RESUME DE LA JOURNÉE DU 21 JANVIER 2017
Difficile Démocratie : le populisme et autres pathologies
Samedi 21 janvier 2017
Bref rappel
Jacques Gavoille sous le titre : « Le peuple entre démocratie et populisme » nous a
présenté la longue histoire du mot peuple puis rappelé les origines historiques du
populisme deuxième moitié du XIXème siècle : mouvement d’étudiants qui vont au
peuple en Russie, fin du XIXème siècle : parti agraire People’s Party aux Etats –Unis, en
Amérique Latine, second tiers du XXème siècle, le populisme au pouvoir : le péronisme)
et les deux épisodes historiques qui en France ont été qualifiés de boulangisme (1889-
1891) et de poujadisme (1953-1956) pour mettre en évidence la difficulté de définir le
populisme et proposer quelques réflexions sur le populisme comme menace et comme
symptôme. Jacques nous a transmis le texte de son exposé très dense, ce dont nous le
remer cions vivement.
Annie Klein a ensuite animé la discussion autour d’un extrait de l’ouvrage d’Alexis
Tocqueville « La démocratie en Amérique »
« Multiplier pour les citoyens les occasions d’agir ensemble »
Le texte de Tocqueville (cf. document sur le site) présente l’engagement associatif
comme un remède à l’individualisme défini comme un repli sur la sphère privée et un
désintérêt pour les affaires publiques. Si l’échange a mis en évidence les vertus de
l’engagement associatif comme le souligne Frédéric Worms « entre l’individualisme et le
communautarisme, il existe un espace pour la solidarité », effectivement dans les
associations, des personnes peuvent découvrir la force de l’engagement collectif et la loi
de 1901 a créé en France un cadre qui dynamise les engagements dans la société civile.
Cependant ce remède n’est pas la panacée : les associations sont diverses culturelles,
sportives, caritatives, religieuses… et l’adhésion à une association ne favorise pas
nécessairement l’émergence d’une conscience politique : si les associations d’intérêt
général le permettent, quid des associations qui relèvent de buts privés (partage d’un
même hobby) ?, certaines fonctionnent à la cooptation plus qu’à la collaboration,
certaines cherchent à défendre des intérêts privés contre des investissements de l’Etat
décidés à la majorité par les représentants politiques (refus des riverains d’installations
d’éoliennes par ex.). Si la démocratie est le régime où la participation est ouverte au plus
grand nombre, il convient d’examiner aussi la valeur éducative au sens civique des
engagements associatifs (ce qui animait l’éducation populaire). Le propos de Tocqueville
reste marqué par un libéralisme politique, méfiant vis-à-vis de la sphère étatique.
INTERVENTION DE JACQUES GAVOILLE
Jacques Gavoille 21 janvier 2017
LE PEUPLE ENTRE DEMOCRATIE ET POPULISME
I. La longue histoire du peuple ...................................................................................... 3
1°) Avant la Révolution ...................................................................... Erreur ! Signet non défini.
a) Athènes aux Ve et IVe siècles : modèle ou problème ? .... Erreur ! Signet non défini.
b) Disparition de la démocratie, permanence du peuple et du vote ........ Erreur ! Signet
non défini.
c) L’apport du XVIIIe siècle .............................................................. Erreur ! Signet non défini.
2°) En France, un siècle d’innovations et de tâtonnements (1789-vers 1880) .. Erreur !
Signet non défini.
a) La Révolution française, étape majeure ................................ Erreur ! Signet non défini.
b) Le tumultueux XIXe siècle (1815-1880) ............................... Erreur ! Signet non défini.
3°) Un siècle entre scission ouvrière et synthèse républicaine : années 1880-1980
............................................................................................................................ Erreur ! Signet non défini.
a) L’ère des masses .............................................................................. Erreur ! Signet non défini.
b) La IIIe République de 1870 à 1914 ........................................ Erreur ! Signet non défini.
c) Les guerres mondiales et la crise des années 30 ............... Erreur ! Signet non défini.
d) Les Trente Glorieuses : arrivée au port, montée des contradictions . Erreur ! Signet
non défini.
4°) Le peuple de la crise .................................................................... Erreur ! Signet non défini.
a) Le contexte : « la crise sans fin » et la fatigue du peuple Erreur ! Signet non défini.
b) Persistance de la pensée anti-peuple ..................................... Erreur ! Signet non défini.
c) Réhabilitations du peuple ............................................................ Erreur ! Signet non défini.
II. Le(s) populisme(s) et la démocratie ...................................................................... 3
1°) Les populismes étrangers aux XIXe et XXe siècles .................................................................4
a) Dans la Russie tsariste du milieu du XIXe siècle .......................................................................4
b) Aux USA à la fin du XIXe siècle « ......................................................................................................4
c) Les populismes sud-américains dans le second tiers du XXe siècle .................................4
2°) Extrême-droite et populisme dans l’histoire politique française ...................................5
a) Le boulangisme (1889-1891) ...........................................................................................................6
b) Le poujadisme (1953-1956) .............................................................................................................6
3°) Réflexions sur l’étude du populisme de notre temps ...........................................................7
a) Indéfinissable populisme....................................................................................................................7
b) Multiples approches .............................................................................................................................8
c) Qualifications diverses ........................................................................................................................8
d) Tentation du jugement de valeur ....................................................................................................8
e) De quelques confusions .......................................................................................................................9
4°) Le populisme comme menace ..................................................................................................... 10
a) La négation du pluralisme : la démocratie illibérale ............................................................ 10
b) Exclusion / inclusion : se penser contre ................................................................................... 12
c) Les leçons inquiétantes du populisme de gouvernement .................................................. 13
5°) Le populisme comme symptôme et les réponses des démocrates .............................. 14
a) Concernant le peuple ......................................................................................................................... 14
b) Concernant l’identité ......................................................................................................................... 16
e) Concernant la mondialisation néolibérale ............................................................................... 17
6°) Le populisme partisan en France : droite ou gauche ? droite et gauche ? ................. 17
a) Le FN .................................................................................................... Erreur ! Signet non défini.
b) Un populisme de gauche est-il possible ? ............................. Erreur ! Signet non défini.
Conclure ? .......................................................................................................................... 18
Introduction. Le populisme s’impose à la réflexion politique, celle des spécialistes1 et
celle des citoyens2.
1°) En raison de son importance,
- de son extension en Europe où il parvient parfois au pouvoir3, où, le plus souvent, il
devient une troisième force politique dans des pays habitués au duel gauche-droite,
troublant ainsi le jeu politique.
- de ses implications multiples : l’étude du populisme est intimement liée à celles du
peuple et de la démocratie, autres notions très difficiles à définir4, car leur sens a varié
dans le temps et dans l’espace et donné naissance à des idéologies, des mouvements et des
régimes très différents.
- des passions qu’il suscite. Il y a dans l’emploi courant de ces trois mots peu de
raisonnement, beaucoup de sentiment et surtout beaucoup d’instrumentalisation5. En
effet, les enjeux sont majeurs, puisque la démocratie est en cause. Si le populisme
constitue une menace pour la démocratie, de quelle nature est-elle ? Forte ou faible ?
1 L’ouvrage initiateur a été celui de Margaret Canovan, Populism, 1981 (non traduit)
2 Particulièrement en France en cette année 1917 voir version imprimée
3 « 27 partis populistes d’extrême droite sont présents dans 18 pays européens. Lors des élections
européennes de 2009, ils ont dépassé les 10 % dans 8 pays de l »Union européenne. » (Cités, p. 11).
En février 2013, 1 italien sur 4 a voté pour le Mouvement 5 étoiles.
4 Certains chercheurs conseillent de ne pas trop définir…
liste Taguieff 105.
5 - Peuple. Margaret Canovan a écrit : « Le charme puissant du peuple pour un politicien […] tient au fait
que ce terme parvient à être à la fois vide de toute signification précise et riche de résonances rhétoriques »5.
- Populisme, populiste. L’indétermination du mot peuple entraine celle de ces deux mots, qui servent
souvent d’invective commode, ce qui est un signe infaillible de confusion.
- Démocratie est un mot inventé il y a deux mille cinq cents ans à Athènes. Il est devenu un mot fourretout,
qui doit être presque toujours qualifié : démocratie libérale, radicale, populaire, parlementaire,
référendaire, etc.).
Conjoncturelle ou structurelle ? Externe ou interne ? Par delà la démocratie, se
trouvent aussi mises en question les idées essentielles de modernité, de progrès, de crise,
et aussi de peuple, d’identité, de citoyenneté, de nation. En France particulièrement,
depuis 1980, populisme est presque toujours employé dans un sens péjoratif : est-ce une
nouvelle « mode langagière »6, la manifestation du mépris et de la crainte du peuple, de la
« démophobie des élites »7 ?
2°) En raison de ses ambiguïtés, qui tiennent à la diversité des formes qu’il a prises
dans l’espace et le temps. On a été jusqu’à parler de « mirage conceptuel »8.
- Existe-t-il seulement? A-t-il une consistance politique ? Ou n’est-il qu’une affaire de
style, est-ce une idéologie ou seulement une rhétorique, est-ce une simple variété de
démagogie ? - Peut-on le définir ? Est-il possible seulement de préciser des critères
communs ?
- Peut-on en préciser la nature face à la démocratie ? Est-il une extrême droite ou
une extrême gauche de type traditionnel, c’est-à-dire extérieure, hostile à la démocratie ?
Ou une nouvelle forme de la revendication démocratique originale, inattendue, dangereuse
peut-être, mais qu’il convient de prendre en compte ?9
La thèse ici défendue est que le populisme pose une question vitale à la démocratie,
celle de la souveraineté du peuple. Il est une mise en cause interne de la démocratie
telle qu’elle se pratique aujourd’hui. « L’actualité du populisme, c’est l’actualité d’une
fatigue démocratique, c’est l’ombre noire des dysfonctionnements démocratiques ». Il
est ainsi devenu pour la démocratie « un fait global structurant » (Rosanvallon10) qui
nous « contraint à réfléchir à ce que nous attendons […] de la démocratie »11.
Une remarque encore : en historien j’essaierai d’être le moins engagé possible, tout
en connaissant les limites de cette attitude. En effet, ma conception de la démocratie,
qui est ici le grand enjeu, est forcément influencée par les valeurs de la gauche
auxquelles je souscris. Mais quelles sont les valeurs de la gauche ?
I. LA LONGUE HISTOIRE DU PEUPLE
II. LE(S) POPULISME(S) ET LA DEMOCRATIE
6 P.-A. Taguieff, Le nouveau national-populisme …, p.19
7 P.-A. TAGUIEFF, Le nouveau… p.12.
8 Pierre-André TAGUIEFF, XXe Siècle, 56, 1997.
9 Ne comptons pas sur l’étymologie pour y voir plus clair, puisqu’en grec peuple se dit « démos », d’où
l’on a tiré « démocratie, démocratique, etc. », mots positifs pour presque tout le monde, mais aussi
« démagogique », dont le sens est toujours négatif ; en latin, peuple se dit « populus » d’où sont dérivés
« popularité », « populaire » dans un sens positif, mais aussi populiste, populace, populo, de plebs on a tiré
plèbe qui n’est pas laudatif. Une précision cependant : par peuple nous entendrons presque toujours le démos
c’est-à-dire le peuple politique et non l’ethnos le peuple ethnique.
10 Pierre Rosanvallon, L’Obs, 01.12.16.
11 Jan-Werner MÜLLER, Qu’est-ce que le populisme ? p. 181.
À nouveau, il faut aussi avoir recours à l’histoire, mais sans remonter plus loin que le
XIXe siècle.
1°) Les populismes étrangers aux XIXe et XXe siècles
a) Dans la Russie tsariste du milieu du XIXe siècle
L’intelligentzia révolutionnaire, d’origine sociale aisée, se tourne vers le peuple
(narodnik) surtout paysan, pour mieux le connaître et l’éduquer ; les intellectuels se font
instituteurs, comptables, infirmiers, ouvriers agricoles, etc. ; ils sont appelés « narodniki »
(populistes) vers 1870. Ce sont des « slavophiles » hostiles aux projets modernisateurs des
tsars depuis Pierre le grand, inspirés par l’Occident des Lumières, qui risquaient de détruire
l’identité russe fondée sur la communauté paysanne. Incompris, ils échouent rapidement.
b) Aux USA à la fin du XIXe siècle «
The People’s Party of America est aussi un mouvement de type agraire, mais cette
fois, l’initiative vient de la base. En 1892, les petits fermiers du Sud et de l’Ouest, qui se
considèrent depuis longtemps comme exploités par les capitalistes du Nord-Est12, décident
de former un troisième parti, la gestion des Démocrates ou celle des Républicains ne leur
apportant aucun espoir. Afin d’élargir leur base sociale, ils élaborent un programme
rassembleur de type anticapitaliste (appel à l’État, nationalisations, etc.)13. Mais aux
élections de 1892 et 1894, le People’s Party bien que très fort à l’Ouest ne perce pas au
niveau national, n’ayant pu réussir auprès des noirs et des ouvriers. Il se prononce en 1896
en faveur de Bryan, le candidat démocrate qui est battu par Mac Kinley, le représentant du
Nord-Est. Le populisme américain échoue donc à créer un tiers parti, mais il inspire le
progressisme14, qu’en France on classerait à gauche. Son échec même donne quelques
enseignements exige concernant le populisme en général : une volonté de toucher des
masses en difficulté, une certaine nostalgie d’un monde meilleur, la mise en cause des
« élites », enfin, la difficulté de constituer d’un peuple comme acteur politique liée à une
hétérogénéité sociale excessive qui rend impossible l’élaboration d’une plateforme
électorale suffisamment rassembleuse.
c) Les populismes sud-américains dans le second tiers du XXe siècle
. Ces populismes au pouvoir fournissent un prototype pour l’analyse postérieure des
populismes. Le contexte est à nouveau très éloigné du nôtre, car il s’agit de pays encore
peu développés, producteurs de produits alimentaires et de matières premières, donc dans
12 Banquiers, industriels et commerçants du Nord-est fournissent des crédits à des taux très élevés,
vendent du matériel très coûteux, font payer très cher le transport et mènent une politique monétaire fondée
sur l’or très défavorable à l’Ouest. Ce qui explique la misère dans les villes et de graves difficultés dans les
campagnes. En 1890 se forme un véritable parti des petits fermiers de l’Ouest, le People’s Party, non
révolutionnaire, mais radical, anticapitaliste, réformateur sur le plan politique. Son programme est repris en
compte, aux élections présidentielles de 1896, par le démocrate Bryan. Le bipartisme américain n’est donc
pas brisé, et Brian fut battu. Certaines revendications sont reprises en compte après 1900 par le
« progressisme » (Theodore Roosevelt). À la nostalgie se mêle le progressisme.
13 Laclau p. 237
14 On a même pu traiter le New Deal de Roosevelt de néo-populisme. Il faut remarquer que le mouvement
qualifié de populiste au XXIe siècle, celui du « Tea Party » relève du populisme de droite.
la dépendance des pays riches, et violemment secoués par la grande crise économique des
années 1930, après avoir connu une période faste après 1918 15.
Certains traits caractéristiques des populismes contemporains sont apparus : / rôle
des masses (nouvellement urbanisées) appauvries par une longue crise // chefs
charismatiques entretenant un rapport direct avec le peuple (forte charge émotionnelle) ///
adhésion populaire, intégration du peuple dans le système politique (le peuple se sait
influent lors des élections et des manifestations de masse, il se sent compris, gagne ainsi en
dignité), mesures de justice sociale (législation du travail), dirigisme économique
(nationalisations) //// manipulation des masses par des arguments démagogiques : thème du
complot contre le peuple, de la part des oligarchies traditionnelles , autoritarisme /////
nationalisme16.
Le bilan est complexe. Ces régimes accueillent la protestation populaire, établissent
une solidarité. Globalement, le populisme historique est largement progressiste, mais ne
reculent pas devant la démagogie et l’autoritarisme17.
2°) Extrême-droite et populisme dans l’histoire politique française
Au contraire des précédents, la France est un vieux pays développé, doté d’une
démocratie parlementaire. Mais celle-ci reste contestée, ce qui explique une histoire
politique très mouvementée même après son acceptation par le centre-droit en 187518. La
plupart des crises ne trouvent donc pas leur source dans les luttes de classe mais dans
l’idéologie politique.
La contestation du régime vient en premier lieu de la persistance d’une idéologie
contre-révolutionnaire, dite d’extrême droite, qui refuse la République démocratique, se
recommande de la tradition qui liait le catholicisme à une société organique, à l’Ancien
Régime. Celui-ci disparu, reste la religion catholique avec laquelle la révolution ne put
élaborer un compromis (les torts furent partagés). Au XIXe siècle, dans ce pays qui n’a pas
connu la tolérance, le catholicisme reste arc-bouté sur la tradition, tandis que le
républicanisme accentue son anticléricalisme, qui, à certains moments, devient
franchement antireligieux, la religion, de toute façon étant destinée à disparaître par la
vertu de la raison et de la science
15 Les exemples les plus typiques sont ceux du Brésil de Getulo Vargas de 1937 à 1945 et de 1950 à
1964 (le gétulisme) et de l’Argentine de Juan Peron de 1946 à 1955 (le péronisme ou justicialisme). On
trouve une analyse de l’exil de Perón et de son retour de 1973 à sa mort en 1974 dans E. Laclau.
Le contexte est original : / nationalisme hostile au colonialisme puis à l’impérialisme // volonté de mettre
fin au pouvoir des oligarchies traditionnelles /// passage d’une société rurale à une société urbaine de pays
sous-développés. Ce sont les analystes politiques du lieu et de l’époque, qui, dès les années 1950 en
Amérique latine (dans les années 1970 en Europe), les ont ainsi dénommés, mais certains ont préféré
conserver le terme « populaire ». Ces expériences originales (on a parlé d’un populisme de gauche) récusent
aussi bien le communisme que le fascisme (auquel certains historiens les ont apparentés). Elles ont été
liquidées par des dictatures militaires. Pour les autres populismes, voir XXe siècle, n° 56, p. 179. Le
populisme a ressurgi, « de gauche » au Venezuela avec Chavez (1999-2013), en Équateur, en Bolivie, « de
droite) en Colombie.
16 On peut reconnaître d’étroites parentés avec le chavisme dans le Venezuela du XXIe siècle (cf. le
célèbre « Toi, tu es Chavez » et la politique redistributive)
17 Les régimes actuels de l’est de l’Europe (Hongrie, Pologne) et la Russie, suggèrent à Rosanvallon une
proximité avec le césarisme de Napoléon III (France culture, 2 novembre 2016)
18 Michel Winock, in La fièvre hexagonale, en compte huit de 1871 à 1968.
Mais la contestation vient aussi de nouveaux mouvements politiques plus complexes,
qui ne sont hostiles, par principe, ni à la République ni à la démocratie, mais à la
République telle qu’elle est. Certains traits des populismes étrangers s’y retrouvent, si bien
que des commentateurs actuels, sociologues (comme Pierre-André Taguieff) ou historiens
(comme Michel Winock) ont utilisé la notion de populisme pour les qualifier. On devine
que la distinction entre ces deux types de mouvements politiques, l’un et l’autre hostiles à
la République et capables de souscrire des alliances occasionnelles, n’est pas facile à faire.
a) Le boulangisme (1889-1891)19
Il s’agit d’un mouvement qui, une dizaine d’années après son installation ébranle la
jeune Troisième République dominée par Jules Ferry, personnalité alors très contestée, et
même détestée de beaucoup. On y retrouve les trois figures du peuple : 1°) sociale : le
phylloxéra ruine de nombreux paysans, une dépression économique entraine du chômage
chez les ouvriers alors peu organisés, et des difficultés pour les petits travailleurs
indépendants : l’élément « populaire et même prolétarien » (Winock) est donc à prendre en
compte ; les droites légitimiste et bonapartiste résistent, l’orléaniste hésite ; le
conservatisme social des opportunistes au pouvoir détache les ouvriers de la République
parlementaire, la politique anticléricale (école, congrégations) scandalise les catholiques,
les scandales et l’instabilité ministérielle discréditent le régime (mot d’ordre boulangiste :
« Dissolution, Révision, Constituante ») 3°) nationale : à la suite de la perte de l’Alsace-
Lorraine, de la politique coloniale de Ferry qui semble l’oublier, un vif nationalisme de
gauche et de droite se développe en France : Ligue des Patriotes de Déroulède. Le général
Boulanger va rassembler autour de sa personne le qu’on a appelé « le syndicat des
mécontents » de tous bords contre la République parlementaire : héros populaire de
quelques mois, il n’avait pas le caractère nécessaire pour mener à bien cette entreprise et
ses soutiens étaient tout de même trop divers.
Cet épisode a suscité des interprétations diverses. Retenons que certains traits du
populisme se révèlent alors : mouvement « attrape-tout » qui séduit à gauche par ses
valeurs sociales, à droite par ses valeurs politiques, fort antiélitisme, besoin d’un héros
populaire, idéologie et programme nécessairement très flous20, marqués par le
nationalisme, l’antiparlementarisme et l’antisémitisme, On peut ranger le boulangisme
parmi les populismes protestataires.
b) Le poujadisme (1953-1956)
Ce mouvement a prospéré sur les faiblesses de la IVe République, avant qu’il ne soit
emporté par la prise de pouvoir du général De Gaulle, provoquée par la guerre d’Algérie,
crise à la fois de décolonisation, de l’armée et du système politique incapable de faire face.
Le régime est né avec le handicap de l’opposition des gaullistes à sa Constitution, bientôt
aggravé par la guerre froide qui lui enlève l’appui des communistes. Entre ces deux partis,
ceux de la « troisième force » ne purent assurer la stabilité ministérielle indispensable21.
Pierre Poujade en 1953 fonde l’UDCA, « Union de défense des petits commerçants et
artisans » menacés par la modernisation des Trente Glorieuses qui commencent. Il attire
aussi des victimes et des adversaires de la décolonisation. Il connaît non pas un triomphe
19 Du nom du général Boulanger. Des manifestations menacent la République, mais pour peu de temps :
le général Boulanger était un médiocre et ses alliances hétéroclites.
20 Seuls quelques noms d’écrivains ou d’orateurs émergent comme Barrès ou Déroulède.
21 D’autant que la dissolution toujours possible de l’Assemblée ne fut utilisée qu’une fois.
mais un succès évident : 100 000 manifestants en 1955, puis aux législatives de 1956 2,5
millions de voix (12,5 %) et 52 députés parmi lesquels Jean-Marie Le Pen. Mais De Gaulle
confirme en 1958 le choix de la modernisation.
On retrouve, après le boulangisme, un populisme protestataire avant tout : non pas
antirépublicain, mais antiparlementaire, anti-élitaire, anti-intellectuel, antiétatique
(notamment entre ceux qui se jouent de la fiscalité et ceux qui la veulent plus efficace
comme Pierre Mendès-France). Il a produit une mobilisation assez large, mais de la part de
populations vaincues par la modernisation et la décolonisation, emmenées pas un leader
médiocre. La composante identitaire a été faible marquée par des propos antisémites
occasionnels (Mendès-France). L’échec rapide des deux mouvements qualifiés de
populistes donne donc du populisme français une image somme toute rassurante…
Plus complexe, le phénomène des Ligues
• Les Ligues au temps de l’Affaire Dreyfus (autour de 1900) : populisme
identitaire où l’antisémitisme est virulent.
• Les Ligues des années Trente. S’y mélangent le protestataire et
l’identitaire, mais elles échouent aussi, tout en révélant une coupure profonde
entre les Français, manifeste au temps de Vichy. Leur interprétation est
controversée : populisme ? extrême-droite ? fascisme ? Cas du PSF.
3°) Réflexions sur l’étude du populisme de notre temps
Le mot est de plus en plus employé. Utilisé par des chercheurs anglo-saxons dès 1969,
choisi pour titre d’un ouvrage important par Margaret Canovan en 1981, il a été introduit
en France par Pierre-André Taguieff en 1983-1984 sous la dénomination de « nationalpopulisme
». Depuis, il est employé aujourd’hui de manière inflationniste.
a) Indéfinissable populisme
Toute définition englobante ne peut être que très courte, tant il y a de versions du
populisme : être populiste, « c’est faire la politique du peuple », ou encore c’est « défendre
le peuple », ou « faire appel au peuple », donner « le pouvoir au peuple », faire prévaloir
« la souveraineté du peuple ». Ces formules très courtes sont aussi très ambiguës : elles ont
recouvert le meilleur ou le pire au cours de l’histoire, mais elles ne peuvent être récusées
par tout démocrate conséquent. Qui, en effet, oserait se prononcer contre le peuple ? Le
populisme exalte le peuple, la démocratie aussi, alors, la démocratie ne serait-elle pas
nécessairement populiste et le populisme démocratique (« bonnet blanc, blanc
bonnet ») ? Le plus simple ne serait-il donc pas de se refuser à employer le mot22, comme
d’ailleurs la plupart des mots en isme (libéralisme, totalitarisme, socialisme, etc.) ? Il
est plus prudent cependant de compléter même brièvement les formules ci-dessus : ainsi,
faire prévaloir la souveraineté du peuple, exprimée par le suffrage universel, sur tout autre
considération même démocratique telles que le respect des droits, du droit, de la loi.
22 Cf. Jean-Paul Fitoussi, La théorie du lampadaire, Les liens qui libèrent, 2013-2015, 250 p.
b) Multiples approches
- 1) Une description historique des différents mouvements, comme le fait Margaret
Canovan, ce qui est à la fois utile pour l’historien mais décevant.
- 2) Dans le même sens va l’établissement d’une liste de critères (Alexandre Dorna) :
ainsi, appel au peuple, existence d’un leader, hostilité à l’égard des élites, défiance à
l’égard des institutions, rejet du cosmopolitisme et de la mondialisation libérale. Mais,
d’une part, tous les mouvements populistes ne rassemblent pas tous les critères, d’autre
part, certains critères peuvent être appliqués à des partis non populistes ou même être
partagés par la démocratie participative.
- 3) Rechercher un modèle théorique de type essentialiste (Ernesto Laclau), ce qui n’est
pas toujours convaincant.
- 4) Rechercher un modèle prototypique, un « idéal-type » (selon l’expression de Max
Weber) à partir duquel faire dériver tous les autres. Ou encore… mêler ces méthodes
(Taguieff)
c) Qualifications diverses
/ On a distingué le populisme synthétique et le populisme partiel, accidentel,
circonstanciel. // D’après l’accent mis sur certains choix idéologiques et tactiques, on peut
distinguer populisme à dominante identitaire ou à dominante protestataire (ainsi, pour
Taguieff, le populisme de dénonciation est caractéristique des Indignés « une variante
moralisante et impolitique »23 /// On parle de populisme de gauche et populisme de droite.
//// Il faut distinguer entre le populisme d’opposition dans une démocratie normale, qui
peut utiliser des arguments prudents, recevables, et le populisme de gouvernement
(installé au pouvoir) qui verse aisément dans l’autoritarisme. //// Et l’on pourrait continuer
longtemps (le « climato-populisme »24, etc.)
d) Tentation du jugement de valeur
Certains dénoncent le populisme comme un danger pour la démocratie, alors que
d’autres reprochent à la démocratie telle qu’elle existe de ne pas faire sa juste part au
peuple, de lui mentir, d’être une supercherie.
• L’hostilité. Certes, le choix du mot populisme a quelque chose de rassurant si l’on
pense à des qualifications telles que droite radicale, extrême droite, néofascisme ou
fascisme tout court. Cependant, il déclenche spontanément, surtout en France, des
réactions hostiles25 à tous les niveaux de la pensée : populaire est honorable, populiste est
disqualifiant. Le mépris s’exprime à l’intention des électeurs concernés par l’utilisation de
termes tels que « petit blanc » ou « beauf ». Le peuple au mieux se ferait manipuler, au pire
serait directement responsable de tous les excès, ce qui est une manière de revenir au
mépris et à la crainte des foules au faible niveau d’éducation : ces gens seraient des
23 Taguieff est très sévère à l’égard de Stéphane Hessel ; traitant son Indignez-vous de « libelle indigent ».
d’Edgar Morin : « le confortable et conformiste abandon à « La Voie », proposée par les gérontes de
l’indignation salvatrice », et encore d’Occupy Wall Street dont le slogan « Nous sommes les 99 % » n’est
qu’une variante de la dénonciation des ennemis d’en haut, les 1% en quelque sorte.
24 Il s’agit de la famille d’esprit qui nie la responsabilité de l’homme dans le dérèglement climatique
(N.B. : le souci du climat n’est pas une préoccupation du FN).
25 « démagogues dangereux » selon Maurice Agulhon, le grand historien de la République in XXe siècle,
56, 1997).
envieux, des incapables (incapables de suivre le rythme de la mondialisation). Certains
analystes diront que le populisme exprime l’émotion et non la raison, l’opinion et non le
savoir, l’immédiateté et non la mise en perspective. Ou encore ils traiteront les couches
populaires de réactionnaires et avec elles les intellectuels qui leur trouvent toutes les
vertus. Conceptualisant, P.-A. Taguieff analyse le populisme comme la « pathologie
normale » des régimes démocratiques26, une sorte de maladie interne qui est aussi
ancienne qu’eux : c’est l’une des « démagogies de l’âge démocratique ».
• La réhabilitation, voire l’extrême confiance. C’est contre cette dépréciation
systématique que s’élève un nombre croissant d’intellectuels inquiets de la condamnation
implicite du peuple qu’entraîne celle du populisme, qu’il s’agisse de leur part d’un
mouvement du coeur, d’un jugement moral ou d’analyses argumentées. Sans que soient
minimisés pour autant les dangers du populisme en général et du FN en particulier.
Ainsi, Jacques Rancière, dans La haine de la démocratie, accuse et analyse : sous la
rubrique de populisme, dit-t-il, on range volontiers « toutes les formes de sécession par
rapport au consensus dominant », ce qui « masque et révèle en même temps le grand
souhait de l’oligarchie : gouverner sans le peuple, c’est-à-dire sans division du peuple :
gouverner sans politique » (p.88), lui demander de légitimer la capitalisme généralisé,
l’Europe telle qu’elle fonctionne (ex. : le scandale du non au référendum de 2005, vite
tourné par le Parlement). Important : le populisme n’est pas un signe de dépolitisation, au
contraire, c’est une exigence de démocratie, une exigence de la reprise en main de sa
souveraineté.
Pour Annie Collovald, traiter de FN de populiste permet aux élites d’en souligner la
composante populaire et d’affirmer ainsi leur propre autorité morale. De cause à défendre,
le peuple devient un problème.
Voir aussi Ernesto Laclau et quelques autres.
e) De quelques confusions
• Populisme et démagogie. La démagogie (forme et fond) n’a pas attendu le populisme
pour naître, on le sait, et il n’est pas le monopole des populistes, surtout s’il n’apparaît que
de manière occasionnelle. Sur la forme, on a fait remarquer que la démagogie est une
manière de se présenter, de s’exprimer, il s’agit du « style », des « accents » qui jouent la
carte de l’émotion : c’est ainsi qu’on a qualifié certaines prestations d’Edith Cresson, de
Tapie, de Chirac et bien sûr de Le Pen, « type du démagogue moderne », selon M.
Winock27. Sur le fond, le démagogue est bien en peine d’exposer une idéologie cohérente
(cf. les variations surprenantes de Le Pen sur la question pourtant capitale de la tradition
républicaine) et un programme crédible, à supposer qu’il existe un véritable programme. Il
ne suffit pas de se débarrasser des gens en place, encore faut-il proposer une meilleure
sélection des élites, un nouveau mécanisme institutionnel, un modèle économique.
• Populisme et radicalisme : tous les extrémismes ou radicalismes de gauche ou de
droite, et à plus forte raison les terrorismes.
• Populisme et programme : on ne peut qualifier de populiste celui qui émet une
critique à l’égard de l’Union européenne actuelle, affirme une tendance protectionniste (cf.
la « démondialisation » de Montebourg), promet la tenue de référendums (Fillon),
s’affirme « hors-système » (Macron).
26 P.-A- TAGUIEFF, Le nouveau national-populisme, p. 23.
27 M. WINOCK, revue XXe siècle, n° 56, p. 88.
4°) Le populisme comme menace
Pour un démocrate français d’aujourd’hui, il apparaît, à première vue, comme une
entreprise démagogique (c’est le style), aux propositions simplistes (c’est la rhétorique),
qui déboucherait sur un régime autoritaire (c’est le projet). Cette manière de voir péjorative
demande à être précisée et, dans un deuxième temps, dépassée, mais il vrai que le
populisme fait courir des risques graves à la démocratie, d’autant qu’il n’avance pas à
visage découvert.
a) La négation du pluralisme : la démocratie illibérale
Elle n’apparaît qu’à la réflexion car elle n’est jamais mise en avant par le discours
populiste, étant trop menaçante pour la démocratie pluraliste et libérale, telle que nous la
connaissons aujourd’hui.
Le peuple UN. L’appel au peuple28, à sa souveraineté, son expression, sa
représentation, sa figuration, est au centre de tout, comme pour les démocrates, et
contrairement à l’extrême droite. Le populisme promet au peuple une démocratie « vraie »,
ce qui sous-entend que celle qui existe est mensongère. Mais le peuple des populistes a des
traits spécifiques : il possède toutes les qualités, il est le « vrai » peuple, il est UN (thème
fondamental de l’unité), ce qui exclut la notion de classes (le populisme est dit
« interclassiste », ou, péjorativement, « attrape-tout »). Il est donc normal que ce peuple
homogène s’exprime d’une seule voix, qu’il condamne ceux qui ont une voix discordante,
qu’il se pense contre.
• Une expression de la souveraineté non démocratique
Pour les populistes, le peuple doit être représenté sans la médiation des élites, il est
trahi par la représentation (conformément aux vues de Rousseau : « la volonté générale
ne se représente pas »). Certains analystes soulignent que la représentation, voire les élites,
ne sont pas proscrites, mais qu’elles doivent être « authentiques », c’est-à-dire proches du
peuple, donc populistes. Ainsi, le populisme « privilégie l’esprit du peuple et non la
volonté générale » (Müller, 59). Il s’exprime par la démocratie directe et le référendum29
28 (Auxerre 302).
29 Sur le référendum. Le problème essentiel du référendum c’est que la réponse dépend rarement de la
question posée et le plus souvent de qui la pose. C’est encore plus évident lorsque la question est compliquée
ou pas claire, les électeurs portent alors un jugement sur l’ensemble de la politique de qui la pose, majorité
parlementaire, gouvernement, voire chef de l’État (dans ce cas, la personnalisation est capitale).
Mais jouent bien d’autres conditions : 1°) La nature du régime, autoritaire ou démocratique : il n’y a pas
de comparaison entre les référendums (plébiscites) des deux Napoléon et ceux de De Gaulle – 2°) La nature
de la question : personnelle ou législative (le chef de l’État passe par dessus une majorité parlementaire,
comme De Gaulle à propos de l’Algérie, Mitterrand du traité de Maastricht. – 3°) Les dispositions
constitutionnelles : la constitution de la Ve République accorde des pouvoirs exclusifs à l’exécutif en matière
d’initiative.
Donc, le référendum ne saurait a priori être condamné du point de vue démocratique. Tout dépend de la
manière dont il est utilisé, des personnes qui sont au pouvoir, et surtout des textes qui le réglementent. Des
réformes d’inspiration démocratique ont été proposées : instauration d’un contrôle de constitutionnalité par le
Conseil constitutionnel, pouvoir d’initiative (par exemple, droit pour la minorité parlementaire de présenter
un contre-projet soumis au vote le même jour), nécessité de consulter le Parlement dans le cas d’une révision
de la Constitution grâce à l’art. 11, élargissement des possibilités d’organiser des référendums d’initiative
en est le moyen privilégié, car il fait apparaître clairement la majorité : « la majorité sortie
des urnes suffit à elle seule à définir la volonté générale » (P.Rosanvallon, L’Obs). Le
respect de la minorité n’existe donc pas. La Constitution, c’est-à-dire les grands principes,
ne doit pas faire obstacle à la volonté du peuple : l’anticonstitutionnalisme est un autre
trait majeur.
• La nation et la question de l’identité
Le peuple souverain s’inscrit dans des frontières ; la nation-État a été le cadre de
l’établissement de la démocratie, la nation de citoyens est née avec la Révolution française.
Mais, née à gauche, la nation est devenue une idée de droite et d’extrême droite. Pour le
populisme, comme le peuple, la nation doit être UNE, avec SON identité (de là
l’expression de « national-populisme » de Taguieff). Son ancrage idéologique, c’est le
« nationalisme des nationalistes ».
Or, la nation française est en proie à une crise d’identité, mais aussi l’Europe, voire le
monde occidental : thème rebattu de la décadence et de l’insécurité sociale et culturelle,
qui active la peur de l’Autre, un sentiment ancien et largement partagé. Elle a pour
soubassement une crise de la puissance, donc de la souveraineté (cf. M. Le Pen : souci
de « la France libre » dans le discours de Fréjus). Comme il est difficile et sans doute
impossible de définir l’identité nationale positivement, une fois encore, on la pose par
opposition, CONTRE « ceux d’en face », à l’intérieur et à l’extérieur (qui se trouvent avoir
partie liée avec ceux d’en haut).
Il y a là plus d’un point commun avec les totalitarismes : ceux-ci se sont fondés sur la
race (nazisme) ou sur la classe (URSS), prenant la partie pour le tout ; ou sur la nation
(Italie). Et c’est bien dans l’exclusion que l’on peut trouver les affinités et que résident les
dangers (Le test empirique d’une élection perdue est refusé par le populiste, car,
moralement, l’adversaire ne fait pas partie du peuple).
• Le mode de direction du mouvement
L’incarnation. Le leader populiste ne représente pas le peuple, mais il le comprend, il
exprime ses besoins et sa colère, bref, il l’incarne, il « est le peuple », le peuple UN, qui
est trahi par la représentation. Il demande une délégation aveugle pour une réalisation
rapide et intégrale des désirs populaires. C’est la démocratie directe qui exprime le mieux
la souveraineté populaire.
L’utilisation des médias30. Les leaders populistes se sont d’abord plaints des médias,
aux mains de l’élite, selon eux. Aujourd’hui, c’est différent. Les médias se sont aperçus
que leur audience connaissait des pics lors des interventions des populistes (de droite
comme de gauche). Le déséquilibre s’est même inversé, au point que l’on peut parler de
« télépopulisme ». Le public s’intéresse à la performance, au spectacle, à la « bête de
scène »31, au mélange de distraction et d’information, à la préférence des orateurs
populistes pour les questions de société au détriment des débats idéologiques, pour l’appel
aux sentiments plus qu’à la raison, à la dérision du monde politique (l’émission « Les
Guignols de l’info », créée en 1988, a habitué une génération à l’esprit populiste).
populaire, aujourd’hui très limitées, répartition égale (donc non proportionnelle au poids respectif des deux
camps au Parlement) des ressources publiques. (Laurence Morel, Le Monde 10.12.2016)
30 Cf. D. Reynié, Les nouveaux populismes, p.339 et sv.
31 Cf. Mélanchon le 21 novembre 2010 : « Je suis le bruit et la fureur ! Le tumulte et le fracas »…
L’organisation du parti (D. Reynié préférerait parler d’un mouvement d’opinion).
Centré sur le chef, la discipline y est requise : pas question de motions, de discussions – au
moins officiellement - au sein des instances dirigeantes.
b) Exclusion / inclusion : se penser contre
• La coupure peuple-élite
Le populisme reprend le vieux thème de la lutte des « petits » contre les « gros », ceux
d’en haut contre ceux d’en bas, d’une majorité saine et impuissante contre l’élite,
minorité dominante et malsaine, l’« établissement » produit par la démocratie
représentative, considéré comme un groupe homogène et complice, qui inclut des
politiques, grands patrons, hauts fonctionnaires, et aussi la plupart des intellectuels et
artistes jugés trop novateurs et audacieux32.
Cet antiélitisme politique et social suscite la dénonciation d’un complot, engendre le
soupçon, la peur, voire la haine, à l’occasion la violence (bien légitime puisque le peuple
se défend).
• L’ennemi intérieur
C’est l’étranger ou le citoyen mal intégré, voire, ce qui est encore plus exigent, non
assimilé. Premier argument d’ordre matériel : en période faste, l’étranger immigré
concurrence le travail (non spécialisé) des nationaux et fait baisser leurs salaires ; en
période de crise, s’ajoutent la raréfaction de la ressource publique pour la prise en charge
des immigrés pauvres, et le risque de concurrence des enfants des nationaux dits « de
souche » par les descendants éduqués des immigrés. Le seconde est d’ordre immatériel :
le « vrai peuple » se définit par rapport à l’Autre, du moins dans le discours, par son
identité culturelle, le plus souvent par son identité ethno-raciale.
L’originalité de la situation actuelle tient au poids de la religion, en l’occurrence
musulmane, dans cette conscience identitaire, et au rôle joué par la laïcité, considérée non
comme un terrain de compromis en vue d’une pacification, mais comme une arme de
combat.
Se trouve ainsi abolie au nom de l’identité toute (large) fraternité. Cette situation
explosive n’est le propre ni de la France, ni de l’Europe, ni des USA, mais elle est celle du
monde entier où les minorités sont de plus en plus persécutées.
• L’ennemi extérieur
D’une manière générale, c’est le « cosmopolitisme ». Plus précisément, ce sont les
institutions qui limitent la souveraineté de la France, au premier rang desquelles l’Union
européenne et l’euro, les « élites internationales » irresponsables (qui sont aussi des élites
nationales ou leur sont proches), et leur idéologie favorable à la mondialisation. De là les
réflexes protectionnistes : droits de douane, contrôles divers, sortie de la monnaie unique.
La hantise des Le Pen, c’est le cosmopolitisme et la décadence (Winock, XXe, p. 89-90).
Des trois orientations, politique, sociale et nationale, c’est la dernière que Le Pen met au
premier plan et sur laquelle il avance des propositions claires. D’où le terme de nationalpopulisme
(P.-A. Taguieff33).
32 Pepe Grillo : « Il faut une révolution dans la tête des Italiens. On veut une démocratie qui permette une
participation directe du peuple » (Le Monde du 14.09.2014
33 P.-A. TAGUIEFF, « La doctrine du national populisme en France », Études, janvier 1986, p. 27-46.
c) Les leçons inquiétantes du populisme de gouvernement
On peut en apercevoir les dangers dans les expériences étrangères qui se
multiplient : une fois au pouvoir, les conséquences du choix en faveur de la
simplification, de l’univoque, de l’incarnation se manifestent rapidement. En effet,
l’opposition se révèle toujours plus importante que prévu, plus large en tout cas que
l’étroite élite dénoncée et qu’on a prévu de mettre hors jeu. Alors, comme le leader ou
le parti est le peuple, cette opposition est considérée comme anormale, on l’explique
par un complot qu’il faut briser (thème du « complotisme » à la mode aujourd’hui)34,
ce qui engage dans des voies autoritaires par l’utilisation de techniques bien connues,
par un « légalisme discriminant », selon le formule de Müller (97) :
1 - Mises en scène fréquentes : longs discours radiodiffusés (Chavez, Orban).
2 - Accaparement de l’appareil d’État : placement des fidèles aux postes clefs de
l’État et de la fonction publique (armée, police, justice, enseignement même) et des
médias, ce qui est fait, non de manière dissimulée comme dans les démocraties mais de
façon ostentatoire, en modifiant les règles si nécessaire.
3 - Pratique du clientélisme de masse en toute bonne conscience : revenus pétroliers,
subventions de l’Union européenne dirigés vers les fidèles, pratiques reprochées autrefois à
la « caste politicienne », mais justifiées désormais parce qu’elle vont au « vrai peuple ».
4 - Discrédit jeté sur l’opposition supposée faire le jeu de l’étranger, et sur les ONG.
Actions facilitées par le fait que les opposants s’en vont quand ils le peuvent à l’étranger.
Mesures contre les personnes, la presse, les libertés, etc.)
Alors, pourquoi le populisme gouvernemental ne rompt-il pas avec les processus
électoraux et l’État de droit ? Plusieurs raisons : - 1) La perte de légitimité internationale
(même si les sanctions sont rares) – 2) Les manipulations sont moins onéreuses que la
violation patente des grands principes démocratiques, évitent l’accusation de totalitarisme
(les élections sont libres mais les électeurs manipulés par les médias aux ordres. 3) Les
élections peuvent être des tests utiles. On a donc pu parler d’ « État double » ou mieux de
« démocratie défectueuse » (Müller) plutôt que « démocratie illibérale », ce qu’accepterait
volontiers un Orban hostile au libéralisme (économique). Les populistes font rédiger par
des parlements à leur botte des constitutions, parfois appelées « exclusives » ou non
pluralistes35, qui permettent aux populistes de se garder de toute alternance (cf. Orban36) ;
en Hongrie, on constitutionnalise des décisions qui relèvent de la politique habituelle
Conclusion : un mode de pensée non démocratique
34 Müller : Une fois au pouvoir, les populistes accusent les anciennes élites ou des forces nouvelles qui
complotent, sabotent (Chavez, Erdogan, Kacziynski), continuant ainsi d’entretenir le complexe de
persécution. Surtout, ils utilisent des techniques précises d’exercice du pouvoir, qu’ils justifient par des
principes moraux.
35 Cf. Chavez-Maduro, Müller, p. 109-110.
36 En 2011, le gouvernement et le parti majoritaire, la Fidesz (moins de 53 % des voix avec 35 %
d’abstentions) élaborèrent la Constitution, sans tenir compte de l’opposition, ni des résultats d’un
questionnaire maintenu secret, sans organiser un référendum, ce qui suscita des critiques à l’intérieur et celles
du Conseil de l’Europe. Orban leur répond : « Le peuple a donné un bon conseil au Parlement hongrois, il a
donné une bonne directive [en demandant que soit élaborée la Constitution], et le Parlement l’a suivi. En ce
sens, les critiques dirigées contre la Constitution hongroise ne visent pas le gouvernement mais le peuple
hongrois […] Contrairement à ce que nos auteurs veulent nous faire croire, l’Union européenne n’a aucun
problème relationnel avec le gouvernement […] ; la vérité, c’est qu’il attaquent la Hongrie même » 2016.
Cité dans Yan-Werner MULLER, Qu’est-ce que le populisme, définir enfin la menace, 2016.
- Du côté populiste, la simplification est fondamentale. On peut la justifier en y
voyant un fruit de la spontanéité, de l’immédiateté, de la certitude, qui vont avec
l’aspiration à l’unité, à l’univoque, avec la phobie des mélanges, des différences. En
sens inverse, on peut arguer qu’ainsi les passions l’emportent sur la réflexion. Mais,
attention, la simplification peut toucher tout l’échiquier politique.
- Du côté de la démocratie bien comprise, c’est au contraire, la complication
qui l’emporte, avec le pluralisme, l’indétermination, le problématique, le compromis,
qui, soulignons-le, n’est pas le consensus. Ainsi, la raison l’emporte selon la tradition
des Lumières. Mais les démocrates ont souvent eu le tort d’oublier qu’au
moment des grands choix, les sentiments, les affects, jouent un grand rôle en
politique (cf. Rousseau), la rationalité l’emportant dans la détermination des
objectifs et des moyens.
5°) Le populisme comme symptôme. Les réponses des démocrates
« Si l’on veut éviter le populisme, écrit J. Julliard, alors il faut se placer résolument du
côté du peuple »37, il faut renouer avec le peuple. Le populisme révèle les failles de la
démocratie telle que pratiquée, et oblige les démocrates à trouver des réponses adaptées à
notre temps sans trahir leurs valeurs.
a) Concernant le peuple
• Concernant son « indétermination »
Selon Rosanvallon, le peuple est caractérisé par son indétermination, il a même
donné pour titre à l’un de ses livres « le peuple introuvable ». Pour Guy Coussedière, il
doit rechercher la similitude (construite) et non l’identité (considérée comme donnée),
ce qui est un pari sur la capacité assimilatrice du peuple, sur sa capacité à susciter
l’imitation38. Le mot peuple, comme celui de démocratie, doit donc être compris dans un
sens dynamique : un peuple est toujours à construire39.
• Concernant sa capacité de choix politique
À la base est posée l’exigence de faire accéder le peuple à la sphère politique, lieu de la
« formation démocratique de la volonté collective » et de trouver les « formes de
constitution et de stabilisation institutionnelle d’un ”nous” qui ne soit pas seulement une
37 Le Nouvel Observateur.
38 Le peuple politique, selon lui, ne se fonde plus sur une transcendance, mais sur lui-même, il recherche
la similitude (construite, notamment par l’éducation, par un effort d’imitation et d’innovation, conduisant à
une sociabilité partagée) et non l’identité (donnée non politique, plus ou moins transcendante, assimilable ni
à la race, ni à la classe).
39 La « politique du peuple », qui peut être dite populiste, correspond aux aspirations du peuple.
« L’expression générale dans une conjonction donnée d’un sentiment populaire global sur la situation
politique vécue », revendication justifiée par un souci de justice sociale, d’égalité des chances (G. Dupuy).
Attitude, type de discours, qui n’est le propre ni de la gauche, ni de la droite (G. Hermet).
Manière de constituer un sujet collectif à partir de demandes sociales voisines et capable de débouchés
politiques. Ce qui n’est pas le monopole de la droite comme le montrent, d’une part, les Fronts populaires qui
manifestent des clivages que le libéralisme voudrait abolir, d’autre part, la pensée socialiste à propos de la
répartition des biens, qui tend à éliminer les opposants par la promesse eschatologique de l’Un (Laclau).
addition de ”je” ». La liberté est essentielle, qu’elle soit juridique (autonomie privée),
morale (fin de l’autorité de la religion - certains ajoutent : ainsi que de la nation), sociale
(question de la redistribution du produit social en économie de marché). Essentielles aussi
les deux dimensions de représentation et de participation, la « dialectique du pouvoir et de
l’espace public communicationnel », l’urgence à développer la dimension horizontale,
mais sans oublier la nécessité de la dimension verticale indispensable à la définition du
nous et au vivre-ensemble40.
C’est un fondement de la démocratie : le peuple est capable de choisir, ne serait-ce que
parce qu’il n’y a rien de mieux, le pouvoir politique des experts étant un non-sens, car la
connaissance savante ne donne aucun titre à imposer un pouvoir de coercition sur les
citoyens, quand elle se prononce sur des sujets relevant de la conviction personnelle.
- Diversité réelle, consensus impossible. Conscients de la diversité, du pluralisme de la
société, les démocrates légitiment les différences, les conflits d’intérêts (concernant par
exemple la redistribution, la fiscalité).
- Clarté des choix. - 1°) Il faut que les électeurs puissent choisir, choisir une politique
et non des équipes rivales sur des projets plus ou moins voisins. - 2°) Il faut que les
électeurs soient bien informés (sinon ils sont en quelque sorte condamnés à l’obéissance)
- Compromis nécessaire (arbitrage selon certains). Le démocrate prend acte des
conflits, mais aspire à les régler en faisant confiance au temps, à la délibération, à la
médiation, au compromis. Ce qui ne veut pas dire transiger sur les principes (ce serait une
compromission), mais trouver à des problèmes pratiques des solutions acceptables par la
minorité. Il s’agit là d’une des difficultés non surmontées de la démocratie.
• Concernant la minorité
Elle doit être respectueuse et respectée. D’une part, elle doit respecter le principe
fondateur selon lequel la minorité accepte la victoire par les urnes de la majorité (dans la
mesure où les processus électoraux ont été respectés). D’autre part, la minorité doit être
respectée : « Le propre de la démocratie est de reconnaître que ceux qui ne partagent pas
la volonté majoritaire ne sont pas dans l’erreur, ne sont pas des égarés qu’il faudrait
remettre dans le bon chemin et à défaut au goulag, mais des citoyens qui défendent des
idées, qui, pour n’avoir pas convaincu à un moment donné, sont autant respectables que les
autres. »41 Cependant, l’opposition systématique sur tout sujet entre majorité et minorité
discrédite gravement les assemblées.
• Concernant la représentation et la délibération
Nous ne sommes pas ici dans le domaine des grands principes, mais dans la technique
réformatrice ; il est donc normal que les propositions divergent. Les difficultés sont
nombreuses : fonctionnement des partis, professionnalisation de la politique, reproduction
des élites, etc. Certains, comme Coussedière, pour qui la demande majeure du peuple
concerne sa volonté de survie, de sauvegarde d’une sociabilité, de défense d’intérêts
communs pensent que sa demande est d’être gouverné autrement, plutôt que d’acquérir de
nouvelles responsabilités. D’autres, comme Rosanvallon, partant du foisonnement des
« expérimentations passionnantes » actuellement observé, proposent de nouvelles
institutions capables de donner de nouvelles responsabilités et de nouveaux moyens de
40 Ce paragraphe s’inspire du compte rendu par Jean-François Kervégan du livre d’Axel Honneth, Le
droit de la liberté. Esquisse d’une éthicité démocratique, Esprit, juin 2015, p.133-139.
41 Dominique ROUSSEAU, Le Monde, 14.11.16.
contrôle aux gens d’en-bas. Mais il ne supprime pas l’élection, car à des problèmes macro,
il n’est pas possible d’apporter des solutions micro42 ; il la complète » par une
« démocratie d’exercice »43. Sans le refuser par principe, il se méfie du référendum.
b) Concernant l’identité
En France, le débat sur l’identité nationale a été piégé par la nostalgie concernant une
France largement imaginaire : « […] il y a une partie de la droite qui est dans le déni des
réalités sur ce qu’est la réalité de la France d’aujourd’hui dans sa diversité »44. Le
populisme opère une rupture avec l’universel, qui est un des traits de culture de
l’Occident45, hérité de la philosophie et de la science grecques, du droit romain, de la
conception chrétienne du salut incarné dans l’Église, des droits de l’homme et, pour
certains, de l’idée marxiste du prolétariat. Ce qui pose à tous les niveaux la question
politique du vivre-ensemble, de la recherche du « commun ».
Pour les démocrates rigoureux, il n’y a pas d’identité culturelle46, elle n’existe que pour
les individus, pas pour les nations. F. Jullien fait le constat de cette séparation, mais pour
l’exprimer, au mot de « différence » qui exprime une spécificité, une identification, un
constat, un repli sur soi, il préfère celui d’« écart » qui exprime une distance à explorer :
c’est, comme il le nomme « l’entre » (préposition dont il fait un substantif). Par ailleurs,
toute culture vivante évolue, a de multiples facettes (issues de milieux particuliers :
Florence, Venise, Vienne, Paris, etc.), elle est donc indéfinissable47. Elle s’exprime dans
des langues différentes, ce qui, à son avis, est incommode, mais ne peut être surmonté que
par la traduction et non par le globish.
Dans une culture, il faut défendre ses « ressources », c’est-à-dire ses fécondités et
éviter ce qui conduit, soit à l’uniforme (qui est un simulacre de l’universel), soit au
communautarisme (qui n’est plus porté par l’universel). Certes, on a « sa » culture (mot lié
à celui de « racines »), mais ce possessif ne doit pas être de possession et par-là exclure le
partage, mais d’appropriation. Les « ressources », à la différence des « valeurs », ne
s’utilisent pas comme des slogans. Pour F.J., les écarts ne sauraient être dépassés, résorbés,
mais doivent êrte objets d’un constant dialogue, au sein d’une nation, ou à l’international
(dia en grec dit l’écart et le cheminement, le chemin traversant un espace, logos dit « le
commun de l’intelligible »). Commencer à entendre l’autre, « chacun défaisant non pas
sa position, mais ce qu’il y a d’irréductible dans sa position », c’est-à-dire de subi. Ne
subir ni l’uniformisation, ni l’identitaire.
42 Cf. l’article cité d’Antoine Garapon.
43 La Commission sur l’avenir des institutions, présidée par Claude Bartolone et Michel Winock, a
travaillé de novembre 2014 à septembre 2015 et présenté son rapport à l’Assemblée le 2 octobre 2015. Elle
ne propose pas un bouleversement radical mais ses propositions de réorganisation sont importantes.
44 Gilles FINKELSTEIN, Pièges d’identité, 2016.
45 F.JULLIEN préfère ce mot à consonance idéologique à celui d’Europe, à consonance historique. Mais
il faut observer que l’universel a été mis en cause par la connaissance de la multiplicité des cultures.
46 François JULLIEN, Il n’y a pas d’identité culturelle, L’Herne, 2016.
47 Cf. les différends lors de la rédaction du Traité constitutionnel de 2004 : l’Europe est-elle chrétienne ou
laïque ? Elle est chrétienne et laïque (et autre), entre foi et raison. L’Europe est « un champ d’héritages et de
cohérence ».
e) Concernant la mondialisation néolibérale
Aujourd’hui, liée à la révolution numérique et à la transition écologique, elle est
pour la gauche un adversaire48 essentiel car se trouve en jeu non seulement
l’économie, mais « notre rapport au monde, à l’espace, au temps, à autrui et à soi.49
La droite s’y trouve à l’aise : le libéralisme économique, l’individualisme, la loi du
marché, « la nouvelle raison du monde »50, c’est son affaire. Elle impute au système
l’amélioration des statistiques mondiales concernant les bas revenus, l’illettrisme, etc. Des
échecs du néolibéralisme, la gauche, prise à contrepied, ne profite pas : son volontarisme,
son constructivisme, son optimisme sont pris en défaut. D’autant qu’auprès de l’électorat,
la droite favorable à l’ouverture, à la déterritorialisation, compense cyniquement cette
attitude en mettant l’accent sur l’identité et la sécurité, sur une reterritorialisation en
quelque sorte.
Pourtant, les principes de la gauche devraient rester d’actualité : la liberté contre
l’aliénation, l’égalité comme promesse de dignité, la justice comme base de la coexistence
des hommes, la vérité face aux promesses fallacieuses de la technique, le souci de l’espace
public, d’un monde habitable. Vue de gauche, la mondialisation capitaliste n’est pas un
phénomène « naturel », inéluctable, mais le fruit des intérêts des entreprises (dont la
finalité est l’optimisation de leurs profits) et des décisions politiques des gouvernements
prises en fonction de leurs « valeurs » pour ceux de la droite, à contre-coeur pour ceux de
centre-gauche, qui se sentent contraints par la puissance de la finance. Un pays de taille
moyenne ne peut l’affronter seul, l’Europe le pourrait-elle si elle le voulait ? En tout cas,
elle ne l’a pas fait au temps où la majorité de ses gouvernements étaient à gauche.
La question du bien commun, vieux concept (cf. Aristote, Thomas d’Aquin). Notion
éthique : ce qui est bon pour les hommes. L’augmentation de la production, l’augmentation
des profits des entreprises, la « chrématistique »51 sont-elles nécessairement bonnes pour
l’homme ?
6°) Le populisme partisan en France : droite ou gauche ? droite et gauche ?
« Ni gauche, ni droite » proclame le populisme, pourtant la première question qui vient
à l’esprit est de savoir s’il est de droite ou de gauche. La formule suivante illustre bien
cette hésitation : « le populisme est bêtement arrivé à droite alors qu’il était destiné à la
gauche »52. Il est bien vrai qu’il existe des populismes de gauche sur le plan social, en
48 Une formule consensuelle consiste à adapter l’État-social à la nouvelle donne mondiale. Mais
comment ? Les idéologies s’opposent de manière classique : faut-il plus de liberté ou plus de régulation, que
ce soit en matière commerciale et sociale ? Les gouvernements de gauche se font rares, or la lutte exige une
négociation internationale simultanée. Les principes simples (simplistes ?) comme la « démondialisation » ou
le « national-protectionnisme », ne sont pas à écarter a priori, mais, appliqués dans un seul pays ils pourraient
en provoquer l’asphyxie, et une escalade protectionniste générale risquerait d’entraîner une guerre
économique destructrice d’emplois.
49 Je m’inspire ici de l’article d’Antoine Garapon, « La gauche déboussolée par la mondialisation », Le
Monde du 8-9 janvier 2017. Voir aussi « Impact de la technologie sur l’emploi et le travail » (S. Kauffmann,
Le Monde, 22-23 janvier 2017.
50 C’est le titre d’un ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval.
51 Chrématistique : recherche de l’accumulation monétaire pour elle-même.
52 Müller, p. 163.
Amérique latine surtout (cf. Chavez), mais les libertés qu’ils prennent avec les principes
démocratiques les rapprochent des populismes de droite et les valeurs auxquelles ils
souscrivent sont pour la plupart de droite, à savoir l’incarnation, la souveraineté, voire
d’extrême-droite comme le complotisme (traditionnel complot antinational, c’est-à-dire
juif, judéo-maçonnique, puis judéo-bolchevique, remplacé aujourd’hui par le complot
islamo-immigrationniste. « Le populisme qui prospère est de droite, parce que la droite
peut être plus franchement identitaire », selon D. Reynié53.
FN
Mélanchon
CONCLURE ?
Après tant de points d’interrogation, un de plus…
1°) Le démocrate face au populisme
• au populisme-solution (au programme, s’il y en a un). Comprendre qu’il n’y a pas grand-chose
à attendre de programmes attrape-tout, donc confus et évolutifs. Le démocrate peut y trouver des
points intéressants, révélateurs en tout cas, mais il doit savoir qu’ils ne sont pas inspirés par des
principes qu’il partage.
• au populisme organisé (parti, mouvement). Comprendre qu’il renforce des sentiments
peu démocratiques chez les électeurs et que, s’il arrivait au pouvoir, il ferait peser sur la
démocratie libérale de sérieuses menaces.
• au populisme-mentalité (celle du peuple qu’il séduit). Comprendre ce qu’il révèle de l’état de
notre société : la protestation, la peur, la désespérance (pas seulement économique et sociale, mais
autant sinon plus, politique et culturelle). Comprendre que la proximité de la gauche avec le
populisme est plus grande qu’on ne le pense d’ordinaire : les thèmes dits populistes sont ceux qui
préoccupent, ou devraient préoccuper au plus haut point, les démocrates en général, et la gauche en
particulier. En effet, ils font référence au peuple souverain, ils expriment des sentiments largement
partagés concernant la finance dominante, la nation, l’insécurité, l’immigration de masse, les partis,
les médias.
2°) Fixer clairement un cap
« La stratégie du cordon sanitaire et de la démonisation » (Taguieff, 105) ne peut suffire face à
un mouvement de grande ampleur. Il faut définir ce qu’on peut entendre en 2017 par un monde
meilleur et, pour y parvenir, réfléchir à nouveaux frais à la démocratie que nous voulons, puisque
celle-ci es, par définition en évolution.
Il faut faire des propositions qui touchent à la fois l’affect et la raison. Une tendance des
héritiers des Lumières, que nous sommes, est de tout donner à la raison, en oubliant qu’au
XVIIIe siècle les Lumières « sensibles » ont aussi existé, et que dans les choix politiques
fondamentaux, les affects jouent un rôle majeur.
1 • Placer au sommet les grands principes démocratiques sur lesquels il n’est pas
possible de transiger. Ils sont inscrits dans la Déclaration des Droits de l’homme et
sensiblement précisés dans les préambules de nos constitutions en tant que droits
fondamentaux, et, à ce titre, ils concernent un large éventail politique dans la mesure où ils
touchent les affects. Réhabiliter la politique, la redéfinir, la remettre en honneur comme
53 D. Reynié, Les nouveaux populismes, p.185.
délibération et choix libre entre plusieurs options, par conséquent refuser la « gouvernance »
comme mode de gestion selon une pensée unique, que le néolibéralisme voudrait nous faire prendre
pour un fait de nature. « C’est parce qu’une question est insoluble et décourageante qu’elle est
politique, c’est la condition même de la politique »54.
2 • Traduire ces grands principes en termes de gauche. Mélange d’affect et de raison…
Penser la question politique par excellence, celle de la démocratie-société : comment
organiser le peuple social dans une société d’égaux ? Comment « faire société » dans une
démocratie ? Comment répondre au sentiment de trahison éprouvé par les classes populaires
à l’égard de la gauche de gouvernement55.
3°) Proposer un programme cohérent. Affaire de raison, cette fois…
1 - Politique économique. Comment adapter la démocratie sociale à une croissance faible ?
Est-il possible de contrôler la mondialisation car la demande populaire de protection contre
ses conséquences fâcheuses est légitime. Mais un seul pays est-il assez fort pour s’y opposer ? Et
l’Union européenne peut-elle être convaincue ? (Selon l’analyse pessimiste de Muller, les
Européens « ne pourront tout avoir en même temps : l’intégration économique, la souveraineté
nationale et la démocratie.»(74)
2 - Modalités de démocratisation de la vie politique
- La prise de parole à tous les niveaux
- Le partage des connaissances
- Les améliorations de la représentation
4°) Rechercher les conditions parlementaires de sa mise en oeuvre
1 - La coupure gauche-droite est fondamentale dans notre démocratie Une coalition de
compromis centre gauche-centre droit, celle qui s’est imposée sous la IVe République, (et que
produirait à nouveau le scrutin proportionnel intégral), donnerait probablement un centre
mou gestionnaire, prônant le « Pas d’alternative », sans force d’attraction, laissant au populisme le
prestige du « changement » (« Mieux vaut autre chose, même flou, que ce qui existe ») et au peuple
la seule possibilité de procéder à des changements dans la violence.
2 - Le délicat problème des alliances. Sans elles on peut perdre la possibilité de former
une majorité, avec elles on peut aussi perdre son âme… Pensons au débat Julliard-Michéa : le
premier, réformiste, croit encore en l’alliance du peuple et de la bourgeoisie éclairée qui a
réussi dans le passé, le second affirme que ce serait une nouvelle fois un marché de dupes et
qu’il faut que le peuple fasse ses affaires seul. Le premier tient le populisme comme un réflexe
de défense, une réplique à l’élitisme mais en voit les dangers : c’est toujours du
« substitutionnisme », de parlementaire il devient dictatorial (ce qui advint pendant la
Révolution en 1793).
• Restent quelques questions difficiles, parfois même des apories :
- La constitution d’un peuple reste énigmatique. Peut-elle aller sans exclusion ? peut-elle se
faire sous le signe du multiculturalisme ?
- La souveraineté du peuple peut-elle être illimitée ? ? Le peuple souverain a-t-il le droit de
violer les principes démocratiques ? Le peuple est-il capable de savoir ce qui est bon pour lui, sinon
qui ? Peut-il se tromper ? Peut-on encore faire confiance à un peuple déformé par le capitalisme ?
54 Alain DENEAULT, L’Obs 21/03/2016. À propos de son livre Médiocratie, Québec, Éd. Lux.
55 Les grands thèmes du progrès et de l’égalité semblent avoir été délaissés par une gauche aux
affaires, qui, subissant les contraintes du néolibéralisme, semble s’être convertie à ses principes, et
dont les représentants paraissent devenus autonomes par rapport au peuple qu’ils sont sensés
représenter.
- Dans le marasme contemporain, quelle est la part du néolibéralisme ? Est-il seul à avoir généré
tant d’aspects moraux et culturels de la société contemporaine ? Quelle fut la part des Trente
Glorieuses ?
Etc.