EDF
EDF
«L'électricité est peu chère en France» ne tient qu'en considérant son prix plutôt que son coût total, comprenant l'argent public dépensé.
En réalité et comme exposé ci-après, le contribuable paie, fort cher, une bonne part du système électrique.
Après la deuxième guerre mondiale EDF est, en un cadeau royal, créée par des nationalisations d'entreprises et obtient d'emblée un monopole.
Les réacteurs des années 1950 consommaient davantage d'énergie qu'ils en produisaient et ce n'était pas un problème car il ne s'agissait alors, en réalité, que d'obtenir du plutonium pour la bombe atomique. L'énorme R&D nécessaire, à laquelle le nucléaire civil doit tout, a surtout été payée par l'armée et par la recherche publique, donc par le contribuable. Même la Cour des comptes n'a pu en établir le coût total. Dans son rapport «Les coûts de la filière électronucléaire» de 2012, page 35, une note infrapaginale pose que Le champ d’analyse ne couvre pas les dépenses de recherche relevant du domaine militaire, ni celles se rattachant à la recherche fondamentale.
Ce flou perdure après l'avènement du nucléaire civil, comme précisé page 36: il n'existe pas de classification normalisée des dépenses de recherche électronucléaire stable dans le temps et reconnue par tous les opérateurs. Il est donc difficile de suivre dans le temps ou de manière consolidée les montants consacrés à un thème précis, puis Dans les premières années d'existence du CEA, la distinction entre applications civiles et militaires et entre recherche fondamentale et appliquée est largement arbitraire. Ainsi les montants engagés pendant ces années pionnières ne sont-ils pas pris en compte dans les calculs ci-après. La page 37 offre un exemple: EDF ne paya que 10% du coût (1,2 milliards d'€, valeur 2010) du réacteur Phénix.
Bien malin qui peut déterminer ce qui est imputable au nucléaire, ce qui devrait ou non l'être, et l'importance relative de ce qui a été négligé.
En sus EDF obtient de l'argent public (page) 31: Les fonds propres d’EDF ont été consolidés par des dotations en capital effectuées de manière régulière par l’État jusqu’à la fin des années 70.
Page 32: En 1996, EDF estimait que le programme nucléaire avait été financé à 50 % par autofinancement et à 8 % par les dotations en capital de l’État, la couverture des 42 % restant étant assurée par l’endettement. Cet autofinancement est en réalité la manne obtenue grâce aux nationalisations et au monopole, et les 42% empruntés étaient accordés par les prêteurs à l'État car EDF n'aurait pu les obtenir seule: l'État était garant-caution et cela coûtait car enchérissait sa propre capacité à emprunter par ailleurs.
Certains évoquent l'argent pris à EDF par l'État, la réalité (p. 33) est que la rémunération des dotations en capital de l’État, de 3 à 6 % représente une faible rémunération réelle, sensiblement inférieure aux taux théoriques de 8 ou 9 % hors inflation prévus, à l’époque, par le Commissariat général au Plan pour les entreprises publiques. Ici encore... des cadeaux!
Pis: le versement de maigres dividendes est parfois annulé ou reporté (2015, 2016, 2017, 2019), ou partiellement effectué sous forme d'actions EDF («en titres», par exemple entre 2016 et 2022) donc en monnaie de singe car cela ne renfloue pas les caisses publiques sur le moment ni plus tard: EDF est très endettée et le gros de ses actifs (des centrales nucléaires) invendable.
Les renflouements, y compris récents et post-renationalisation, ne manquent pas et la presse ne peut taire toutes les actions officiellement lancées par diverses institutions (exemple en 2002), ainsi que les «tentatives de petits arrangements comptables».
Il est notoire que l'État assure gratuitement le risque d’accident nucléaire.
Privilèges, cadeaux, subventions et subsides plus ou moins directs, dettes négligées... le nucléaire est coûteux.
Par une étrange coïncidence fortuite(?) le lancement du Plan Messmer (1974) marque le début de la forte accélération de l'augmentation des prélèvement obligatoires, qui perdure. En 2021 le taux de recettes fiscales était en France de 48,4% du PIB et de 39,6% en Allemagne.
Les énormes surcoût de tous les chantiers de réacteurs menés par des entreprises françaises depuis l'an 2000 sont endossés par le contribuable.
L'EPR en Finlande coûta au moins 9,5 milliards d'€ plus 1 milliard d'€ de pénalités (rapport de la Cour des comptes publié en janvier 2025, page 36), et le client le paya 3,3 milliards au forfait.
Le chantier des deux EPR au Royaume-Uni connaît une augmentation considérable des coûts accompagnée de retards (rapport de la Cour, page 39).
Les deux EPR en Chine coûtèrent 60% de plus que prévu pour une rentabilité douteuse selon un rapport de la Cour de 2020 (page 13) qui ne tenait pas compte de l'incident de 2021 après lequel le taux de charge de l'un des réacteurs s'effondra tandis que celui de l'autre reste médiocre.
L'EPR tête de série en France ne forme pas une exception. Son chantier démarra en 2007 et il devait lancer... une série. Son chantier, lancé en 2007, a d'emblée puis constamment connu des problèmes, donc la série n'a pas été lancée... à qui la faute?
Aujourd'hui, malgré privilèges et manne, EDF est exsangue (dette économique ajustée début 2025: 87,6 milliards d'€) et l'État en est devenu actionnaire unique donc une fois de plus le contribuable paiera, en croyant bénéficier d'une électricité peu chère.
De plus pour connaître le coût total du nucléaire il faudra attendre que le dernier déchet de la dernière centrale démantelée soit refroidi, dans quelques milliers d'années. Avant cela un énorme surcoût (causé par accident, déchet divagant, démantèlement dantesque, difficulté d'approvisionnement en uranium contraignant à réduire la production donc menaçant la rentabilité des investissements, effet de la prolifération d'armes nucléaires...), difficile à imaginer dans le cas de l'éolien ou du solaire, reste possible. Selon la filière même un accident majeur pourrait coûter plus de 430 milliards d'€.
La «bonne affaire» du nucléaire, qui n'a de toute évidence pas sauvé notre industrie, est tout aussi douteuse que notre capacité à la faire perdurer. La filière est puissante (emplois, infrastructure en place...) donc aucun élu ne souhaite la réformer et elle devient en France ce qu'est celle du charbon en Allemagne.
La R&D relative aux «renouvelables», elle, manque de moyens, malgré la loi de 2015 reflétant volonté des électeurs. Les projets visant à réduire les impacts de sa variabilité («intermittence») tels que stockage, smartgrid... sont eux aussi à la peine, alors même qu'ils profiteraient à tout type de source, nucléaire compris.
En 2018 le nucléaire obtenait 635 millions d'€, l'éolien 5 millions d'€, le solaire 51, le stockage 25. En 2019 13% des budgets de la recherche publique sur l'énergie portaient sur les renouvelables.
2020 devait enfin les voir augmenter vertigineusement... Non! 761 millions pour le nucléaire (+ 126M de "recherche fondamentale"), solaire 76M, éolien 15M, stockage 48M. Une progression de 11% est donnée pour extraordinaire et le gros n'en est pas consacré à l'éolien marin, alors que le potentiel pertinent de la France est gigantesque.
En 2023: 1,23 milliards d'€ au nucléaire, 78 millions au solaire, 18 millions à l'éolien.
Le déploiement des renouvelables est lui aussi en berne en France, seule nation de l'Union Européenne ayant manqué ses propres objectifs en la matière, et pour cela mise à l'amende.
En 2025 le gouvernement veut officiellement laisser le «pouvoir réglementaire» fixer les objectifs chiffrés du déploiement de renouvelables. Ce pouvoir, c'est l'exécutif, autrement dit lui-même.
Donc au plan constitutionnel les représentants du peuple décident par voie législative, par exemple de déployer des renouvelables, toutefois selon cette approche il ne fait que proposer, et le gouvernement dispose.
Que vaut une Loi établissant que nous voulons des renouvelables si seul l'exécutif décide des déploiements?
Le Plan Messmer déploya rapidement à partir de 1974 des réacteurs nucléaires électrogènes industriels est sur le plan de la décarbonation un coup de chance plutôt que l'effet d'une superbe vision stratégique, car elle n'était alors pas un objectif.
Il était alors jugé nécessaire, urgent et possible parce que la France:
voulait préserver sa souveraineté énergétique, dont la version la plus solide est l'autonomie (ne pas dépendre d'une autre nation) assurant indépendance et résilience, et affrontait une crise énergétique majeure la menaçant. Dès 1967 la guerre des 6 Jours (blocage de l'accès au détroit de Tiran par l'Égypte condamnant le gros du transport de pétrole vers Israël) exposa la fragilité de l'approvisionnement. En 1973 la guerre du Kippour et le premier choc pétrolier confirment puissamment la dépendance énergétique donc la pertinence de l'électronucléaire, alors seule option. L'urgence et l'importance de tout cela ne faisaient pas débat (cette unanimité n'est pas encore atteinte face au dérèglement climatique).
n'avait aucune autre ressource énergétique suffisante (même le charbon manquait alors déjà depuis longtemps, ce qui n'était pas le cas en Allemagne)
disposait encore des moyens nécessaires:
conséquentes ressources économiques fruits des 30 Glorieuses et du Plan Pinay-Rueff (il en reste peu).
mines d'uranium, encore qu'elles fournissent alors trop peu (la France importa de l'uranium dès 1971). Leur production augmenta mais les espoirs quant aux résultats des campagnes de prospection furent déçus (la dernière mine ferma en 2002). L'issue espérée était la perspective de réduction considérable de la dépendance à l'uranium offerte par la surgénération, alors jugée nécessaire et faisant en France l'objet de recherches dès les années 1950. Une tentative d'industrialisation de ce procédé commença dès 1974 avec le projet Superphénix (il a échoué, comme tous les nombreux autres projets similaires).
filières de l'industrie lourde pertinentes issues de la deuxième guerre mondiale (le plus gros en a disparu alors même que, selon certains, le nucléaire sauva l'industrie en France).
savoir-faire scientifique et technique, lequel découlait d'un pan d'ordre stratégique: la bombe atomique donc la filière du plutonium: nos réacteurs fournissaient le plutonium de qualité militaire nécessaire (la production d'électricité était un alibi, d'ailleurs durant longtemps ils en consommaient plus qu'ils n'en produisaient). Seule la Commission PEON pousse dès la fin des années 1950 vers l'électronucléaire en tant que tel, toutefois rien n'en progresse tant que le programme militaire n'est pas mûr car Pierrelatte comme Marcoule découlent du Plan Gaillard (1952) et furent d'emblée exclusivement militaires). Le déploiement de réacteurs nucléaires électrogènes industriels a été lancé dès 1957 (réacteur EDF1) et accéléré en 1971 par le Sixième Plan (dont le Plan Messmer est une version amplifiée du pan nucléaire). À ce moment les USA s'employaient à superviser partout le nucléaire, civil comme militaire, et la France y échappait car son programme militaire couronné de succès et l'architecture technique mise au point pour l'électronucléaire (UNGG) conduisaient à l'indépendance voulue par C. de Gaulle. Des difficultés d'ordre technique (dimensionnement) de l'UNGG offrirent moyen aux US de s'immiscer durant le Plan Messmer, via Westinghouse en tant que fournisseur de réacteurs. La nature particulière de cette coopération (qui n'est pas, comme ailleurs, une tutelle) apparaît d'emblée car la France, toujours soucieuse de son autonomie, peut modifier la conception des réacteurs. Cela débouchera dès 1981 sur un accord encore plus paritaire appelé NTCA.
ne remplaçait pas une filière de l'industrie lourde déjà en place puisque les réacteurs furent ajoutés aux équipements existants: la quantité d'électricité produite passa ainsi de 150 TWh/an avant le Plan à 521 en 2002, ce qui est considérablement plus facile et rapide que réformer une filière encore en état, surtout si elle est moins coûteuse (par exemple celle du charbon en Allemagne). C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles le déploiement du solaire et de l'éolien est difficile car il faut adapter et compléter l'existant, tandis que le mode de fonctionnement du nucléaire (une bouilloire produit de la vapeur animant une turbine) correspond parfaitement à celui des machines antérieures.
considérait la sûreté maîtrisée donc le risque (probabilité de survenance d'un accident, et ses effets) faible donc acceptable (les accidents survenus par la suite, y compris en France, conduisirent à étoffer les exigences relatives à la sécurité-sûreté, ce qui augmente le coût total).
De plus, et c'est déterminant, le nucléaire était alors la seule option apparemment réaliste.
L'indépendance et réelle souveraineté espérées n'ont pas été atteintes et s'éloignent, faute d'uranium exploitable sur le sol national comme de surgénération industrialisée.
D'autre part le Plan Messmer négligea démantèlements et déchets (le site théoriquement pertinent, nommé Cigéo, n'est pas encore terminé en 2025 et même son coût total reste incertain), cela reflète sa genèse à la volée.
Cette trajectoire ressemble étrangement à une autre, antérieure.
Un Plan n'existe qu'au prix d'une continuité entre objectifs et effets.
Il est trompeur de penser « J'ai en 1945 décidé de construire une bombe atomique, et les moyens pour cela réalisés (des réacteurs cuisant de l'uranium afin d'obtenir du plutonium militaire) m'offrirent dans les années 1970 un moyen d'amortir une crise énergétique, puis par chance un effet de ce moyen est une réduction de l'empreinte carbone de la production d'électricité à présent utile, par conséquent j'ai bien planifié et dispose de tout le nécessaire pour renouveler à volonté cet exploit, y compris relever pleinement le défi du dérèglement climatique! ».
De plus cette réduction est loin de suffire car, contrairement à ce que certains clament, le nucléaire en place n'est pas suffisant: environ 2/3 de l'énergie consommée en France est produite par du combustible fossile (lire la section «Uranium») donc le plus gros des émissions perdure.
Un autre effet de ces Grands Plans est l'inertie intellectuelle induite: l'avenir de l'électronucléaire est compromis (construire donc vendre des centrales est difficile, et leur approvisionnement en uranium incertain) mais la France a toutes les peines du monde a en tenir compte. Les industriels impliqués durant le déploiement connurent exactement cela car perdirent le contact avec le marché.
Notre performance quant à la décarbonation, couplée à de la propagande, imprime chez trop de nos concitoyens des opinions fausses et dangereuses:
Nous avons suffisamment décarboné.
C'est faux car nous émettons au bas mot 3 fois trop de gaz à effet de serre puisque environ 2/3 de notre énergie finale est fossile (même une fraction non négligeable de l'électricité est produite ainsi), donc il nous faut électrifier des usages et par conséquent produire davantage d'électricité peu carbonée. C'est d'autant plus saillant que la décarbonation déjà assurée est pour partie conséquence d'efforts les moins difficiles (moins de gâchis, début d'optimisation, électrification d'usages s'y prêtant bien...) menés depuis le premier choc pétrolier ainsi que de notre désindustrialisation, donc décarboner plus avant sera de plus en plus difficile.
Le nucléaire peut relever le défi.
Non, sur de nombreux plans, à commencer par l'extension du parc de réacteurs nécessaire: les gisements d'uranium connus au plan mondial sont insuffisants,
Nous pouvons déployer du nucléaire.
Les 25 dernières années ne manifestent pas cela, y compris chez les leaders: nous peinons, les USA aussi (Westinghouse a fait faillite), la Chine est loin de la belle dynamique parfois chantée, le nucléaire décline...
Les défauts du nucléaire sont négligeables.
Il est difficile de les considérer préférables à ceux des EnR.
Les EnR ne peuvent relever le défi
C'est faux,
Le fait que la décarbonation soit un effet non intentionnel du Plan Messmer n'est pas inquiétant.
Ce qui l'est est la préconception naïve selon laquelle il montrerait la qualité de notre vision et notre aptitude à relever rapidement un défi urgent.
La transition énergétique est un marathon. Nous sommes le lièvre assoupi sur ses lauriers nucléaires, obtenus grâce à une coïncidence fortuite. Nous nous félicitons de notre avantageuse posture aujourd'hui au km 10, négligeant que cette avance voile notre trop faible accélération donc modeste capacité à produire davantage d'électricité propre et à décarboner l'ensemble de l'économie (faute de R&D, de réindustrialisation, de déploiement adéquat de renouvelables...).
Le nucléaire a réduit les émissions du système électrique en France. En conclure (même implicitement) qu'il reste le moyen le plus adéquat après l'avènement des renouvelables industrielles (éolien, solaire) survenu durant les années 2000 est inepte. À Paris généralisation puis rationalisation de l'exploitation des fiacres, vers 1855, a résolu une bonne part des problèmes de transport. Faut-il en déduire qu'il était optimal d'en déployer davantage en 1910, après apparition de l'automobile?
Le bilan du nucléaire ne sera connu que tous coûts et impacts éclairés, et le dernier «déchet chaud» devenu inoffensif (prévoir un délai). Il pourrait être déplaisant.
En 1974, à l'aube du Plan Messmer, la Commission Péon implique un groupe d'industriels depuis 1955: Schneider, Framatome (Schneider et Merlin Gerin, associés à Westinghouse), Péchiney-Ugine-Kuhlmann, Thomson-CSF, Alsthom, Saint-Gobain Pont-à-Mousson, Hispano-Alsacienne, Compagnie Électro-Mécanique...
C'est à ce groupe que le gouvernement d'alors confie la tâche de réaliser, puis laisse les coudées franches.
Ces industriels jugeaient relever ensemble un défi et ouvrir ainsi des marchés au groupe qu'ils formaient donc coopéraient, l'État se contentant de fixer les grands objectifs («déployez des centrales nucléaires!»).
Après le succès du Plan Messer, au plus tard dans les années 1980, des dissensions nées de difficultés rencontrées lors de la maturation des modèles de réacteurs et, semble-t-il, de visions peu compatibles quant à l'avenir de la filière opposèrent les grands membres de la filière du secteur public (Framatome, Cogema, CEA Industrie, EDF), et leurs guéguerres s'intensifièrent.
La réorganisation de 1999 (création d'Areva) visait vraisemblablement à restaurer de la coopération en enrayant les espoirs de prééminence caressés par certains acteurs, et en intégrant toute la direction afin d'épargner au gouvernement le pilotage direct.
Il s'agissait de transmuter les guéguerres en facteur de motivation par la compétition (coopétition), ce qui impliquait de réduire l'autonomie du groupe, dont des membres éminents ne savaient plus s'entendre.
Les centrales actives exhibaient la maturité technique de la filière donc certains jugèrent possible de bien décrire (spécifier) ce que chaque participant à un projet de construction doit réaliser et par conséquent d'en «contractualiser» chaque élément puis de le concéder via un appel d'offre, plutôt que de laisser coopérer les membres d'un groupe préétabli.
Toutefois cette contractualisation mène chaque entreprise à percevoir son intervention comme forfaitaire (visant à livrer un sous-ensemble défini) plutôt qu'en une participation à un projet devant construire un ouvrage, donc refuse de mener toute action jugée hors de son périmètre sans se soucier du reste, et agit avant tout afin d'être apparemment sans reproche... Plus le coeur de l'activité de l'intervenant est loin de la filière, moins il s'exposera afin de la soutenir.
L'intense sous-traitance et la forte proportion de travailleurs circulant entre entreprises concurrente donc moins bien intégrés aux équipes opérationnelles pèsent aussi sur la coopération et augmentent le taux de renouvellement du personnel (turnover), réduisant le niveau d'expertise et de capacité à disputer des consignes jugées inadéquates.
Conduite de projet comme communication d'informations cruciales entre équipes distinctes en pâtissent et tout imprévu devient une bombe à retardement, d'autant que cette approche augmente le risque en environnement imparfaitement exploré: seules des spécifications et un protocole de recette exhaustifs et intangibles permettent de contractualiser ainsi.
Les plans de l'EPR, lors du lancement de ses premiers chantiers, étaient loin de la maturité nécessaire et cela amplifia les effets de l'inadéquation de l'organisation (le qualificatif «agilité», à laquelle «confiance» est nécessaire, est pertinent).
L'approche 'SMR' (modules produits en usine puis assemblés sur site) réduit le risque induit par la contractualisation mais ne pourra surmonter d'autres défis.
L'histoire de la fermeture de la centrale de Fessenheim expose une technique de propagande consistant à condamner une action puis à évacuer sa propre responsabilité en accusant des tiers (le plus souvent écologistes, élus, Allemagne, Areva...) servant de boucs émissaires.
Pour la déjouer il suffit de demander accusation digne de ce nom, donc quelle action (ou inaction) attribuable à au moins un individu nommé causa quel dommage à la filière du nucléaire, quand et comment.
La direction d'EDF se devait de conserver la centrale de Fessenheim car l'une de ses missions est la préservation des avoirs de la société (qui n'était alors pas nationalisée) ainsi que l'espoir de gain correspondant car la centrale est amortie (l'entreprise espère exploiter ses réacteurs durant 60 ans, peut-être même 80).
Les co-propriétaires historiques (Suisse et Allemagne) de la centrale demandaient sa fermeture car la jugeaient trop proche de leurs frontières (à quelques centaines de mètres pour l'Allemagne, et 50 km pour la Suisse) donc les menaçant en cas d'accident, et inadéquate au plan du risque sismique.
La catastrophe de Fukushima, en 2011, raviva ces tensions.
La centrale était la plus vieille du parc français et constituait 2,8% de sa puissance nominale.
Un avis de l'ASN donnant Fessenheim pour l'une des centrales les mieux exploitées, souvent cité, concerne une année plutôt que l'ensemble de sa carrière, durant un arrêt total de l'un de ses deux réacteurs (de juin 2016 à avril 2018).
En 2012 F. Hollande, candidat à la présidentielle, annonça son intention de la fermer.
Cette volonté ne suffisait toutefois pas à y contraindre EDF dont l'État n'était pas le seul propriétaire donc ne pouvait arbitrairement confisquer une ressource (ici Fessenheim) dûment employée par une entreprise (EDF) dont la direction doit protéger les intérêts même en desservant son actionnaire de référence (l'État). Ce dernier peut la sacquer afin de la remplacer par des pantins serviles mais une action de ce genre rend quasi impossible d'embaucher des dirigeants compétents.
C'est pourquoi EDF bloqua d'emblée la procédure de fermeture en refusant l'accord définissant les modalités de l'indemnisation, et persista jusqu'à 2016.
L'État augmenta alors beaucoup le montant proposé et l'entreprise céda en août 2016, ce qui a ouvert la voie à la suite du processus de fermeture. Le Conseil d'État rappela que l'abrogation de l'autorisation d'exploiter la centrale décidée en 2017 impliquait une demande d'EDF et l'entrée en service de l'EPR.
Cet accord d'EDF (plutôt qu'une prétendue contrainte) seul déclencha la procédure de fermeture proprement dite: ce n’est qu’après un feu vert de son conseil que M. Lévy transmettra à l’Etat actionnaire (à 85,6 %) une demande de fermeture. Le gouvernement pourra alors prendre un décret abrogeant l’autorisation d’exploiter Fessenheim.
EDF seule en décida, car lors du vote de son conseil d'administration portant sur l'adoption de la proposition d'accord, sur les dix-huit membres du conseil, les six représentants de l’Etat ne prendront pas part au vote : ils ne peuvent pas se prononcer sur le montant négocié avec la puissance publique sans être en conflit d’intérêts.
EDF connaissait depuis 2015 de graves difficultés financières. Elle perdait des clients et devait investir. La démission du directeur financier (T. Piquemal) en mars 2016 accentua la crise. On peut supposer que les indemnités venaient à point.
Apparemment de puissantes forces œuvraient afin de fermer la centrale. En réalité elles étaient au mieux sans effet, et pour certaines prêtaient main-forte à EDF.
Les déclarations hostiles au nucléaire d'E. Macron avant son élection ne peuvent justifier signature par EDF de l'accord (mi-2016) puisqu'il a été élu en 2017.
D'autre part ces déclarations restèrent vaines (les politiciens n'agissent pas toujours conformément à ce qu'ils annoncent!) et E. Macron a «en même temps» annoncé vouloir réduire le nucléaire tout en le soutenant par ses actions («en même temps...») car a promis fermeture de 14 réacteurs et n'en ferma que 2 (Fessenheim, comme exposé ici même parce qu'EDF l'accepta), a maintenu le désastreux chantier de l'EPR tête de série ainsi que le Grand Carénage et les budgets R&D du nucléaire. Depuis 2022 il veut bâtir 6 à 14 EPRs.
Les précédents ne manquent pas. F. Mitterrand se déclarait lui aussi hostile à la filière du nucléaire, toutefois en réalité il sacrifia hypocritement le projet de centrale à Plogoff afin de ménager les autres projets.
Des articles de la loi pour la transition énergétique de 2015 sont parfois donnés pour justifiant la fermeture de Fessenheim (voire condamner le nucléaire).
Ce n'était pas le cas car ils limitaient la puissance nominale du parc (à 63,2GW, sa valeur alors) et la proportion de l'électricité produite qu'il fournissait (à 50% en 2025), donc n'étaient pas des menaces pour Fessenheim avant démarrage de l'EPR (dont les problèmes étaient déjà connus en 2016 car il devait être livré en 2012, et cela semblait plus compromis que jamais).
Fessenheim n'était exposée que si la loi perdurait et que l'EPR démarrait.
Rien de tout cela ne s'est réalisé.
EDF bâtit ce réacteur donc sait mieux que quiconque estimer sa date réelle de démarrage.
Par ailleurs EDF pouvait prévoir qu'un changement de politique condamnant les effets de cette loi sur Fessenheim surviendrait après les élections présidentielles de 2017: 2 des 4 candidats (F. Fillon et M. Le Pen) avaient promis de préserver la centrale, et E. Macron a, par ses actes, soutenu le nucléaire. En 2018 il repoussera à 2035 l'échéance de la loi associée à «au plus 50% d'électricité sera nucléaire», puis abrogera cette disposition début 2023, annihilant une menace de toute façon vaine car l'EPR n'avait alors toujours pas démarré.
Même en ne considérant que cette loi, donc en posant que l'EPR aurait pu démarrer et menacer Fessenheim, EDF pouvait résister sans trop s'exposer car des industriels agissent communément en prévision d'une évolution réglementaire ou légale (qu'ils dynamisent parfois) nécessaire à leur projet.
Le cas du chemin de fer aux USA (19è siècle) l'illustre: l'impact sur les projets de concessions de terrains publics et les droits de passage était déterminant, pourtant investissements et travaux commencèrent bien avant quasi toutes les négociations correspondantes (les tracés des lignes n'étaient donc pas pré-établis). Les industriels pesèrent sur les lois régissant tarification et concurrence.
De la même façon l'industrie automobile perdura malgré le risque majeur induit pour elle dès les années 1960 par des dispositions légales successives (surtout au Royaume-Uni et aux USA) de plus en plus menaçantes (Clean Air Act...). SpaceX, plus récemment, concéda d'énormes investissements avant que des dispositions légales autorisent Starlink, alors son espoir.
Cette loi était un ectoplasme électoraliste.
Certains prétendent que le décret de fermeture pris en 2017 a contraint EDF. C'est faux car l'entreprise signa l'accord de fermeture en août 2016, après quoi le gouvernement a pris ce décret entérinant la décision.
Accessoirement ce décret, pris peu avant une élection présidentielle, a été abrogé en 2018. C'est un décret pris début 2020 (E. Macron était président) qui entérina la fermeture.
D'aucuns prétendent que l'ASN considérait l'annonce formulée par l'État de sa volonté de fermer la centrale suffisante pour justifier inaction de sa part, menaçant ainsi la capacité de la centrale à satisfaire à sa visite décennale de 2020 (condition de sa prolongation d'exploitation), ce qui la condamnait.
Il n'en est rien car c'est après avoir signé l'accord de fermeture qu'EDF annonça officiellement à l'ASN renoncer à cette visite décennale, ce que cette dernière associa à une «déclaration d’arrêt définitif».
Le coût même de cette préparation de la visite décennale est parfois donné pour rédhibitoire. Il ne l'était pas plus que dans le cas des autres centrales, pour lesquelles les travaux nécessaires furent menés, car investir beaucoup moins que la valeur de l'électricité que Fessenheim pouvait encore produire afin de la conserver est préférable à la perdre à coup sûr en acceptant l'accord de fermeture.
Il en va de même pour le temps nécessaire à ces travaux: en ne cédant pas EDF conservait capacité à les mener en temps et heure, comme fait dans ses autres centrales. Le nécessaire «DUS» (diesel d'ultime secours, un groupe électrogène), en particulier, devait partout être en place fin 2018 mais rien ne laisse supposer en 2016 (lors de l'acceptation de l'accord de fermeture par EDF) que cela créait à Fessenheim un défi insurmontable puisque les autres chantiers durèrent 2 ans, d'autant que l'ASN repoussa l'échéance à début 2021.
Un retard du chantier de l'EPR (piloté par EDF) OU (plutôt que «et») une modification de la loi de 2015 suffisait pour conserver Fessenheim.
L'histoire montrait alors clairement que tous deux étaient fort probables. Tous deux sont devenus des faits.
EDF a préféré signer l'accord de fermeture.
Ses dirigeants souhaitaient peut-être obtenir compensation financière, s'épargner le risque d'accident majeur dans la plus vieille centrale (de surcroît exposé à risque sismique) et détourner l'ire de salariés donc se poser en victime, ce qui lui était facile en feignant de ne pas l'avoir souhaitée et d'avoir cédé sous la contrainte de politiciens (que l'on peine à discerner).
Témoignages d'experts (cas de Fessenheim: minute 35, seconde 48):
Divers errements (les chantiers des six EPRs dépassent largement budgets comme délais, EDF est financièrement exsangue malgré les cadeaux concédés par les gouvernements successifs...) sont parfois attribués à Areva.
C'est négliger l'histoire de la filière dont, au plus tard dans les années 1980, des acteurs (EDF, Cogema, CEA Industrie...) briguaient chacun la suprématie. Ces guéguerres la minaient, et perdurèrent (illustration: retards des chantiers de réacteurs du palier N4). La Cour des Comptes l'évoque dans son rapport «Les coûts de la filière électronucléaire» de 2012, page 39.
La création d'Areva visait à les éteindre et à épargner au gouvernement le pilotage direct de la filière.
Ces errements sont parfois attribués à l'Allemagne, à des élus ou écologistes... sans aucun acte d'accusation digne de ce nom (qui a commis quel acte, ou s'en est abstenu, quand, avec quel effet sur le nucléaire...).
Le plan du rapport officiel pertinent (dit «Folz») traitant du chantier de l'EPR tête de série en France est révélateur. Dans la kyrielle d’événements négatifs on peine à distinguer l'effet d'une action (ou de son absence) d'écologiste ou de l'Allemagne. Sa conclusion est des plus explicites quant aux causes réelles de l'échec.
Une kyrielle d’événements négatifs
...qui sont autant d'errements de la filière durant la réalisation.
Une estimation initiale irréaliste
Résultant au mieux pour la filière de pressions d'élus, et n'expliquant pas les retards (comparer avec les chantiers du Plan Messmer).
La suite éclaire les causes de ces constats.
Une gouvernance de projet inappropriée, Une organisation complexe des ressources d’ingénierie
Des silos étaient délibérément établis, rendant la communication difficile. Nul ne se jugeait co-responsable de la réussite de l'ensemble.
Des études insuffisamment avancées au lancement
Le programme EPR avait alors 18 ans car il démarra en 1986, et ce réacteur est une évolution de l'existant (plutôt, comme parfois affirmé, qu'un modèle très innovant), donc il bénéficie pleinement de l'expérience accumulée (56 réacteurs similaires en France).
Un contexte réglementaire en évolution continue
Le gros des nouvelles exigences découlait de l'accident à Fukushima (difficilement imputable à écolos ou élus!), et contrairement à ce que d'aucuns prétendent leur impact sur le chantier de l'EPR resta mineur: « seuls étaient nécessaires quelques compléments mineurs aux dispositions déjà prévues ». Le gros des impacts découle de la réglementation s'appliquant aux Équipements Sous Pression Nucléaire et est donc imputable à la filière même. Si ces règles sont inutiles l'Autorité de Sûreté Nucléaire est à blâmer, et si elles sont justifiées on ne peut que regretter de ne pas en avoir décidé ainsi plus tôt.
Des relations insatisfaisantes avec les entreprises
Pas de «collaboration confiante». Qu'en termes élégants...
Une perte de compétences généralisée
Seule la filière en est responsable, nul ne sabota et des élus épaulèrent le nucléaire.
La filière améliore sans cesse sa communication, et l'EPR illustre bien cela: pour le gros des Français ce nouveau réacteur fonctionne normalement depuis 2024. Il n'en est rien car il ne produit toujours pas en octobre 2025 et de nouvelles difficultés surgissent.
Il en va de même pour la quantité record d'électricité exportée durant 2024, quasi partout attribuée au nucléaire. En réalité ce dernier n'a fait que retrouver son niveau habituel de production après l'épisode de la corrosion sous contrainte, et le record doit surtout à l'essor des renouvelables (hydraulique, solaire et éolien). RTE, filiale d'EDF, donne pour facteurs de cela un «redressement rapide de la production nucléaire» menant à sa «reprise progressive», et plus explicitement «production hydraulique exceptionnelle» ainsi que «croissance soutenue de la production éolienne et solaire».
EDF attribue une part des difficultés du chantier de l'EPR au fait que le réacteur est une tête de série (le premier du genre) en France, et espère déployer dorénavant un modèle nommé «EPR2», une évolution de l'EPR donnée pour plus rationnelle.
Le rapport pertinent de la Cour des comptes, page 54, pose que les modifications significatives portées par le projet EPR 2 sont suffisamment nombreuses par rapport aux EPR précédents pour considérer que la réalisation de la première paire de tranches sur le site de Penly présentera les caractéristiques d’une tête de série, avec les risques et incertitudes associés y compris en termes de pilotage du chantier.
La presse spécialisée résume l'évolution peu rassurante du dossier. Le temps passe et le flou l'y dispute à l'augmentation des coûts prévus et aux doutes, malgré un sujet déjà bien « exploré » par les consultants.
Auteur: https://x.com/natmakar , https://bsky.app/profile/natmaka.bsky.social