ARCADE NOW #1bis: "BREAK OUT"

Break Out est le nom du premier “casse briques” de l’histoire du jeu vidéo, sorti par Atari en 1976. Selon ses différents usages, l’expression se traduit en français par “s’échapper, s’affranchir de la loi, s’évader, éclater”. Pour cette première édition du festival, elle résume en une formule notre rapport fantasmé au phénomène urbain tels que les jeux vidéo le transposent à l’écran depuis plus de 40 ans. Le festival fait référence, par son nom, à la salle d'arcade de la rue Sainte-Catherine à Orléans, Matricule, aujourd'hui disparue. Naturellement, cette sélection d’une quarantaine de jeux est donc marquée par les années 1980 et 1990 et par le jeu d’arcade. Elle n’oublie ni l’émergence de la scène indépendante au milieu des années 2000, ni la scène artistique qui a choisi le jeu vidéo comme médium, représentée par Florent Deloison. Elle ouvre aussi sur la création amateur contemporaine. Pour matérialiser cette sélection et la mettre en espace lors du festival, des bornes d’arcade et des installations sont spécialement imaginées par des étudiants de l’ESAD Orléans encadrés par Florent Deloison, Julien Fleureau et Xavier Girard. 

FoudroYAGE

Cette sélection s’appuie sur un fait d’actualité : le foudroyage de la tour T17, à Orléans la Source, le 29 octobre 2023. Au terme d’un long processus politique et technique, plusieurs centaines de personnes ont assisté ce jour-là à l'effondrement des centaines de tonnes de béton du bâtiment emblématique du quartier, en 1 seconde et demi. Spectaculaire, la scène a quelque chose d’irréel : par sa rapidité, elle fait penser à l’effondrement d’un château de cartes. L’activation des détonateurs rappelle le contrôle d’un “god game” dans lequel le joueur fait et défait le paysage en un clic. Les applaudissements du public ramènent aussi à la dimension performative de l’opération : 50 années d’urbanisme conclues par une explosion sourde, un nuage de fumée et puis plus rien. À Orléans la Source, comme ailleurs en France, la destruction de la tour T17 témoigne de l’évolution de nos représentations collectives de la ville : en un demi-siècle, les symboles du progrès et de la modernité sont devenus ceux du mal-logement et du malaise des quartiers populaires : l’architecture comme pathologie, la destruction comme remède et le jeu vidéo comme témoin. Les écrans des salles d’arcade, des consoles de jeu et des ordinateurs personnels enregistrent les mouvements de l’imaginaire urbain qui traversent la société française depuis presque aussi longtemps que la T17 habitait le paysage de la Source.

Autodestruction 

De ses formes primitives aux créations d’auteurs indépendants et d’artistes en passant par ses productions industrielles, le jeu vidéo s’autorise ce que le réel rend impossible  : malmener l’architecture et l’environnement, défier les symboles de la ville et du pouvoir.

Dès 1976, le principe du casse-briques, évolution de Pong, affirme la logique d’élimination comme gameplay. Break Out fait l’objet de nombreuses variations qui font du casse-brique un genre du jeu vidéo : Arkanoïd puis Arkanoïd 2 (Taito, 1986 et 1987) sont adaptés pour de nombreuses machines de jeu et ordinateurs. Au même moment, avec Rampage, Bally Midway offre à 3 joueurs d’incarner des monstres (un gorille à la King Kong, un reptile à la Godzilla ou un loup-garou géant) pour réduire en poussière les immeubles d’habitation de chaque niveau, au mépris des vies humaines, militaires et civiles. Le jeu vidéo nous plonge dans l’imaginaire du cinéma populaire mais il autorise l’inversion des rôles, des valeurs et installe la destruction comme moteur ludique.

Dans Hommage à New York, en 2012, l’artiste français Florent Deloison imagine un casse-briques dans lequel le joueur casse petit à petit le code du programme jusqu’à rendre le jeu inutilisable. Le titre fait référence à la fois à la destruction du World Trade Center le 11 septembre 2001 et à l'œuvre autodestructrice présentée par l’artiste Jean Tinguely au MOMA de New York, en 1960.

Teaser : https://vimeo.com/183018386

Pour Super Tetris adventure, en 2010, Florent Deloison crée une variation autour du célèbre jeu de réflexion. Les pièces se contrôlent désormais en lignes de commande, au clavier. La réactivité du jeu n’est plus immédiate. Le rapport au temps induit par le gameplay est différent. Il impose de faire preuve d’une autre forme de stratégie. Le jeu est aussi un hommage aux premiers jeux d’aventure textuels. Il fait aussi écho au rapport du pouvoir et du langage à l’architecture, ici dessinée par blocs successifs, à l’écran. Dans le jeu, la partie n’a qu’une issue : l’échec. 

Violence et vengeance de classe

Avec avidité, dès la fin des années 1980, l’industrie du jeu vidéo s’empare plus largement de la ville et des angoisses qui y sont associées : l’urbanisme sur dalle des tours de Manhattan, les “downtowns” et leur présumée insécurité offrent aux studios des décors et des scénarios qui jouent avec les peurs qu’inspire la ville aux classes moyennes des pays développés : avec  Double Dragon (Technos, 1987), Final Fight (Capcom, 1989), Street of Rage (Sega, 1991) ou Burning Fight (SNK, 1991) et des dizaines d’autres “beat them all”, le joueur s’en prend aux marginaux qui peuplent l’imaginaire des bas fonds : voyous, clochards, prostitués, punks. Il s'évade momentanément de la grande angoisse urbaine. "Ainsi du quartier rouge aux docks, du métro tagué au terrain vague, le joueur rétablit l'ordre par le vide, "nettoyant" des foyers présumés de sociopathes." (voir Martin Lefebvre, “Peur sur la ville” dans Les Cahiers du jeu vidéo n°3, Légendes urbaines, Editions Pix’n love). 

Parallèlement à Mortal Kombat (1992), Pit fighter (1990), Guardian of the hood (1992) et Street fighter : the movie (1995) marquent les efforts d’Atari et de Capcom pour développer une esthétique de la violence plus “réaliste”, plus proche du cinéma : les personnages sont “digitalisés”, adaptés de séquences photo et vidéo. Dans les salles d’arcade, le traitement graphique de la violence exerce une grande fascination sur les jeunes joueurs. Il booste aussi les ventes des cartouches pour consoles de salon. 

Défouloir XXL

A partir de la fin des années 1990, le zombie s’impose petit à petit comme une figure majeure de l’altérité sur les écrans de jeu. Par leur caractère déshumanisé, belliqueux et leur aspect grotesque, les morts vivants font l’unanimité contre eux. Ils prêtent le flanc au déchaînement d’une violence légitime, à l’heure d’un réalisme renforcé par les progrès du graphisme en 3 dimensions. Dans The House of the dead 2 (1998), Sega offre au joueur d’arcade d’affronter, pistolet en main, des centaines de zombies, en vue subjective, dans un “rail shooter” situé dans les rues de Venise. En 1999, le jeu fait l’objet d’une adaptation, The typing of the Dead. Ici, au lieu de tirer sur tout ce qui bouge, le joueur et son avatar sont équipés d’un clavier d’ordinateur et doivent taper les mots correspondant à chaque monstre présent à l'écran. Une fois le mot entré en entier, la balle est tirée. Le mode de contrôle ajoute humour, difficulté et stress. Il crée aussi une passerelle surprenante entre dimension éducative (orthographe, vocabulaire, maîtrise du clavier) et Grand-Guignol horrifique. 

Dans Dead Rising (Capcom, 2006), jeu inspiré du film Dawn of the Dead de Georges Romero, vous incarnez un journaliste piégé dans un immense centre commercial de la ville de Willamette au Colorado, durant une invasion de zombies, ici nommés « psychopathes ».  Le cadre du centre commercial enracine la fiction dans les repères IRL du joueur et tisse des liens étroits entre eux et nous. Le zombie ne serait-il pas la transposition fictionnelle de groupes sociaux anonymisés qui menacent l’ordre social : pauvres, réfugiés et migrants, gilets jaunes ou jeunes de banlieue…? 

A rebours des “rail shooters” de la salle d’arcade, sans les zombies mais avec les mondes ouverts rendus possibles par une nouvelle génération de machines de jeu (Sega Dreamcast, Sony Playstation), au début des années 2000, la ville devient aussi un grand terrain d’exploration et un espace de transgression des normes. La série GTA (de Grand Theft Auto en 1997 à GTA 5 en 2013 par Rockstar Games) marque les années 2000 en proposant au joueur d’incarner une petite frappe, un voleur de voitures, libre de semer le désordre aux 4 coins de Liberty City, Los Santos, Vice City ou San Andreas. La dimension satirique des violences de la société américaine est sans équivalent. Le joueur jouit désormais d’un pouvoir inédit : maîtriser le chaos, lui donner l'espace-temps de son choix, au mépris de toute autre contrainte. La série inspire d’autres jeux, des “GTA-like”. Elle devient un genre dont Retro City Rampage (V-Blank Entertainment, 2012) est une occurrence réussie : un jeu indépendant développé par le canadien Brian Provinciano, à partir d’un projet “homebrew” (comprenez “jeu fait maison"). Le jeu marie gameplay à la GTA, esthétique et références liées à l’histoire du jeu vidéo, au jeu d’arcade en particulier. Il marque aussi une époque :  celle d’un dialogue entre une industrie essoufflée et un artisanat du jeu vidéo en plein renouveau.

Avec Bang Bang Roguelution, en 2010, le développeur polonais Sos Sosowski pousse la bouchon encore plus loin, jusqu’à l’absurde : enfilez un casque, choisissez une musique, découvrez la foule de personnages mignons qui défilent à l’écran et cognez le clavier avec votre crane, en rythme, pour tous les faire exploser ! Chaque touche du clavier déclenche une zone différente.

Échappatoire ?

Dans C64anabalt (Paul Koller, 2011),  adaptation pour Commodore 64 de Canabalt (A. Atomic, Danny B, 2009), le joueur est placé aux commandes d’un personnage qui court sans s’arrêter sur les toits de la ville, le plus longtemps possible. Le jeu force le défilement horizontal, faisant avancer continuellement le héros vers la droite de l’écran. Il suffit d’appuyer sur l’unique bouton au bon moment pour enjamber deux toits d’immeuble. C’est l’un des premiers “endless runners” de l’histoire du jeu vidéo. Par son principe et sa difficulté relevée, le jeu rend l’idée d’échapper à la ville totalement vaine. On n’échappe pas à la machine urbaine, comme on n’échappe pas à la mécanique du jeu.  

Si au début des années 2000, les productions sont assez nombreuses à proposer au joueur de se réapproprier l’espace urbain (on pense notamment au très réussi Jet Set Radio), rares sont celles qui le proposent avec autant de sens du décalage et de l’absurde que Kung Fu Rider (SIE Japan Studio, 2010) pour Playstation 3.  Le joueur incarne un “salary man” dévalant les rues de Hong Kong sur sa chaise de bureau, pour échapper à la mafia locale. Ici, échouer est à la fois le plus probable et sans doute le plus réjouissant, au même titre que l’échec commercial du jeu.

Subjectivités

Jonatan Söderström est surtout connu du grand public pour avoir développé le jeu Hotline Miami sorti en 2012. Il est aussi l’auteur, sous le nom de Cactus Quid, d’une longue série d’expérimentations ludiques et de jeux vidéo décalés sur les plans graphique, narratif et ludique, dans les années 2000 et 2010. Parce qu’il ne fallait pas oublier que le compte de la ville se règle aussi à grands coups de missiles et autres rayons lasers, nous avons retenu Akuchizoku, “shoot them up” urbain de 2007 au graphisme d’Atari sauce 1980, peuplé d’animaux bizarres, doté de dialogues improbables mais très efficace sur le plan du gameplay. Approcher l’histoire du jeu vidéo ne peut plus se faire, depuis une quinzaine d’années, sans s’intéresser aux parcours de figures du jeu vidéo alternatif comme Jonatan.

Qu’il s’agisse de témoigner, de faire pour soi ou d’entamer une thérapie par la création, depuis une douzaine d’années, certains créateurs et créatrices de jeux vidéo tirent partie d’outils de plus en plus accessibles pour mettre en récit ce qui leur arrive ou ce qui les préoccupe. C’est ce que permet Bitsy, moteur de jeux d’aventures minimaliste, qui a déjà donné naissance à plusieurs milliers de jeux. Pour Matricule Bis, nous proposons de plonger dans l’expérience subjective d’une jeune créatrice française, axoona, à travers plusieurs de ses récits. Déréalisation vous transporte dans l’expérience sensorielle de cette jeune femme, au travers de ses déplacements du quotidien.  Ici, le jeu n’est plus le véhicule des représentations dominantes de la société mais le médium d’une expérience intime, singulière, partagée avec le plus grand nombre. Dans Marée noire, l’autrice évoque le poids des tâches du quotidien dans une maison froide et triste. Elle évoque les normes sociales qui s'imposent à son habitat et témoigne de sa solitude, jusqu’à envisager le pire.

Avec la console virtuelle Pico 8, toute une communauté de développeurs imagine librement de petits jeux en 128 x 128 pixels. Certains adaptent des gameplays rendus célèbres par des licences commerciales. D’autres créent leurs propres concepts de jeu. Tous participent d’une sorte d’histoire parallèle du jeu vidéo rétro qui ressuscite les années 1980 depuis le milieu des annees 2010. Parmi les productions sur notre thématique, relevons The Wall builder de Rostok,  The Whisplash Taxi Co de Tom Mulgrey, Cab Ride de Powersaurus, Retrocat  save the old de Shinpansen ou Pico Skate 4 de Zuggamasta, qui investissent l’espace urbain pour proposer, nous semble-t-il, des approches ludiques singulières. 

Nous profiterons aussi de l’occasion pour montrer quelques “démos” pour la Pico 8 : ces programmes lus en temps réel par la machine qui produisent des images et du son, sans interaction, dans la tradition de la demoscene, mouvement né dans les années 1980, pionnier du développement amateur sur ordinateurs personnels, bien avant le mouvement des gamejams.