dans les cachots Algériens, et dont le nom est devenu, depuis, un des grands noms de notre République : Arthur Ranc. Une légende veut que, dès lors, Gambetta ait lu à haute voix au Café Procope les Châtiments à leur apparition. Légende fausse, Gambetta était encore au collège quand les Châtiments parurent ; et ils étaient connus au quartier Latin quand il y arriva.
Quand je revois ces rues de la rive gauche ou s'écoula mon enfance, elles restent pour moi peuplées de grands souvenirs : les murailles que je reconnais évoquent à chaque pas d'illustres fantômes. Dans la tranquille et silencieuse rue Notre Dame des Champs, voilà la maison qu'avant ma naissance Victor Hugo habita dans sa jeunesse, près de l'atelier de Deveria, et d'où il allait admirer les soleils couchants au cabaret de la Mère Saguet. Tout près, à l'entrée de la rue Montparnasse, c'est la petite maison de Ste Beuve, où il passa ses dernières années, entre son fidèle secrétaire, mon vieil ami Troubat et la petite Manchotte qui était sa maîtresse. Rue Madame, devant un mur décoré de fragments de la frise du Parthénon, voilà l'ancien logis de Renan. Dans la partie de la rue d'Assas, qui s'appelait alors rue de l'Ouest, sur un des côtés d'une vaste cour dont les larges vitrages éclairaient des ateliers, j'allais voir le peindre Paul Huet, exaspéré par les embus que faisait sa peinture, pendant qu'il travaillait. Au-dessous, c'était l'atelier
de Préault, un des grands vaincus dans la lutte pour l'idéal.
Préault ä été presque le seul sculpteur romantique. Mais la sculpture et le romantisme n'ont jamais pu s'accommoder. Les Grecs ont, du premier coup, donné à la sculpture son style et son harmonie. Seuls les Florentins, avec Donatello et Michel Ange, les maîtres du 18e siècle, avec Houdon ont introduit un accent bien moderne, et c'est à leur école que sont revenus nos grands manieurs de l'ébauchoir, les Carpeau, les Dubois, les Falquière, les Dalou. Il fallait la couleur, au génie de1830 : la terre grise se refusait à ses inspirations. Cela n'empêcha pas Préault d'avoir donné des œuvres de jeunesse de haute valeur : son Christ de S. Roch, son cavalierGaulois du ponte | Alma, si admiré de Michelet, son Jacques Coeur de Bourges. Mais il a laissé en art, de superbes intentions plus que des réalisations. Fort maltraité par l'école classique toute-puissante alors dans la statuaire et par surcroît incompris par le public, il était assombri par le doute cruel et par l'amère tristesse qui accablent les espérances brisées des hommes de valeur qui se demandent, sous leurs cheveux gris, s'ils n'ont pas perdu leur vie. Il se rongeait dans son atelier, au milieu des reproductions de ses œuvres passées : leur vue lui était devenue insupportable : et un jour, recevant la visite du poète Jean Aicard, encore tout jeune, il les lui fit emporter pour ne plus les voir.
Cet artiste délicat était armé de l'esprit le plus mordant, avec des mots à l'emporte-pièce comme s'il cuirassait de raillerie, sa sensibilité douloureuse. On sait que Sardou avait un peu le masque du premier consul, mais déjeté et déformé: Préault l'appelait un Bonaparte éculé ", un poète qui cherchait le grandiose, mais qui n'aboutissait qu'à des médiocrités, il disait : un tel ? L'antre du lion : le lion est toujours sorti " Le plaisant, c'est que celui dont il parlait, QD, allait partot répéter le met comme charmant : il le croyait, appliqué à un autre. Préault avait une façon à lui de lancer ses traits, brusquement, comme un coup de pistolet. Un jour, un artiste classique eut le malheur et l'insolence de lui dire : "| Préault, vous avez tant d'esprit ! Quel malheur que vous vouliez faire de la sculpture ! " Sur quoi, Préault, exaspéré : Moi, de l'esprit ? Vous vous trompez. Je suis aussi bête que vous ! On le rencontrait souvent, promenant sa tristesse autour du Luxembourg. A voir ce petit homme à robuste carrure, avec ses gros yeux, sa courte moustache grise et sa canne de tambour major, on n'eut pas cru rencontrer un des derniers Jeune France. Quelquefois, il allait au café Tabouret, à côté de l'Odéon, retrouver son ami Barbey d'Aurevilly. Un autre romantique ultra, bien qu'il éreintât le romantisme, comme il éreintait tout.
On sait que dans sa misère, l'écrivain bas Normand était fou de dandysme et y avait d'incroyables prétentions. Avec sa face flétrie, au nez d'aigle, à la moustache de capitaine, aux yeux éraillés ; avec sa redingote comme moulée sur un corset et ses prétentieuses manchelles de dentelle ; il avait une tournure délabrée et burlesque, qui forçait les passants à se retourner, faisait scandale dans les rues et marquait assez mal. Chose bizarre ! cet écrivain truculent, qui déchirait toutes les réputations, était avec Préault, le dernier fanatique de Madame de Stael. Tous deux en prenant leur café, se consolaient et s'épanouissaient dans leur culte commun.
Puisque je viens d'ébaucher une fiqure de sculpteur malheureux, j'en veux de suite tracer une autre, bien que les faits que j'ai à indiquer soient de quelque temps postérieurs. Les sculpteurs sont souvent à plaindre : leur art est moins compris du public que la peinture ; la réputation leur vient difficilement : les frais inévitables qu'entraîne une statue, dévorent le meilleur de leur rémunération. Ils n'ont guêre d'autre client que l'Etat. Ses commandes leur sont nécessaires pour vivre, presque pour produire. Malheur à eux si le guignon s'en mêle !
Cet autre sculpteur Brian n'était pas, comme Préault, un révolté contre l'art classique. Il avait reçu la consécration officielle. Il avait eu le prix de Rome et débuté au Salon par un succès. Puis, à mesure qu'il vieillissait, il avait été oublié. Pauvre, malade, âgé, il avait voulu ressaisir la fortune par un dernier effort. Il avait conçu un chef d'œuvre : une figure de Mercure d'une souplesse et d'une grâce dignes des chefs d'œuvre de l'Hellénisme. Il raidissait ses forces défaillantes, pour donner enfin la mesure de sa valeur. Il était poitrinaire et fort misérable. Je vois encore sa figure lamentable, quand il venait sonner à la porte de mon père : maigre, délabré, la souffrance sur la face, le dénuement dans son costume ; le cou frileusement enveloppé d'un épais et grossier cache-nez en toute saison. Mais il tenait sa revanche, sa statue ou il avait mis toutes ses confiances espérances. Hélas ! il était trop pauvre pour ne point économiser jusque sur le feu de buches que les sculpteurs, dans les hivers rigoureux, sont obligés d'entretenir constamment. Un matin, comme il rentrait à son atelier après une nuit très froide, le poêle s'était éteint, la glaise avait
gelé ; la statue était brisée : il en mourut. Ses amis ne voulurent pas laisser perdre son œuvre : on répara ce qui pouvait être réparé ; on moula la statue mutilée et on l'envoya, un peu démolie, à l'Exposition. Ce ne fut qu'un cri d'admiration ; le Mercure eut la médaille d'honneur. L'heure de la justice avait sonné : mais trop tard. Il n'en eut rien dans son cercueil. On a placé la statue à l'école des Beaux-Arts. Le nom du sculpteur est oublié ; et toutes sortes de légendes ont couru sur le chef d'œuvre. Un élève C... me racontait qu'on l'attribuait à un jeune sculpteur persécuté par JU... et mort à la villa Médicis.
Revenons à l'atelier de Préault et à la rue de l'Ouest. Encore quelques pas, et nous arrivons à l'angle du Luxembourg. Regardez cette haute maison, presqu'au coin de la rue Vavin. Levez les veux sur les fenêtres de l'étage le plus élevé, au-dessous du toit. C'est 1à qu'habitait notre grand Michelet.
Je l'ai connu tout enfant; il était fort ami de mon père, et intime avec Paul Huet. Quand je l'ai vu pour les premières fois, j'étais loin de comprendre son génie. Jeune homme, je le voyais encore souvent et je savais ce qu'il valait.
C'est, à mon sens, le plus grand historien qui fut jamais. L'Histoire était sa vocation et fut toute son existence. Déjà enfant il rôdait sous les arcades du Musée des monuments Français, installé par la Révolution dans un cloître et, contemplant les blanches statues des hommes d'autrefois, bariolées d'ombre et de soleil par les feuillages des arbres, il sentit s'allumer en lui un désir invincible de leur rendre le souffle de l'existence. Depuis ces premières impressions jusqu'à son dernier soupir, où il épuisait encore ses forces défaillantes pour ajouter quelques pages à ses peintures du passé, l'histoire a rempli sans rivale sa pensée et sa vie. Mé1é passionnément aux luttes: contemporaines par ses ardentes convictions, il refusa obstinément, pour lui rester fidèle de se jeter dans la politique active et d'entrer à la Chambre. Ce fut par excellence l'historien, ou plutôt le magicien de l'histoire.
Dans sa cellule d'enchanteur, dont rien ne put le faire sortir, à force d'étudier les formules magiques de son grimoire, j'entends les livres et les manuscrits, il eut, comme personne, le secret de faire surgir de leur poussière les morts de tous les temps. Mais ce n'étaient pas des fantômes impalpables qu'il arrachait de leur tombe ; ou comme Ulysse au pays des
Cirmeriens, des ombres souffrant de n'être plus que des ombres. Il leur rendait leur sang et leur chair, leurs passions, leurs croyances, leurs espoirs et leurs angoisses.
On a dit, et je crois qu'il a dit lui-même, que l'histoire comme il la comprenait, était une résurrection. Le mot est encore trop faible : il ne se bornait pas à ressusciter les siècles passés : il les revivait ; et quand il avait terminé quelqu'un de ses volumes plein des horreurs des époques tragiques, il sortait de son travail harassé, pantelant comme s'il avait saigné de toutes leurs blessures.
Chose étrange ! Cet homme qui vécut toujours timide et solitaire, enfermé tantôt dans les bibliothèques et les archives, tantôt à son foyer et dans son travail, loin des choses publiques, loin des relations du monde, presque sans aucune expérience du milieu humain, replié sur lui-même, avec sa sensibilité d'une acuité maladive, eut, comme pas un, le plus surprenant instinct pouf pénétrer les dessous les plus obscurs de la nature humaine, ses motifs les plus secrets, ses profondeurs les mieux cachées. Sa vue des choses se doublait de divination. On eut dit que comme Jeanne d'Arc la muse historique de Michelet avait ses voix. Elle avait en lui un voyant. Taine a appelé les perceptions exactes de nos sens des « hallucinations vraies ». Le mot pourrait s'appliquer à la vision qu'il avait des faits et des personnages historiques.
Il lui fallut se créer une langue à lui pour traduire ses magiques évocations. De là son style tout classique : brisant les articulations de la période pour l'assouplir aux besoins de l'expression ; rompant, hachant la musique de 1a phrase pour lui donner de brusques explosions ; heurtant les mots, pour en faire jaillir l'étincelle. Des élans lyriques, des apostrophes, des sortes de cris passionnés coupent le récit. Même singularité dans la façon dont il conçoit son œuvre. Comme Rembrandt plongeant dans les touches ou noyant dans le demi-jour, de larges morceaux de ses compositions, pour faire surgir, dans une lumière aveuglante et soudaine, telle figure grandiose ou telle scène saisissante, il laisse dans l'ombre une grande partie des événements, pour éclairer de rayons éblouissants, dans leurs moindres détails, un épisode ou un tableau de mœurs. Ce style étrange, ces étranges partis pris, font croire aux esprits superficiels, qu'il traitait l'histoire avec une fantaisie déréglée ; qu'il en faisait, à son bon plaisir, un poème ou un roman. Taine, si positif, si minutieux a noté et dit le premier que cette fantaisie était toute d'apparence : que quand on avait été conduit soi-même à étudier à fond quelque crise du passé, on voyait qu'elle s'asservissait à un examen approfondi des documents, à une vue très exacte des choses ; que ce qui semblait un élan lyrique mettait en réalité en relief un aperçu fondé sur les textes : que les végétations folles dont il paraissait broder et fleurir ses récits avaient toutes des racines profondes dans le terrain des réalités historiques : et durant mes années de micrographie médiévale à l'école des Chartes, je pus constater combien Taine avait raison.
J. Michelet détestait la fantaisie en histoire. Le roman historique le révoltait. Dans sa passion pour le passé qu'il ressuscitait, dans sa terrible sincérité, il ne pouvait pas souffrir que l'imagination littéraire se permit de prendre des libertés avec la vérité. Il ne pouvait supporter que le caprice de l'écrivain déformât ou faussât les figures et les évènements qu'il avait vus à la lumière de ses évocations.
Sonnons à la porte. Est-ce ainsi que vous auriez imaginé Michelet ? Je vois un petit vieillard, à l'épaisse et longue chevelure blanche, aux manières un peu solennelles ; timide jusque dans sa gloire, à être troublé par le jeune inconnu qui tremble lui-même d'être présenté à l'illustre écrivain, gauche, maladroit à tout jusqu'à ne point pousser une planche sur un ruisseau, un esprit embarrassé par le corps qu'il habite, soigné comme un enfant par l'affection de sa femme, couvrant sa gêne d'un ton professoral, d'une doctorale gravité, d'une politesse cérémonieuse. Dans son salon, le très beau médaillon de David d'Angers, nous le montre tel qu'il était à ses débuts, figure mince et anguleuse, rayonnante du feu de la pensée et d'un paroxysme de sensibilité nerveuse. Le sculpteur n'a pas pu indiquer un des caractères principaux de la physionomie, la précoce blancheur de ses cheveux. Avec l'âge, le masque s'était épaissi, La tête était forte, la figure engraissée mais toujours étrangement expressive, comme électrisée par la mobilité des impressions. Si la jeunesse est dans les gaietés exubérantes, les turbulents chagrins et plaisirs, les camaraderies faciles, on peut dire qu'il n'eut jamais de jeunesse. Si elle est dans la foi, l'enthousiasme, la flamme créatrice, on peut dire qu'elle dura chez lui presque jusqu'à la mort, que pendant plus de soixante ans, au lieu de vieillir, il rajeunit et que sa vie entière jusqu'à l'irrémédiable affaissement des dernières années, ne fut qu'une longue jeunesse, couronnée dès le début de cheveux blancs.
Sa femme mettait, dans ce grave intérieur, la grâce et la vivacité de ses trente ans. C'était une institutrice créole, grande admiratrice des livres de Michelet, qui était avec lui, sans le connaître, dans un échange de lettres,et qu'il avait épousée. Elle n'était pas belle à proprement parler ; peut-être jolie : assurément charmante et de toute
brillante intelligence. C'est dans son cabinet que les visiteurs étaient reçus : ils y voyaient, à la fenêtre, les fleurs et les oiseaux qu'elle adorait, Ce fut elle qui entraîna Michelet vers les études d'histoire naturelle, et à qui l'on doit ses livres merveilleux sur l'Oiseau, l'Insecte, la mer, et la montagne : livres auxquels on pense qu'elle collabora. Le magicien de l'histoire s'y retrouve, avec toutes ses habitudes : sous sa plume, l'hirondelle, l'araignée ont une âme presque humaine, et deviennent des façons de personnages historiques ; il a tellement le don de donner à ses créations l'étincelle de la vie qu’Îles, arbres, les rochers et les oiseaux prennent, sous ses yeux, une sorte de personnalité, et en quelque sorte, d'animalité fantastique et formidable.
Madame Michelet s'efforçait de mêler un peu de gaieté au sérieux de l'intérieur. Elle donna même une fois un bal costumé, ou elle faisait fort bonne figure sous un costume Wätteau. Michelet avait ses soirées, ou l'on voyait Renan, Taine, Banville, les Goncourt. On se tenait dans son salon et dans la salle à manger, ou figuraient, sur les murs, des gravures au burin de ce plafond de la chapelle Sixtine sur lequel il a écrit quelques unes de ses plus belles pages. IL me souvient qu'un soir, je me trouvais derrière un groupe de trois personnes, dans son salon, à l'angle de la cheminée : Michelet, Renan, Théodore de Banville.
Michelet racontait, ce qu'il raconte dans son journal, comment au début de la vie, il avait traversé des heures de doute atroce, cherchant sa voie et se cherchant en vain. Il prit la plume et, dès lors, vit clair dans son esprit et dans sa vocation : il s'était révélé à lui-même en s'affirmant. Alors Renan, avec son gros nez penché, observa avec une imperturbable ironie : " C'est le mot de l'apôtre Credidi « qui a locutus sum" "Je l'ai cru, puisque je l'avais dit." Le commentaire n'était pas flatteur : Michelet ne parut pas s'en apercevoir. Mais un sourire railleur plissa les lèvres et brilla dans les yeux du masque de Pierrot qui était celui de l'auteur des Arts Funambulesques.
Un ciel sombre pesait sur cette période de ma jeunesse. Le triomphe du Deux Décembre semblait plus complet et plus irrémédiable d'année en année.
L'expédition de Crimée lui avait apporté le prestige de victoires remportées sur l'étranger, et lui avait rallié les sympathies de la libérale Angleterre. Nulle lueur d'aurore n'apparaissait nulle part. À la suite de l'attentat d'Orsini, des persécutions féroces sévirent sur les Républicains, comme au lendemain du coup d'Etat. L'abominable loi de sureté générale rétablit le régime du sabre dans toute sa cruauté. Des milliers de victimes furent frappées sans même l'apparence de jugement. Je vis s'asseoir au foyer de mon père des hommes de bien, des hommes d'intelligence, qui avaient encore les poignets meurtris par les menottes. J'ai dit qu'en ce temps, ceux que les listes d'exil avaient épargnés, vivaient en France comme des proscrits de l'intérieur. C'était le sort de mon père. Il ne restait guère de journal d'opposition libérale. Je ne compte pas les feuilles légitimistes ou cléricales fort réactionnaires.
Avec le grand organe des Orléanistes, les Débats, l'Empire ne tolérait quère que la presse de Girardin, si veratile, et le Siècle dirigé par Havin. Mais le rusé bourgeois Normand était en coquetterie avec l'Empire, et soumettait au bon plaisir du pouvoir le principal journal lu par les Républicains. Mon père, qui était entré au Siècle, souffrait cruellement de cette complicité de son directeur avec l'ennemi. Un petit complot fut ourdi, avec Tillot, l'administrateur du journal, pour l'arracher à Havin. Havin fut le plus fort. Tillot et mon père durent quitter le siècle. Mon père passa à l'Estafette, puis revint à la Presse. L'inimitié du pouvoir le pourchassait de journal en journal. La vie de l'écrivain convaincu était atroce, entre les menaces du pouvoir et les financiers maîtres des journaux, trop soucieux de conserver les très riches monopoles que constituaient les
quelques feuilles d'opposition tolérées, pour ne point trahir les idées qu'ils étaient censés servir. À la fin, une publication hebdomadaire, le Courrier du Dimanche, tomba par une série de hasards, entre les mains d'un Valaque qui confia la rédaction en chef à un bon Républician dont le gouvernement ne se méfiait pas. Le courrier Républicain devint l'organe de l'opposition Républicaine et Orléaniste, incapable de connivence avec le gouvernement. C'est là que Prévost-Paradol, opposant avec mon père, engagèrent contre l'Empire une lutte à fond, non sans que le journal fût frappé par le pouvoir à coups redoublés.
***
CHAPITRE VI
CLASSE DE RHETORIQUE ET DE PHILOSOPHIE
LA BRETAGNE
LE PROCES DES TREIZE
MON ENTREE DANS LE MONDE DES POETES.
J'entrais en rhétorique : je me regardais déjà comme un homme. J'étais enfin un des élèves brillants de la classe. Nous avions deux professeurs de lettres, Glachant, assez bon homme, et Merlet, pincé, ambitieux, visant à une classe de faculté, l'un des rares Bonapartistes de L'Université, qui m'était fort antipathique et me faisait grand peur. Notre professeur d'histoire, le vieux Gaillardin était célèbre parmi ses élèves, pour l'esprit avec lequel il racontait la fronde. Parmi mes camarades, se trouvait le futur égyptologue Maspéro. Il était dès lors prodigieux par sa science de l'histoire ; on le feuilletait comme un dictionnaire, et quand on traduisait un texte latin, où on rencontrait le nom d'un roi Parthe, le professeur s'adressait à Maspero, qui débitait, avec les dates de leur avènement et de leur mort, toute la dynastie de ces souverains barbares.
C'était pendant l'année de ma rhétorique au printemps, que tombaient les élections générales pour le renouvellement de la Chambre, appelée le Corps Législatif. Il menait avec efficacité des procès de presse ! Les trois mois de prison infligés à mon père le firent désigner comme l'un des candidats d'opposition à Paris. Il est vrai qu'on lui assigna le plus mauvais terrain. Le mouvement Républicain n'avait guère gagné que les populations des villes et les masses ouvrières. On donnait à mon père une circonscription découpée comme l'Empire savait les découper, où un tout petit morceau de Paris était noyé dans les populations rurales de l'arrondissement de Sceaux. La victoire semblait presque impossible.
La bataille était furieuse. M. Thierry avait accepté de rentrer dans la lutte. Le brutal et violent ministre de l'Intérieur, Persigny, le compagnon de toutes les vieilles conspirations de Louis Napoléon sous Louis Philippe, se jeta en furieux dans la mêlée électorale. Il couvrit les murs de Paris d'affiches officielles signées de lui, et où il insultait scandaleusement les candidats d'opposition, Thiers surtout. Rôle plus qu'étrange pour un ministre.
L'opposition l'emporta partout dans la Seine. les neufs candidats furent élus, même mon père qui l'emporta à quelques voix. L'Empire avait en même temps des défaites en Province. C'était un triomphe pour les Républicains.
On devine si le résultat fut accueilli avec enthousiasme chez nos amis. J'ai dit quel foyer ardent était alors les galeries de L'Odéon. C'était là que les ennemis acharnés de L'Empire lisaient les journaux et recevaient les nouvelles. Ce n'était que transports de joie et cris de victoire.
Ces élections de 1863 furent une date décisive pour l'Empire. Le mois de Mai fut le printemps de la liberté. A partir de ce moment, la brèche était ouverte, la citadelle était démantelée : on l'assaillait joyeusement. La marée de l'opinion montait avec une rapidité foudroyante. Le combat livré au despotisme du Deux décembre prit un caractère étrange de confiance et de gaieté. Dés lors, on entrevit nettement l'écroulement final. On ne prévoyait guère, hélas ! de quels désastres il serait assombri.
Le lendemain, à la fin de la classe, mon professeur Merlet me fit venir à sa chaire, et ma félicita du succès de mon père, qui devait être fort désagréable à son impérialisme. Je dois dire que ses félicitations grimaçaient un peu.
L'empire voulu sa revanche ; il contesta l'élection de mon père, avec une insigne mauvaise foi. Pour éviter les refus, il faisait prêter serment au moment où l'on posait sa candidature ; et il avait décidé par une jurisprudence restrictive, que le serment ne valait, que pour la circonscription pour laquelle il était donné. Partout ailleurs, les bulletins accordés au même candidat étaient nuls. C'est cette jurisprudence qu'il renia pour que mon père ne fut pas élu. Dans Paris, aux confins de la circonscription, des électeurs, par méprise, votaient pour la circonscription d'à côté. Jules Favre, Picard, avaient ainsi obtenu des voix dans la circonscription de mon père. Si on les comptait comme voix valables, mon père qui ne devançait le candidat officiel que d'un très petit chiffre, n'avait plus la majorité absolue. il n'avait que la majorité relative qui ne suffit pas au premier tour.
C'était une chicane d'autant plus misérable que le gouvernement, pour la soutenir, fut obligé de se contredire grossièrement. Mon père le surprit, par l'attitude qu'il adopta. Il déclara qu'il acceptait volontiers la nouvelle jurisprudence ; puisqu'elle était plus libérale que celle qui l'avait précédée, et qu'en conséquence il ne défendrait pas son élection : mais quelle était la conclusion logique ? qu'il n'y avait pas eu de nomination valable à un premier tour de scrutin, et la loi, en pareil cas, voulait qu'on procédât à un second tour de scrutin dans un délai de quinze jours : c'est ce qu'il réclamait. Cette thèse déconcerta le ministère, qui transigea et promit de convoquer à nouveau les électeurs à brève échéance. Mon père eut, cette fois, une majorité beaucoup plus forte, et l'Empire un nouvel échec.
Cette année là j'obtins, au Concours Général, le second prix d'histoire et le premier accessit de discours français. Curieux exemple de ce que valent les distinctions universitaires. En histoire, nous avions à raconter les partages de la Pologne. J'avais mis, en quelque sorte, mon enjeu sur quatre ou cinq questions que j'avais spécialement piochées dont celle là. j'avais fixé avec de grands efforts, dans ma mémoire, les noms rébarbatifs des provinces arrachées à ce malheureux pays, par chaque spoliation. Depuis lors, j'ai eu toute ma vie la curiosité des choses historiques. Le partage de la Pologne est un des chapitres de l'histoire que j'ignore le plus.
En discours français, nous avions à faire haranguer Henri IV par le maire d'une ville où on le recevait. Comme trait final, je faisais dire au Maire que le roi régnait sur la France, à la fois par droit de naissance et par droit de conquête. C'est, on le sait, le vers de Henriade. A la réflexion il me parut absurdement ridicule de faire citer le poème de Voltaire, un siècle avant que Voltaire fût né. Puis, je me dis : Bah ! ils sont capables de trouver cela ingénieux ! " Il paraît que je ne me trompais pas. J'allai recevoir mon prix à la Sorbonne par une des plus grandes chaleurs qui ont ramolli l'asphalte des trottoirs parisiens : il s'en fallait à peine de quelques dixiémes de millimètres pour que le thermomètre marquât quarante degrés. C'est sous cette température sénégalaise que je fus embrassé par Duruy, alors ministre de l'instruction publique.
Aux vacances, mon oncle nous mena faire à pieds, le sac sur le dos, le tour de la pointe Bretagne. Après les montagnes, la mer : et à mon sens, on n'en connaît toute la beauté que quand on a vu l'Océan sur les rivages de l'Armorique. Ailleurs, apaisé, il perd sa puissance. La Manche, sans étendue, me fait l'effet d'un grand baquet où les anglais ont vidé leur tasse de thé vert. La mer du Nord, sans profondeur, troublée de sable dès qu'elle est agitée, est tantôt jaune, tantôt tristement grise. On comprend cet ami de Théophile Gautier qui prétendait qu'elle n'était que l'Escaut canalisé. La Méditerranée est un lac incomparable, mais c'est un lac. On a l'idée de toute la puissance des paysages marins que quand on a admiré la mer sauvage de la pointe bretonne, où par tous les temps, les flots gonflés se couronnent de panaches d'écume, où le vent est chargé d'embruns, où l'on voit courir sur soi, dans toute l'immensité de l'horizon, la grande vague qui vient d'Amérique, comme nous disait si bien Malefille.
A cette pointe de la France battue de tous côtés, dans le galop perpétuel des flots et des vents, le ciel est toujours traversé de la course des nuées, trouées d'azur, versant tantôt des ondées, tantôt de joyeux rayons, dans une rapide et incessante alternative d'averses et d'échappées de soleil. Sous ce ciel toujours changeant, l'Océan s'est revêtu de nuances de vert marin toujours diverses, tantôt tragiquement sombres, tantôt claires comme les irisations de la nacre. Au bord, ce ne sont pas comme en Normandie, les monotones murailles de craies blanches rayées de fils réguliers de silex ; mais de terribles citadelles de noir granit, tenant tête aux assauts d'une mer furieuse depuis l'origine des siècles, et où l'Océan a taillé des anfractuosités, des cryptes, des galeries aux voûtes cyclopéennes, qu'il remplit à la marée montante, de sa ruée, de son tumulte et de son tintamarre. Nulle n'est plus belle, que cette imposante pointe du Raz, aux murs vertigineux hauts de trois cents pieds, à la Crète découpée en énormes dents de scie, à la base ébranlée par les terribles coups de bélier des flots, dans de superbes jaillissements d'écumes blanches. Devant, sort des vagues, comme un écueil, cette petite île de Sein où il y a déjà neuf cents ans, dans les tempêtes, les prêtresses gauloises, fouettées par les éclairs, fouettées par les baves de l'Océan, emportées par le vent d'Ouest, dansaient, nues et échevelées, leurs effrayantes danses mystiques en l'honneur des Dieux de l'ouragan.
Toute la Bretagne a un caractère d'une originalité grandiose, avec ses larges et harmonieux mouvements de terrains couverts d'ajoncs à perte de vue ; la majesté mélancolique de ses grèves ; ses étendues de rochers bas, rasés jusqu'au niveau du sol, et habillés de varechs qui n'ont plus leur teinte brune, et prennent, sur le granit, une claire couleur de rouille. Ce caractère était encore intact quand nous le parcourions. Les chemins de fer commençaient seulement à pénétrer dans cette extrémité de la France. Vitre avait conservé ses maisons cuirassées d'écailles imbriquées d'ardoise ; Guingamp et Lannion leurs vieilles bâtisses à charpente apparentes. une futaie presque digne de Fontainebleau, reflétait ses belles masses de feuillages dans les flots de l'Hellé. Les curieux costumes locaux étaient portés par tout le monde. On ne parlait que la vieille langue celtique ; et nous devions en apprendre un ou deux termes, pour pouvoir demander notre chemin. Nous vîmes en passant, un des deux grands pardons de Bretagne, celui de Sainte-Anne-la-Palud. On y venait de trois ou quatre départements, autour d'une chapelle isolée dans un lieu désert, chaque village campant dans une énorme tente de toiles portée sur des arceaux semi-circulaires, et j'ai oui dire que cette promiscuité passagère contribuait sérieusement à l'accroissement de la population. Les chemins creux ombragés de chênes rabougris qui conduisaient là étaient pleins de mendiants dignes du moyen-âge, montrant des plaies, des ulcères, probablement sophistiqués. On eut dit une descente de la cour des miracles et elle semblait faire l'aumône à Clopin Trouillefon. après la procession, grimpées devant la chapelle, les jolies jeunes filles coiffées chacune de la coiffe de son canton, se mirent à entonner en chœur, de leurs voix fraîches, la chanson trop populaire et peu mystique :
· · · · · · · · J'ai un pied qui remue
Et l'autre qui ne va guère.
Il est probable que pas une ne comprenait les paroles qu'elles chantaient. On se soûlait fort dans ces fêtes religieuses.
Chemin faisant, nous fîmes dans les Côtes du Nord, la rencontre de deux jeunes parisiens qui voyageaient ensemble. L'un d'eux Léopold Pannier était un orphelin, fils d'un gros négociant du Palais Royal, le propriétaire de l'escalier de cristal. Il avait hérité d'une petite fortune, qui lui permettait de vivre pour ses goûts littéraires. L'autre, Alphonse Hirsch, étai un israélite. Il en avait le type héréditaire, nez busqué et barbe noire, tout en étant assez joli garçon. Il était employé dans une maison de banque, et passionné pour les arts, la peinture et la musique. Sa sœur avait épousé le poète Manuel. On fit connaissance, on se lia, et l'on continua le voyage ensemble. Mon amitié avec Pannier devait exercer une grosse influence pour mon avenir.
A Quimperlé, nous rencontrâmes une bande de normaliens, parmi lesquels se trouvait Augustin Filon. Un grand garçon très myope, d'une finesse, d'une délicatesse d'esprit singulières, mais qui avait quelque peu ôté à son intelligence la vigueur et l'initiative, de sorte qu'il produisit très peu, et ne donna guère ce qu'on pouvait attendre. Il était alors libéral, comme toute la jeunesse, et au retour, se fit présenter chez mon père : quelque temps après, il devenait précepteur du prince impérial : fonction qui décida toute son existence. Il accompagna l'Impératrice en exil, et ne l'a plus quittée.
Nous descendîmes avec les normaliens jusqu'à la mer le cours de l'Ellé. Nous arrivâmes ainsi à une auberge misérable, perdue dans la solitude. Là, les normaliens demandèrent un jeu de cartes. Il faut renoncer à décrire celui qu'on leur apporta. Chaque morceau de carton était bossué de couches de crasse. Rois, reines et valets étaient plus sales que des mendiants qui auraient couché un mois dans la boue. A cette vue, nous fûmes tous pris d'un fou rire convulsif que nous ne pouvions plus arrêter. quand il s'éteignait, quelqu'un repartait, et la contagion nous reprenait tous. A la fin, c'était une véritable souffrance. Nous en étions malade à la lettre. Je ne savais pas que le fou rire pût devenir tyrannique à ce point.
A Concarneau, nous avions trouvé M. Félicien Mallefille, le vieil ami de mon père, qui alors habitait là. Plus tard, Lockroy m'a raconté avoir vu, au même endroit, le grand poète Alfred de Musset, assis en plein air, ivre mort, affaissé, hébété, la tête pendante, la bouche baveuse, son chapeau roulé dans la boue, entouré des gamins des maisons voisines qui le huaient.
A la rentrée des classe, je commençai ma philosophie. J'ai dit combien j'étais, depuis l'enfance, préoccupé des problèmes qu'elle soulève et qu'elle prétend trancher. C'est donc avec une véritable passion que j'abordais les études philosophiques. Mon professeur, un excellent homme et un esprit distingué, Monsieur Charles, eut vite remarqué le goût et l'ardeur que j'y apportais : je fus bientôt son élève favori ; et il fondait sur moi de grandes espérances pour le prix d'honneur du Concours Général.
Mes travaux en philosophie eurent un étrange résultat : elles m'en dégouttèrent à tout jamais, et me firent cesser de croire à ce qu'on prétendait me prouver. Il n'est pas sans intérêt de dire quelques mots, à ce propos, sur l'histoire de mes idées.
J'étais déiste de sentiment. La façon dont on m'apprit à démontrer l'existence de Dieu me parut si faible que mon Déisme n'y survécut pas. On peut, au fond, ramener à trois les preuves de l'école. La première et la plus faible est le fameux argument de St-Anselme, remis en honneur par Descartes.
On sait comment Descartes procéda : il déclare qu'il commence à faire table rase de toutes ses idées, pour y substituer celles dont la raison lui démontrera la vérité. Il y a beaucoup d'illusions et de leurre, dans ses tables rases philosophiques. Le cerveau qui prétend se dépouiller de toutes ses idées ; reste plein de convictions qui ont jeté en lui, jusqu'au fond, de solides racines. Forcément, il cherche beaucoup moins à consulter la raison sans parti pris, qu'à trouver des arguments qui le ramène à des convictions antérieures. Il pousse inconsciemment le coude au raisonnement, pour le faire dévier dans le sens de ses opinions préconçues.
La table rase faite, Descartes n'eut pas de peine à y retrouver sa propre existence : c'est son fameux et très beau : Je pense, donc je suis. Il lui était plus difficile d'y trouver l'existence de Dieu. Il était résolu à laisser sa pensée enfermée dans son célèbre poêle, sans rien regarder au dehors, sans même jeter un coup d'œil à la fenêtre, et à procéder par la seule vertu d'une démonstration mathématique. Ses habitudes d'esprit n'en admettait pas d'autre. Mais c'était demander aux mathématiques, plus qu'elles ne peuvent fournir. Une fois une donnée admise par supposition, elles permettent d'en tirer toutes les conséquences. Si cette donnée est fournie par l'observation, elles permettent d'en déduire toutes les relations et toutes les propriétés qu'elle comporte. Mais il n'y a pas de réalité que l'esprit puisse atteindre à priori, sans point de départ par l'expérience. Aussi Descartes, esprit si moderne et si clair, fut-il obligé de demander secours à la scolastique barbare du XIème siècle et d'emprunter une subtilité à St-Anselme.
"J'ai l'idée de l'infini, dit-il après l'archevêque de Canterbury : et cette idée seule implique que l'infini existe. En effet, par définition, il comprend tout. Donc, il comprend aussi l'existence d'un être infini. Ensuite, c'est ce que nous appelons Dieu ".
Introduit par Descartes, cet argument connu prit place dans la philosophie. On l'enseigna dans ses écoles ; et Victor Hugo le met dans la bouche de son conventionnel expirant, sous une forme à peine différente : "L'infini a forcément un Moi, une personnalité. En effet, s'il n'en avait pas, le Moi serait sa borne. il ne serait plus l'infini ".
Il suffit d'un peu de réflexion pour voir qu'au fond de ce prétendu argument, il n'y a qu'un jeu de mots. Tout d'abord, le point de départ est-il vrai ? Est-il exact que l'esprit humain ait d'une façon générale, l'idée de l'infini? Il subit la nécessité de croire à l'infini de l'espace et à l'infini du temps. Il n'en connaît pas d'autres. Ces deux infinis s'imposent à l'intelligence : il est absurde de supposer une borne à l'espace, puisque derrière cette borne, il y aura encore nécessairement encore l'étendue. il est absurde de disposer une limite au temps, puisqu'après cette limite le temps courra encore. Il faut donc, bon gré mal gré, que la pensée admette ces deux infinis. Peut-on dire pour cela, qu'elle en conçoive l'idée ? Au contraire, leur évidence dépasse et écrase les forces de notre étroit cerveau: elle le remplit d'angoisse, d'effroi et de vertige : c'est un mystère à la fois indéniable et incompréhensible. Mais quant à un infini autre que celui de ces deux conceptions matérielles, l'espace et le temps, la nature humaine ne nous en donne aucune idée ; il faut que la philosophie ou la théologie, le fasse pénétrer artificiellement dans l'esprit, et elle y reste à l'état de mot désignant quelque chose d'inconcevable pour lui. Si on l'admettait, il faudrait aller plus loin, bien au-delà de la religion et de la philosophie spiritualiste. Un seul homme a eu l'audace de tirer les conséquences inéluctables du point de départ Cartésien ; c'est Spinoza : on sait le rêve grandiose et insensé qui hantait ce génie mathématique, tandis qu'à son établi il polissait, pour vivre, des verres de lunettes : cet effrayant panthéisme avec un Dieu algébrique, démesuré, dont l'Univers matériel et moral, qu'il engloutit et avec lequel il se confond et se mêle, n'est qu'une parcelle infinitésimale.
En réalité, qu'y-a-t-il au fond de l'argument de Descartes pris à Anselme ? Il prétend tirer d'une définition conçue par l'esprit, la preuve de l'existence de l'être défini, ce qui est manifestement déraisonnable. Michelet a admirablement dépeint l'aberration de la scolastique, qui s'imaginant que les idées étaient des réalités, croyait créer des êtres en forgeant des conceptions arbitraires : l'argument de St-Anselme relève un peu de cette école. Quand je l'étudiais, je dis à l'un de mes camarades : " je vais te démontrer qu'il y a un mouchoir rouge dans la lune. En effet, je puis parfaitement imaginer un mouchoir de couleur cramoisie qui serait placé dans notre satellite. Or l'idée de mouchoir et celle de la couleur rouge impliquent forcément l'existence. Un morceau d'étoffe ne peut être un mouchoir que s'il existe, et il ne peut être rouge qu'à la même condition. donc l'idée d'un mouchoir rouge dans la lune, suffit à prouver qu'un tel mouchoir existe". Ce raisonnement burlesque était tout à fait conforme à ceux de la philosophie scolastique. Il faut des méthodes moins vaines pour établir l'existence de Dieu.
C'est une autre raison qui frappe le plus grand nombre d'esprits. On se dit : "Le monde n'a pu se faire lui-même. il faut quelqu'un qui l'ait créé. Les astres qui roulent sur nos têtes, les êtres organisés qui peuplent notre planète supposent un dieu qui les a créés". C'est l'argument que Sgananarelle donne à son maître pour le convertir, avec une mimique si passionnée qu'il tombe par terre "Voilà, lui dit Don Juan, ton raisonnement qui a le nez cassé".
Cet argument ne vaut guère mieux que l'autre : si l'on y réfléchi un peu, on trouve qu'il n'est, au fond, qu'une conséquence de l'impossibilité où se trouve notre intelligence de concevoir l'infini dans le temps, qu'elle est obligée d'admettre. Il lui faut un commencement du monde : donc un Dieu créateur. Mais ce dieu lui-même qui l'a fait ? Oh ! dit-on, c'est bien différent : lui, il existe de toute éternité. alors pourquoi de toute éternité aussi, l'univers n'aurait pas existé ? Et voyez à quelles idées baroques on est conduit. Le catholicisme a attribué au monde une vieillesse de quatre mille ans ; on sait quel rude démenti la science lui a infligé. Multipliez ces quatre mille ans, un millier, un milliard, un quintelard de fois. Ce ne sera toujours qu'un point imperceptible dans le cours illimité des siècles. Que faisait ce Dieu, dans l'éternité qui aurait précédé la création du monde ? et comment lui, infiniment parfait, a-t-il éprouvé le besoin de se donner pour compagnie un Univers aussi imparfait, après s'en être passé dans la durée infinie de l'éternité ? Il n'y a là qu'un subterfuge de l'esprit. Parce qu'on ne peut pas se faire, dans notre pauvre intelligence, une conception de l'infini du temps, on suppose, pour expliquer l'incompréhensible, un être plus compréhensible encore. On ne résout pas le problème, on le recule. Les indiens, ne pouvant concevoir comment la terre était suspendue dans l'espace, la faisait porter par une tortue colossale. Mais qui portera la tortue ? Elle s'appuyait sur un colossal serpent enroulé sur lui-même. Mais le serpent ne suffisait pas. Qu'est-ce qui le portera à son tour ? il fallait charger de ce soin un éléphant plus colossal encore. Et l'éléphant ? on était bien obligé de s'arrêter à la longue, et l'on avait rien expliqué.
La preuve la moins fragile est encore celle qu'on tire de la vie organique. plantes et animaux sont des merveilles de combinaisons, où tout est agencé, avec un art qui nous confond pour les réactions chimiques, l'absorption et le transport des sucs nourriciers, la respiration, la circulation nécessaires aux fonctions de la vie. Le génie des savants n'a pas inventé de mécanismes aussi surprenants que ceux des animaux les plus inférieurs, un moustique ou une puce. Le corps d'une fourmi est un miracle de science. Un microbe est un chef d'œuvre imperceptible et incomparable. Comment ne pas admettre qu'une intelligence créatrice a disposé, pour leur but, ces organismes si complexes? C'était le seul argument de Voltaire. "La montre, disait-il, prouve l'existence d'un horloger".
Il était difficile, autrefois, de contester la force probante de cette démonstration. Mais la science moderne l'a singulièrement ébranlée. elle a montré que le jeu des forces naturelles pouvait produire ce qui semble l'œuvre d'une intelligence suprême. Elle a révélé, depuis les origines de la vie, sur le globe, toute une immense et innombrable généalogie de la monère, la cellule primitive, jusqu'aux monstres des âges géologiques très anciens, et de ces monstres jusqu'à nos fauves actuels. Elle a mis en lumière le jeu des forces de destruction, qui frappent de mort les êtres les moins bien armés, ne laissant vivre que ceux qui ont individuellement des organes plus forts, lentement fixés dans la race par hérédité, assurant le progrès insensible et indéfini des espèces et des races à travers les âges. C'est l'œuvre d'un nombre prodigieux de siècles, dont la pensée épouvante l'imagination. Mais l'étude du globe montre que ces lentes évolutions ont rempli un nombre vertigineux d'années : et que ne peut la durée, quand elle est si démesurément prolongée ? Lorsqu'on objectait à Diderot, soutenant en précurseur les idées transformatrices, que les espèces nous apparaissent immuables, il répondait par ce mot charmant de Fontenelle : "de mémoire de rose, on n'a jamais vu mourir un jardinier". Car le génie audacieux et lumineux de Diderot, rien que pour rendre à la nature, ce que l'on attribuait à Dieu, avait deviné avec un siècle d'avance, ce que la science devait plus tard laborieusement découvrir, et l'avait exposé en des termes admirables, dans le Songe de D'Alembert.
C'est ainsi que je voyais s'écrouler une à une toutes les preuves que l'Ecole a accumulées pour démontrer l'existence d'une puissance suprême. Les origines historiques de l'idée de Dieu confirmait mon incrédulité. Le déisme n'est qu'une transformation du culte des fétiches et des olympes antiques. L'homme primitif, dans sa pensée obscure, ne distinguait que confusément la nature de ce qui l'entourait : une illusion instinctive inévitable le portait à supposer aux choses et aux bêtes une âme personnelle comme celle qu'il sentait en lui. C'est un sentiment si nouveau dans le cerveau, que dans la rêverie ou dans ces moments indécis entre le sommeil et la veille, où la pensée flotte comme dans une brume, nous-mêmes nous prêtons une sorte de vie personnelle à tout ce que nos yeux rencontrent. C'est la ressource la plus sûre de la poésie de flatter cette habitude atavique, en personnifiant les objets : le style abuse de ce procédé, et le langage en garde des traces nombreuses. Les animaux, dans leur perception crépusculaire, doivent subir une illusion pareille. Si le chien aboie à la lune, si le lièvre tremble au frémissement des herbes et au mouvement des ombres que projettent les feuillages, c'est assurément qu'ils sentent s'éveiller en eux l'idée de quelque chose de vivant qu'ils redoutent. Pour l'homme encore voisin des animaux, rien n'était inanimé: perdu au milieu de tant d'êtres inconnus, en qui il voyait des puissances muettes et mystérieuses, il en était épouvanté ; et vivant à la merci des choses de la nature, dans un tremblement perpétuel, l'effroi le portait à leur attribuer un pouvoir redoutable. Le grand poète latin a dit vrai : la peur dans le monde, a fait les premiers Dieux. Le nègre, passant devant le vieux tronc de baobab dont il s'est fait un fétiche, frissonne à la pensée des maux que l'inimitié de cette masse de bois peut lui infliger. Les prêtres de Chaldée, contemplant effarés, à travers l'air transparent du désert, les mouvements vivants des planètes dans le champ des étoiles fixes, attribuaient à ces feux errants dans l'empyrée le pouvoir de disposer de leur destinée. Le tonnerre était la voix d'un Dieu terrible. Les fleuves, les grands arbres, les eux vives de sources, les profondeurs obscures des forêts, se peuplaient d'êtres surhumains. Le totémisme naissait : chaque tribu révérait un animal, sanglier ou crocodile, qu'elle adoptait comme le maître de sa race.
Tout prouve que les fantômes ont joué un rôle très important, dans ces premières religions de la terre. On ne s'habitue pas à voir disparaître par la mort, les parents, les amis avec lesquels on a vécu. Ils hantent encore les rêves du dormeur. Parfois même, on croit les reconnaître dans les formes vagues du crépuscule : tel sauvage jure qu'il a rencontré au coin d'un bois, son père couché dans le tombeau. On s'imagine entendre soudain un parent bien connu. Il m'est arrivé à moi-même d'être tiré en sursaut d'une vague songerie, par la voix d'un mort que j'avais aimé. L'homme est fort épouvanté par ces morts qui semblent garder on ne sait quel reste de vie au-delà du tombeau. On cherche à désarmer leur colère par des cérémonies accomplies en leur honneur. C'est le culte des morts, qu'on retrouve à l'origine presque partout, et qui reste le seul dans certains pays. Il est probable que si l'habitude de brûler les cadavres a été si répandue, dès les temps préhistoriques, et si certains peuples les font dévorer par les oiseaux rapaces, c'est pour les empêcher de revenir et se libérer des spectres redoutés.
Voilà la religion primitive ; et quand on se rappelle ce qu'elle fut, on ne peut s'empêcher de trouver un certain aplomb aux théologiens pour tirer argument du consensus universel en faveur de l'idée de Dieu. Puis avec les siècles et les progrès de la civilisation, il se fait plus de lumière dans le cerveau humain. Il ne se confond plus avec les choses inanimées : les vieux Dieux issus des personnifications primitives, ne disent plus rien aux intelligences plus éclairées. Dés que l'homme raisonne sur la nature, dès qu'il y a un embryon de science, fétiches et divinités multiples rentrent dans l'ombre : mais l'homme a gardé, profondément enracinées par de longs siècles dans son esprit et dans son instinct, l'habitude, presque le besoin de croire à quelque puissance supérieure à lui. Eliminée des choses qui l'entourent, cette conception se réfugie dans l'attrait subtil des abstractions. De tout temps, l'homme a cru sentir en lui, avec ses corps et ses organes, on ne sait quoi d'impalpable, " psyché ", le souffle ou l'âme. La nouvelle puissance divine sera l'âme, ou l'esprit de morale. C'est le Dieu des philosophes, d'Aristote ou de Platon. Ce sera demain le Dieu des religions nouvelles, de seconde formation, qui remplaceront les vieilles formations des débuts comme le Christianisme et l'Islam ; Mais c'est encore au fond la vieille illusion de l'homme primitif élaguée, transformée et idéalisée par une pensée plus moderne.
Je cessai donc de croire en Dieu. Je n'étais nullement touché de cette raison, qu'il faut un juge suprême, pour récompenser les bons, et punir les méchants. Il me semblait que c'était dégrader le bien que d'y attacher un salaire ; et je comprenais cette femme qui, d'après un père de l'Eglise, voulait aller brûler l'Enfer, pour que dorénavant l'amour pour le bien fut désintéressé. Si un milliardaire disait à un homme moins fortuné : " Vous allez vous promener par les rues pour faire l'aumône ; je vous ferai suivre par un de mes gens ; et chaque fois que vous donnerez un sou à un pauvre, je vous paierai dix francs de ma bourse ", on ne pourrait guère admirer la charité de celui qui scarifierait des pièces de cuivre pour avoir à coup sûr autant de pièces d'or. Pourtant, c'est à la lettre, le mot du livre Saint : "Centuplum accipies : tu recevras le centuple". Nombre d'hommes qui ont pratiqué la loi morale le plus sévèrement, et qui ont été prêts à sacrifier même leur vie à leur devoir, étaient des matérialistes déterminés, qui n'en attendait aucune récompense. Il me semble que c'est ainsi qu'on fait vraiment le bien.
Chose étrange ! Des deux principes essentiels du spiritualisme, l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, le premier fut celui dont je me détachai d'abord, et je continuai quelque temps à croire à l'âme, quand je ne croyais plus à Dieu. Je note en passant qu'on a tord de poser la question sur l'immortalité. C'est de son existence distincte qu'il faut parler. Si l'âme existe en dehors du corps, si elle est une substance distincte de la matière, il faut lui appliquer le principe posé par le poète :
" Ex nihilo nihil, in nihilum nihil posse reverti "
" Rien ne sort du néant, et rien n'y rentre ".
Elle ne peut pas être détruite par la mort. tout le problème consiste donc à savoir si l'âme a un existence spirituelle, séparée de celle du corps.
Or, j'avais à cet égard une certitude absolue. Plus je descendais en moi-même, plus j'avais la conscience précise, invincible, aveuglante, de l'Unité et de la perpétuité de mon moi : plus je sentais au fond de mon être, quelque chose d'invincible qui commandait les millions d'atomes dont mes organes sont formés, quelque chose d'aussi durable que mon existence, survivant à leurs molécules qui se renouvellent sans cesse : car la physiologie enseigne qu'en dix ans, toute la matière de ces organes a été remplacée, et que l'homme n'a plus une parcelle du corps qui était le sien dix ans plus tôt. Ce moi qui subsiste à travers la transformation incessante de son enveloppe naturelle se perpétue avec ses efforts, son développement intellectuel, ses espérances, ses affections, même ses haines et ses rancunes, je le sentais je le voyais, je le touchais, mieux encore, je le vivais à toutes les secondes de mon existence. Je me révoltais à l'idée que l'identité de ma personne fût fictive, comme celle du fleuve où les eaux s'écoulent sans cesse, et où de nouvelles masses d'eau remplacent celles auxquelles elles ont succédé : image des substances toujours changeantes dont sont faits mes muscles, mes tissus, mes nerfs, mes os et jusqu'à mon cerveau.
Mais à mesure que je réfléchissais au spectacle que donne la nature, mes convictions étaient ébranlées. Les fonctions intellectuelles dont l'ensemble compose ce que nous appelons l'âme, ne se révèlent pas brusquement dans l'homme : elles apparaissent graduellement dans l'échelle des êtres, par transitions insensibles. Je ne pouvais pas admettre la choquante absurdité à laquelle Descartes a été conduit par son système et considérer les animaux comme des machines. Ce charmant géomètre perdu dans ses abstractions a fermé à ce point les yeux aux réalités. Ce n'est point un trompe l'œil qui nous fait reconnaître chez ce que nous nommons les bêtes, des sentiments tout humains : l'affection, le dévouement, la rancune, la crainte, le courage qui le fait braver pour sauver des êtres chers, des enfants ou même un maître, jusqu'à l'amour propre, si visible chez le chien fier d'avoir bien servi, si outrecuidant chez le paon merveilleux d'étaler sa parure. Des oiseaux se consultent pour fixer le moment de leur départ commun; et beaucoup ont assisté aux délibérations des hirondelles, si bien racontées par Michelet. Le sauvage le plus bestial, un Papou, un Australien, est-il si supérieur au chien aimant et intelligent, qui guette, qui comprend un clin d'œil de son maître, et se fait tuer pour le défendre ? entre l'intelligence des animaux supérieurs et celle des types inférieurs de l'humanité, il y a une différence de degré : ll n'y a pas une différence fondamentale de nature. Mais de l'intelligence des animaux supérieurs aux derniers échantillons de la vie animale, la nature a placé un certain nombre d'intermédiaires, dont chacun diffère à peine plus du voisin : Linné a eu bien raison de dire qu'elle ne fait pas de sauts. C'est par des transitions imperceptibles qu'on voit se manifester et se développer dans l'échelle des êtres l'intelligence et le sentiment, depuis le mollusque jusqu'aux bêtes dont l'homme a fait ses amis, ses compagnons et ses collaborateurs.
S'il en est ainsi, à quel échelon de la création, ferais-je commencer l'âme ? Je ne vois que des fonctions de l'être vivant se perfectionnant par degré. Elles ont leur siège dans un organe commun à tous les vertébrés, le cerveau, qui avec les mêmes dispositions essentielles se complique à mesure qu'elles se développent. Puis, une réflexion m'obsédait : si l'âme est une substance distincte de la matière, il faut bien en conclure qu'elle vivra après que le corps sera dissous ; mais il faut en conclure aussi qu'elle existait avant que le corps fut formé. C'est la conséquence du principe: rien ne sort du néant. Où errait-elle avant qu'elle ne trouvât mes organes pour s'y loger ? Faut-il admettre la métempsycose, si absurde ? Ou croire qu'elle vagabondait sans abri depuis une éternité, quand enfin elle a formé mon Moi ? Il faudrait, pour échapper à ces absurdités, croire à la création ex nihilo dont l'idée répugne si invinciblement au bon sens. Je la repoussais quand on voulait me faire admettre qu'elle avait été mise en œuvre une fois, quand Dieu avait fait l'Univers. Mais voilà qu'il me faudrait admettre qu'elle est incessante, continue, pour la création des âmes et que Dieu en tire sans relâche du néant à mesure que les hommes font des enfants ! quel rôle étrange il me faudrait attribuer à ce Dieu qu'on me dit parfait ! quoi ! ! chaque fois qu'un bourgeois libidineux séduit sa cuisinière, mieux encore : chaque fois qu'un soldat sauvage, un Hun, un Vandale, un Allemand viole une vierge dans le sac d'une ville, Dieu a l'obligeance de créer une âme pour l'enfant qui sera le résultat de ce méfait, et de consacrer ainsi, avec toute la puissance divine, la polissonnerie de l'un ou le crime bestial de l'autre ?
Ainsi, je dus renoncer à l'existence de l'âme après avoir renoncé à l'existence de Dieu. Je n'avais plus rien des croyances du spiritualisme. Je n'en restais pas moins un idéaliste impénitent, et je me passionnais pour la métaphysique allemande. Je ma vanterais un peu, en disant que j'avais étudié dans les textes originaux. Il m'aurait fallu pour cela, de longues années, et la connaissance approfondie de l'Allemand, dont je comprenais à peine quelques mots. Mais un professeur de l'Université de Strasbourg, Wellon, avait publié, en plusieurs volumes, une analyse très exacte et très développée des ouvrages de Kant, de Fichte, de Schelling et de Hegel. C'est là que je commençai à les étudier.
J'admirais fort Kant ; mais j'étais surtout saisi par les fantastiques et vertigineuses constructions d'idées abstraites qu'ont élevées les penseurs sortis de son école. Je me sentais une admiration singulière pour leur audace à détruire l'Univers et à le réédifier par la seule puissance de la pensée abstraite. J'étais captivé par la panthéisme de Shilling, où semble palpiter et grouiller toute la vie éparse et multiple de la nature ; plus encore par la passion héroïque du devoir moral, qui remplit la doctrine de Fichte. Mais le plus grand à mes yeux était Hegel, qui partant de l'idée primitive et nue de l'Etre et du Néant, en tire peu à peu, par une analyse d'une étrange force dialectique, tout le domaine de la pensée, avec un étrange balancement des conceptions contraires, thèse et antithèse, d'abord opposées puis conciliées dans une synthèse qui les comprend toutes deux. Mon imagination était probablement plus éveillée que ma raison. Il me semblait voir le docteur Faust, comme dans le poème de Goethe, évoquer des profondeurs de l'abîme les terribles "Mères" en qui résident les principes de toute chose : je rêvais, dans l'éther de la métaphysique, ces idées primordiales planant sur l'univers, comme les Dieux philosophiques que les penseurs visionnaires de l'antique Alexandrie, étageaient d'émanation en émanation au-dessus du monde réel. Je me procurais et je lus quelques ouvrages de Fichte. Je me crus Hegélien : j'achetai même la logique du professeur de Berlin. Mais je dois avouer que je fus effrayé de l'aspect du volume, épais et lourd comme une pierre de taille, et quand j'essayais d'y pénétrer à coups de dictionnaire, je fus effrayé par les épines du chemin, hérissé d'abstractions aiguës et rébarbatives.
Cette belle passion ne résista pas à une réflexion prolongée. Je me mis à chercher une idée un peu substantielle dans cet effrayant échafaudage d'abstractions, et je ne la trouvais pas. Je ne voyais que des conceptions artificielles, que cheveux coupés en quatre, que jeux d'esprit qui ressemblaient trop à des jeux de mots. A la fin, je me demandai si cette métaphysique d'aspect si moderne, n'était pas au fond, un retour pur et simple à la vieille scolastique barbare du Moyen Age. L'être en soi et l'être en soi et pour soi, de Hegel, me semblait avoir terriblement le même air de famille que la chimère de Rabelais, dévorant les intentions premières ; que les entités et les caractérisations de Duns Scot, et je croyais entendre le docteur Pancrase se demander si la substance et l'accident sont termes synonymes ou équivoques à l'égard l'un de l'autre, et si le bien se réciproque avec la fin. il y avait là plus d'idées que de réalités, et plus de mots que d'idées. Je trouvais toujours qu'Hegel avait construit une merveilleuse cathédrale métaphysique mais je m'apercevais qu'il l'avait construite dans le vide avec du vent.
Ce qui me frappait, c'était la stérilité de cette philosophie si savante. Elle n'a conduit à la découverte d'aucun point de vue nouveau et intéressant ni en science ni en histoire, ni en art, ni en politique. Servant à tout faire, elle feint de découvrir à la suite d'une argumentation horriblement compliquée, pédante et subtile, tout ce qu'elle veut d'avance lui faire dire : les idées préconçues, très superficielles et assez incompétentes du philosophe sur l'histoire de l'humanité ou sur la critique d'art ; même, au besoin, comme complément obligé d'une philosophie officielle, le panégyrique de la bureaucratie Prussienne. Quand on s'est perdu quelque temps dans le dédale ténébreux de ses cryptes souterraines, on a envie, comme Goethe mourant, de crier: Mehr Licht! On se prend à aimer le grand soleil de la pensée française, de la pensée du XVIIIème siècle, pour laquelle nos profonds philosophes affichent un tel dédain, qu'ils méprisent comme superficielle, mais qui fut si féconde. On est impatient de revenir à la pleine lumière, qui inonde le génie d'un Voltaire et d'un Diderot.
Ma conversion était complète. J'avais perdu mon penchant pour la métaphysique. A la fréquenter, j'avais vu qu'elle était trop voisine de la scolastique. C'était dorénavant vers d'autres voies, que ma pensée s'acheminerait.
A la fin de l'année, je trompai les espérances que mon professeur fondait sur moi pour le prix d'honneur de dissertation française. Il en avait entretenu le philosophe spiritualiste le plus en vogue de l'Université, Caro. Celui-ci qui m'avait vu aux compositions du Concours, lui répondit avec quelque dédain: " Oh! Pelletan, ... c'est un chevelu " . Il paraît qu'il jugeait un tel succès académique incompatible avec ma crinière hérissée. J'eus bien un prix d'honneur, mais anonyme. Pour se rendre compte de la valeur de l'enseignement dans les départements comme dans la capitale, Duruy avait doublé le Concours Général entre tous les lycées et collèges de Paris d'un Concours général entre tous les lycées de France. Mais ceux qui y avait obtenu des prix ou des accessits n'étaient pas nommés. On ne proclamait que le nom de l'établissement auquel il appartenaient. Pour Paris, leur lycée; pour la province, la ville. Je sais que j'avais le prix de philosophie pour une composition sur les idées de Platon. Mais je restai masqué sous la désignation de Louis le Grand.
Au cours de l'année, j'avais passé mon baccalauréat: peu brillamment. Et bien m'en prit d'être reçu d'avance pour un prix au Concours Général. Ma timidité me mettait hors d'état de subir convenablement l'épreuve d'un examen oral. Devant le tribunal qui devait me juger, mon cœur battait, une sueur froide m'inondait, j'étais comme éperdu et toutes les idées se brouillaient dans ma tête. Sur le vu de mes titres antérieurs, qui leur sont communiqués, les examinateurs voulaient me faire briller: et je n'en étais que plus piteux. on me demanda notamment de citer le nom d'une des Antilles. Je fouillai en vain mon malheureux cerveau désemparé; et je n'y retrouvai aucun de ces noms que tout le monde connaît; L'auditoire qui assiste aux examens eut pitié de moi, et l'on me souffla le nom d'Haïti. Je le répétai; mais l'examinateur avait parfaitement entendu qu'on me l'avait soufflé, et m'en demanda un autre; enfin, il m'en revint un à l'esprit, et je répondai: St-Domingue. On sait qu'Haïti et St-Domingue sont les deux noms de la même île. Je n'avais retrouvé la mémoire que pour aggraver le désastre.
Les examens oraux sont absurdes: le plus instruit, s'il est timide, y est nul. Un ignorant, avec la présence d'esprit, s'y débrouille toujours. Ils prouvent, non la capacité, mais l'aplomb du candidat.
Un détail donnera l'idée de l'effort que me produisaient ces sortes d'épreuves. Quelques années après, j'avais à passer l'examen oral de fin d'année à l'Ecole des Chartres. Celui-là m'effrayait moins. J'étais un des élèves travailleurs de l'école, et des premiers de ma promotion. Je partais de chez moi, près de la gare Montparnasse, pour me rendre aux archives, derrière l'hôtel de Ville, où l'Ecole des Chartes se trouvait alors. Je pensais en marchant, à tout autre chose que mon examen. A mi-route, rue de Buci, je fus tiré de ma rêverie par des bruits de mon cœur, qui battait la chamade en diable dans ma poitrine. Exemple curieux des préoccupations inconscientes qui se poursuivirent obscurément dans le cerveau sans qu'il le s'en aperçoive. Le trac m'avait ressaisi, quand je n'y songeais même pas.
Dans mon année de philosophie, j'avais fait connaissance avec l'éloquence politique. Voici à quel propos. L'empire, furieux de la défaite décisive aux élections, avait sottement manifesté sa rancune par un procès absurde. Il avait poursuivi, pour association illicite, le Comité électoral de l'opposition: comme si l'appel aux électeurs n'avait pas pour complément la liberté des organisations crées pour soutenir les candidatures. et comme le code pénal, si illibéral qu'il fut, exigeait plus de vingt et un membres, pour qu'une association tombât sous ses coups, et qu'on ne trouvait pas le nombre requis, on accusait treize personne, d'avoir formé à elles treize, une association de plus de vingt et une, comme pour porter un défi scandaleux au sens commun. Le procès avait été jugé en première instance; et Jules Favre avait prononcé à ce sujet, un plaidoyer si éloquent, que les autres avocats, par l'organe de Berryer, avaient déclaré renoncer à la parole, ne voulant rien ajouter à son discours, qui rendait, disaient-ils, toute condamnation impossible.
Bien entendu, les juges n'en avaient pas moins condamné. Pour atteindre le chiffre requis, ils avaient ajouté aux treize, dans les considérants, les noms d'un certain nombre de personnes, qui n'étaient ni condamnées ni accusées, sans qu'on expliquât la raison de cette nouvelle inconséquence.
Mon père était du nombre. Les condamnés, naturellement, allèrent en appel; et ceux que le jugement dénonçait pour parfaire le nombre voulu, se joignirent à eux. Mon père participait à cette action: il me mena entendre les débats.
Tous les maîtres du barreau avaient tenu à y prendre part. Les jeunes, les futurs gouvernants de la troisième République, figuraient dans le nombre avec des vétérans de légitimité, du régime de Juillet et de la République de 1848. Tel magistrat éminent de la Royauté bourgeoise, comme Hébert, y venait livrer, pour la liberté, une lutte aussi ardente que celles qu'il avait soutenu contre elle sous Louis Philippe. Il y avait là une pléiade d'orateurs puissants. Les malheureux porte-parole du parquet impérial faisaient une figure assez piteuse, assaillis par de tels adversaires, contre lesquels ils avaient à défendre une thèse insoutenable. D'autant plus qu'on ne les ménageait guère, et que d'illustres antagonistes, les uns fameux par leur éloquence, les autres avec l'autorité des grandes fonctions qu'ils avaient remplies, les traitaient, eux et leur mauvaise cause, avec un mépris mal dissimulé. Deux des orateurs que j'entendis là me firent surtout une grande impression: Dufaure, et , de beaucoup au premier rang, Berryer.
Jamais maître de l'éloquence ne paya moins de mine que Dufaure. Il était petit et fort laid, avec une figure sèche, pincée et revêche. Il chantonnait ses discours du nez, sur une sorte de ritournelle sempiternelle, qui recommençait perpétuellement, avec un timbre monotone de vieille; tandis que son bras droit appuyait la phrase d'un perpétuel va-et-vient de haut en bas, comme une figure mécanique. Mais il avait une force d'argumentation sans égale. Nulle trace de passion, d'émotion, d'idée un peu haute, de sentiment un peu chaleureux. Mais il broyait la thèse de son adversaire, avec une façon d'éloquence sobre, condensée, concentrée sur les points essentiels. Il parlait avec une langue dénouée de tout ornement, mais d'une justesse, d'une précision rigoureuse, d'une clarté irrésistible. Il débrouillait en quelques mots les questions les plus obscures, et en faisait toucher le nœud du doigt. La seule parure de cette sèche et forte parole, était une ironie sans pitié, une raillerie grave et cruelle de pince sans rire. Il faisait sa trouée à travers les broussailles du débat le plus enchevêtré, avec son encolure de sanglier, en laissant sur ses adversaires les plaies vives des coups de boutoir.
Berryer était d'une autre envergure: quand je l'entendis, il était à la fin de sa carrière: il devait avoir soixante treize ans. Mais le vieux lion blanchi était encore superbe: les années n'avaient rien ôté à sa puissance léonine. Les fées qui avaient entouré son berceau lui avaient prodigué toutes les qualités de l'orateur. C'était trop peu dire que la parole, chez lui, coulait de source: elle débordait. Il avait l'ampleur de l'idée et de la période, le courant impétueux qui emporte l'argumentation et la phrase: il y joignait tous les dons physiques qui servent puissamment l'éloquence, la prestance, la voix, le geste. On sait que les grands acteurs produisent des effets énormes avec les pièces les plus médiocres, et font passer toutes les faiblesses littéraires. Chez Berryer, la beauté sauvait toutes les scories de l'improvisation: l'auditoire était trop captivé pour s'apercevoir des redondances et des incorrections de langue. Aussi, confiant dans l'effet irrésistible qu'il produisait sur l'auditoire, il se livrait tout entier à l'inspiration, et n'a jamais pris de peine de donner à son éloquence la forme méditée qui la ferait vivre.
J'ai entendu Victor Hugo raconter, que comme il venait d'entrer à la Cour des pairs, et que Berryer allait plaider devant elle, Villemain s'approcha de lui, et lui demanda s'il avait déjà entendu l'illustre avocat. Victor Hugo répondit que non. alors Villemain: " Je vais vous en donner une idée. Si vous ou moi voulions dire: ma raison, mon cœur, ma conscience se refusent à admettre une telle opinion, nous le dirions tout bonnement comme je vous le dis. Berryer va commencer par lancer un "Messieurs" tonitruant comme un coup de foudre. Puis, se prenant le front avec un geste pathétique, et d'un accent solennel: "Ma raison"; alors frappant ses côtes des deux mains, et avec un tremblement de voix: " mon cœur". Puis en se saisissant convulsivement la poitrine, et comme sanglotant: "ma conscience"; enfin, impérieux, d'un geste dominateur: "se refusent à admettre une telle opinion ".
Villemain, d'un esprit si sobre, si fin, et blessé de toutes les emphases, faisait la caricature du grand orateur: et Hugo, qui détestait le lâchage dans le style et dans la parole, et avait l'improvisation en horreur, devait faire chorus avec Villemain. Mais Berryer ne prenait nul souci d'éviter les phrases les plus incorrectes, et les métaphores les plus aventureuses. J'ai cru que mon père plaisantait, quand il me racontait que Berryer avait dit d'une politique qu'il trouvait révolutionnaire, qu'elle tendait à " proscrire les bases du lien social ". je ne fus convaincu que quand je retrouvai cette phrase en toutes lettres dans les discours imprimés de Berryer. Il est certain que pour comprendre l'impression produite par certains maître de l'éloquence, il faut les avoir entendu. Leur parole morte et desséchée, telle que la reproduction la conserve, nous arrive noyée dans les surabondances, les négligences, les impropriétés de l'improvisation, hors de l'électricité orageuse de la lutte; sans ce contact direct avec l'orateur qui conquiert, maîtrise l'auditoire, le fait comprendre presque à demi- mot, et vibrer à toutes les passions du discours.
Je me félicitai donc de la bonne fortune qui me faisait entendre Berryer avant qu'il disparut de la scène. Il surpassa encore l'idée que je m'en étais formée. Ce qui me saisi d'abord, ce fut une voix incomparable, comme je n'en avais jamais entendue, une voix d'un timbre captivant, qui, sans effort mélodramatique, vous pénétrait, vous remuait tout entier, vous prenait aux entrailles. Ajoutez des traits nobles, une étrange grandeur d'attitude, des gestes de grand style. L'orateur était doublé chez lui, d'un acteur merveilleux. La comtesse Jaubert, dans ses curieuses mémoires, raconte qu'il se sentait une vocation de ténor, et chantait admirablement de grands airs d'Opéra. Puis, nul ne savait comme lui, communiquer aux idées et aux mots, un entraînement qui enveloppait l'auditoire et l'emportait dans son puissant mouvement. Le courant vous prenait, vous soulevait jusqu'au bout. Un souffle vigoureux et chaleureux passait à travers tout le discours, gonflant et agitant les plis simples de la période, aux larges et abondantes draperies des mots. On était si bien empoigné que tandis que le maître, au cours de sa plaidoirie, lisait une pièce à la lumière d'une bougie placée sur la barre, et comme il avait jeté, par mégarde, le flambeau à terre d'un trop beau geste, petit accident de ceux qui d'ordinaire provoquent presque irrésistiblement l'hilarité des spectateurs, personne ne broncha; il n'y eut pas un sourire; et Berryer, gravissant les degrés qui le séparaient à la Cour, alla sans se gêner, lire la fin de la pièce, à une des lampes placées sur la table des juges.
Je compris alors l'action, physique, en quelque sorte, que des grands orateurs exercent sur leur auditoire, et qui décuple l'impression qu'ils produisent. Il y a, à cet égard, entre les plus éloquents que j'ai pu remarquer depuis, une différence fondamentale. Quelques-uns uns des plus fameux dominent, en quelque sorte, de haut, les têtes du public auquel ils s'adressent. Par leur attitude, par leur débit, ils en restent isolés, comme dans une enveloppe d'air glacial qui les sépare de la foule. tels Lamartine, Hugo, Jules Favre, Challemel-Lacour, on les admire: ils ne pénètrent, ils n'enlèvent pas leur public. d'autres ont cette force regorgeante de sympathie, cette sorte de spontanéité vivante et palpitante, qui les mène, en quelque façon, à leur auditoire, qui établit entre eux et leur public un continuel échange de fluide nerveux, et fait vibrer à l'unisson toutes les fibres de l'auditoire avec celle d'un homme qui parle. Une impression toute matérielle s'ajoute à celle du discours. Je dirais presque, pour me servir d'une expression vulgaire, que ceux-là portent à la peau de la foule, par je ne sais quel pouvoir mystérieux, par la façon dont ils semblent se livrer tout entiers, par l'ardeur avec laquelle ils s'emportent, caressent, raillent, adjurent, combattent comme à nu, par l'émotion contagieuse de la voix, par la chaude vie du discours, par le débordement visible de la personnalité de l'orateur. Tel, dit-on, fut Ledru-Rollin, tels Berryer et Gambetta, Berryer avec son grand air aristocratique, Gambetta avec sa puissance toute plébéienne. On s'étonne après cela, de chercher en vain, dans le texte imprimé de leur discours, le prestige qui a produit des impressions si prodigieuses: c'est qu'il n'y est plus.
Un dernier détail sur le procès des treize. Il donnera l'idée de la façon dont on comprend la forme littéraire au palais. Un des avocats de talent qui plaidait dans le procès, Desmarest, plus tard bâtonnier, prononça cette phrase burlesque d'un ton pathétique: " Quand on nous montre ce ruisseau fangeux, pour que nous y trempions nos lèvres, nous répondons: Non, non, nous ne mangeons pas de ce pain là " . On publia en brochure le compte rendu sténographié du procès. Hérold, chargé de revoir les épreuves, crut rendre service à Desmarest en rayant ces métaphores incohérentes. Desmarest était furieux: il trouvait qu'on lui avait supprimé le plus beau de son discours. Il eut le temps de le rétablir; et la phrase parut dans la brochure.
Léopold Pannier, l'un des jeunes gens dont nous avions fait la connaissance en Bretagne, avait formé, chez lui, une petite conférence, ou parlote littéraire, où se groupaient une douzaine d'écrivains débutants ou futurs. Il m'y introduisit, bien que je ne fusse pas encore sorti du collège. On se réunissait périodiquement dan son petit appartement rue de Rivoli. Il avait chez lui une façon de gouvernante, ancienne servante de ses parents, qui l'avait élevé, et qui maintenant tenait sa maison et faisait sa cuisine. C'était une bonne grosse vieille femme, qui ne savait même pas lire, mais qui avait ses idées et n'en démordait pas. La plus obstinée était une horreur enragée des curés, sur laquelle elle ne tarissait pas, et qui lui avait fait prendre en grippe jusqu'au bon Dieu en personne. elle était l 'ennemie enragée de toute foi religieuse: mais elle se serait fait hacher, plutôt que de ne pas observer le maigre Vendredi Saint. A aucun prix, elle n'aurait préparé à son maître un plat gras ce jour là. Et Pannier, qui ne voulait pas faire maigre, était obligé, à ce religieux anniversaire, d'aller dîner au restaurant. Curieux exemple de fétichisme mêlé encore aujourd'hui, aux croyances populaires.
Les amis que Pannier avait groupé chez lui, formaient un assemblage assez disparate. Deux d'entre eux appartenaient à une classe de gens particulière à Paris, et dont il n'est pas sans intérêt de tracer un rapide croquis. Le prestige de théâtre tourne nombre de tête dans la capitale: l'espèce d'apothéose des acteurs au feu de la rampe, l'ivresse des bravos qu'ils conquièrent, le retentissement populaire des succès sur les planches, grisent de jeunes cerveaux, pour qui le cadre de la scène apparaît comme un idéal. Ainsi, se forment les fanatiques, pour qui le théâtre est une religion, les coulisses avec leur portants modelés une sorte de sanctuaire, l'art de Vaudeville un sacerdoce, et une petite farce reçue du théâtre Dejazet, le premier rayon de la gloire. Pour ceux là, le monde du théâtre forme une sorte de race élue: non seulement les auteurs, les directeurs, les mentons bleus, ( c'est, on le sait, le sobriquet des cabots) mais l'orchestre, les figurants, les pompiers de service, les ouvreuses, jusqu'au portier, tous se sentent une sorte de lien de famille, comme le clergé, les sacristains, les bedeaux, et tout ce qui vit dans l'Eglise. Ceux-là seuls sont du métier et peuvent comprendre quelque chose à l'art dramatique. Deux des jeunes gens qui venaient chez Pannier: Leterrier et Vanloo, avaient l'ambition d'entrer dans ce monde privilégié. ils n'avaient pas encore eu leur premier acte joué: mais ils n'en outraient que plus l'esprit du corps où ils voulaient entrer. Comme les vrais hommes de théâtre, ils étaient impitoyables pour les profanes qui s'étaient permis d'écrire pour la scène, sans être de la famille. Ils jugeaient de haut les drames de Victor Hugo, comme les ouvres d'un " amateur" , d'un " intrus ".L'auteur d'Hernani n'était pas plus du métier que Beaumarchais ou Alfred de Musset. Ils avaient confectionné, pour la faire jouer entre amis, une petite pièce, où un domestique s'appelait Apollon, où son maître se nommait Belvédère, pour faire dire au barbu qu'il était l'Apollon du Belvédère Telle était leur façon de faire de l'esprit: cela ne suffisait peut être pas, pour justifier tant de mépris pour l'étincelant de Don César de Bazan. Leur robuste conviction fut d'ailleurs récompensée: ils finirent par faire fortune avec une série de médiocres Opéras Bouffes, dont un musicien assez vulgaire, et une actrice de grand talent assurèrent le succès, et qu'on opposa aux chefs d'œuvre de Meillac, d'Halèvy et d'Offenbach.
A ceux-là se joignaient, un professeur d'anglais, Beljame, grave, pesant, solennel avant l'âge, qui, introduit dans ma famille, épousa plus tard la fille de Madame Bouvard, l'amie intime de ma mère, et finit par obtenir une chaire de littérature anglaise la Sorbonne; un excellent garçon, Françis Lune, républicain avancé, passionné pour la littérature réaliste, et qui est resté depuis un camarade dans la presse d'extrême gauche; un type étrange, fruit sec de l'Ecole Polytechnique, cavalier osseux et maigre, avec un profil en lame de couteau, tutoyé dans toutes les brasseries du quartier, plus tard fameux pour le grand public, sous le sobriquet de pipe en bois, pour avoir monté la campagne de sifflets, contre Henriette Maréchal des Goncourt, et parce qu'on inventa contre Gambetta cette grotesque calomnie, qu'à Bordeaux, le chef du gouvernement avait fait recevoir l'ambassadeur d'Angleterre par ce compagnon de Bohème; un gros homme borgne, Andrieux, qui passait pour fort éloquent et qui exerçait sur certains jeunes gens une sérieuse action pour l'inflexibilité de ses principes de libre penseur. Un de nos amis, un poète, ayant terminé un sonnet où il faisait le portrait d'une jolie femme, par ces mots:
"...yeux bleus, âme immortelle, "
Andrieux s'indigna de cette concession aux préjugés spiritualistes, et exigea qu'il écrive à la place:
"... yeux bleus, âme mortelle, "
chute médiocre au point de vue poétique. Plus tard, il eut sa ligne dans l'histoire de son temps, comme membre de la commune, où il siégea dans la minorité modérée.
Je me sentais plus attiré vers un groupe de trois poètes, qui complétaient la collection. L'un d'eux était un provençal de Sisteron. J'ai vu, depuis, sa ville natale, aujourd'hui décorée de son buste. C'est une étrange bourgade de pierres brunies par le soleil, accrochée en longueur à un escarpement, au bas duquel la Durance fait son tintamarre. Si l'on sort de Sisteron par une porte, on tombe dans la froide nature des Alpes. Si l'on sort par la porte opposée, on est en Provence, parmi les vergers d'oliviers. Mon provençal était fort pauvre; et il a fort plaisamment raconté une de ses premières aventures. Il s'était attardé à s'exercer au billard dans un petit cabaret borgne de sa bourgade, quand, tenant un dernier massé, il troua le tapis, et vit avec terreur la queue s'engouffrer sous le drap vert, non sans rendre la déchirure énorme. La cabaretière, furieuse, courut se plaindre à son père: le malheureux tremblait de tous ses membres, à l'idée de l'explosion de colère qui l'attendait. Grande fut sa joie quand il vit son père payer le tapis sans dire mot . Lentement, il en fit un paquet et l'emporta. Un affreux lambeau de drap vert, vieilli, déteint, usé, maculé d'huile de schiste. Le châtiment, pour avoir été tardif, ne fut pas moins cruel. A dater de ce jour, l'infortuné fut habillé par son père de complets taillés dans le drap du billard, tant qu'il en resta. il vécut, voué au vert, avec des géographies de tâches d'huile.
La misère le fit pion; puis il vint chercher fortune à Paris. il était poète, et ses vers étaient charmants: mais surtout, il excellait à ciseler des pages de prose solide, lumineuse et d'un art consommé: on eut dit sa plume trempée dans le clair soleil de Provence. Le souffle lui manquait: il écrivait des pages plus que des livres: mais plus d'une mérite de rester. D'ailleurs, fort loyal, très droit, ami sûr; pour le caractère, un paquet d'ajoncs, ou un fagot d'épines. Dans les rapports quotidiens, dans la causerie; il se hérissait de toutes ses aspérités, sûr de sentir cent pointes sous l'entretien le plus amical. C'était un trait de famille: frères et sœurs s'aimaient forts, et étaient toujours brouillés.
Il s'était étroitement lié avec un autre provençal, originaire de Nîmes, un autre pion de province, venu comme lui chercher la réputation à Paris; ils furent vite inséparables. L'autre avait de l'entregent, et pénétra au Figaro. Il y publia de merveilleuses descriptions de Provence, intitulées " lettres de mon moulin ", qu'ils écrivaient ensemble, que le second signa seul, et qui commencèrent sa réputation. Il en garda tout le profit pour lui seul; en sorte que les deux intimes finirent par se brouiller. J'ai oublié de les nommer: Le provençal de Sisteron s'appelait Paul Arène; celui de Nîmes Alphonse Daudet. Arène écrivait alors une fort jolie comédie en vers: " Pierrot héritier ", qui l'année suivante, fut reçue à l'Odéon, et eut un vif succès littéraire. Beau début pour ses vingt deux ans.
Les deux autres poètes étaient comme deux frères. L'un d'eux, Valade, était sympathique entre tous; Les affections allaient à lui d'elles-mêmes, et il n'avait que des amis. C'était un petit homme de santé fragile. avec sa large barbe noire et ses yeux félins chargés de rêves, il ressemblait un peu à un Persan; on eut presque dit un Oriental souffrant d'être exilé sous notre ciel gris, et de vivre, frileux, dans les froides boues de Paris. Nature étrangement délicate, d'une acuité et d'une finesse de sentiment singulières, d'une impressionnabilité de sensitive. Comme mon oncle, Paul Gourlier, avec lequel je lui trouvais certains rapports, il était peut-être mieux doué pour admirer que pour créer. son sens critique était fort aiguisé pour ne pas décourager les efforts hardis, sa finesse trop subtile pour oser les énergies fécondes. Il s'est lui-même défini merveilleusement, dans les vers que je trouve charmants et qui le peignent tout entier.
" ...Un raffinement qui peut être faiblesse
" Pour moi met la plus forte attraction
" Les fuyantes douceurs que l'on goûte à demi;
" Et les choses vraiment que je prise entre toutes;
" C'est le verre où l'on boit à peine quelques gouttes;
" L'accord lointain qu'émiette une brise à son gré;
" Le vers su par hasard d'un poète ignoré;
" Les paysages vus en passant et les fièvres
" Subtiles des baisers cueillis au coin des lèvres
Il n'en a pas moins laissé, dans les demi-teintes qu'il affectionnait, quelques poésies exquises, et chanté, dans le monde mineur, des chansons d'un charme pénétrant. Mais il était peut être plus fait pour rêver la vie que pour la vivre. Il n'avait pourtant pas le travers, commun chez les délicats, qui tombent dans un excès de dilettantisme; sont effarouchés et blessés par les inspirations vigoureuses auxquelles leur natures se refuse; et dénigrent et raillent la puissance et l'audace qu'ils n'ont pas. Il comprenait, il aimait chez les autres, la force qu'il n'essayait pas d'imiter et les maîtres n'avaient pas d'admirateur plus passionné. Il faut pour achever sa physionomie, dire un mot d'un dernier trait de caractère: il adorait les femmes, non point de cette passion physique robuste et conquérante, qui n'allait guère à son tempérament, mais d'une sorte de tendresse curieuse de tous les dessous et de toutes les complications de la nature féminine. Il aimait à vivre dans leur société, à scruter leurs impressions les plus fugitives, à fouiller tous leurs caprices les plus légers, à deviner leurs impressions les plus secrètes. Et il était devenu dans les choses du cœur féminin, d'une pénétration et d'une clairvoyance rares.
Le proverbe a tord de dire: qui se ressemble, s'assemble. Rien de fréquent, au contraire, comme les couples les plus disparates. On ne peut guère imaginer de type plus différent de celui de Valade, que son inséparable Albert Mérat. Il était assez personnel, et plutôt porté à une sorte d'égoïsme naïf qui ne l'empêchait pas d'être un excellent ami. Il avait en poésie un talent plus sec et peut-être plus brillant. Il était passionné pour les arts plastiques, et peignait fort bien en vers. Valade et lui s'étaient liés sur les bancs du collège,. ils avaient publié en commun un joli recueil de vers intitulé: Avril , Mai, Juin. Ils traduisaient en commun l'Intermezzo de Henri Heine en vers, sur la traduction en prose que Heine lui-même en a donnée, et sans savoir l'allemand ni l'un ni l'autre. Il s'étaient entrés ensemble dans l'administration de la ville de Paris. L'Hôtel de Ville était alors peuplé de poètes et d'hommes de lettre, le plus souvent fort révolutionnaires, qui gagnaient leur pain quotidien dans des bureaux. On sait que c'est de là qu'est sorti Henri Rochefort. Valade et Mérat y représentaient, avec Paul Verlaine, la future poésie Parnassienne.
Je fus bientôt intime avec les deux amis. ils formaient déjà un couple, nous formâmes bientôt un couple d'inséparables. je fus ainsi jeté dans le monde des poètes où j'allais passer les années de ma jeunesse.
Aux vacances, mon oncle nous mena, comme d'habitude faire un petit voyage. Tout d'abord, nous traversâmes à pied les petits bois qui couvrent les petites montagnes du Morvan. Comme pour une saisissante antithèse, nous vîmes, après les monuments Romains d'Autun, le spectacle le plus moderne et le plus fantastique: la grandiose usine du Creusot. Nous emportâmes une vision inoubliable de ce triomphe de la science moderne, avec ses cheminées hautes comme des flèches de cathédrale, qui dans la nuit, comme des chandeliers de taille colossale, se couronnent de flammes bleues, blanches, vertes et rouges; avec des ruisseaux de métaux en fusion, dont la réverbération brûle la figure; avec son formidable marteau pilon, masse prodigieuse d'acier, qui écraserait une maison, et qu'un enfant manœuvre du doigt de façon si précise, que s'abattant de tout son poids sur une noisette, le bloc casse l'enveloppe sans toucher au fruit; avec son monde terrible de machines haletant, soufflant, sifflant, grinçant, hurlant, battant d'effroyables tic-tac qui triturent, laminent, rabotent, percent le fer et l'acier comme de la cire molle.
Là, mon oncle nous quitta; et il nous laissa seuls pour courir l'Auvergne, ses montagnes brûlées par les feux souterrains, ses forêts de sapins séculaires, ses lacs sombres enfermés dans les coupes rondes des cratères éteints, ses vieilles églises Romanes de lave noire, ses châteaux en ruine sur les croupes de basalte, et cette merveilleuse ville du Puy, avec ses deux cônes inégaux de roches éruptives trouant la plaine; comme une petite enfant à côté d'une grande: la petite coiffée d'une chapelle byzantine; l'autre portant avec la ville, l'antique cathédrale d'où partit la première croisade.
L'Auvergne était fort appréciée alors; elle était visitée par les peintres; et nombre d'artistes et de gens de lettre faisant leur classique pèlerinage d'Italie, la traversait au départ. Elle est peut-être trop négligée aujourd'hui, comme, hélas! un trop grand nombre des plus belles parties de cette admirable France.