La Zone du Dehors

Sur la réalité virtuelle

[p.105] Le casque virtuel enfoncé sur le crâne, les écrans vissés aux yeux, les joueurs se débattaient des heures immergés dans l'univers artificiel que leur projetait la console. Ils s'y noyaient. Ils en oubliaient où ils étaient, qui ils étaient (mais pourquoi pas si cette schizophrénie les extirpait de leur rôle social imposé, si elle les portait à se libérer par après, hors du jeu, dans le réel ? Non... Au lieu d'exciter leur révolte, d'exacerber leurs désirs les plus fous à partir du jeu, ils les épuisaient dans le jeu. Ils en faisaient une masturbation mentale dans un sas aseptisé. La partie terminée, leurs corps était comme neuf - et neuve sa capacité à être exploité... jusqu'à la prochaine partie).

Sur le consumérisme

[p.117] Par mesure de prudence, les substances explosives ou toxiques, ainsi que les vaisseaux de trop grande taille, n'étaient pas déversés dans le Cube. Alors ils échouaient ici, dans la radzone... pour certains pareils à d'immenses tankers couchés sur le flanc, pour d'autres à des concentrés de radiations qu'il fallait isoler de toute influence. À tous, on finissait à la longue par s'attacher. J'avais pour la radzone une affection semblable au Dehors - et pas seulement parce qu'y habitait la fraction enragée de la Volte. Si le Dehors ouvrait pour moi sur l'Autre que Cerclon, sur quelque chose qui n'avait plus rien à faire avec la civilisation, la radzone incarnait l'Autre de Cerclon : l'autre face d'une médaille industrielle efficace et lisse : face du rebut, du rugueux et de l'improductif - ce Satan, cette terreur secrète de l'économisme triomphant. Les gestionnaires cherchaient à se rassurer en se disant qu'après tout, à sa façon, la radzone produisait aussi : elle produisait du déchet... N'empêche. Cette zone, avec ses vaisseaux échoués de nulle plage, ses petits lacs nocifs à l'eau pourpre et son herbe têtue, avec ses détritus sacrés, intouchables, si profondément des détritus qu'ils ne daignaient ni être traités, ni compactés, ni même pour beaucoup vendus, et qui se contentaient de se dresser, droits comme des phares, n'ayant aucune nécessité d'être là où ils étaient mais y étant cependant, à compliquer l'espace, à le joncher dans une anarchie exaltée, les agaçait prodigieusement. Ils ne savaient qu'en faire. Les détritus s'empilaient. Il fallait les éparpiller pour les isoler, ils... ils n'arrivaient pas à gérer [p.118] ce merdier. Et ils n'y arriveraient jamais parce qu'ils produisaient trop et trop vite.

Sur l'aliénation du corps physique

[p.125] L'apport spécifique des Cerclons au développement humain est visible en cela : il évacue le corps. Il le délave. Pour privilégier l'esprit ? Pas même puisque l'esprit n'en est que le reflet intime, la couleur. Il dévitalise et le corps et l'esprit, l'un par l'autre et circulairement, pour produire l'homme couché, figure modèle du bon démocrate... Comment en est-on arrivé là et pourquoi prend-on ça pour le couronnement du progrès ? (ou plutôt : pourquoi veut-on faire croire qu'il s'agit d'un couronnement ? Qui le veut ? Et à qui veulent-ils le faire croire?) [...]

Partout des surfaces polies, des murs droits, des angles à l'équerre, des cercles parfaits. Partout des sols lisses, des portes adéquates aux carrures. Partout des objets faits par l'homme, pour l'homme, des pognées au bout des mains, des tapis pour marcher... Taux d'oxygène constant. Humidité constante. Température constante. Constante gravité. Notre monde physique a été stabilisé, jusqu'au raffinement. Il a été adapté au plus petit dénominateur commun de nos paresses et de nos peurs, si bien adapté... qu'on ne s'adapte plus à rien, que le plus petit changement d'état nous est fatal : un courant d'air nous grippe. Naturellement la médecine masque bien des lacunes. Elle procède sur nos organes comme Slift avec ses glisseurs : elle change les pièces défectueuses, en place de meilleures sur les déjà bonnes, elle peinturlure pour cacher la rouille. Mais il ne faut pas être dupe : le corps de l'homme moderne est déchéant. Il s'est affaibli au cours des siècles. L'espérance de vie est passée de 40 à 95 ans. N'est-ce pas la preuve que l'on vit à moindre régime, pour durer, qu'il n'y a plus de débauche d'énergie ni d'excès de force, tout simplement parce qu'on n'a plus cette force des excès ?

Que nos forces affectent d'autres forces ou en soient affectées, qu'elles les intègrent ou les subjuguent, qu'elles les affrontent ou s'y associent, elles tiraient toujours de cette confrontation un surcroît d'énergie. En combattant les animaux, les parasites et les microbes, en s'abritant du blizzard, de la neige ou du gel, e coupant la végétation, en dynamitant la rocaille, en asséchant l'humide et en irriguant le sec, l'espèce humaine s'aguerrissait - tout en s'élevant. Puis les victoires ont été capitalisées. Elles ont été récupérées par les générations suivantes, et perfectionnées. Les Cerclons ne sont que l'aboutissement de ce processus : un monde d'où tout ce qui dérange ou heurte, d'où tout ce qui n'est pas humain, humanoïde ou humanisé a été purement et simplement éradiqué...

Sur le contrôle insidieux du pouvoir

Mais c'est précisément la grande force d'un système tel que le Clastre que de le faire croire, que de paraître aussi inefficace qu'inoffensif. C'est pourtant devenu une loi dans nos sociétés : plus un pouvoir se veut efficace, moins il se manifeste comme pouvoir. Non seulement il a renoncé depuis un siècle aux contraintes physiques, mais il évite désormais toute espèce d'injonction, d'ordre impératif ou d'interdiction formelle. Les pouvoirs modernes, je vous l'ai assez répété, se déploient dans l'intangible, l'invisible et l'interstitiel. Chaque mot a son importance. Pour reprendre une parole de Foucault, ils sont en apparence d'autant moins "corporels" qu'ils sont plus savamment "physiques". C'est pourquoi l'absence de contact ne doit pas te rassurer, Jyqfr. Elle devrait te mettre la puce à l'oreille.