Toute pensée s’enracine dans une histoire personnelle autant qu’elle s’inscrit dans une histoire collective ; toute pensée est dialogue avec le monde autant qu’avec soi-même, dialogue avec le monde à partir de soi-même, et donc d’un vécu, d’un "voyage" dans la vie qu’il n’est peut-être pas inutile de décrire brièvement.
Je me souviens...
Je me souviens, dans les années 70, d’un article de journal vantant les mérites d’une entreprise locale qui venait de recevoir un prix pour ses performances à l’exportation. L’article avait retenu mon attention parce que, justement, j’y travaillais, comme ouvrier. Mon article aurait été moins élogieux, car j’aurai témoigné de quelle chair humaine était faite cette réussite industrielle exemplaire.
Je me souviens de ces journées vagabondes que j’affectionnais moyennement, mais ne détestais pas. L’esprit libertaire ne s’était pas arrêté de souffler en juin 68… Tout le monde ne partageait pas, évidemment, loin s’en faut, cet antimatérialisme primaire, cette absence de préoccupation du lendemain, du surlendemain, de la retraite… et parmi ceux, celles, qui se laissaient encore porter par le souffle de l’explosion sociétale des années 60, dominaient le sentiment, clair et confus à la fois, que la fringante « société de consommation » et ses millions de comptes en banque, et autant d’envies à satisfaire, sonnerait bientôt la fin de la longue récréation soixante-huitarde. Et devant l’inéluctable, chacun semblait lancer la supplique : « - Encore une année, monsieur le Capitalisme ! »
Je me souviens d’avoir participé, en 1980, à la création d’une association culturelle, et même, folie excitante, début 81, d’un mensuel, dont le premier et dernier numéro sorti en mars, à 25 000 exemplaires dans toute la France…
Dans les semaines qui suivirent, je reçus une lettre d’Argentine, me demandant si je pouvais trouver quelqu’un pour monter une pièce de théâtre en France, qui ne pouvait être jouée à Buenos Aires à cause de la censure. En fait, il s’agissait d’une écrivaine française, de passage à Nice, elle était tombée sur notre premier numéro.
Je me souviens de cette émotion indéfinissable et si particulière, aux premiers contacts avec des meubles du 19e, 18e, 17e siècle ; avec des objets chargés d’histoire, chargés de cette sorte de magnétisme qui touche simultanément la main l’œil et l’esprit.
Les métiers de la restauration, du noble ébéniste au roturier vernisseur au tampon que j’allais devenir, autorisent une charnelle accointance avec les œuvres, provoquant un tutoiement d’outre-tombe avec les artisans-artistes, un dialogue où s’invite immanquablement une modeste, mais réelle sagesse de la main. Modeste, parce qu’elle n’a aucune prétention sur la compréhension du monde ; réelle, parce qu’il y a toujours quelque chose d’universel à en tirer.
Le monde des œuvres d’art est aussi celui où l’argent s’identifie à la perfection avec cette qualité liquide qu’on lui prête communément, tant, ici, il semble couler aussi facilement que l’eau du robinet.
Je me souviens de ce milliardaire dans son appartement musée de quelques centaines de mètres carrés, un 20e étage monégasque. Je devais y travailler toute une journée pour une petite restauration à domicile. Sa femme m’avait bien prévenu : « - N’ouvrez pas cette porte, mon mari se repose dans le salon » (en fait, il s’agissait de m’indiquer le chemin pour sortir de cette enfilade de pièces et rejoindre l’ascenseur, privé, évidemment, les domestiques ayant pris congé, et madame partant faire ses courses). Mais un peu plus tard, ayant besoin d’un éclairage supplémentaire, et nécessité faisant loi, je toquais à ladite porte du salon refuge. « - Entrez », d’un ton visiblement agacé, mais poli ; ouvrant, je vis un grand écran où était projeté un dessin animé. Comme quoi, on peut être riche et puissant et néanmoins homme, c’est-à-dire éternel enfant.
Je me souviens de cet autre, son nom s’étalait à la « une » des journaux pour des ennuis judiciaires. Le même jour, nous étions chez lui pour présenter meubles, tableaux, tapisseries d’Aubusson…
« - Un peu plus haut, un peu plus à droite ; non, ça ne va pas ; remettez-le à gauche de la console. »
Il faut plus que quelques brindilles judiciaires pour entraver le flot de ces liquidités…
Je me souviens, dans les années 80, d’un concours organisé par la section niçoise du Mouvement Européen. Il s’agissait d’une dissertation répondant à la question : « en quoi la construction de l’Europe favorisait-elle la paix dans le monde ? ». La récompense était de mille francs et une invitation à visiter le parlement européen. Étant dans une période financièrement creuse, je n’ai pas utilisé les mille francs pour visiter Strasbourg et son parlement. Je me demande si l’invitation tient toujours.
Je me souviens d’un petit salon du livre où ma copine de l’époque présentait le sien, publié à compte d’auteur. Une députée-maire marrainait la manifestation littéraire. Je fis sa connaissance, et un brin de causette plus tard, nous décidâmes de nous revoir pour continuer à bavarder, mais cette fois dans le but d’essayer de rendre cet échange d’idées public sous la forme, évidemment, d’un livre. Selon nos emplois du temps, nous nous donnions rendez-vous dans sa mairie, ou à l’Assemblée nationale. Un jour, sur un grand boulevard, entre l’assemblée et un petit restaurant, alors que nous avancions à la vitesse des embouteillages, mon regard croisa, sur le trottoir, une femme d’un certain âge, visiblement S.D.F. ; bref regard, brève pensée : en quoi méritais-je mon petit privilège ? En quoi méritait-elle sa grande indignité ? Malaise intérieur, la voiture file ; sourires, la conversation continue.
Le livre ne s’est jamais concrétisé, mais le malaise ne s’est jamais dissipé complètement.
Je me souviens d’un agréable déjeuner avec le scientifique Alexandre Meinesz, à deux pas de son labo, à la fac de biologie marine de Nice. Je n’avais jamais mis les pieds dans une « fac » ; ma première impression ? Défraîchi ! Personnellement, travaillant là comme étudiant ou prof, j’aurais tout repeint pendant les vacances… C’était juste après la publication de son livre : « Le roman noir de l’algue tueuse » ; le titre ne lui plaisait pas, mais, comme souvent, l’éditeur avait choisi quelque chose d’accrocheur. Il me parlait de sa découverte, et de son combat pendant des années, pour alerter les pouvoirs publics, les politiques, en vain. En fait, cela se passe souvent ainsi : dès qu’un scientifique veut tirer la sonnette d’alarme sur un problème, un autre le contredit, et le politique, dans sa grande sagesse, prendra courageusement la meilleure décision : Wait and see.
2005, référendum sur la constitution européenne. Modeste participation à la campagne pour le non dans la mouvance écolo.
Je me souviens d’un grand et courageux article de Jean-François Khan dans son « Marianne », où il condamnait le caractère outrancier d’une diatribe de Serge July dans « Libération » où celui-ci insultait les partisans du « non ».
Une idée me vint, comme ça, par goût du jeu intellectuel : porter plainte pour diffamation contre Serge July. Même mon avocate pensait que ce n’était pas possible, à cause de la sacro-sainte liberté d’expression journalistique. Mais liberté d’expression n’est pas synonyme de liberté de diffamation et d’insultes ; et le tribunal d’instance de Paris jugea ma requête recevable. Sauf que l’avocat de Serge July a réussi, en dénichant je ne sais quelle jurisprudence, à démontrer que ce n’était pas le tribunal d’instance qui était compétent pour juger cette affaire, mais le Tribunal de Grande Instance ; pour mon avocate et moi, la tactique était claire : se doutant des modestes moyens d’un petit artisan, et connaissant le coût d’un procès au T.G.I., il était quasiment sûr que je laisserai tomber ; ce que je fis, évidemment.
Je me souviens d’une de ces petites causeries-débats organisées par la librairie « La belle aventure » à Poitiers, où un auteur vient présenter le sujet de son livre. Lecteurs et futurs lecteurs questionnent, interpellent, réagissent ; agréable et instructif moment de « vie culturelle gratuite ». Cette fois, il était question de médiation. Une activité de plus en plus importante dans nos sociétés aux rouages relationnels complexes. Mais c’est sur un nouveau concept que se porta principalement mon attention : la médiation élargie.
L’année suivante, en 2014, j’eus l’occasion de participer à une rencontre avec Ségolène Royal, pour son dixième anniversaire comme présidente de la région Poitou-Charentes ; rencontre organisée sous l’égide du quotidien Centre Presse. Chaque intervenant avait droit à une ou deux questions, la mienne était évidemment : « -Vous qui avez défendu le principe de la démocratie participative, accepteriez-vous d’expérimenter le concept de médiation élargie qui pourrait être créateur d’emplois principalement dans l’économie sociale et solidaire, et l’économie verte ? » ; prise de cours par un sujet qu’elle ne connaissait pas, j’obtins une réponse aussi positive qu’évasive. Normal, diriez-vous, la question portant sur un nouveau concept ; pas normal, en réalité, car la question était prévue, et son staff aurait dû lui en parler pour qu’elle ne soit pas prise de court… Mais peu importe, j’avais prévu l’éventualité, et lui offris (n’était-ce pas un anniversaire) le livre collectif dirigé par Dominique Royoux : « la médiation, un enjeu démocratique », édité par La Librairie Des Territoires, devenant à mon tour un modeste médiateur.