LE TRIANGLE ETHIQUE DE PAUL RICOEUR
Michel Pétiard
Tout d’abord, et c’est important, PR fait d’emblée la distinction entre Ethique et Morale, plaçant l’éthique avant la morale, même si, au demeurant, les deux termes , sans avoir la même étymologie, recouvrent en fait la même notion. Mais Ricoeur fait cette distinction en parlant plutôt d’intention éthique pour souligner le caractère dynamique de l’éthique , la morale, dérivée du cheminement éthique, relevant alors d’une injonction, d’une obligation, du respect de la loi ou de la règle.
A- L’INTENTION ETHIQUE
Pour illustrer ce mouvement dynamique de l’intention éthique, PR va inventer ( ?) le concept ( PR parle de « réseau conceptuel ») de « triangle éthique » , composé, comme tout triangle de 3 pôles correspondant à 3 pronoms personnels « je », « tu » , « il ». C’est à l’interaction de ces 3 pôles que PR situe la démarche éthique
1- Le « pôle je » :
Point de départ de l’éthique, le pôle je, c’est ma liberté en première personne, à laquelle je crois, et qui ne peut s’attester que dans des œuvres, dans l’action. Pour paraphraser la formule connue « il n’y a pas d’amour, il n ’y a que des preuves d’amour » on pourrait dire de la même façon qu’il n’y a pas de liberté sans manifestations de cette liberté. Notre liberté se prouve dans nos actes. Mais, se poser libre, dit aussi Ricœur, c’est se croire libre, c’est croire que l’on peut initier des actions nouvelles dans le monde. Cette affirmation de liberté relève d’un acte éthique dans la mesure où, ce faisant, je m’arrache aux lois de la nature, au déterminisme. Ricœur parle de la liberté comme « l’autre de la nature », et cette liberté s’atteste dans le parcours entier d’une vie. « On peut, dès maintenant, appeler éthique cette odyssée de la liberté à travers le monde des œuvres, ce voyage de la croyance aveugle( je peux) à l’histoire réelle (je fais). »
Et ceci même si il y a toujours, dans l’expérience vécue .une inadéquation entre un désir, une aspiration et sa réalisation, sans que l’on parle à ce stade d’interdiction. Mais ce constat « mélancolique » n’enlève rien à « l’affirmation joyeuse originaire du pouvoir être, du désir d’être, du conatus »,
2- Le « pôle tu »
Le pôle tu, c’est l’autre, c’est toi, c’est toi. C’est la rencontre avec une autre liberté, identique à la mienne , qui , elle aussi cherche à se réaliser, à s’effectuer.
On entre là dans ce que Ricoeur appelle la position dialogique que constitue l’affirmation de la liberté à la seconde personne. Je suis fatalement amené à rencontrer l’autre qui m’interpelle comme une liberté identique à la mienne, liberté qui cherche elle aussi à s’effectuer dans des œuvres. Par cette rencontre, on entre véritablement dans l’éthique . En effet, proclamant, affirmant ma liberté je prends conscience que la liberté de l’autre est identique à la mienne et que je suis en présence d’une totale réciprocité.. « Toute l’éthique naît donc de ce redoublement de la tâche dont nous parlions : faire advenir la liberté de l’autre comme semblable à la mienne. L’autre est mon semblable ! Semblable dans l’altérité, autre dans la similitude. »
Mais dans cette démarche « analogisante » et affirmative de la liberté, se profile un « moment négatif », qui n’est pas le constat mélancolique, évoqué plus haut, d’une inadéquation de soi à soi, mais bien la confrontation de deux liberté qui désirent chacune s’effectuer dans des œuvres , dans l’action.
3- Le « pôle il »
Ce troisième pôle du triangle éthique, c’est ce que Ricoeur appelle la « médiation de la règle ». Ce 3ème pole prépare l’arrivée de la loi et la loi nous fait passer de l’éthique à la morale.
Il établit, à ce sujet, une analogie avec le langage que je trouve assez éclairante.
En effet, comme avec le langage où tout dialogue nécessite un référent commun, quelque chose placé entre les deux sujets qui dialoguent, de même dans l’intention éthique , ce « moment de la non personne » comme l’écrit PR, est représenté , par exemple par une cause à défendre, un idéal à réaliser , une œuvre à accomplir, des valeurs telles que justice, égalité , fraternité.
Et le rôle que joue cette médiation entre l’affirmation de ces deux libertés , c’est le rôle joué par la règle.
De fait, chaque projet éthique, chaque désir de réalisation de liberté de chacun , s’inscrit au cœur d’une situation « éthiquement marquée », résultat de la sédimentation, au fil des siècles, de valeurs que nous intégrons au fur et à mesure de notre éveil à la conscience et de notre éducation. Nous ne naissons pas dans un monde sans valeurs. Nous sommes porteurs d’un héritage transmis au fil des siècles et que nous assimilons plus ou moins. PR écrit « j’entre ainsi dans une conversation qui m’a précédé….. à laquelle je contribue et qui continuera après moi ». De la même façon que nul d’entre nous ne commence avec le langage, il est impossible, dans l’intention éthique, de faire l’économie du tiers ( le pôle il) , et ceci même dans nos relations les plus intimes.
Cette règle est donc « ingénérable » comme le souligne PR, c’est-à-dire qu’il est impossible de remonter à une origine, à une règle originaire. Résultat de sédimentations multiples au cours de l’histoire des hommes, cette règle, il l’intitule « institution ».
A la fin de son développement sur le « pole il » de l’intention éthique, PR fait une remarque importante.
=> Il souligne en effet qu’il est possible de partir du « pôle il » pour définir l’intention éthique.
Ce faisant, on caractériserait alors l’action humaine comme une conduite soumise à des règles et alors, l’intention éthique serait similaire à la socialisation de l’individu.
On perçoit d’emblée le risque d’une telle vision, c’est pourquoi PR , tout en ne niant pas cette possibilité, l’assortit de 2 conditions :
ð D’une part, la nécessité que cette socialisation ne supprime pas le droit égal de partir du pôle je et du pôle tu de la liberté ,
ð Et d’autre part inclure dans cette notion de « règle sociale », la possibilité , comme il l’écrit « d’intérioriser la règle ».
Soulignons ici que cette deuxième condition nous ramène à la première c’est-à-dire le droit pour chacun d’admettre ou de refuser la supériorité de la règle ce qui suppose d’inscrire, dans la notion même de règle , la référence à une position de liberté en 1ère ou en 2ème personne. En d’autres termes , la règle doit inclure la possibilité de la contester.
B- DE L’ETHIQUE A LA MORALE
Comme, nous l’avons précisé au début, le cheminement éthique conduit de l’éthique à la morale, il convient donc à présent de montrer comment .
1- La constitution de la notion de valeur
Dans ce trajet qui nous fait passer de l’éthique à la morale, PR nous dit qu’il faut que l’intention éthique , en 1ère ou 2ème personne, s’efface pour faire place , en quelque sorte , à une « montée en puissance du terme neutre, du « pole il ».
Et la première étape de ce trajet, encore proche de l’intention éthique est représentée par la « constitution de la notion de valeur ». Par le mot valeur, il faut entendre ces notions que nous appelons courage, justice, égalité….
Mais alors comment se constitue cette notion de valeur ou de vertu pour reprendre la terminologie antique ?
Il nous faut, là, faire un peu d’étymologie . Dans le mot valeur, on retrouve le verbe évaluer , lequel nous renvoie à préférer : je préfère ceci plutôt que cela ; pour moi, ceci vaut plus que cela. En disant cette préférence , je me pose en tant qu’être volontaire animé d’un sentiment de liberté. C’est parce que je suis libre que je peux hiérarchiser mes préférences, que je choisis. Et ce choix met en jeu le jugement moral inséparable de cet acte libre qui sera jugé et évalué par autrui, auquel je reconnais ce droit d’évaluation comme il reconnait le mien.
Nous nous situons donc là encore dans le triangle éthique puisqu’on va retrouver le « pole il » , le neutre , qui vient jouer le rôle de médiation entre évaluation en 1ère personne et reconnaissance en seconde personne.
Donc, dans cette affaire, où, à ce pouvoir qui est le mien de préférer une chose à une autre s’ajoute la reconnaissance du droit égal de l’autre, la règle est déjà là. Mais la valeur ne vient pas de rien et règle et valeurs ne sont pas exactement la même chose.
Et là, c’est un peu compliqué .
En effet, si la valeur était une « essence éternelle » située dans le ciel des idées, les choses seraient plus simples. Hors, il y a une histoire des valeurs.
Il est vrai, par exemple , que l’idée de justice nous semble parfaitement intemporelle, alors que, même si elle représente un étalon de « mesure morale » fondamental, , cette idée de justice s’inscrit dans une histoire culturelle des mœurs. Une histoire parce l’idée a varié au cours des époques, des mœurs parce cette variation résulte des évaluations individuelles à chaque époque.
On distinguera donc l’idée de justice de ce que PR appelle « l’instituant/institué ». Par là, il faut entendre les actions nécessaires pour que soit possible la communauté des libertés , donc, au final, par exemple, la rédaction d’une constitution, d’une charte, un corpus juridique. « On peut dire encore que le désir d’« analoguer » une liberté dans une autre liberté trouve un support dans l’ensemble des actions instituées dont le sens est la justice. La justice correspond à ceci : que ta liberté vaille autant que la mienne. La valeur est la marque d’excellence des actions qui satisfont à cette exigence. ».
2- Socialisation de l’individu par l’éducation
Alors, ici prend place la notion de « socialisation » de l’individu par l’éducation.
La reconnaissance mutuelle de deux libertés s’effectue dans une « situation éthique que ni toi ni moi n’avons commencée ». Nous partageons, en effet, une histoire commune des valeurs transmise par l’éducation qui revient alors essentiellement, à inscrire chaque désir de liberté dans cette histoire commune des valeurs.
Mais si l’éducation, la socialisation contraint en quelque sorte le projet initial de liberté de chacun, il faut en retour accepter l’idée inverse , à savoir que l’histoire des valeurs doit pouvoir s’inscrire dans le projet de liberté de chacun. Comme il a été dit plus haut, chacun de nous participe à la redéfinition des valeurs, participe à l’histoire des valeurs. PR écrit pour illustrer ce caractère mixte de la notion de valeur que, concernant la justice, elle est « la règle socialisée, toujours en tension avec le jugement moral de chacun ».
3- Le tournant de l’interdiction
Nous étions jusque-là, toujours dans l’intention, dans le cheminement éthique. Mais n’oublions pas que Ricoeur doit nous faire passer de l’éthique à la morale.
C’est alors que survient ce qu’il appelle « le tournant de l’interdiction .» avec les notions d’impératif et de loi
Pour lui, le passage entre cette étrange notion de valeur et la loi, se fait par le biais de l’interdiction. L’interdiction, c’est ce qu’on ne doit pas faire. C’est un commandement, le plus souvent négatif (« tu ne tueras pas »).
Il y a donc un retournement, retournement qui nous montre les actions à ne pas faire et qui, ce faisant, vient empêcher la réalisation de nos désirs non conformes. PR parle de scission : il y a là un retournement de la règle contre nous même, contre notre désir.
Je suis partagé entre un préférable , déjà inscrit, et un désirable.
Là intervient le « il faut » qui, en définitive, ne correspond ni à mon projet de liberté, ni même à mon intention de reconnaissance de la liberté d’autrui. PR écrit : « L’origine de l’éthique dans la liberté en première personne, dans la liberté en deuxième personne et dans les règles qui médiatisent ces dernières est tout simplement oubliée ; ici commence la sévérité de la moralité. ».
Ricoeur parle d’une « faille originelle » , faille qui va séparer le destin de l’homme de son vouloir le plus profond. Ce qui fait que la médiation , par la règle entre le « pole je » et le « pole tu » ne peut se faire que par l’interdiction.
C’est un constat attristant, mais Ricoeur nous réconforte en soulignant le caractère bénéfique de l’interdiction qui assure , comme il le dit « dans l’intermittence des désirs, la continuité de la personne morale » et qui permet de protéger nos valeurs par rapport à l’arbitraire.
Sans compter qu’un commandement négatif est, à la limite plus « libérant » qu’une liste d’obligations, de devoirs. Par exemple , le « tu ne tueras pas » me laisse la possibilité d’envisager des actes positifs, par exemple « que faire pour ne pas tuer ? ».
4- Arrive alors le moment terminal de la loi.
=> Scission de l’individu
L’interdiction nous conduit de la valeur à l’impératif. Cet impératif nous montre bien le caractère de scission résultant de cette notion de conscience morale. En effet, dans ce cas, une part de moi commande à une autre : j’ai le désir de faire ceci, mais la voix de ma conscience me dit « non, ne le fait pas ».. Je suis en même temps celui qui commande et celui qui obéit et je me situe ainsi dans la morale. La morale apparait, de cette façon comme un « magistère intériorisé » ( c’est le maître intérieur de St Augustin).
ð Exigence d’universalisation de la loi
Mais alors, que vient ajouter la loi à l’impératif vu sous la forme de l’interdiction ? C’est que , si l’impératif s’adresse à moi comme un tu ( tu ne tuera pas ), la loi vient, elle, poser une exigence d’universalisation : la loi n’est pas faite que pour moi, elle doit avoir une portée universelle.
Dans une démarche éthique primordiale (dans le sens de premier) , où placer la moralité, ses impératifs, ses interdits ?
L’interdiction ne peut être première parce qu’alors nous ne pourrions pas discerner le chemin de notre liberté, pas plus que celui de la reconnaissance de celle de l’autre .
Mais en même temps, on peut dire la même chose en sens inverse concernant l’impératif moral : il est impossible de l’ignorer dans notre cheminement éthique.. C’est pour cela que la loi est la dernière étape , parce qu’en intégrant toutes les étapes précédentes, elle vient donner du sens à tout cela.
Mais, comme le dit PR, « si la loi fait prévaloir la pensée de l’ordre, reconnaitre la légitimité de cette règle d’universalisation n’empêche pas de se retourner contre toute prétention à faire de la législation la première démarche éthique ». En d’autres termes, gardons à l’esprit que la démarche éthique de chacun d’entre nous commence toujours par le pôle je et la reconnaissance de l’autre dans un environnement de valeurs sédimentées par la culture , dominée par l’impératif. Que c’est à l’interaction de ces facteurs qu’apparait la loi laquelle ne peut pas se substituer à cette démarche : sachons donc contester la loi quand elle vient contredire nos liberté et nos valeurs ( objection de conscience)
AFFECTIVITE ET SOLLICITUDE CHEZ RICOEUR
Roméo K. MESSA-GAVO, Master de Philosophie
Communication : « Affectivité et Sollicitude chez Ricoeur »
MESSA-GAVO Kokouvi (Roméo),
Master de Philosophie,
Université de Franche-Comté
I. Affectivité chez Ricoeur : elle est spécifiquement humaine.
Acte, Altérité et Singularité, c’est dans ce maillage conceptuel que le problème de l’Affectivité est posé. La pensée de Ricoeur s’est développée autour d’une réflexion consacrée au problème de l’Affectivité. D’où la question de savoir : « pourquoi l’existence est-elle confrontée à des affects ? »
1.1. Statut de l’affect
Ricoeur souligne la dimension spécifiquement humaine de l’affectivité (dans la Philosophie de la volonté).1 Selon lui, l’expérience affective s’avère particulièrement importante en tant qu’elle met en rapport le volontaire et l’involontaire et permet alors d’accéder à une « éidétique de l’homme »2. Ainsi Ricoeur articule explicitement l’analyse des affects et la description de l’homme. L’affectivité devient alors fondatrice d’une perspective anthropologique. Pour lui, les affects retranchent l’homme du vivant en le rendant à sa spécificité anthropologique.
A quelle condition l’affect est une valorisation de l’humain ?
1.2. Affectivité et humanité
Il existe une vie affective qui implique des valorisations posées par les individus dans leur expérience du vivre. Pour Ricoeur la vie humaine réside dans sa capacité à être affecté. Il y a donc une vie des affects qui correspond à la manière dont l’existence est affectée. L’auteur segmente cette vie en des affects passifs (les affects corporels) et des affects actifs (les émotions), dans l’expérience du fini (la faillibilité et la finitude de l’homme).
L’affectivité est située dans une anthropologie de la volonté qui porte non seulement la manière dont la sphère du corps –le besoin, le plaisir, l’habitude- affecte la volonté humaine mais également la manière dont la totalité humaine intervient dans les affects.
L’involontaire des affects n’est pas pris pour lui-même mais toujours considéré d’une part dans sa connexion avec le volontaire, d’autre part à partir des modifications apportées par le volontaire. L’affectivité est alors un phénomène à deux niveaux, corporel et mental. « L’affectivité dévoile l’existence corporelle comme l’autre pôle de toute existence lourde et dense du monde »3. Si le premier pôle se trouve être la pensée, le cogito, les valeurs du cogito ne prennent de sens que référées aux valeurs vitales (corps). « Toute autre valeur prend ainsi une gravité, une portée dramatique par comparaison avec les valeurs que mon corps historialise »4. Ricoeur décline ainsi un parallèle entre les affections du corps et les pensées. L’affectivité intègre la valeur vitale (l’affection) et la valeur mentale qui lui correspond (le pôle du cogito).
L’affect chez Ricoeur est à comprendre non seulement comme l’affection qui touche le corps mais en même temps comme l’idée qui correspond à cette affection. Ce sont les deux pôles du cogito et de l’existence corporelle qui sont impliqués dans l’affectivité. Par là, Ricoeur se situant dans une perspective anti-dualiste, prétend échapper à la dualité forgée par Descartes entre corps et âme. Ricoeur s’en prend à une perspective dualiste qui disjoindrait l’existence et le corps. C’est ainsi que Descartes, nous dit Ricoeur,
1 Ricoeur, P., Philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1950.
2 Ibid. p. 10.
3 Ibid, p. 83.
4 Ibid, p. 88.
Atelier Ricoeur, 24 Mars 2018, Affectivité et Sollicitude chez Ricoeur
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« aggrave la difficulté en rapportant l’âme et le corps à deux lignes
hétérogènes d’intelligibilité, en renvoyant l’âme à la réflexion et le corps à la
géométrie : il insinue ainsi un dualisme d’entendement qui condamne à penser
l’homme comme brisé »5
A cette perspective, il convient de préférer une réciprocité dans l’affaire que seule une
totalité existentielle rend possible.
Cette réciprocité dans l’affect entre le volontaire et l’involontaire n’est cependant
pas introduite par Ricoeur sans un certain rapport de détermination entre les affects
corporels et la volonté. Car le besoin, l’émotion, l’habitude certes ne peuvent être pensés
qu’en relation avec la volonté, mais précisément en tant qu’ils inclinent la volonté, la
sollicitent, l’affectent6. Si l’affect pour Ricoeur convoque la totalité de
l’existence, c’est certes dans la mesure où l’affect est clivé entre une affection
et l’idée de l’affection.
Mon existence est affectée pour Ricoeur dans sa totalité, d’abord cependant sous la forme
d’un involontaire corporel, la faim, la soif, en tant que besoin mais aussi l’envie de
musique en tant que plaisir, qui structure et réforme les pensées tout autant que ma
volonté.
La vie affective est l’involontaire que le corps porte avec lui et qu’il laisse advenir
dans l’existence.
La totalité individuelle affectée prend tout son sens si l’on considère que le
renouvellement des valeurs du "cogito engendré" par l’affectivité corporelle en
tant qu’involontaire corporel ne va pas en retour sans une transformation des affects
par les valeurs mentales du volontaire.
Si la vie corporelle suppose des affects particuliers qui renouvellent les formes mentales du
cogito, ces affects ne s’organisent pas entre eux, de manière systématique et autonome car
ils sont toujours redimensionnés par les valeurs du volontaire. « L’affectivité ne forme pas
système, elle illustre des valeurs disparates dans des plaisirs et des souffrances
disparates »7. L’affectivité corporelle est alors constamment retravaillée par les valeurs
de la vie humaine qui la dénouent toujours d’une manière particulière.
Loin de ce que les affects puissent s’expliciter à partir d’une origine commune qui serait la
tendance de l’individu vital à persévérer dans son être, (le conatus) désigné par Ricoeur
comme « vouloir-vivre », ces affects ne valent que par la manière dont ils sont ressaisis par
une motivation, une imputation ou un projet particuliers. L’involontaire des affects
tire son sens non d’un désir premier mais d’une volonté qui les réorganise. Il y a une
norme humaine à l’oeuvre dans les affects : le volontaire dans sa connexion avec
l’involontaire.
« La vie du moins au stade humain, est une situation complexe non dénouée, un
problème non résolu … C’est ainsi qu’elle est une question ouverte posée au
vouloir ; c’est pourquoi finalement il y a un problème de choix et un problème
moral. Dans l’unité du Cogito, l’expérience du niveau vital ne forme pas un é tat
avec son ordre propre ; il n’y a pas d’ordre vital, elle est plutôt une multiplicité à
clarifier et à unifier par le tranchant de la décision »8.
5 Ibid, pp. 12-13.
6 Ibid, p. 8.
7 Ibid, p. 115.
8 Ibid, p. 115.
Atelier Ricoeur, 24 Mars 2018, Affectivité et Sollicitude chez Ricoeur
Roméo K. MESSA-GAVO, Master de Philosophie Page 3 sur 7
Les affects vitaux, le besoin, la douleur et le plaisir, les habitudes, ne produisent par
eux-mêmes rien qui ne soit transformé, transfiguré par la sphère humaine du
vouloir. C’est pourquoi ces affects ne peuvent être tout au plus que des motifs du
vouloir humain. La norme corporelle sous le truchement de ses affects involontaires
ne peut valoir comme la norme de l’humain mais seulement comme le motif que ressaisit
la volonté humaine.9
Si l’affectivité corporelle engage la totalité de l’existence humaine, elle ne résume
pas pour autant la totalité affective à l’oeuvre dans l’existence humaine.
Le creusement de la spécificité de l’existence humaine aboutit au contraire à un
débordement des affects strictement corporels au profit d’affects directement
existentiels appelés émotions par Ricoeur. (affects actifs)
1.3. L’humanité des émotions
L’émotion est décrochée par Ricoeur des affects corporels assimilés à des motifs du
vouloir pour être pensée comme « moyen » ou « organe » du vouloir. Si l’affectivité
corporelle est indirectement une affectivité humaine, l’affectivité émotionnelle
est au contraire directement une affectivité humaine. Les émotions engagent alors la
totalité de l’existence humaine en tant que le mouvement émotif est directement connecté
à des pensées.10
La valeur de l’émotion est alors de dynamiser la pensée en court-circuitant son
cours habituel, par la prise en compte d’événements qui ont valeur de surprise (choc).
L’engendrement de l’émotion est ainsi directement en rapport avec l’engendrement d’une
nouvelle idée qui bouleverse le cours de la pensée. Ricoeur met un parallélisme entre
l’affection produite dans l’émotion et l’idée occasionnée par cette affection. Ce qui n’est pas
le cas des affections corporelles.
Pour Ricoeur, émotion en tant qu’affect vaut par le fait qu’elle suspend le processus
des affections et des régimes mentaux qui leur correspondent et impose une
variation unique de l’existence qui empêche momentanément en tout cas de passer à
un autre affect.
L’émotion suspend momentanément l’existence, la fait pivoter toute entière sur l’affect
qu’elle représente en imposant, par l’étonnement émotionnel, un objet à la pensée et
en rivant la pensée à cet objet. Ceci arrive non pas dans toutes les formes d’émotion mais
dans celles provoquées par l’étonnement. « Le fait primitif de l’étonnement, c’est
que par le corps l’attention est ravie et un objet s’impose à la pensée »11.
L’émotion qu’est l’étonnement est identifiée par Ricoeur à l’admiration qui
devient ainsi l’affect primordial parmi les diverses émotions : affect humain
primordial. Elle révèle combien elle est un affect puissant au point d’exclure les autres
en renouvelant par là même foncièrement le cours de la pensée.
Ainsi l’admiration pour Ricoeur, affect primordial, renouvelle foncièrement la pensée en
imposant une manière nouvelle, une événementialité qui bouleverse la pensée établie et
dynamise l’humain. C’est ainsi que l’admiration ou « étonnement affecte généralement
nos intérêts corporels, sociaux, intellectuels, spirituels »12.
L’admiration devient l’affect premier, l’émotion fondamentale pour l’implication de la
totalité de l’existence humaine qu’elle présuppose.
9 Ibid, p. 117.
10 Ibid, p. 235.
11 Ibid, p. 239.
12 Ibid, p. 239.
Atelier Ricoeur, 24 Mars 2018, Affectivité et Sollicitude chez Ricoeur
Roméo K. MESSA-GAVO, Master de Philosophie Page 4 sur 7
1.4. Expression de l’Admiration : Joie et Tristesse
Et pour Ricoeur, l’admiration s’exprime par la joie et la tristesse. L’émotion dispose en
effet le vouloir à agir par l’intermédiaire de la joie recherchée et de la tristesse
combattue. Joie et tristesse deviennent des modalités de l’appropriation de la chose,
convoitée ou fuie, dans l’émotion. Elles sont pensées par Ricoeur comme des états : « La
joie et la tristesse m’affectent comme être en tant que j’ai plus ou moins de
perfection »13.
1.5. Le désir : développement en durée de l’émotion
Ricoeur met un lien entre le désir et l’émotion. Pour lui, si la joie et la tristesse sont les
modalités de l’émotion (admiration), le désir n’est que le développement en durée de
l’émotion. Alors le désir développe l’admiration selon Ricoeur. Par conséquent, le désir
réside dans le prolongement de l’admiration.
1.6. La volonté au coeur de l’agir
En imposant une certaine temporalité à l’émotion, le désir permet à la volonté de
se mettre en oeuvre et d’agir : « C’est le désir comme incitation à l’action »14.
L’organisation de l’émotion par le désir se comprend comme une disposition
progressive à l’activité humaine. « Le désir est de toutes les émotions, la plus proches
de l’action, il résume tout l’involontaire aux confins de l’acte »15 nous dit Ricoeur.
L’affect est ainsi pris dans une logique qui va de l’admiration émotionnelle au désir
d’action. Cette logique des affects est convocation de la totalité humaine qui doit prendre
en compte l’homme comme être agissant et souffrant.
Au coeur de l’existence humaine, les affects Sollicitent.
II. La Sollicitude : L’homme, être agissant et souffrant
(donner et recevoir)/ Question de Soi et Moi. (explication orale)
La tristesse est pour Ricoeur, à la différence de la douleur, diminution d’activité de
la totalité de l’existence. « La douleur a un caractère général de sensation, elle est
locale ; la tristesse n’est ni sensation ni locale, elle est une manière d’être »16. Elle est
l’un des critères distinctifs de l’homme comme être souffrant. L’homme apparait dans son
plan de vie d’emblée comme souffrant autant qu’agissant. Ce qui compense le souffrir c’est
l’agir, mais un agir éthique. Au plan de l’interaction comme à celui de la compréhension
subjective, le non-agir est encore un agir : négliger, omettre de faire, c’est aussi laisser faire
par un autre, parfois de façon criminel ; quant à supporter, c’est se tenir soi-même, de gré
ou de force, sous la puissance d’agir de l’autre, quelque chose est fait à quelqu’un par
quelqu’un, supporter devient subir, lequel confine à souffrir. Des hommes agissants, on
passe aux hommes souffrants (dans la théorie de l’action). 17
Comment faire ? il faut la Sollicitude, dit Ricoeur.
13 Ibid, p. 245.
14 Ibid, p. 250.
15 Ibid, p. 250.
16 Ibid, p. 420.
17 Ibid, p. 186.
Atelier Ricoeur, 24 Mars 2018, Affectivité et Sollicitude chez Ricoeur
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La Sollicitude, c’est le souhait de la vie bonne avec et pour autrui. Dans
l’entendement ricoeurien, le but de toute action ou mieux encore, la finalité de toute action,
c’est la visée éthique, c’est-à-dire la visée de la vie bonne. Or ce que l’homme doit faire tient
à sa position, sa fonction, c’est-à-dire que sa capacité d’agir ne peut pas se passer de sa
condition dans l’organisme collectif.18 Par conséquent, la mise en oeuvre de ses capacités
d’agir implique nécessairement les autres; car c’est avec eux, parmi eux, qu’il réalise ses
intentions et ses initiatives. A cet effet, Ricoeur dit: « Le corps comme mien et le corps
comme un corps parmi les corps »19, « l’action est interaction »20 et « l’action de chacun (et
son histoire) est enchevêtrée non seulement dans le cours physique des choses, mais aussi
dans le cours social de l’activité humaine »21. Aussi affirme-t-il que : « les histoires vécues
des uns sont enchevêtrées dans les histoires des autres. Des tranches entières de ma vie
font partie de l’histoire de la vie des autres, de mes parents, de mes amis, de mes
compagnons de travail et de loisir ».22
Les capacités qu’a l’homme d’agir intentionnellement et d’initiative font de lui un sujet
éthique responsable, digne d’estime et de respect. Aussi la personne humaine ne se
reconnait comme sujet éthique que grâce à la présence et à l’interpellation d’autrui en tant
qu’autrui proche et lointain.
Par conséquent, l’interpellation d’autrui est constitutive de l’identité éthique (identité-ipse)
de la personne humaine.
Cette interpellation n’est pas une injonction qui oblige à l’obéissance 23 ni une assignation à
responsabilité.24 Car l’assignation à responsabilité n’a pour vis-à-vis qu’un sujet passif.25
Or le sujet éthique est plutôt un sujet dynamique, c’est-à-dire actif. Par conséquent,
l’interpellation d’autrui est soumise à sa capacité de préférences raisonnables et
d’initiative. Etant soumise à cette capacité, elle devient une sollicitation.26 La sollicitude
est, par conséquent, la structure commune à toutes les dispositions favorables à autrui qui
sous-tendent les relations courtes d’intersubjectivité.27 Elle est la reconnaissance de l’autre
comme semblable à soi-même sous le signe de la réciprocité dissymétrique fondée sur
l’insubstituabilité. La sollicitude a, pour Ricoeur, le statut d’une spontanéité bienveillante,
intimement lié à l’estime de soi au sein de la visée de la vie bonne.
Elle suppose une capacité à répondre de soi à l’égard d’autrui et pour autrui en tant que
sujet éthique irremplaçable digne aussi d’estime et de respect. Ici, l’autonomie de soi
apparaît intimement liée à la sollicitude.
Cette capacité dispose le sujet éthique à l’accueil et à la reconnaissance.28 Or la capacité
d’accueil et de reconnaissance n’est rien d’autre qu’une bienveillance, une bonté inhérente
au soi ou plus exactement à l’estime de soi dans son désir de vie bonne. Le soi pour
répondre à autrui ne répond pas, par conséquent, à un commandement mais plutôt à une
sollicitation qui lui est constitutive, c’est-à-dire une sollicitation qui le pose comme sujet
éthique digne d’estime et de respect.29
18 F.H. Bradley, « La réalisation de soi » in A. Cuvillier, Textes choisis des auteurs philosophiques, tome II, Paris,
Armand Colin, 1969, p. 207.
19 Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 159.
20 Ibid, p. 173.
21 Ibid, p. 130.
22 Ibid, p. 190.
23 Ibid, p. 391.
24 Ibid, p. 221.
25 Idem
26 Ibid, p. 224.
27 P. Ricoeur, « De la morale à l’éthique et aux éthiques », in M.C. Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie
morale, Paris, PUF, 1996, p. 583.
28 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 391.
29 Ibid, p. 224.
Atelier Ricoeur, 24 Mars 2018, Affectivité et Sollicitude chez Ricoeur
Roméo K. MESSA-GAVO, Master de Philosophie Page 6 sur 7
Par conséquent, sa visée de la vie bonne, pour être éthique, ne peut être que la visée de la
vie bonne avec et pour autrui car le souci d’autrui est la figure réfléchie du souci de soimême.
30
Conclusion
L’affectivité montre le visage de l’homme agissant (être capable) et souffrant (être
vulnérable).
Ce que la souffrance de l’autre, autant que l’injonction morale issue de l’autre, descelle
dans le soi, ce sont des sentiments spontanément dirigés vers autrui31. C’est cette
union intime entre la visée éthique de la sollicitude et la chair affective des
sentiments qui m’a paru justifier le choix du terme « sollicitude », affirme Ricoeur32.
La sollicitude compense la souffrance (qui est la situation inverse de l’injonction).
Dans ce cas, l’initiative en termes de pouvoir-faire, semble revenir exclusivement au soi qui
donne sa sympathie, sa compassion, pris au sens fort du souhait de partager la peine
d’autrui33.
Ici le « souffrir avec » se donne, en première approximation, pour l’inverse de l’assignation
à responsabilité par la voix de l’autre34. Ainsi une sorte d’égalisation survient, dont l’autre
souffrant est l’origine, grâce à quoi la sympathie est préservée de se confondre avec la
simple pitié, où le soi jouit secrètement de se savoir épargné.
Dans la sympathie vraie, le soi, dont la puissance d’agir est au départ plus grande que celle
de son autre, se retrouve affecté par tout ce que l’autre souffrant lui offre en retour. Car il
procède de l’autre souffrant un donner qui n’est précisément plus puisé dans sa puissance
d’agir et d’exister, mais dans sa faiblesse même35. Ricoeur affirme que c’est peut-être là
l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de la puissance vienne à être compensée
par une authentique réciprocité dans l’échange36. Un soi rappelé à la vulnérabilité de la
condition mortelle peut recevoir de la faiblesse de l’ami, de l’autre plus qu’il ne lui donne
en puisant dans ses propres réserves de force37.
A l’estime de soi, entendue comme moment réflexif du souhait de la « vie bonne », la
sollicitude ajoute essentiellement celle du manque, qui fait que nous avons besoin d’amis,
par choc en retour de la sollicitude sur l’estime de soi, le soi s’aperçoit lui-même
comme un autre parmi les autres38.
30 Ricoeur, P., « De la morale à l’éthique et aux éthiques », in M.C. Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie
morale, Paris, PUF, 1996, p. 583.
31 Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 224.
32 Ibid, p. 224.
33 Ibid, p. 223.
34 Ibid, p. 223.
35 Ibid, p. 223.
36 Ibid, p. 223.
37 Ibid, p. 224.
38 Ibid, p. 225.
Atelier Ricoeur, 24 Mars 2018, Affectivité et Sollicitude chez Ricoeur
Roméo K. MESSA-GAVO, Master de Philosophie Page 7 sur 7
Les ouvrages et articles cités
1. Ricoeur, P., Philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier,
1950.
2. Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
3. Ricoeur, P., « De la morale à l’éthique et aux éthiques », in M.C. Sperber,
Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996.
4. Bradley, F.H., « La réalisation de soi » in A. Cuvillier, Textes choisis des auteurs
philosophiques, tome II, Paris, Armand Colin, 1969.
MARTHA NUSSBAUM : Une Éthique où prennent place des " émotions rationnelles"
Annie BARTHELEMY 24 mars 2018
L’expression « émotions rationnelles » est empruntée à Martha Nussbaum[1], c’est le titre d’un chapitre de son ouvrages de 1995 publié en français en 2015 : L’art d’être juste. L’imagination littéraire et la vie publique[2]. L’expression « émotions rationnelles » peut surprendre tant l’émotion renvoie habituellement à un choc affectif immaîtrisable face à une situation qui nous bouleverse brusquement, ce qui paraît aux antipodes d’une approche raisonnée ou raisonnable de cette situation[3]. Cependant nous savons d’expérience l’éclairage que peuvent apporter des élans de sympathie ou de saines colères - rappelons l’apostrophe « indignez-vous » de Stéphane Hessel -. Précisons, le titre exact du chapitre, « des émotions rationnelles », laisse entendre que l’émotion n’est pas par nature rationnelle mais qu’il y a des émotions rationnelles. Dans le développement, Martha Nussbaum, sur la base de ses travaux en philosophie morale et de ses engagements pédagogiques et politiques, s’attache à montrer la portée éthique de certaines émotions, une façon de prendre ses distances avec une vision rationnelle et universaliste de l’éthique sans tomber toutefois dans un sentimentalisme romantique. Son argumentation très serrée développe un point de vue intéressant qui permet d’examiner dans quelle mesure les émotions peuvent inspirer la conduite éthique et au-delà de jouer un rôle dans la formation civique en démocratie[4].
Martha Nussbaum considère l’émotion comme un choc affectif à une situation, insistant sur dépendance au contexte extérieur alors que le sentiment souligne la dimension subjective de l’affectivité (ce que l’on ressent intérieurement). En vérité, l’auteure ne s’embarrasse pas des distinctions classiques entre émotion, sentiment et passion. Elle a d’abord traité des émotions en relation avec les tragiques grecs dans son livre de 1986 The Fragility of Goodness[5], récemment traduit en français, dans lequel elle montrait que les émotions ressenties par le spectateur lors de la représentation des tragédies antiques lui font mesurer la vulnérabilité humaine face aux circonstances, face au destin cf. par exemple, le sort d’Electre qui a inspiré les trois grands tragiques grecs ou celui d’Œdipe : Œdipe-roi et Œdipe à Colonne de Sophocle). Dans La Poétique, Aristote avait intégré pour définir la tragédie, sans donner beaucoup de précision, le rôle cathartique[6] des émotions de pitié envers le héros injustement frappé par le destin et de crainte à la vue du malheur d’un semblable[7] ; parallèlement à la transformation affective suscitée par le spectacle tragique, Martha Nussbaum fait ressortir la fonction cognitive des émotions, en éprouvant des émotions, nous apprenons quelque chose d’essentiel concernant notre condition humaine : notre vulnérabilité.
Dans le sillage d’Aristote et dans la continuité des thèses de son ouvrage La connaissance de l’amour[8]où elle défendait la nécessité d’accueillir en philosophie morale le langage littéraire plus attentif aux nuances et à la complexité des situations singulières, Martha Nussbaum considère surtout les émotions que nous ressentons lors de la représentation de situations vécues par d’autres hommes, en particulier celles que dépeignent les romanciers. L’intégration de la littérature en philosophie morale conduit Martha Nussbaum à souligner combien les émotions nous apprennent à repérer les conséquences humaines de circonstances précises et singulières auxquelles les personnes sont confrontées. C’est ce qui permet de voir toute la gamme des émotions non comme des affects irrationnels, mais comme des affects porteurs de jugements sur les réalités vécues. Quand quelqu’un s’indigne, par exemple, c’est qu’il juge une situation injuste. Les émotions ne sont donc pas simplement des réactions irrationnelles mais elles ont une dimension intellectuelle, en cela Martha Nussbaum est plus proche de la conception stoïcienne des émotions que de la conception platonicienne.
Pour Platon, en effet, les émotions ont leur source dans la partie irrationnelle de l’âme, elles sont des « impulsions aveugles » tandis que pour les stoïciens, elles s’enracinent dans les jugements de valeur que nous portons sur notre environnement extérieur et comme telles elles, expriment la manière dont nous percevons notre environnement. Être ému, c’est donner de l’importance à la personne ou à l’objet qui nous touche : par exemple, « le chagrin suppose que quelqu’un ou quelque chose d’extrêmement important vous a été retiré ; la colère suppose qu’une autre personne a causé un tort sérieux à quelque chose à quoi l’on attache un grand prix »[9]. Cette dimension évaluative de l’émotion confirme, pour Martha Nussbaum, la relation entre émotion et vulnérabilité humaine : « les émotions décrivent la vie humaine comme une chose incomplète et fragile, un jouet de la fortune. Les liens avec des enfants, des êtres chers, des concitoyens, son pays, son propre corps et sa santé : voilà le matériau des émotions ; et ces liens, qui prêtent le flanc au hasard, font de la vie humaine une affaire vulnérable, où le contrôle total est impossible, et n’est même pas désirable, étant donné la valeur de ces attachements pour la personne qui les cultive »[10]. La fin de la citation indique le point de divergence entre la vision stoïcienne et celle de la philosophe : les stoïciens, considèrent que les jugements de valeur qui sont à la racine des émotions sont erronés et proposent un idéal de sagesse fait d’indépendance, d’auto suffisance, de sérénité face aux événements qui nous inquiètent, qui nous contrarient ou qui nous chagrinent etc… [11] ; en revanche, Martha Nussbaum critique ce détachement du sage imperturbable qui rectifie ses jugements pour écarter les émotions, car pour l’auteure les émotions ne dérivent pas toutes de jugements erronés. Elle considère que : « cette conception peut tout à fait être discutée. Dans ce cas, on souhaitera conserver tous les jugements évaluatifs proposés par les émotions, si on estime qu’ils sont justifiés, et le raisonnement pratique pourra s’appuyer sur ces jugements »[12] ; autrement dit l’auteure plaide pour intégrer dans la réflexion éthique les jugements issus des émotions à condition cependant, précise-t-elle, qu’on les estime justifiés.
Dans quelle mesure peut-on alors se fier aux émotions ? Il convient tout d’abord de reconnaître que, contrairement au point de vue stoïcien, toutes les émotions ne sont pas trompeuses, « il semble bien que de nombreuses réactions émotionnelles incarnent des perceptions de valeur correctes, capables d’orienter la délibération » et Martha Nussbaum cite « par exemple, l’évaluation correcte de l’importance des enfants et des êtres chers dans la vie d’une personne »[13]. Ensuite, il convient de renoncer à des oppositions binaires simplistes qui opposent la clairvoyance de la raison à la confusion de l’émotion, les principes de la raison aux ressorts de l’émotion. L’expression « émotions rationnelles », dont use l’auteure, ne traduit pas un rejet de la réflexion pour se fier aux bons sentiments - d’ailleurs cette expression invite à faire le tri entre bons sentiments et ceux qui sont mauvais conseillers - mais un souci d’intégrer les émotions dans la délibération morale parce qu’elles orientent l’attention sur des aspects essentiels d’une situation et qu’ils nous aident à prendre conscience du contexte particulier et unique des situations dans lesquelles les principes moraux doivent s’incarner. Il ne s’agit pas de défendre le sentimentalisme contre le rationalisme mais de montrer que la myopie rationnelle peut être tout aussi partiale que l’aveuglement émotionnel. Cf. en Annexe pp. 150-151 où Martha Nussbaum montre que sans les émotions, qui repèrent les problèmes à résoudre, le calcul rationnel n’est pas un guide fiable pour prendre des bonnes décisions et que les émotions, sans un minimum de prise de recul, ne sont pas plus fiables tant elles peuvent s’avérer confuses et biaisées : si on se guide, par exemple, sur la la seule spontanéité bienveillante, notre générosité risque fort de ne pas dépasser le cercle de nos proches.
En cela, la position de Martha Nussbaum qui exige un filtrage des émotions rejoint celle de Rousseau Cf. Epigraphe au thème de la journée[14] qui stipule que sans imagination, sans réflexion, l’émotion est inactive. Martha Nussbaum fait référence au livre IV de l’Emile, livre consacré à la socialisation d’Emile, cet enfant sauvage et solitaire parvenu au seuil de l’adolescence, Rousseau y montre qu’une éducation de la sensibilité est nécessaire et indispensable à « une rationalité sociale complète ». Les sentiments ne sont pas spontanément bons, l’indifférence, l’envie et la haine - Rousseau parle de passions repoussantes et cruelles - peuvent se développer tout aussi bien que la bonté et l’humanité – Rousseau parle de passions attirantes et douces-. Eveiller le sentiment d’humanité, pour que la sensibilité ne reste pas nulle, voire ne devienne négative, exige une éducation qui concerne à la fois l’affectivité et le jugement. Rousseau le note avec finesse : pour sentir que l’autre souffre, je dois savoir que l’autre souffre[15], ce qui suppose de reconnaître en l’autre un semblable : « pourquoi les riches sont-ils si durs envers les pauvres ? c’est qu’ils n’ont pas peur de le devenir »[16] et pour que la pitié devienne « une bienfaisance active », elle doit être informée des causes des maux et des moyens d’en finir. Pour « avoir une réaction pleinement rationnelle devant la souffrance d’autrui »[17], il ne faut pas exclure les émotions mais éduquer la sensibilité, ce qui suppose de combiner émotion et réflexion.
Martha Nussbaum donne, à titre d’exemple de cette éducation conjointe de la sensibilité de l’imagination et du jugement, la formation littéraire destinée aux juristes à l’université de Chicago. En introduisant la littérature dans leur programme d’études, la philosophe proposait une conception élargie de l’impartialité que doivent acquérir les futurs juges : l’impartialité n’est pas « une distance hautaine avec la réalité sociale des affaires qui l’occupent »[18] mais un point de vue qui exclut tout favoritisme ou sévérité excessive afin d’appliquer la loi avec justice. Et la formation juridique spécialisée ne suffit pas pour acquérir cette qualité nécessaire au futur juge : « il doit étudier cette réalité (celle des affaires qui l’occupent) avec soin, avec l’imagination concrète et les réactions émotionnelles qui conviennent au spectateur impartial ou à son substitut, le lecteur de romans»[19]. Il s’agit donc d’acquérir sur les affaires humaines un point de vue détaillé et coloré affectivement, le point de vue que précisément adopte le lecteur de roman quand il suit les aventures des différents personnages, au fil de l’intrigue. Martha Nussbaum énumère les caractéristiques de ce regard ouvert et sensible[20] : « son intérêt pour le caractère distinct des personnes et l’irréductibilité de la qualité à la quantité ; le sentiment que ce qui arrive aux individus dans le monde revêt une énorme importance ; son attachement à décrire les événements de la vie non pas depuis une perspective extérieure est détachée, comme les actions et déplacements de fourmis ou d’éléments de machinerie, mais de l’intérieur, comme dotées de significations complexes dont les êtres humains nourrissent sur leur propre vie »[21]. Ces trois caractéristiques : attention à la singularité de chaque personne, aux événements qui leur arrivent et à la signification que les êtres humains leur donnent, s’opposent point par point à la vision calculatrice des sciences économiques qui réduit les individus et les situations à des traits abstraits qui entrent aisément dans des calculs statistiques, cette combinatoire conduit à négliger de très nombreux faits pertinents de l’existence humaine. Ce point de vue réducteur, conclut Martha Nussbaum, offre « une vision qui ne peut pas adéquatement comprendre la souffrance dans son contexte social, ou la voir comme la souffrance d’une personne particulière »[22].
En introduisant la littérature dans le cursus des étudiants en droit, l’auteure entend combattre le poids de conceptions économiques qui, au nom de l’objectivité scientifique, imposent une vision abstraite et sans états d’âme des réalités sociales. Il importe que de futurs juges développent un regard plus ouvert et plus humain, ce qui suppose de comprendre autrement l’impartialité dont doit faire preuve le juge. En effet, ordinairement, on considère qu’être impartial c’est regarder les situations de façon détachée et neutre affectivement. Dans cette optique, le juge impartial c’est celui qui applique le droit à une situation particulière décrite de façon purement factuelle. Martha Nussbaum défend une autre conception de l’impartialité dans laquelle les émotions peuvent et doivent prendre place. Cette conception est inspirée paradoxalement des utilitaristes anglais que Martha Nussbaum juge moins caricaturaux que les économistes libéraux contemporains, et en particulier d’Adam Smith (1723-1790)[23]. On connaît surtout son ouvrage principal : La richesse des nations (1776), mais auparavant il avait publié une Théorie des sentiments moraux (1759), Martha Nussbaum tire de la lecture de ce livre une norme qui permet de filtrer les émotions, cette norme qu’ Adam Smith incarne dans un témoin intérieur appelé « le spectateur impartial ».
Ce témoin intérieur est un personnage fictif qui réagit selon une rationalité émotionnelle ; il peut servir de modèle à l’impartialité du juge car il adopte un point de vue qui permet trouver la juste mesure dans les jugements et dans les actes. Ce point de vue est celui d’un spectateur, donc de quelqu’un qui n’est pas impliqué dans une situation à titre personnel, et peut donc l’observer avec un certain détachement, d’une façon moins partiale qu’une personne engagée qui la regarde à travers le biais de ses préférences et de ses intérêts. Le spectateur impartial n’est pas pour autant dépourvu d’affects : comprendre une situation où sont impliqués des êtres humains exige de l’empathie pour les personnes qui y agissent ou en pâtissent. Martha Nussbaum cite un extrait de la Théorie des sentiments moraux : « il (le spectateur) doit s’efforcer de rendre aussi parfait que possible ce changement imaginaire de situation sur lequel est fondé sa sympathie »[24], c’est-à-dire se représenter le mieux possible la situation à partir de la manière dont il communique avec les réactions affectives des différents protagonistes. Les émotions du spectateur participent à sa prise de conscience de la situation et lui permettent d’acquérir « une conception juste de l’événement : les faits en cause, leur signification pour les acteurs, mais aussi tout ce qui pourrait échapper à la conscience des acteurs ou qu’ils percevraient de manière déformée »[25]. Le spectateur impartial, non impliqué, n’est pas submergé par ses propres affects comme les personnes plongées dans la situation, il est donc capable de tirer parti de la dimension cognitive des émotions pour les intégrer à une évaluation appropriée de la situation. Pour Martha Nussbaum, la littérature contribue à l’apprentissage de cette impartialité sur le modèle du spectateur impartial par la variété des situations imaginaires et des personnages qu’elle représente, elle permet aux lecteurs de romans d’activer en eux cette dialectique entre la perspective du spectateur impartial et les points de vue des personnages, une façon d’user des apports cognitifs des émotions, ce qui donne un fondement solide pour évaluer celles-ci de façon critique. Bref, les futurs juges développent, par le contact avec la littérature et la confrontation entre lecteurs, leurs capacités émotionnelles et imaginatives : ils acquièrent un répertoire émotionnel plus riche que leurs propres réactions affectives liées à leur parcours de vie et leur position sociale ; ils ont aussi une vision plus différenciée et moins désincarnée des situations que doivent affronter les êtres humains (Martha Nussbaum présente à la fin de son ouvrage des décisions de justice contestables faute de compréhension empathique du dossier). Mais cet apprentissage littéraire doit s’accompagner d’une réflexion critique, nourrie par les discussions entre lecteurs et par l’apport des théories morale et politique, car la littérature comme les émotions ne sont pas des guides infaillibles.
Ce rôle éducatif de la littérature ne concerne pas seulement les formations juridiques, Martha Nussbaum l’envisage de façon plus large dans la formation du citoyen, élargissant le rôle des émotions de la sphère éthique à la sphère politique. C’est l’objet d’un ouvrage paru en anglais cinq ans après L’art d’être juste, traduit et publié en français sous le titre :Les émotions démocratiques Comment former le citoyen au XXIéme siècle ?[26]. Comme elle contestait la froideur d’une impartialité juridique exercée selon une rationalité abstraite, elle critique vertement dans cet essai, aux allures de manifeste, la réduction de la place faite aux Arts et aux Humanités au profit de formations techniques spécialisées dans les cursus primaires, secondaires et supérieurs aux Etats Unis en particulier et elle avertit des risques encourus par les sociétés démocratiques de subordonner ainsi l’éducation aux impératifs de l’emploi et de la croissance économique. Elle présente en contrepartie des expériences éducatives alternatives menées aux Etats-Unis et en Inde, qui se soucient de développer la pensée critique et l’imagination empathique, afin de former de futurs citoyens attachés au respect et à l’égalité démocratique. Son argumentaire s’appuie sur une vision du développement des émotions dans l’enfance et l’adolescence et sur l’apport des pédagogues qui ont développé des expériences dans lesquelles l’enfant était un participant actif et critique : en Europe, Rousseau mais aussi Johann Pestalozzi et Friedrich Froebel ; en Amérique du Nord, John Dewey et en Inde, Rabindranath Tagore. Nous insisterons sur ce que l’ouvrage apporte de neuf concernant le rôle des émotions, à savoir une réflexion qui inclut toute la palette des émotions et pas seulement les passions douces comme la bienveillance et des propositions qui font appel non seulement à la lecture littéraire mais à des pratiques artistiques collectives comme le chant choral.
Intégrer les émotions dans la réflexion éthique ne consistait nullement, pour Martha Nussbaum, à se fier aux bons sentiments, qui ne sont pas toujours de bons guides ; cependant en articulant sa théorie des émotions à l’expérience de la vulnérabilité humaine, elle privilégiait dans ces exemples certaines émotions liées à la sollicitude à l’égard d’autrui, certes sa défense de l’imagination narrative conduisait à reconnaître, à titre de correctif, l’importance d’autres émotions comme la colère, le dégoût dont le spectateur impartial devait en ressentir les effets et en examiner les conséquences désastreuses. La perspective génétique conduit Martha Nussbaum à entrer dans le méandre des émotions dès l’enfance et à percevoir le conflit entre les passions égoïstes et les passions altruistes que Rousseau analysait finement en décrivant les risques du passage de l’amour de soi à l’amour propre, lorsque l’amour de soi conduit à se préférer à tout autre et à entrer en compétition avec autrui. Ceci justifie, pour la philosophe américaine, une éducation civique qui développe les émotions morales pour neutraliser celles qu’elle qualifie d’amorales, souvent encouragées par une culture qui stigmatise la faiblesse et valorise la maîtrise des situations et la compétition interindividuelle. Le conflit entre la civilisation et la barbarie passe à l’intérieur du cœur humain. Il convient donc d’employer des moyens pour encourager les émotions morales et ainsi renforcer la démocratie par l’éducation : ils rejoignent ceux mobilisés dans la formation littéraire des juristes. Cette manière de contribuer à la sauvegarde de la démocratie par l’éducation affective pose le problème du passage du plan éthique au plan politique. Quand on sait la puissance des émotions haineuses dans les régimes totalitaires, il me semble que l’appel aux émotions démocratiques pour être utile est loin de suffire, s’il n’est pas complété par l’action pour transformer les situations sociales et les fonctionnements institutionnels qui sont le terreau de leur propagation. Même les émotions démocratiques positives les mieux partagées, pensons à la manifestation parisienne suite aux attentats de Charlie Hebdo, ne sont que des feux de paille si elles ne sont pas prolongées par des pratiques au quotidien où la proclamation des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité est relayée par des actions concrètes au quotidien.
Enfin dans son essai, Martha Nussbaum ne compte pas seulement sur les ressources de l’imagination littéraire, elle fait appel à d’autres arts, comme la musique et la danse, non seulement pour encourager la fréquentation d’œuvres issues de cultures différentes mais aussi la pratique de ces arts qui suscitent des émotions partagées, et provoquent l’apprentissage de la responsabilité personnelle au sein d’une création collective. Il s’agit de contrecarrer l’étroitesse d’esprit et d’élargir les relations sociales au-delà des groupes d’appartenance familiaux et sociaux : elle cite l’expérience, soutenue par la philanthropie privée[27], du Chœur d’enfants de Chicago[28] comptant 300 enfants dont 80% vivent en dessous du seuil de pauvreté (en trois sections : scolaire, chœurs de quartier et chœur d’orchestre lequel se produit aux Etats-Unis et à l’international). Ce genre d’initiative dans une ville très ségrégée ethniquement et socialement va au-delà de la découverte, suite à la lecture d’un roman des conditions de vie dans un quartier défavorisé. On peut prolonger la réflexion de Martha Nussbaum, en citant des expériences qui mobilisent l’expression artistique au service de la défense des droits des minorités (documentaire de Stan et Edouard Zambeaux, « Un jour, ça ira »sorti en 2017, sur la création artistique de deux adolescents migrants dans un centre d’hébergement d’urgence parisien) ou de travailleurs engagés dans des luttes sociales (cf en référence aux commémorations 1968 : le film de Chris Marker « A bientôt j’espère », réalisé lors du long conflit à l’usine Rhodiaceta de Besançon en 1967). Ces expériences articulent éthique et politique dans l’optique ricœurienne qui donne à l’éthique l’horizon d’institutions justes : la revendication de justice passe par les passions que Martha Nussbaum qualifie d’amorales, comme par exemple l’indignation, le ressentiment ou la colère, qu’il s’agirait moins de contrer que d’élaborer.
Pour conclure, sans préjuger du débat, je dirai que la lecture de Martha Nussbaum procure un dépaysement pour une pensée française, attachée à l’universalisme du droit dans l’esprit des Lumières et habituée à voir la morale comme un exercice de la Raison Pratique selon la perspective kantienne. La philosophe parie sur les ressources des émotions pour cultiver le respect mutuel et proposer un universalisme éthique qui combine imagination empathique et réflexion critique. La conception ricoeurienne de l’éthique donne, me semble-t-il, des pistes pour faire dialoguer les deux traditions et dépasser certaines limites de la défense des émotions rationnelles par Martha Nussbaum, notamment quand elle aborde le champ politique.
ANNEXE
Extrait de L’art d’être juste, Flammarion, chapitre 3 Des émotions rationnelles pp.150-151
Les émotions ne nous disent pas comment résoudre ces problèmes[29] mais elles tiennent notre attention rivée sur ces problèmes à résoudre. Je laisse le lecteur juger quelle approche conduira à une réaction publique acceptable sur la famine lointaine la situation des sans-abri, le test des produits et les critères de sécurité.
Cela ne signifie pas qu’on n’utilisera pas de modèles économiques de type courant. Souvent, dans ce type de situation, ils peuvent fournir des informations très utiles. Mais l’usage qu’on en fera sera guidé par le sens de la valeur humaine. Le raisonnement fondé sur les émotions n’est pas non plus tenu de dire que la vie humaine est « sacrée » ou « de valeur infinie », notions vagues qui ne ressaisissent sans doute pas les intuitions de bien des gens lorsqu’on les examine de près, et qui ont engendré bien de la confusion dans les arguments sur les droits des animaux, la fin de vie, le traitement des êtres humains en situation de handicap sévère. On pourrait concéder que, dans certains cas, la perception de la mort d’une personne, fondée sur les émotions et guidée seulement par une notion vague de « valeur infinie », pourrait déformer le jugement. Les techniques « froides » de l’économie pourraient alors offrir un guide plus fiable. (Nous devons par exemple être prêts à accepter que des avantages sociaux importants soient conquis au prix d’un risque relativement bas, de mort ou de maladie). Mais cela ne revient pas à dire que le calcul en soi est plus fiable que l’émotion : on dit seulement qu’un certain degré de détachement (que le calcul peut contribuer à promouvoir) peut parfois nous aider à trier nos croyances et intuitions. Nous comprendrons mieux la nature réelle de nos émotions, et leur fiabilité. Mais si n’avions que les chiffres, et pas le sentiment de valeur incarnée dans les émotions de peur et de compassion, nous n’aurions aucune manière non arbitraire de répondre à de telles questions.
[1] Philosophe américaine, née en 1947, professeur de droit et d’éthique à l’université de Chicago, auteur de très nombreux ouvrages sur le rôle de la littérature dans la réflexion philosophique, en particulier la réflexion éthique, sur la notion de capabilité (travail en collaboration avec Amartya Sen), sur la formation civique en démocratie.
[2] Flammarion 2015
[3] Voir la peur irraisonnée des araignées ou de toute autre petite bestiole inoffensive !
[4] Cf. Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen au XXIe siècle ? Flammarion 2010
[5] The Fragility of Goodness: Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy, 1986 La fragilité du bien. Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques], Éditions de l’éclat, coll. « Polemos », 2016, 704 p.
[6] terme grec désignant la purge ou la purification résultant de la représentation théâtrale. Les interprétations de ce processus par lequel une décharge affective perd son caractère dévastateur du fait de la forme de la représentation théâtrale sont diverses », nous nous référons à l’article de Jean-Michel. Vives « La catharsis, d'Aristote à Lacan en passant par Freud. Une approche théâtrale des enjeux éthiques de la psychanalyse », Recherches en psychanalyse, vol. 9, no. 1, 2010, pp. 22-35. L’auteur insiste sur le rôle de la mise en forme artistique dans cette épuration affective en citant Aristote : « Nous avons plaisir à regarder les images plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres. Poétique, chapitre 4, 48b 9-13, p. 43.
[7] « Il faut en effet qu’indépendamment du spectacle l’histoire soit ainsi constituée qu’en apprenant les faits qui se produisent on frissonne et soit pris de pitié devant ce qui se passe : c’est ce qu’on ressentait en écoutant l’histoire d’Œdipe. » Aristote, Poétique, chapitre 14, 53b 4-13, p. 81. Cf. éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, ch. 6, n. 3, p. 190.
[8] La connaissance de l’amour. Essai sur la Philosophie et la littérature ouvrage de 1990, Love's Knowledge - Essays on Philosophy and Litterature, Oxford University Press, 1990, traduction française par Solange Chavel au Cerf en 2010.
[9] M. Nussbaum, L’art d’être juste, p.129
[10] ibid. p.129
[11] Cf. par exemple Marc Aurèle « Advienne ce que voudra du dehors aux parties de mon être qui peuvent être affectées par cet accident… Pour moi, si je ne pense pas que cet accident soit un mal, je n’ai encore subi aucun dommage. Or il dépend de moi de ne pas le penser » Marc-Aurèle Pensées pour moi-même, livre VII, pensée XIV
[12] ibid. p. 132
[13] ibid. p. 147
[14] « La pitié, bien que naturelle au cœur de l'homme, resterait éternellement inactive sans l'imagination qui la met en jeu. [...] Comment imaginerais-je des maux dont je n'ai nulle idée ? Comment souffrirais-je en voyant souffrir un autre si je ne sais même pas qu'il souffre, si j'ignore ce qu'il y a de commun entre lui et moi ? Celui qui n'a jamais réfléchi ne peut être ni clément ni juste ni pitoyable ; il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n'imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain ». Rousseau Essai sur l’origine des langues
[15] « Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons », Émile, liv. 4, O. C. IV, 505-506
[16] Émile, liv. 4, O. C. IV, 507
[17] M. Nussbaum, L’art d’être juste, p.146
[18] ibid. p.181
[19] ibid p. 181
[20] Ces caractéristiques sont illustrées par des références à la lecture d’un roman de Dickens, Temps difficiles, roman social qui dépeint de façon satirique la misère des ouvriers, asservis par une bourgeoisie utilitariste et pragmatique, à l’aube de la révolution industrielle.
[21] op. cit. p. 84
[22] ibid. p.75
[23] Adam Smith n’érige pas la recherche de l’intérêt particulier en norme, il intègre l’altruisme dans les motivations sociales : pour lui, les meilleures décisions sociales doivent viser « la maximisation de la somme totale… du bonheur humain », non pas seulement mon bonheur individuel mais celui de l’ensemble des êtres humains, cet idéal reposant sur la conviction de la valeur égale des personnes
[24] cit. p.158
[25] ibid. p. 159
[26] Not for profit. Why Democracy Needs the Humanities. Princeton University Press 2010, traduit par Solange Chavel aux éditions Flammarion et publié en 2011.
[28] Les émotions démocratiques Comment former le citoyen au XXIéme siècle ? p. 143
[29] Matha Nussbaum donne quelques exemples dans la phrase qui suit