“Le pouvoir de l’imaginaire“

Discussion/ Conférence avec

Gabriel Michelleti (neurologue et artiste)
Jean- Christophe Meyer (Docteur en histoire contemporaine)

Le mercredi 14 octobre à 18h
dans le grand amphi de l’ISEG - suivit d’un cocktail

Vidéo de la conférence:
https://youtu.be/Xa6qzWU1M4c


Interview de Gabriel Micheletti

L’exposition Art on Science a été pour moi l’occasion de me coiffer des deux casquettes requises : celle de l’artiste et celle du scientifique. Qu’attendait-on de cette association ? L’art a-t-il besoin de la science, la science a-t-elle besoin de l’art ; l’un précède-t-il l’autre ? se révèlent-ils l’un l’autre ?

En tant que scientifique et chercheur dans le domaine des neurosciences, j’ai été confronté à des images, mais également à des équations, des schémas, des courbes et graphiques, des photos de divers tissus et organes dont la beauté que j’y décelais pouvait me mettre en état de méditation. Et je savais que je tenais là une piste qui aurait pu rafraîchir et renouveler l’inspiration du peintre et du dessinateur. En reconnaissant et en faisant alors resurgir la dimension picturale de l’image ou du signe, habituellement oblitérée par leur signification, l’artiste prenait momentanément le pas sur le scientifique..

En somme, je sais depuis longtemps que la science offre au regard de l’artiste de quoi le satisfaire. Mais cela ne tombe pas du ciel et dépend d’une singulière alchimie et d’une secrète transaction où se conjuguent le regard en éveil permanent et une insatiable curiosité, la naïveté, la disponibilté, l’aptitude à l’étonnement, le refus des a priori, l’irrésistible envie, « pour voir », de transgresser les définitions ou les règles, la joie de la découverte. En somme je décris là le long apprentissage du regard alimentant l’imagination et de l’imagination alimentant le regard.

J’ai eu la chance de rencontrer lors de ma première exposition en 1972, Gérard Haug qui assurait un cours de peinture à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg, devenue depuis la HEAR (Haute Ecole des Arts du Rhin). Il présentait alors une exposition personnelle à la galerie L’Expression, aujourd’hui disparue.

Je lui avais demandé de me donner son avis sur mon travail. Son verdict avait été sans appel et il m’avait, sans ménagement, conseillé d’arrêter de faire des expositions ( c’était ma première ! ), de m’installer à ma table de travail et de m’interroger sur mon besoin de peindre.

En somme il m’a invité à me trouver moi-même.

J’ai suivi son conseil, compris que ma virtuosité n’était pas le talent et me suis contraint à abandonner cette virtuosité en dessinant de la main gauche. Et même, afin d’éviter toute tentation d’y revenir, je me suis contraint à ne plus dessiner que des points et des traits en considérant que la feuille de papier était déjà un dessin sur lequel il fallait intervenir de la façon la plus discrète possible. Ce travail se développa en d’innombrables feuilles constellées d’images graphiques, signes et tracés au feutre, au crayon, à la plume, parfois vaguement géométriques mais résolument dépourvus de toute intention iconique.

Cette démarche constituait une régression dont on aurait pu s’inquiéter n’était la joie et la passion que j’y mettais. Je revenais, sans vraiment m’en rendre compte, au degré zéro de la peinture et du dessin. Et sans en être conscient, je me faisais l’héritier des peintres rupestres, utilisant les reliefs de la caverne pour y voir et la compléter ici par des figures telles que l’ébauche d’un bison ou d’un chasseur armé, là par des signes et des tracés abstraits.

Cette longue période de « régression » développée sur 5 ou 6 ans fut en fait extrêmement féconde en ce qu’elle modifia radicalement mon regard sur le monde visuel, ce geste et cette source si essentiels chez le peintre. Et je découvris alors, qu’une fois débarrassé de tout a priori, le regard révélait de quoi faire peinture ou dessin et souvent, là où on ne s’y attendait pas.

Cette soumission au regard alimentant l’imaginaire ou alimenté par lui, d ‘autres peintres, d’autres artistes ou chercheurs oeuvrant dans d’autres domaines la vivent et s’en servent quotidiennement. Je suis sûr qu’ils éprouvent comme moi la satisfaction de notre propre insatisfaction, et qu’ils en tirent une formidable motivation pour poursuivre leur travail.

Dans ce que mon imaginaire retient de l’histoire de la peinture, ce que j’en fais aujourd’hui et les projets auxquels je réfléchis, hier, aujourd’hui et demain sont intriqués. Pour maîtriser cette superposition du temps et des époques, il faut être à son travail, quotidiennement, opiniâtre, tenace, obstiné, il faut être indiscret face à l’évidence, favoriser la chance, compliquer le simple et simplifier le compliqué, connaître son propre travail et reconnaître le travail des autres, quel qu’en soit le domaine, y déceler ce qui va emporter son propre accord ou susciter son refus, repérer les solutions de facilité pour les abandonner sitôt que reconnues ; il va falloir détecter ce qui fait intuition, pressentiment, parfois découverte, si modeste soit-elle, mais aussi impasses dont certaines se révèlent heureusement fécondes, d’autres définitivement stériles, balbutiements qui bredouillent sans suite, ou qui font étape.

En somme, être, c’est à dire regarder, c’est à dire être un regard (ou une oreille) en permanence sur le qui-vive.

C’est ainsi, pour revenir au travail présenté ici, que j’ai eu la chance d’écouter une émission sur France Culture consacrée à Jean Malaurie, ethno historien, anthropologue et géographe des Expéditions polaires françaises. Grand connaisseur et défenseur des populations arctiques, il rapportait dans cette émission que selon la tradition inuite, les pierres parlent entre elles.

Je me suis alors interrogé sur les moyens à mettre en œuvre pour démontrer la réalité de ces échanges. Ce travail, qui est resté virtuel, est présenté sous forme d’un article comportant les rubriques habituelles à tout travail scientifique: une introduction exposant l’état de la question et annonçant notre propre contribution, un paragraphe de Matériel et Méthodes, les résultats et les images qui en rendent compte, une discussion des résultats et une conclusion succinte.

Ainsi, participer à cette exposition m’a permis d’élaborer une fiction à partir d’une tradition venant d’une autre culture que la mienne. Mais qui saurait prévoir que fiction pour le moment, elle sera, un jour peut être, réalité ?

Gabriel Micheletti, 7 février 2020