De L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR

De l’autre côté du miroir   -  Louis BILLA (1)

 

C’est l’été, le début des vacances. Le temps est clément, les jours ont sérieusement rallongé  et la température commence à être agréable. Les activités habituelles ont cessé, un nouveau rythme s’installe.

 Conjecture !…, rien dans notre mode de vie ne laissait présager cet événement !

De violentes douleurs sont apparues, de la cuisse au mollet, douleurs migrantes, « insomniantes » d’une jambe à l’autre. Nous n’y prêterons que peu d’importance sur le moment, pourtant elles vont s’amplifier progressivement de jour en jour pour devenir intolérables, résistantes aux antalgiques et aux anti-inflammatoires les plus puissants. Les symptômes évoluant quotidiennement, le diagnostic est rendu difficile malgré de nombreuses consultations spécialisées. Symptomatologies de phlébite et de sciatique d’abord envisagées sont écartées. La chiropraxie ne semble pas davantage adaptée à la pathologie. Après une semaine de souffrances et d’insomnies relatives aux douleurs insupportables, apparaissent les premiers signes de perte d’équilibre. La perte des réflexes rotulien et achilléen sont une amorce de diagnostic. La perte spectaculaire de la marche en 36 heures conduit le médecin de garde à poser une indication de maladie neurologique  de type syndrome de Guillain Barré et à  prononcer en urgence  l’hospitalisation ; nous sommes le 14 juillet 2005.

Les signes de perte d’équilibre justifient l’indication d’une exploration plus sophistiquée (scanner, ponction lombaire). 

Quelques jours sont nécessaires pour poser un diagnostic fiable et trouver le cocktail d’antalgiques qui permettra de soulager les douleurs d’ordre neurologique. L’analyse du liquide céphalo-rachidien diagnostique l’origine virale des symptômes et conclut à un syndrome de méningo radiculite. Il s’agit de l’inflammation d’une racine nerveuse et plus spécifiquement des racines d’un nerf rachidien ou névrite radiculaire. Les lésions nerveuses centrales ou périphériques expliquent la déficience ou perte de la fonction motrice d’une partie du corps.

L’hospitalisation dure quinze jours ; il convient de définir le virus en cause ( ici, le virus de l’herpès)  pour mieux endiguer ses effets infectieux. La rééducation fonctionnelle commence… réapprentissage de la marche, devrait-on dire… pour un équilibre et une marche aisés à retrouver, sous tendue par une motivation profonde et constamment entretenue aux fins d’une autonomie à reconquérir. La rééducation fonctionnelle de la statique et de l’équilibre se poursuivra en ambulatoire.

Les conseils avisés du professeur de taichi(2), lors de la visite qu’il nous rend à l’hôpital, suggèrent la visualisation mentale de l’enchaînement de taichi. Pratiquant depuis plusieurs années, il nous apparaît en effet judicieux d’expertiser dans ce cas précis toutes les possibilités d’une dynamique éducative, voire rééducative à mettre en œuvre par le biais de cette pratique, en complémentarité de la rééducation fonctionnelle de type médecine moderne. Il s’agit de retrouver les sensations physiques au travers d’une circulation renouvelée de l’énergie aux fins de l’harmonie d’un corps temporairement désuni, privé de sa fluidité, de son intégrité ; la motivation est sous-tendue par la perspective d’un retour aux activités de loisirs préférés : golf et taichi.

La visualisation de l’enchaînement se formalise en esquissant progressivement quelques mouvements.

Dans un premier temps, lors des séances de rééducation fonctionnelle à l’hôpital, la visualisation mentale associée à quelques mouvements simulés et énoncés, génèrent chez les soignants la perception d’une aisance facilitée qui se traduit dans une possible mobilité corporelle. Témoignage important quant à la poursuite de la pratique.

Dans un deuxième temps, outre l’aisance à la marche progressivement retrouvée, la rééducation fonctionnelle se poursuivant en ambulatoire, la capacité d’enchaîner un, deux, trois mouvements successifs de l’enchaînement de taichi chuan à chacune des sorties en forêt devient un précieux indicateur de guérison. Au terme d’un mois et demi, la récupération physique est presque aussi spectaculaire que la perte de mobilité.

C’est la fin de l’été. La clémence du temps favorise les matinées propices à la pratique du taiji quan en plein air. Au fil des jours, la marche redevient fluide, l’équilibre plus sûr. Au fil de l’exercice, le corps retrouve son unité.

Huit mois se sont écoulés, la récupération est quasi-totale à l’exception de quelques symptômes légers : pertes d’équilibre que nous pouvons, peut-être, aussi attribuer aux séquelles d’un accident survenu dans l’enfance ;  à l’électromyogramme, quelques séquelles demeurent au niveau des membres et supérieurs et inférieurs. Il faut laisser du temps au temps.

Afin de saisir les effets du processus à l’œuvre dans la pratique du taichi, il nous apparaît nécessaire de mettre en perspective du diagnostic de médecine moderne, un diagnostic de médecine traditionnelle (médecine chinoise) comme éclairage sur les événements passés.

En médecine moderne, la symptomatologie de la méningo radiculite met en exergue certaines altérations mises en évidence par l’électromyogramme. Si tant est que la corne motrice des nerfs est intacte et que les muscles en eux-mêmes ne sont pas affectés, la corne sensitive est détruite, générant des troubles de la sensibilité se traduisant par la perception de sensations anormales.

En médecine chinoise, le diagnostic est une méthode destinée à recueillir des informations sur l’état d’un patient grâce à l’observation (couleur, maintien, visage, œil, langue), l’auscultation (sons, bruits, souffle), l’interrogation (investigation sur tout ce qui a trait à l’état du patient) et la palpation (prise des pouls : les différents aspects du pouls sont révélateurs de l’état de santé ou non du corps).

La médecine chinoise définit le corps humain comme un ensemble organique unifié dont les différentes parties sont reliées entre elles par le système des méridiens et de leurs branches collatérales. C’est par l’intermédiaire de ce système qu’une affection localisée peut avoir un retentissement sur tout l’organisme, ou encore qu’une affection interne peut se manifester à la surface. Il est dit « ce qui est interne se manifeste inéluctablement à l’extérieur ». Ainsi par les manifestations visibles à la superficie du corps d’un malade, on peut déduire l’existence d’une affection interne ou localisée. Pour savoir ce qui se passe à l’intérieur, il faut observer ce que l’on voit à l’extérieur : pour porter un diagnostic sur ce qui se manifeste à l’extérieur, il est nécessaire de comprendre ce qui se passe dans l’interne.

En se référant à cette pratique spécifique de médecine, le diagnostic relatif à notre symptomatologie met en évidence diverses stagnations ou blocages d’énergie au niveau de certains organes, stagnations qui ont entraîné des perturbations physiologiques voire des pathologies, avec des interactions très précises au niveau des organes.

C’est la méthode de diagnostic de « cunkou » c'est-à-dire de l’examen du pouls au niveau de l’artère radiale qui est utilisée. Le pouls du cunkou est divisé en trois secteurs à chaque main. Chacun des secteurs correspond respectivement aux organes et aux viscères. (ex : le pouls le plus proche de la styloïde radiale gauche correspond au cœur et au péricarde).

L’examen des différents pouls, lors de la consultation, permet de localiser l’affection au niveau des organes et d’en connaître la nature. La présence d’une affection, au niveau des organes et des viscères, des méridiens et de leurs branches collatérales ou de l’énergie et du sang, produit une modification de l’aspect du pouls.

Lors de l’examen, le pouls perçu « profond » par le thérapeute, souligne que la perversité a tendance à stagner en profondeur, que l’énergie et le sang sont retenus en interne.

Une indication de la pathologie se dessine au travers des blocages d’énergie qui se repèrent lors de l’examen. Les barrages d’énergie mis en évidence par le diagnostic au niveau de différents organes suggèrent l’articulation des différentes pathologies que nous avons eu l’occasion de supporter, d’hypertension à infarctus, à méningo-radiculite, dont la cause essentielle est pour la médecine chinoise d’origine émotionnelle.

 Le traitement envisagé suggère trois thérapeutiques pour libérer et refaire circuler l’énergie aux lieux de blocage en supprimant les stagnations (massage, acupuncture et pharmacopée).

L’effet moteur de l’énergie se manifeste dans ses fonctions d’excitation et de mise en mouvement, d’activation sur la croissance et le développement de l’organisme, ainsi que sur l’activité fonctionnelle des organes, des viscères, des méridiens. L’énergie active et favorise la production et la circulation du sang ainsi que le métabolisme de tous les liquides présents dans tout l’organisme.

Lorsque le mouvement de l’énergie est entravé, sa circulation devient plus difficile et « perd sa fluidité ». Lorsque l’entrave à la circulation de l’énergie devient plus prononcée et qu’apparaissent des blocages en certains endroits, on parle de « stagnation de l’énergie ».

C’est la circulation de l’énergie dans les méridiens qui participe de l’implication et de l’efficience de la pratique du taichi, en tant que voie d’éducation, de rééducation.

Le méridien signifie route, chemin, les méridiens sont des sentiers, ils courent dans la profondeur de l’organisme suivant des trajets bien définis. « le trajet principal des vaisseaux, c’est le méridien » (Yixue rumen).

Les méridiens et leurs collatéraux sont les voies de circulation de l’énergie et du sang dans tout l’organisme. Ils relient les organes, les viscères, les membres et les articulations, font communiquer l’interne et l’externe, le haut et le bas, et régularisent l’activité fonctionnelle de toutes les parties du corps.

Lorsque survient une affection, les agents pathogènes peuvent emprunter la voie des méridiens qui constitue alors le canal par lequel se font jour les affections. La théorie des méridiens occupe une place déterminante dans l’art médical chinois. Elle constitue le fondement théorique de l’acupuncture, des massages et des exercices énergétiques.

Jean Gortais nous dit : « « la pratique du Taiji quan permet de percevoir et d’équilibrer notre dynamisme vital intérieur et extérieur. Elle nous met en relation avec le grand cycle de la vie et nous aide à conduire l’énergie sans effort dans la stabilité » (Taiji Quan. Jean Gortais 1981).

Le taiji quan se base sur trois énergies fondamentales :

-                     énergie naturelle de chaque personne fournie essentiellement par l’alimentation et la respiration.

-                     Energie transformée extérieure ; c'est-à-dire l’énergie naturelle qui passe par une transformation volontaire et musculaire, et par l’entraînement.

-                     Energie transformée intérieure, en mouvement avant la naissance, se développant avec la pratique, avec attention et souplesse.

 

Avec la régression de l’infection virale, la rééducation motrice par la pratique du taiji quan revient à faire circuler l’énergie aux points de blocage, à faire céder progressivement les stagnations d’énergie.

Dans la rééducation proprement dite, la vigilance est initialement portée sur le réchauffement de la région abdominale, et l’attention portée à ce centre vital (dantian ou champ de cinabre) en étroite relation avec ce mouvement intérieur de se lâcher du haut du corps vers le bas et de s’asseoir fermement dans le bassin. Ainsi, le souffle intérieur accru, l’énergie peut surgir.

Cette énergie intérieure est nourrie par le souffle et l’esprit. Le souffle remplit tout le corps et nourrit le sang.

Dans l’exercice même, être d’abord dans l’intention est posé comme primordial. L’énergie s’obtient par la souplesse. L’intention agit sur le souffle qui fait mouvoir le corps et le rend flexible. « Quand le souffle est plein, le sang est abondant ; quand le sang est abondant, le corps est fort. Si le corps est fort, l’intention est ferme. Quand l’intention est ferme, le corps est vigoureux. Cette vigueur produit la longévité. » (Taiji Quan. Jean Gortais 1981).

Et c’est l’esprit, l’esprit/cœur qui est maître de l’intention, ainsi quand le cœur se met en mouvement, l’intention commence, le souffle la suit.

L’intention et la respiration sont des porte-drapeaux ; la taille est le centre de commandement.

Chaque mouvement tend à être le plus accompli et le plus stable pour accroître graduellement l’énergie, se référant à la taille en tant que centre du contrôle, c'est-à-dire moyeu : centre du mouvement. C’est d’une importance capitale dans ce type de rééducation fonctionnelle, quand la partie inférieure du corps se trouve immobilisée. Si la colonne vertébrale canalise l’énergie potentielle vers les différents membres, la région lombaire est le centre de commandement du  mouvement et le centre de contrôle de l’énergie.

Quand bien même les membres inférieurs sont privés de leur mobilité, les mouvements effectués par tout le reste du corps sont réalisés sans rupture, dans une continuité harmonieuse, de bas en haut et de haut en bas, de droite à gauche et de gauche à droite, selon des lignes circulaires, selon une énergie circulatoire d’enroulement.

Ainsi, peu à peu la circulation de l’énergie s’épanouit dans la partie inférieure en s’appuyant intentionnellement sur le centre de contrôle et de commandement de la taille. La circulation de l’énergie dans la partie supérieure du corps influe sur la partie inférieure par le biais de ce centre moteur.

Progressivement, la discontinuité s’infirme au fil du travail répété régulièrement.

« L’intention agit sur le souffle, le conduit afin qu’il s’enfonce et se rassemble dans les os. »(Taiji Quan. Jean Gortais 1981).

Si la médecine moderne a eu une place déterminante dans la guérison grâce à un traitement anti-viral, on peut penser que la pratique du taichi a pris une place importante dans le processus de récupération et de réparation fonctionnelle. Huit mois ont passé, les symptômes ont quasiment disparu, la question reste ouverte : en quoi l’exercice du taichi a-t-il eu une place décisive dans le processus de guérison ?                                        

 

(1) article écrit à quatre mains avec la collaboration de Geneviève LECLERCQ

(2) Matthieu NOLIN