Le point de départ
Le point de départ est les différents niveaux d'expérience que la personne peut avoir d'elle-même. Ils sont au nombre de trois : le niveau physique avec son corps, le niveau affectif avec ses émotions, et le niveau mental avec sa pensée et sa volonté. Sans cesse nous naviguons sur ces trois plans tour à tour selon l'ordre de priorité du moment. Pour une personne adulte, les trois niveaux vont fonctionner ensemble. Elle va expérimenter une certaine unité, comme un accord entre le mental, l'affectif et le corps. L’ordre de priorité va changer, mais la personne pourra toujours garder le contrôle du fonctionnement général. Elle va contrôler sa pensée, ses choix, ses sentiments, et user de prudence pour son corps. Elle va donc expérimenter sa liberté. On parle d'alignement quand les trois niveaux de vie bougent dans une dynamique commune et qu'il n'y a pas de lutte à l'intérieur de la personne entre le mental, son affect et son corps. Elle garde le contrôle d'elle-même. La personne va avoir donc une unité en elle. Cette unité est ressentie profondément et peut s'apparenter un certain bien-être. Elle permet de sentir son originalité, qui elle est, son “Je” profond.
Mais cette unité ne va pas se faire pour autant de façon simple. Cela va se faire de façon progressive, au fur et à mesure que la personne va passer de l'état d'enfant à adolescent, puis à l'âge adulte. Les parents vont accompagner la construction de l'enfant, en maintenant toujours l'équilibre entre l'intérieur et l'extérieur, entre sa vie intérieure et sa vie relationnelle. Ils jouent le rôle de tuteurs pour maintenir l'équilibre entre le cadre extérieur, l'affectivité et sa vie intérieure.
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Les trois moments clés
Au tout départ, l'enfant ne fait aucune différence entre sa source de vie et sa source d'amour, c'est la même. C'est en grandissant qu’il va faire petit à petit la différence entre la vie et l'amour. Puis à l'âge de raison, il va prendre conscience de son autonomie, et de son interaction et différence avec les autres. Il a alors une perception tout à fait nouvelle qui n'est ni l'amour, ni la vie, mais “l'existé”, le fait d'être. Il prend conscience de la séparation entre lui et les autres. Il défusionne et découvre son être original, son identité propre. C'est aussi à partir de là qu'il pourra être attiré par quelqu'un d'autre. Il va ainsi rentrer dans le domaine de la responsabilité. De fait, découvrant qu'il est libre, il se sait responsable. Dès lors, il rentre dans une phase où il est “ici et maintenant”. Auparavant il était dans “je viens de”, sa source. Il est maintenant dans son existé actuel, dans le présent “ici et maintenant”, et ce avant de pouvoir vivre le “je vais vers”.
Ces trois moments clés vont se retrouver en permanence dans l'accompagnement des personnes. Elles viennent pour un blocage lié à un passé, pour vivre le présent, et pouvoir projeter dans le futur.
Il y a donc deux stades très importants. Celui de l'enfance où la personne n'a pas conscience d'elle-même et conscience de l'autre. C'est la préconscience donc sans responsabilité réelle. Puis le stade où sa conscience d’elle même émerge, au sens où elle va vraiment sentir qu'elle est différente de l'autre, et de son environnement. Elle va donc prendre conscience d'une responsabilité morale, mais surtout de la différence entre elle et l'autre.
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Les deux types de mal
Regardons maintenant comment cette progression peut être stoppée. Nous pouvons subir deux types de mal. Le plus courant est le mal de privation : il y a un accident ou une maladie et nous subissons une douleur liée à un manque. L'autre mal que nous pouvons subir, c'est le mal d'agression. Cette fois, nous subissons un mal qui s'impose à nous. La différence capitale entre les deux se situe dans le domaine moral. De fait, dans le mal de privation, la dimension morale de la responsabilité n'est pas engagée. Dans le mal d'agression, cette dimension éthique est totale. Il y a une altération volontaire d'un bien d’autrui, de telle façon qu'il y a une victime morale de cette situation. L'acte mauvais est posé par un tiers. Cette distinction entre les deux natures du mal est absolument essentielle dans notre recherche.
Quand on combine les éléments que nous venons de citer, on voit donc qu’un mal de privation ou un mal d'agression peuvent avoir lieu soit dans la période de pré-responsabilité, soit après. Ces deux moments, d'avant responsabilité et de responsabilité en acte, vont être déterminants dans la façon dont la personne va pouvoir porter l'épreuve. Nous verrons par la suite pourquoi.
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L'intensité du mal subi
Il faut saisir ensuite dans les deux modalités du mal, privation et agression, l'intensité. Quelle va être la mesure, la limite supportable pour la personne, pour son unité et son alignement ? Tant que les trois niveaux sont en phase, la personne gère le côté négatif. En revanche, il se passe quelque chose de très important si le choc est trop violent pour le sujet. L'intensité émotionnelle sera trop forte pour la personne, c'est-à-dire qu'elle ne pourra pas se positionner, réagir face à l'événement. L'unité des trois niveaux de vie, mental, affectif et physique sera alors brisée, l'alignement est perdu. La personne est totalement dépassée par la charge affective du mal qu'elle subit, ne pouvant se positionner dans l'unité de toute sa personne à cause du choc émotionnel qui la frappe, la personne va refouler la dimension affective. Elle va séparer la connaissance de l'événement, ce qu'il est, de la douleur affective qui y correspond. Il peut ressentir par exemple une douleur physique réelle, mais sans connaître la dimension affective émotionnelle de cette douleur. En clair, il ne la relie plus à un sentiment. Cela signifie donc qu'au moment du choc, la personne n'a pas suffisamment d'autonomie pour garder un recul, une distance avec l'événement. La seule façon de garder une autonomie est de bloquer la douleur affective qu’elle ressent.
Cette douleur va bien être dans la personne, mais celle-ci n'en aura pas conscience. Elle sera dans une sorte de passivité, comme paralysée bloquée sur le choc. C'est comme si tout s'était figé et arrêté à ce moment-là. La personne va dès lors avoir comme l'impression de subir sa vie et les choses, mais sans pouvoir l'expliquer. La clé est de bien comprendre que dans la construction d'une personne, celle-ci apprend petit à petit à faire la différence entre elle et l'autre. Elle grandit en découvrant petit à petit son autonomie. Elle apprend à interagir avec son environnement et elle est cadrée pour cela par ses parents. Tout le problème est donc quand la charge émotive liée à un événement extérieur va venir briser l'équilibre entre l'intérieur et l'extérieur, de telle sorte que la personne perdra son autonomie interne. La conscience de sa liberté sera bloquée. Pour reprendre ce que nous avons dit sur le lien entre source de vie et source d'amour, comme l'enfant ne fait pas de distinction lors d'un choc, en touchant sa source d'amour le choc va immédiatement impacter sa vie. La douleur ressentie est pour lui comme une sorte de mort. C'est une mort à lui-même, intérieurement. Ne pouvant la porter, il l'élimine, il la refoule. Nous verrons plus loin que lors d'un mal d'agression, s’il y a un lien affectif entre les personnes, agresseur et victime, c'est une situation-limite, c'est un traumatisme. Lors d'un mal de privation, si la personne ne peut pas porter le choc, elle va refouler son intensité.
Grandissant en maturité par le fait de la vie, elle va ensuite prendre conscience de son autonomie. Et cette prise de conscience, de son être propre et de la réalité extérieure dans laquelle elle évolue, va lui permettre de faire le deuil . C'est-à-dire qu'elle va défusionner et lâcher la douleur enfouie. c'est le processus normal. Le refoulement la protège au moment du choc, puis plus tard au moment de la dėfusion elle pourra faire le deuil. Il est évident que le refoulement peut se produire à l'âge adulte. C'est l'intensité du choc rapportée au sujet qui va déclencher un refoulement ou pas. Pour un adulte, on retrouve la notion d'acceptation.
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Le mal d'agression
Dans un mal d'agression. La dimension éthique et morale est impliquée. La notion de bien et de mal est directement en jeu. Celui qui est agressé subit un mal, peu importe la forme ou la modalité. La source du mal est une personne extérieure. Ce n'est pas un accident car il procède d’une intention morale. Il y a la dimension de responsabilité. Quand la personne est adulte et qu'elle a son autonomie intérieure et extérieure, elle peut se positionner face à un mal extérieur, ceci jusqu'à un certain point néanmoins. La limite est la charge émotive, la douleur physique et morale que la personne peut gérer. C'est-à-dire jusqu'où elle garde une capacité de réaction, face à laquelle elle peut donc se positionner dans toute sa personne. Le problème va être différent quand la personne qui subit un mal n'a pas encore cette autonomie intérieure et cette conscience d'être.
Elle n’a pas une perception suffisante de son autonomie d'être. La victime n'aura donc pas clairement conscience que le mal vient d'une personne extérieure. Cela peut paraître incroyable, mais dans la période de préconscience l’autre n'est pas perçu comme étant un être différent, justement parce que l'être, l’existė propre n’est pas saisi. La personne est encore dans une fusion source de vie et source d'amour. Il n'a pas encore saisi pleinement son existence propre. Il n'a donc pas la capacité à prendre du recul ou à rejeter le mal. Le percevant comme extérieur à lui. Il l'absorbe.
Ici, il faut faire une nouvelle distinction capitale. La source du mal peut être pour l'enfant sans relation affective antérieure, c'est-à-dire que cela peut-être une personne anonyme, que l'enfant ou la personne victime ne connaît pas. Mais cela peut être aussi une personne que l'enfant connait déjà et apprécie, avec laquelle il a une relation affective, comme un parent ou un ami de la sphère privée. L'enfant, ou l'adulte, va donc subir un mal d'une personne avec qui il a une relation d’affection.
S'il n'est pas autonome dans sa conscience d'être, le problème va donc être qu'il ne peut pas saisir ce mal comme extérieur à lui. Et si la source est par ailleurs perçue positivement préalablement, il va en résulter un conflit intérieur pour le sujet. La personne va osciller entre l'adhésion affective et la scission, l'opposition. Elle va sans cesse essayer de rejeter ce mal, le percevant en elle, puisque non défusionnée, mais n’y arrivant pas, puisque vivant en elle et non extérieur à elle...
La personne va basculer en changeant en permanence d'attitude passant de conciliante à l’opposition. Cela sera repéré par les sauts d'humeur où la personne va monter très haut, puis descendre très bas, selon qu'elle adhère ou qu'elle s’oppose au conflit interne qu'elle porte à ce moment-là.
Comme le refoulement l'empêche de saisir une cause extérieure à elle, tout se passe dans son vécu intérieur, en elle.
La personne vit tout en elle, passant successivement dans les deux états diamétralement opposés.
Ces oppositions sont vécues dans la sphère affective, mais elles peuvent aussi se vivre au niveau mental, en étant complètement coupées de la réalité. La personne par raisonnement adhère ou s'oppose à une théorie ou une opinion, et peut changer d'avis rapidement par la suite sans même s'en rendre compte. Elle peut de fait affirmer en même temps deux choses complètement opposées et soutenir qu'elle ne les a jamais dit.
C'est particulièrement difficile à recaler sur une réalité effective. Et quand la personne semble coincée par son interlocuteur, elle va l’attaquer à titre personnel. Elle quitte le raisonnement pour montrer que la source est fausse. Ces mécanismes sont étudiés et connus.
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Le blocage au niveau de la source
Dans le mal d'agression. La personne est bloquée au niveau moral. Nous avons évoqué les trois étapes : “Je viens de”, puis “ici et maintenant”, enfin “je vais vers”. Dans l'ordre moral, dans l'amour, la personne est source pour une autre personne. Elle est attirée par un autre et elle va vouloir répondre à cet autre qui l’attire en se donnant. Mais si la personne est bloquée en amont sur sa source, à cause d'un mal d'agression, tant qu'elle n'a pas lâchée, elle ne peut pas être source pour un autre à son tour. Elle est toujours en référence à sa source à elle. Elle reste donc sur le “Je viens de”. Or, il faut arriver à couper de sa source propre pour pouvoir être source à son tour pour un autre, pour pouvoir aller vers l'autre dans un don personnel. La douleur d'agression dans un stade fusionnel, ou provoquant ce stade, empêche la personne de s'en détacher. La douleur vit en elle et cette personne ne peut rentrer dans une logique de don que difficilement. Elle se l'interdira, car cela reviendrait à couper le lien affectif initial qui a été altéré par la blessure d'agression objet du refoulement.
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Le pardon impossible
On évoque souvent le pardon pour se libérer d'un mal d'agression. De fait, il est souvent nécessaire. Mais à cause de la fusion, il y a des cas où ce n'est pas immédiatement possible pour la personne. Pour bien comprendre ce dont nous parlons ici, il faut avoir à l'esprit le mécanisme de fusion source de vie et source d'amour. La blessure étant trop forte, la personne l'a refoulée. Si elle pardonne et rentre dans une forme d'acceptation des faits, elle aura l'impression de mourir intérieurement. Si elle pardonne, si elle accepte que les faits ont eu lieu, elle a l'impression de mourir. Les personnes le disent, la douleur est tellement profonde, touchant des racines si profondes, que le simple fait de l'évoquer est comme une acceptation. La personne a alors le sentiment qu’elle va mourir, c'est comme une mort intérieure touchant ses entrailles. Il y a une sorte d'interdiction d'aller dans ce lieu. La personne verrouille immédiatement. Comme nous le disions plus haut, le fait même d'en parler est d’une grande difficulté. C'est vraiment un signe fondamental.
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Le refoulement
Je voudrais expliquer ici quelques éléments à ce sujet. On sait que les personnes ayant subi des violences n'arrivent pas à en parler. Souvent on ne comprend pas la cause. Dans les explications, on retrouve, notamment la honte et la culpabilité.
Il y a dans le mécanisme de refoulement de protection de l'individu, les trois niveaux de vie qui sont impliqués, le mental avec l'intelligence et la volonté, la sphère affective avec les émotions élémentaires, et enfin le corps.
Tout format d'agression passe forcément par le corps et au minimum par l'un des cinq sens. Le refoulement lui peut être sur l'un des trois niveaux de vie ou les trois à la fois, la pensée, l'affectif, le corps, que l'on peut aussi catégoriser en paroles et gestes.
Voici comment le refoulement, va toucher chacun des niveaux.
Dans le mécanisme initial, il y a séparation entre la connaissance intellectuelle de l'événement ayant eu lieu et sa charge émotive. La personne ne peut pas relier les trois. L'unité est brisée. Or l'unité saisie dans toutes les dimensions de l'événement permet un réalisme. Cela permet de le situer dans le temps et l’espace.
La séparation par refoulement empêche ce réalisme et fait ressentir chacune des dimensions de façon extrême, comme s'il n'y avait pas de limite. La personne ne peut pas prendre de recul intérieurement, repousser l'émotion et son intensité. C'est la même chose pour une pensée. Elle ne peut pas la bloquer. Elle va s'imposer à elle, toujours plus forte et plus agressive.
Pour pouvoir repousser une idée, il faut pouvoir la relativiser. C'est une sorte de mécanisme de comparaison, de jugement entre la pensée et la réalité. Cela recadre et permet de s'appuyer sur une expérience actuelle avec une limite donnée par la réalité, la personne faisant ainsi la différence entre la réalité et son imaginaire.
Si cela n'est pas possible à cause d'une blessure, la personne ne peut pas donner de limite à sa pensée, la cadrer. Sa peur va l’alimenter sans limite, car elle ne peut pas la relativiser dans la réalité. Elle lui donne une valeur absolue sans pouvoir la bloquer. On voit que le refoulement est donc un mécanisme de défense pour bloquer la dimension sans limite du choc ressenti.
Sans comparaison avec la réalité, il n'y a finalement pas de jugement objectif. La personne est en roue libre. Il faut donc pouvoir s’accrocher à une réalité extérieure pour avoir une comparaison réelle et non pas une pensée à opposer à une autre pensée.
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Le refoulement mental et le refoulement affectif
Le refoulement s'il touche la pensée va bloquer ici la mémoire. On retrouve cela quand une personne assiste à une scène très violente où elle est impliquée ou témoin. Elle ne peut ne pas s’en souvenir alors que c'était pourtant d’une grande intensité. Tout est flou. Elle ne se souvient de rien. La mémoire est comme effacée.
J'ai évoqué la séparation entre l'idée et l'émotion où l'unité est brisée et les différents éléments du drame sont séparés dans la mémoire de la personne. Elle ne peut les assembler et se les représenter comme un tout unique.
On voit également que parfois la simple parole, le simple fait d'évoquer le mal est trop difficile pour la personne. La douleur est trop intense. C'est vécu comme une mort intérieure. Et il y a de la même façon un niveau plus profond qui touche la pensée de l’individu. La pensée est alors interdite. La mémoire est bloquée, et la personne ne se souvient de rien. C'est comme si l’événement n'avait jamais existé. La douleur est trop forte.
On voit donc qu'il y a une mémoire affective et physique, et une mémoire conceptuelle liée à la pensée et la mémoire. La personne peut avoir comme des flashs de compréhension, mais si elle n'est pas assez défusionnée par rapport au problème d’origine, le refoulement va revenir. Elle va se refermer. Elle voit de façon brouillée certaines choses, puis cela disparaît, parce qu’elle ne peut pas les porter.
De la même façon que la personne ne peut pas parler du problème, il y a un niveau où elle ne peut pas y penser. Le fait de penser à l'événement est une mort intérieure. C'est comme le refoulement affectif, mais du côté de la pensée. Elle ne peut pas regarder l'événement dans sa mémoire. C'est trop violent. Car le souvenir se reconnecterait alors à une émotion négative trop intense et serait vécu dans une mort intérieure.
C'est donc différent d'une séparation connaissance et affectivité. Le refoulement se fait d'une autre façon. La coupure est ici sur l'existė de l'événement, sur sa connaissance par la mémoire, et non pas sur la charge émotive qu'il représente. Le cliché n'est pas connu consciemment par la personne. On a donc ici deux formes de refoulement, une forme qui touche la connaissance par la mémoire, et l'autre qui touche la charge émotive lié à l'événement.
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Le refoulement physique
Logiquement on pourrait avoir une troisième forme de refoulement qui toucherait le corps comme tel cette fois-ci.
Cela serait plus complexe, car enlever la dimension physique, donc du corps, vient toucher immédiatement les aspects proprement rythmiques de la vie du corps, sa vie végétative. Cela signifie qu'il semblerait ne pas exister, étant comme arrêté, comme si la personne ne connaissait plus son corps, où qu'elle bloquerait la dimension physique pour ne pas ressentir la douleur terrible au moment du choc. La respiration, l’alimentation, le sommeil, la sexualité pourraient tous être touchés. Il y a une accélération des rythmes des mouvements et de activités.
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La tension et la douceur
Pour comprendre certains aspects de nos réactions, il faut bien saisir comment notre affectivité colorie nos pensées à certains moments clés pour nous. Notre opération vitale de connaissance sensible, c'est-à-dire qui passe par nos sens, est spécifiée par un objet extérieur. On écoute un oiseau. On regarde une fleur ou une personne. On sent une matière, une odeur. On goûte un gâteau. Notre affectivité élémentaire primaire est directement connectée à notre connaissance sensible. Cette dernière s'opère grâce à un système nerveux qui prend l'information extérieure.
Ce système nerveux est donc une fonction qui se nourrit directement d'une connaissance. Il est fait pour cela. Toutes les opérations vitales sont spécifiées par un objet. Il nous faut de l'air pour respirer l'aliment à manger. Une personne à aimer, quelque chose à connaître. Le système nerveux se situe sur la connaissance sensible. Il saisit une information sur la nature de l'objet connu, et comme les autres opérations vitales s'il n'a pas d'aliment, un objet à connaître, il va donner des signes d'anomalies.
Quels sont ces signes ? À partir du moment où le système nerveux n'est plus nourri, comme les autres opérations vitales, il va manifester un manque.
Toute la difficulté est ici : puisque sa fonction est de connaître, son manque sera de ne pas connaître. En clair, le sujet ne va pas se rendre compte directement que son écoute naturelle est carencée, puisqu'il ne prend plus les informations.
Le fait de connaître par les sens, de sentir, permet au système nerveux d'être nourri. S'il ne connaît pas, il va montrer un signe physique, une rigidité. On le comprend aisément simplement par ceci : pour mieux sentir, il faut augmenter notre attention, et pour cela nous devons relâcher toute pression qui nous en empêcherait. Ainsi, pour sentir avec attention, nous devons nous détendre. Ça n'a l'air de rien, mais pour se détendre il faut avoir conscience d'être tendu. Pour cela, en demandant à la personne de sentir un objet, d'entendre un son, ou de regarder un objet le praticien sert de tuteur à la personne pour lui permettre de réactiver le mécanisme bloqué - si on va plus loin, la plupart des personnes qui viennent n'ont pas conscience du lieu du problème. Ils peuvent connaître la cause, mais pour le chemin et le lieu du blocage, beaucoup ne le voit pas et ils ne comprennent d'ailleurs pas pourquoi ils n'ont pas pu lâcher -
Cette ouverture produit immédiatement une détente qui permet de recevoir les informations sensibles de la réalité. Le système nerveux est alors nourri et l'état de tension va disparaître. En effet, il n'est pas possible d'être en état de tension et en même temps de sentir correctement. Donc plus les sensations seront précises, plus la détente sera active. Cette nouvelle prise d'information va donc permettre une détente physique. Elle va éliminer la rigidité et donner une souplesse, ressentie souvent comme une douceur. Cette dernière est affective, elle signale alors que l'ouverture et la détente du système nerveux ont atteint l'affectivité. La personne reprend dans le présent les informations affectives de la réalité autour d'elle. Cela va conduire à un changement de comportement. La personne va s'ouvrir et établir à nouveau des relations. Elle entre en contact avec son environnement, sans une fermeture nerveuse générée par une affectivité blessée. En quelque sorte, elle revit.
On comprend comment marche le mécanisme : quand il y a fermeture du système nerveux, il y a tension physique et une forme de manque qui va s'exprimer dans un excès compensatoire. Cette fermeture crée une rigidité à cause de la tension physique qu'elle engendre. Cette rigidité va transparaître dans la gestuelle du corps, dans la façon de s'exprimer, dans la relation à l'autre, par sa forme anguleuse caractéristique. La personne n'aura pas conscience de ce format, car comme je l'expliquais précédemment, elle ne connaît pas l'état de tension dans lequel elle est. Elle ne s'en rend pas compte.
Par ailleurs, il faut bien faire la différence entre ces symptômes qui naissent de la fermeture nerveuse, et de la cause qui a provoquée cette fermeture. L'erreur la plus classique est de ne regarder que la cause de la fermeture en pensant que c'est la cause des symptômes. Or cela est faux. Ce sont deux choses distinctes. Cette précision est très importante, car cela permet de voir un chemin de libération là où personne ne connaît pas la cause de sa fermeture initiale. Le simple fait de la ramener dans le présent par l'activation de son acte de connaissance du système nerveux va permettre de tout débloquer au niveau physique, et par la suite affectivement. Il y a donc un chemin où la conscience qui naît de l'acte de connaissance, prend le dessus sur un verrou inconscient en redéterminant dans le présent la qualité de l'expérience, pour permettre de vivre dans l’unité mentalement affectivement et physiquement. La personne est une dans ses expériences et dans sa relation à l'autre. Elle redécouvre une douceur. Elle peut alors se positionner, choisir et s'engager librement.