René Char, Fureur et mystère
Quand on prépare un séminaire et que l’on réfléchit à la thématique à aborder, on se projette dans l’horizon de réflexion qui sera le nôtre à ce moment-là. On imagine. On recherche alors la congruence de la pensée et de l’action : à quoi penserons-nous et que ferons-nous ? Une évidence s’est imposée pour ces trois jours en notre Berne fédérale : aborder l’éducation à la durabilité sous l’angle de la citoyenneté.
En choisissant ce vaste et actuel sujet, nous tenons à nous inscrire résolument, en tant que chef·fe·s d’établissement scolaire, dans la complexité du monde dans lequel nous éduquons notre jeunesse. L’école n’est pas une île au milieu de nulle part, même si nous devons veiller à en préserver ses rivages pour permettre à nos élèves de comprendre les vents, de hisser les voiles et de naviguer de manière autonome. Le vers de René Char, cité en exergue, questionne notre existence et met en perspective notre avenir. Le principe d’incertitude est une des clés qui permet d’entrer dans une démarche consciente des réalités et ajustée au contexte dans lequel nous vivons. Nous devons apprendre à gérer le comment vivre avec l’inconnu qui est et sera toujours devant soi. C’est un enjeu citoyen fort qui appelle à la responsabilité.
Dans le récent ouvrage Se reconstruire dans un monde meilleur de Boris Cyrulnik et Xavier Emmanuelli, je me suis quelque peu rassuré en lisant que « la catastrophe n’est pas le désastre » ! En toutes circonstances, cette distinction incite à rechercher le juste équilibre entre l’inquiétude et l’espoir, entre la passivité et l’action. Le catastrophisme ne permet pas de se mobiliser et provoque même la tétanie. Pour éduquer, nous avons besoin de sérénité. C’est une exigence vitale qu’il y a lieu de prioriser et de concrétiser sur le terrain pour parvenir à nos fins. Le célèbre neuropsychiatre et le fondateur de Médecins sans frontières nous disent de concert : « Un enfant sécurisé sera un citoyen éclairé, conscient de ses responsabilités. »1. Avec la pandémie, l’urgence climatique et toutes les questions qui nous assaillent actuellement, le sentiment de sécurité dans nos écoles est assurément la base sur laquelle nous devons construire. L’inquiétude n’est pas un bon ciment, elle fissure les fondations. Mais elle est bien présente, alors comment faire avec puisque nous ne pourrons véritablement pas faire sans ? De nos jours, nous parlons de solastalgie ou d’éco-anxiété et jeunes et moins jeunes peuvent en souffrir 2. Face à la menace et à la dégradation de l’environnement, notre santé mentale peut être atteinte et ce phénomène social prend de l’ampleur. Oui, dans nos écoles, nous avons assurément des personnes éco-anxieuses. Cela nous invite à rechercher un juste équilibre entre émotions et rationalité, dans nos prises de décision 3.
Une école durable qui forme les citoyens et citoyennes de demain. Vaste programme, inscrit désormais dans les plans d’études. Le concept de « citoyenneté terrestre », cher à Edgar Morin, a évidemment sa place à l’école. Mais quelle place ? Toute la question est là, puisqu’il s’agit d’un domaine pluridisciplinaire transversal. Qui est responsable de cet enseignement ? Comment intégrer ces savoirs dans les différentes branches afférentes ? Et pour faire un clin d’œil au spectacle de Muriel Imbach 4 que nous avons le plaisir d’accueillir à Berne : l’arborescence est-elle programmée ? Soyons réalistes et pragmatiques : nos établissements doivent se mettre en projet pour donner une place ou faire de la place à la durabilité et à son versant citoyen. Rien ne se passera sans une volonté affirmée des Directions d’école de faire le nécessaire, l’indispensable, voire peut-être même parfois l’impossible. Encore une dimension à incarner, encore des projets à conduire en parallèle de tous les autres, encore et encore. L’école doit faire toujours plus ! Oui, c’est une réalité et il faut trouver des idées pour remplir nos missions en restant simple. Du reste, la simplicité n’est-elle pas une valeur fondamentale quand on parle de décroissance et de respect de notre écosystème ? Nous pouvons miser sur l’humilité, puisque l’étymologie de ce mot prend justement racine dans l’humus, la terre, notre terre.
Edgar Morin a écrit en 2021, soit à l’âge de 100 ans, ses Leçons d’un siècle de vie : « Le mot vivre contient un double sens. Le premier est être en vie, exister, ce qu’assure notre organisation biophysique qui entretient notre état de vivant par sa résistance à la dégradation mortelle : respirer, se nourrir, se protéger. Dans ce sens, vivre signifie seulement se maintenir en vie, c’est-à-dire survivre. Le second sens du mot vivre est de conduire sa vie avec ses chances et ses risques, ses possibilités de jouissance et de souffrance, ses bonheurs et ses malheurs. La survie est nécessaire à la vie, mais une vie réduite à la survie n’est plus la vie. »
P.-E. Gschwind, président de la CLACESO
1 Cité dans Le Temps du 16 octobre 2021, La pandémie est un immense problème de civilisation, article de Marie-Pierre Genecand : https://www.letemps.ch/societe/xavier-emmanuelli-boris-cyrulnik-pandemie-un-minuscule-probleme-biologique-un-immense
2 Interview de Tobias Brosch sur le site Efficience 21 : https://www.efficience21.ch/article/%ABleco-anxiete-est-devenue-un-phenomene-social%BB/36
3 1er séminaire CLACESO (2015) : Prise de décision : émotions et rationalité, à la recherche d’un équilibre
4 Site de Vidy Lausanne : https://vidy.ch/arborescence-programmee-0
5 Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, Denoël, 2021, p. 47