La peste : un roman qui donne à penser
La lecture d’une œuvre littéraire selon Paul Ricœur
Annie Barthélémy
Nombreux ont été ceux qui ont lu ou relu La Peste lors du confinement ; Anne Prouteau, présidente de la Société des études camusiennes, soulignait que cette période offrait une opportunité pour entrer dans le cœur du roman. La Peste décrit un combat sanitaire, la lutte contre une épidémie dans une ville confinée. Mais dans ses Carnets en 1942, Camus affirme : « ce que j’écris n’est pas documentaire », et précise : « le récit réaliste a un sens social et métaphysique, c’est exactement le même ». Le récit renvoie aux combats politiques de la Résistance contre la peste brune, c’est ainsi que l’ont lu beaucoup de lecteurs à la sortie de la deuxième guerre mondiale, mais il traduit aussi les combats existentiels de la révolte contre l’absurde car publié en 1947, il se situe dans l’œuvre à la charnière entre le cycle de l’absurde et le cycle de la révolte. Ces lectures, dont celles des lecteurs qui se plongent aujourd’hui dans le roman de Camus car il fait écho au combat sanitaire contre la Covid19, correspondent à des interprétations différentes de la chronique tenue par le docteur Rieux le personnage principal du roman et elles sont toutes aussi légitimes car Albert Camus voulait que l’œuvre « se lise à plusieurs portées ».
Dans mon propos, je voudrais, à la lumière des écrits de Paul Ricœur, reprendre le propos d’Anne Prouteau invitant à « entrer dans le cœur du roman » de Camus, seule manière de découvrir au ras du texte son ouverture sur un monde proposé au lecteur, c’est-à-dire de déployer ce que l’œuvre dit au lecteur et sur quoi elle le dit. Les analyses sur la richesse expressive du symbole –La symbolique du mal 1960- éclaireront la portée du titre du roman, choisi de préférence à d’autres comme Les séparés ou Les prisonniers[1]. Les analyses sur la fonction poétique des créations littéraires qu’elles soient métaphores -La métaphore vive 1975- ou récits de fiction -Temps et Récit en particulier le tome 3 t. 1985-, permettront de comprendre le retentissement du roman de Camus jusqu’à ses résonances actuelles. Ricœur articule en effet création littéraire et réception par les lecteurs en insistant sur la consistance et l’ouverture du texte littéraire : "« Toute œuvre de fiction, qu’elle soit verbale ou plastique, narrative ou lyrique projette hors d’elle-même un monde qu’on peut appeler le monde de l’œuvre. Ainsi l’épopée, le drame, le roman projettent sur le mode de la fiction des manières d’habiter le monde qui sont en attente d’une reprise par la lecture, capable à son tour de fournir un espace de confrontation entre le monde du texte et le monde du lecteur. »[2]
Cette expression « monde de l’œuvre » ou « monde du texte » m’est revenue à l’esprit face au succès actuel du roman de Camus, ce succès m’apparaissant comme un retournement d’une lecture trop vite happée par l’interprétation que j’en avais faite dans les années soixante. Là où je pensais aux combats des réseaux de la Résistance, la relecture aujourd’hui renvoyait aux combats contre l’épidémie des différents professionnels de la santé, des bénévoles et des responsables politiques, comme si s’opérait un retour du sens figuré au sens propre. Nous verrons que les analyses de Ricœur invitent à transformer cette distinction entre sens propre et sens figuré en relation féconde et à articuler la fiction au réel.
Le symbole donne à penser
Cette formulation est le titre de la conclusion du tome 2 de Finitude et Culpabilité. La symbolique du mal (1960). Cette tête de chapitre vient au terme d’une enquête sur la misère de l’homme, vue sous la double perspective de la fragilité -finitude- et de la faute -culpabilité-. Dans la seconde partie qui traite de la volonté mauvaise, Ricœur emprunte un détour pour penser cette expérience douloureuse du mal humain : « je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas » se lamente Saint Paul dans l’épître aux Romains. Ricœur explore le langage symbolique par lequel l’homme avoue sa faute (qu’il se sente souillé, égaré ou pêcheur) et les récits mythiques sur l’origine du mal (les mythes grecs qui voient dans le chaos primitif, la chute de l’âme dans le corps ou le destin tragique du héros, la source du mal ; mythe biblique du paradis perdu). Dans la conclusion, Ricœur revient sur ce détour par le langage symbolique et précise la nature des relations entre pensée symbolique et pensée philosophique. Il me semble que cette analyse de Ricœur permet de saisir comment un roman comme La Peste, qui n’est pas un essai philosophique comme L’homme Révolté (1951), donne à penser.
L’approche, initiée par Paul Ricœur dans La symbolique du mal, à laquelle fait écho le titre-« le symbole donne à penser »-, invite à lire le roman de Camus « à la fois dans le symbole et au-delà du symbole » comme Ricœur s’est laissé interpeller par les symboles de la faute pour aborder la question de la volonté mauvaise. Dans un article de la revue Esprit paru en 1959[3], le philosophe qualifie cette approche de philosophique, la différenciant de la lecture phénoménologique des symboles qui livre une perspective panoramique et comparative sur l’univers symbolique, la distinguant aussi d’une approche dite herméneutique qui vise par l’interprétation la compréhension d’un symbole singulier. L’approche philosophique, qui consiste à penser à partir du symbole, ne cherche pas à livrer une interprétation du symbole, mais à user du symbole comme d’un aiguillon pour stimuler une réflexion philosophique autonome. Pour Ricœur, promouvoir le symbole revient à lier imagination créatrice et rationalité sans diluer la spécificité de chacune de ces ressources de l’esprit humain. Cette perspective permet de saisir ce qui caractérise un roman à portée philosophique comme La Peste.
La symbolique du mal a été pour Ricœur une médiation pour traiter du mal généré par la volonté mauvaise et avoué par le coupable. Or la question du mal et de la lutte contre le mal se trouve au cœur du roman de Camus : le mal y prend le visage d’une épidémie de peste qui met en quarantaine les habitants d’Oran. Les circonstances de parution de l’œuvre invitaient à voir dans la peste une incarnation de la guerre et du nazisme. Certains comme Roland Barthes ont critiqué l’analogie établie par Camus avec un combat sanitaire : « le mal a quelquefois un visage humain et ceci, La Peste ne le dit pas »[4]. Le critique jugeait cette chronique trop abstraite, faute de reconnaître ce « mal à face humaine » et de réduire la dimension politique de la lutte, car le combat contre un ennemi n’est pas la lutte contre un virus. Plus sensible à la dimension symbolique de l’ouvrage, Jean Grenier, le professeur de philosophie de Camus, envoie à la réception de l’ouvrage, une lettre élogieuse à son ancien élève: « Votre livre a une résonance grave et profonde. Vous avez bien fait de publier à part et de ne pas y incorporer le passage qui fait allusion aux camps de concentration. Il faut que le livre n’ait pas une signification trop particulière et que son symbolisme puisse s’attacher à tout ce qui est le Mal »[5]. Camus, pour sa part, dans sa réponse du 11 janvier 1955 à Roland Barthes, précise : « La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise à plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme »[6]. Le statut que Ricœur accorde au symbole permet d’éclairer la force du symbole de la peste et de comprendre l’essence de ce roman à l’audience universelle par-delà le contexte historique de sa publication.
Paul Ricœur délimite ainsi le champ des symboles dans l’univers des signes : « à l’opposé des signes techniques parfaitement transparents qui ne disent que ce qu’ils veulent dire en posant le signifié, les signes symboliques sont opaques, parce que le sens premier littéral, patent, vise lui-même analogiquement un sens second qui n’est pas donné autrement qu’en lui... Cette opacité fait la profondeur du symbole»[7]. Ainsi le double sens caractérise le symbole, Ricœur précise : « au lieu qu’un sens renvoie à une chose, nous avons un sens qui renvoie à un autre sens »[8]. Contrairement au mot de la langue qui désigne une roue, le symbole de la roue évoque entre autres le rythme cyclique grâce à la signification usuelle du mot roue. Dans ce double sens, irréductible à l’éclairage rationnel, réside la profondeur du symbole et son ouverture ; le sens figuré n’est pas, affirme Ricœur, « une relation analogique que je peux manier intellectuellement » mais «mouvement de sens qui à travers le premier sens donne le second». Le symbole se distingue par là de l’allégorie, la traduction imagée d’une idée, comme le bandeau couvrant les yeux de la déesse justice, choisi pour être en adéquation avec ce qu’il veut signifier, à savoir l’impartialité de la justice. Le symbole exprime de façon figurée une expérience en prenant appui sur le sens propre: ainsi l’image de la tache parlant de la faute comme d’une souillure dont le pécheur désire être lavé, suggère sans en enfermer le sens l’aspiration à retrouver une innocence perdue.
La peste comme symbole
La peste a dans le roman de Camus toutes les caractéristiques et la force d’un symbole ce que souligne la citation de Daniel Defoë[9] en exergue du roman : « Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas »[10]. La chronique d’une épidémie fictive en 194., qui inflige à tous les habitants d’Oran une quarantaine, symbolise d’autres emprisonnements comme ceux infligés par la dictature nazie[11] et tous les murs contre lesquels la liberté humaine se révolte. La progression du roman déploie au fur et à mesure le double sens de ce symbole. Il est révélateur que la peste ne soit pas nommée au tout début du récit où elle apparaît comme une épizootie, frappant les rats dont les cadavres infestent la ville d’Oran. Apparue avec l’animal vecteur de l’épidémie, la peste fait plusieurs victimes humaines, dont le concierge de l’immeuble où réside Rieux avec sa mère, mais elle n’est nommée que lors de la visite de Castel au docteur Rieux. Ce médecin âgé, sur la base de son expérience, livre progressivement son diagnostic à son confrère, surpris et incrédule. Ce moment du livre, qui décrit les états d’âme de Rieux montre bien le jeu du sens propre et du sens figuré. Au sens figuré la peste renvoie aux fléaux qui « vous tombent sur la tête » et auxquels on croit difficilement et qui rapprochent l’échéance de la mort[12]. Le mot est polysémique comme tout symbole évoquant non seulement les épidémies mais aussi les guerres : « Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus… Nos concitoyens étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer…Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux… ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux »[13]. Ce long passage illustre bien la manière dont le symbole donne à penser : c’est un aiguillon qui conduit la méditation du docteur vers des thèmes philosophiques comme celui de la liberté humaine face à la mort, mais sa méditation intime n’a rien d’une réflexion conceptuelle, toujours elle s’incarne dans l’atmosphère de la ville d’Oran au gré de l’évolution de l’épidémie et dans les réactions de ses habitants. Dans ce passage, Camus décrit aussi les oscillations des pensées intimes du docteur à sa fenêtre, partagées entre les images des épidémies historiques et l’apparence de la ville d’Oran sous le ciel de printemps : « une longue suite d’images extraordinaires qui ne s’accordait pas avec cette ville jaune et grise, modérément animée à cette heure… une tranquillité pacifique et si indifférente niait presque sans effort les vieilles images du fléau, Athènes empestée et désertée par les oiseaux, les villes chinoises remplies d’agonisants silencieux, les bagnards de Marseille empilant dans les trous les corps dégoulinants, la construction en Provence du grand mur qui devait arrêter le vent furieux de la peste… »[14] ; l’énumération se poursuit et Rieux de penser : « Non, tout cela n’était pas assez fort pour tuer la paix de cette journée. De l’autre côté de la vitre, le timbre d’un tramway résonnait tout à coup et réfutait en une seconde la cruauté et la douleur ». Tout ce passage de la première partie du roman indique à quel point l’écriture de Camus déploie le sens propre du symbole de la peste qui incarne au sens figuré les fléaux dont sont victimes les hommes qu’ils émanent de la nature ou de la violence humaine. Dans le roman de Camus, la peste a la densité et la fécondité d’un symbole : la méditation à sa fenêtre du docteur Rieux déployant toutes les connotations du mot de peste et leur impact intime traduit bien toute la portée du symbole qui donne le vertige au docteur Rieux : « Et ce vertige ne tenait pas devant la raison. Il est vrai que le mot de « peste » avait été prononcé, il est vrai que qu’à la minute même le fléau secouait et jetait à terre une ou deux victimes. Mais quoi cela pouvait s’arrêter. Ce qu’il fallait faire, c’était reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient ». Lorsque le docteur Rieux ouvre la fenêtre, il perçoit le bruit de la ville et il clôt sa méditation silencieuse par la célèbre maxime : « L’essentiel était de bien faire son métier d’homme »[15]. Le docteur Rieux met fin à sa réflexion face à l’urgence de la lutte contre la peste. C’est aux lecteurs qu’il appartiendra de démêler le faisceau des significations du symbole : la peste dans le roman de Camus n’est pas une dénomination comme dans l’expression « peste brune » utilisée pour désigner le nazisme par allusion à l’uniforme SS, la peste est un symbole créé par Camus pour signifier la pluralité des maux contre lesquels les hommes sont appelés à se battre.
La Peste : un roman philosophique ?
Si l’on peut qualifier La Peste de roman philosophique, il est plus exact de parler d’un roman à portée philosophique : cette création littéraire ouvre sur une herméneutique qu’elle impulse sans la développer. L’interprétation philosophique, en ce cas, exige de se laisser porter par le symbole pour engager une démarche conceptuelle « attentive au surplus de sens » qu’il recèle ; il s’agit, écrit Ricœur, d’entrer dans un exercice de la pensée qui «noue la donation de sens par le symbole et l’initiative intelligente du déchiffrage»[16] et qui « interroge la valeur de vérité du symbole ». Ricœur qualifie cette démarche d’ « interprétation amplifiante » par contraste avec les interprétations dites réductrices, celles engagées en psychanalyse ou en sociologie qui expliquent le symbole en le reliant à des causalités externes.
On peut convoquer enfin les pages de La métaphore vive (1975) pour saisir la finalité de cette démarche philosophique animée par le symbole qui donne à penser et de quoi penser. Les carnets de Camus indiquent clairement la genèse et l’horizon de son roman. Il note dans ses carnets : « Je veux exprimer au moyen de la peste l'étouffement dont nous avons tous souffert et l'atmosphère de menace et d'exil dans laquelle nous avons vécu. Je veux du même coup étendre cette interprétation à la notion d'existence en général. La peste donnera l'image de ceux qui dans cette guerre ont eu la part de la réflexion, du silence et celle de la souffrance morale. ». La puissance du symbole de la peste tient à la relation inattendue que noue le récit d’une épidémie de peste dans la ville d’Oran avec ces expériences existentielles, à la différence d’un roman historique qui raconterait une épidémie de peste. La valeur métaphorique de la peste introduit une tension entre deux pôles qui exprime quelque chose de la réalité. Prenant appui sur de nombreuses études linguistiques, Ricœur souligne que la métaphore n’est pas une simple relation interne au système de signes de la langue, une simple comparaison entre deux mots de la langue mais qu’elle est un énoncé produit dans l’intention de dire quelque chose du réel. Ainsi en est-il de l’œuvre de Camus qui permet de penser ensemble épidémie de peste et pandémie actuelle, épidémie et enfermement totalitaire, épidémie et énigme de la mort. Le symbole donne à penser et de quoi penser, il ouvre sur un univers de sens dont se nourrit la raison humaine. C’est pourquoi nous pouvons en relisant La Peste y voir exprimées nos expériences de confinement et de déconfinement, bien que la réclusion des habitants d’Oran n’introduise pas de distanciation sociale entre les oranais eux-mêmes. Si on se réfère à l’image quasi fantastique de la peste au début de la dernière partie du roman qui relate le recul de l’épidémie, celle-ci fait écho aux informations quotidiennes sur la localisation des clusters en France: « la peste en trois semaines et par des chutes successives, parut s’épuiser dans les cadavres de moins en moins nombreux qu’elle alignait… A la voir manquer des proies toutes désignées, comme Grand ou la jeune fille de Rieux, s’exacerber dans certains quartiers durant deux ou trois jours alors qu’elle disparaissait totalement de certains autres, multiplier les victimes le lundi et, le mercredi, les laisser échapper presque toutes, à la voir ainsi s’essouffler ou se précipiter, on eût dit qu’elle perdait, en même temps que son empire sur elle-même, l’efficacité mathématique et souveraine qui avait été sa force. »[17]. La dernière notation tisse un lien entre les statistiques macabres de l’épidémie et celles des victimes du nazisme qui s’exprime aussi dans la terrifiante vision des tramways qui empruntent la corniche de la ville d’Oran de nuit et emportent à la crémation à l’extérieur de la ville les cadavres trop nombreux pour être enterrés dans les cimetières de la ville: « pendant toute la fin de l’été, comme au milieu des pluies d’automne, on put voir le long de la corniche, au cœur de chaque nuit, passer d’étranges voyageurs, brinquebalant au-dessus de la mer. Les habitants avaient fini par savoir ce qu’il en était… des groupes parvenaient à se glisser dans les rochers qui surplombent les vagues, et à lancer des fleurs dans les baladeuses, au passage des tramways. On entendait alors les véhicules cahoter encore dans la nuit d’été, avec leur chargement de fleurs et de morts. »[18]. Cette image sonore et visuelle touche le lecteur qui ne peut manquer d’y voir une allusion à la Shoah.
Le roman n’explicite pas les références vers lesquelles conduit le symbole, on peut le qualifier de fable en ce qu’il invite à penser en images notre condition mortelle, une fable dont la moralité se déploie indirectement au fil des différents chapitres. Sa valeur littéraire tient à la force du langage et à la puissance des images. La création littéraire qu’elle soit métaphore ou récit de fiction n’est pas enfermée sur elle-même, elle nous dit quelque chose du monde qu’une herméneutique philosophique peut expliciter sans jamais en épuiser le mystère. A la fin de Temps et Récit 3, Ricœur écrit à propos de la possibilité de parler du temps : « le mystère du temps n’équivaut pas à un interdit pesant sur le langage, il suscite plutôt l’exigence de penser plus et de dire autrement »[19]. Ainsi Camus romancier use d’ images poétiques dans La Peste pour exprimer le mystère de la condition humaine -la réponse de la révolte à l’absurde-, mystère qu’il traitera philosophiquement dans L’homme révolté (1951) ; le roman évoque aussi le mystère de la fragilité humaine face à la mort de masse qu’elle soit causée par une pandémie ou par les politiques totalitaires d’extermination. Imagination et raison contribuent à éclairer, sans totalement les dissiper, les mystères de la condition humaine sous ses différentes facettes : la première exprime en image, la seconde analyse rationnellement. Sans l’aiguillon de l’imagination, la raison risquerait de s’assécher dans l’abstraction ; sans la raison, le symbole resterait totalement énigmatique. C’est cette dynamique que manque la catégorisation de l’œuvre de Camus comme roman philosophique et c’est pourquoi il convient dans l’optique de Ricœur de parler de la portée philosophique du roman, accessible à une réflexion dans et à partir du symbole.
L’intrigue du roman et le monde du texte
Le symbole de la peste ne rend pas compte de l’intrigue du récit qui met au cœur du roman l’action d’hommes confrontés à l’épidémie, en l’occurrence les principaux protagonistes : le docteur Rieux, le narrateur qui ne se dévoile qu’à la fin du roman, son ami Tarrou, Rambert le journaliste étranger, Grand le fonctionnaire poète à ses heures et le père jésuite Paneloux. C’est une histoire d’hommes qui écarte les femmes, éloignées d’Oran ; les habitantes de la ville ne sont présentes que par leurs cris de mère ou d’épouse endeuillée, seul le regard silencieux de la mère du docteur Rieux, « un regard où se lisait tant de bonté serait toujours plus fort que la peste »[20], joue un rôle de contrepoint dans la lutte contre la mort. Les cinq parties de roman, comme les actes d’un drame, suivent la progression de l’épidémie : les premiers cas au début du printemps, la fermeture de la ville, l’installation de l’épidémie au milieu de l’été, le prolongement de la quarantaine en automne et l’espoir lié au sérum du docteur Castel, le recul de la peste au début de la nouvelle année. Le nerf de l’intrigue, suite à la création des brigades sanitaires, tient à l’évolution et aux relations que les principaux personnages entretiennent dans cette ville où les habitants s’habituent à une vie morne et répétitive, où l’administration peine à faire face à l’épidémie, où la mort, en particulier celle du fils du juge Othon, bouleverse les certitudes et renforce la révolte des principaux personnages et leur volonté de lutter contre le fléau.
L’importance donnée par Ricœur à la référence d’une œuvre, qui transcende la composition de l’intrigue[21], permet de saisir la manière dont la chronique tenue par le narrateur, le docteur Rieux et complétée par les notes de son ami Tarrou, ouvre sur des lectures plurielles. Ricœur formule ainsi le postulat de la référence : « Nous ne nous contentons pas de la structure de l’œuvre, nous supposons un monde de l’œuvre »[22]. Toute œuvre littéraire en tant que discours dit quelque chose sur quelque chose, elle est donc susceptible d’être comprise à deux niveaux : « Interpréter une œuvre, c’est déployer le monde auquel elle se réfère en vertu de sa « disposition », de son « genre » et de son « style » »[23]. Dans cette définition, le philosophe donne toute son importance à l’analyse littéraire : pas d’interprétation sans compréhension fine de la composition de l’œuvre (intrigue, forme romanesque qualifiée de chronique, style singulier de Camus qui allie précision descriptive, expression lyrique, sens de la formule). Mais il affirme que la signification d’une œuvre transcende le sens immanent de la structure de l’œuvre. Dans La métaphore vive, Ricœur n’a pas encore élaboré une théorie narrative qui spécifie le statut du récit de fiction ; l’expression monde de l’œuvre transpose au récit les analyses de la métaphore sur la puissance de l’innovation langagière qui fait voir le réel autrement[24] par le rapprochement inédit de termes : ce regard neuf exige de s’écarter des dénotations habituelles du langage quotidien. Ceci conduit le philosophe à avancer que « par sa structure propre, l’œuvre littéraire ne déploie un monde que sous la condition que soit suspendue la référence du discours descriptif »[25].
Dans Temps et Récit, l’expression monde du texte, appliquée au récit de fiction, s’insère dans une théorie de la lecture qui achève le parcours « par lequel une œuvre s’enlève sur le fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir pour être donnée à un lecteur qui la reçoit et ainsi change son agir »[26]. Dans le tome 1 de Temps et Récit, Ricœur décrit le parcours qui relie la composition d’un récit de fiction - configuration- à l’amont du texte –préfiguration- et à l’aval du texte -refiguration-. Reprenant la désignation aristotélicienne de mimésis pour parler de la création de l’intrigue d’un récit, Ricœur affirme que « le lecteur est l’opérateur par excellence qui assume par son faire -l’action de lire- l’unité du parcours de mimèsis I à mimèsis II à travers mimèsis III »[27], et ainsi inscrit la fonction référentielle dans l’acte de lecture. : « ce que reçoit un lecteur, c’est non seulement le sens de l’œuvre mais, à travers son sens, sa référence, c’est-à-dire l’expérience qu’elle porte au langage et, à titre ultime, le monde et sa temporalité qu’elle déploie en face d’elle »[28]. Les fictions littéraires s’enracinent dans la vie car « ce qui est communiqué, en dernière instance, c’est par-delà le sens d’une œuvre, le monde qu’elle projette et qui en constitue l’horizon » mais cet horizon ne se déploie qu’à la lecture : le lecteur qui suit l’intrigue « est le vecteur de l’aptitude de l’intrigue à modéliser l’expérience ». Dans le tome 3 de Temps et Récit, Ricœur affirme que la refiguration prolonge la création littéraire: « c’est par la médiation de la lecture que l’œuvre littéraire obtient la signifiance complète »[29] ; l’acte de lecture révèle progressivement au fil du récit le monde du texte, l’intrigue et la stratégie narrative imaginée par l’auteur guidant les attentes du lecteur. Une dialectique féconde s’instaure alors entre le monde fictif du texte proposé par l’auteur, les attentes comblées ou déçues qu’il suscite au fur à mesure de la lecture et le monde réel du lecteur. Se dévoile par ce biais la fonction poétique de l’œuvre littéraire que Ricœur qualifie de « révélante et transformante à l’égard de la pratique quotidienne ; révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cœur de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie examinée est une vie changée, une vie autre »[30]. Le philosophe met en relief par la typographie l’impact vital de la littérature.
Le lecteur de La peste face au monde du texte
En quoi ces perspectives éclairent-elles la confrontation qui s’opère au temps de la pandémie de la Covid19 entre le roman et ses lecteurs actuels ? Tout lecteur est influencé par le contexte historique de réception de l’œuvre. En 2020, un lecteur de La Peste est sans doute plus sensible à la situation sanitaire dépeinte par Camus que ne l’étaient les lecteurs à la sortie du roman. Le monde du texte fait alors écho à la situation vécue suite à la pandémie mondiale. La fiction ne rend pas seulement plus saillants des traits de la situation de pandémie, elle en révèle des aspects dissimulés notamment par la manière dont Camus restitue de façon très suggestive l’ambiance de la ville d’Oran touchée par la peste. La description de la ville ouvre le roman et les différentes parties montrent les changements qui affectent la vie quotidienne qui n’en continue pas moins son cours à la différence de l’atonie produite par la pandémie mondiale actuelle qui a suspendu nombre d’activités sociales. Néanmoins pour le lecteur, exposé à la pandémie mondiale, le roman donne plus de relief aux traits de l’expérience inédite qu’il est amené à vivre[31] : désorientation suite à une situation imprévue, angoisse nourrie par les statistiques qui rendent compte de l’augmentation des morts, atermoiements des responsables politiques, patrouilles sanctionnant ceux qui contreviennent aux mesures de quarantaine, engagement et fatigue des personnels soignants et des bénévoles, rhétorique du châtiment invoquant non un ange justicier mais une nature vengeresse, lueurs d’espoir dans l’attente d’un traitement ou d’un vaccin… Et la façon dont le style du romancier donne à voir la situation des oranais, prisonniers et séparés de proches qu’ils ne peuvent rejoindre, éclaire les effets du confinement et de la distanciation physique entre citoyens confinés et masqués. A titre d’exemple pour montrer la force des images par lesquelles l’imagination révèle le réel, citons un premier extrait, au début de la deuxième partie. Camus dépeint la vie des habitants d’Oran après la fermeture des portes de la ville, il souligne les altérations du temps vécu dans ce sentiment flottant d’un médiocre présent qui s’éternise : « ils flottaient plutôt qu’ils ne vivaient, abandonnés à des jours sans direction et à des souvenirs stériles, ombres errantes qui n’auraient pu prendre force qu’en acceptant de s’enraciner dans la terre de douleur». On pourrait citer aussi les pages où Camus suit les méandres des sentiments des amoureux séparés et note la difficulté à trouver les mots pour exprimer une tendresse coupée du lien charnel. Au moment du confinement, une photo saisissante parue dans le quotidien La voix du Nord et reprise dans de nombreux journaux, montrait le sourire d’une maman qui s’esquissait au moment où, à travers la vitre d’un EPHAD, mère et fille joignaient leurs mains. Cette photo peut, lors de la lecture, se superposer aux réflexions du docteur Rieux à la fin du roman, à propos des retrouvailles du journaliste Rambert avec sa femme: « Pour quelque temps au moins, ils seraient heureux. Ils savaient maintenant que s’il est une chose qu’on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c’est la tendresse humaine ». Ceci interroge sur la manière de préserver les liens humains distendus par les gestes barrières et invite à examiner l’intérêt et les limites des communications virtuelles rendues possibles par internet.
La confrontation entre monde du texte et monde du lecteur joue pleinement au cœur du roman qui suit le combat commun contre la peste d’hommes aux profils très différents. Le symbole polysémique de la peste et l’écriture polyphonique de Camus, entrecroisant chronique du docteur Rieux et notes de Tarrou, dévoilent les étapes et l’horizon de leur combat en rejetant toute emphase héroïque. Le terme d’abstraction pour qualifier la peste, est lancé au docteur Rieux par Rambert qui, décidé à quitter la ville, revendique son droit au bonheur[32]. Ce qualificatif déstabilise Rieux qui songe : « Est-ce vraiment l’abstraction que ces journées passées dans son hôpital où la peste mettait les bouchées doubles, portant à cinq cents le nombre de victimes par semaine ? Oui, il y avait dans le malheur une part d’abstraction et d’irréalité. Mais quand l’abstraction se met à vous tuer, il faut bien s’occuper de l’abstraction »[33]. Rieux comprend la souffrance des amants séparés, mais il vit aussi au quotidien les déchirantes séparations provoquées par la peste qui arrache un enfant à sa mère, un mari à sa femme, un membre de la famille à ses proches… Ce qualificatif, qui revient tel un leitmotiv dans le roman, exprime le décalage d’une part entre les symptômes et les conséquences concrètes de la maladie et d’autre part les rationalisations comme les illusions qu’elle engendre ; c’est une des clés qui permet de saisir les différentes manières dont les personnages se situent face à la peste, métaphore de tous les maux dont souffrent les hommes. En cela la palette des personnages propose des variations fictives qui renvoient au clavier sur lequel nous mettons en musique nos existences, les personnages dans leur diversité incarnant différentes manières de faire dignement et lucidement son métier d’homme dans un monde en proie aux fléaux naturels et aux oppressions sociales: Rieux qui lutte contre la mort sans lever les yeux au ciel, Paneloux qui invoque Dieu, Tarrou qui enracine son engagement dans une indignation de jeunesse contre la peine de mort, Rambert qui renonce à fuir en découvrant qu’ « il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul », Grand le combattant à la vertu persévérante, tranquille et modeste, le juge Othon bénévole à l’issue de sa quarantaine, la mère de Rieux au sourire réconfortant, Cottard traficoteur à l’ironie défensive. Ce ne sont pas seulement les parcours des personnages qui provoquent la réflexion du lecteur ; Camus utilise les conversations entre les personnages et les jugements du narrateur pour déployer sous les options des personnages, leurs motivations et leurs réflexions, c’est pourquoi la lecture de La Peste, « ouvre les yeux et force à penser ». En accompagnant au fil des pages les personnages du roman, le lecteur élargit ses perspectives sur le monde et ses propres options. En refermant le roman, il quitte transformé le monde fictif où il s’est plongé, avec un éclairage neuf sur sa propre expérience.
La Peste : un roman moral ?
Les analyses de Ricœur sur la lecture comme processus de refiguration qui achève le parcours qui va de la vie à l’œuvre et de l’œuvre à la vie montrent que le lecteur d’un récit de fiction ne s’évade pas de la vie quotidienne, il s’en échappe pour mieux y revenir. Ricœur invite à ne pas opposer les deux moments celui où le lecteur se plaît à suivre l’histoire fictive et celui où il incorpore sa lecture à sa vision du monde ; pour le philosophe il s’agit là de « deux rôles, sinon antithétiques, du moins divergents, assumés par la lecture. Celle-ci apparaît tour à tour comme une interruption dans le cours de l’action et comme une relance vers l’action »[34]. Le lecteur d’une œuvre littéraire majeure comme La Peste savoure le plaisir du texte, les passages bouleversants où il est happé par sa lecture. Impossible d’oublier les pages qui décrivent le moment volé à la maladie du bain de mer que Rieux et Tarrou prennent un soir au terme d’une longue conversation[35], ni le récit éprouvant de l’agonie du fils d’Othon dans un dortoir d’enfants malades gémissants à laquelle le lecteur assiste en compagnie de tous les principaux personnages décontenancés[36]. Bien sûr, une fois le livre refermé, on y voit l’affrontement si présent dans toute l’œuvre de Camus entre le goût du bonheur et la révolte contre l’absurde. Revient à l’esprit la surprise indignée de Tarrou qui lance à Rieux : « Vous pensez pourtant, comme Paneloux, que la peste a sa bienfaisance, qu’elle ouvre les yeux, qu’elle force à penser »[37]. Même si on peut percevoir dans le roman de Camus les valeurs auxquelles tient l’auteur : l’engagement contre la résignation, le combat fraternel contre la raideur idéologique, le courage au quotidien contre l’héroïsme factice, le roman ne donne pas de leçons de morale mais fait partager les réflexions et perplexités morales de l’auteur qui se reconnaissait dans tous ses personnages. Le texte interroge tout autant par ses silences que dans les conversations où les personnages s’expliquent sur leurs raisons de vivre. Combien donnent à songer les morts muettes, celle de Paneloux quelques semaines après son deuxième prêche aux accents pascaliens comme celle du juge Othon, le bénévole anonyme dépouillé de son statut de juge !
La littérature enrichit l’expérience du lecteur par l’écart qu’elle crée entre la vision quotidienne et le monde du texte, cet écart décille les yeux par les questions qu’il soulève. « Le moment où la littérature atteint son efficience la plus haute est peut-être celui où elle met le lecteur dans la situation pour laquelle il doit lui-même trouver des questions appropriées, celles qui constituent le problème esthétique et moral posé par l’œuvre »[38] affirme Ricœur. Il faut entrer dans le cœur du roman pour saisir les questions qui émergent de la composition narrative et de la construction des personnages, non pour y trouver le sens de l’épreuve de l’épidémie de la Covid 19 mais pour envisager la situation inédite de la pandémie à la lumière de l’œuvre. C’est au lecteur de contribuer activement à l’achèvement du sens de ce roman qui a la pérennité des grandes œuvres. Certains le feront au terme de la fraîcheur d’une première lecture, qualifiée par Ricœur d’innocente, qui se fie à « la partition musicale qu’est le texte », d’autres au terme d’une relecture dite réfléchissante qui aborde la partition avec des attentes de sens. Ricœur évalue les mérites respectifs de ces deux façons d’aborder un texte littéraire : « Lecture et relecture ont ainsi leurs avantages et leurs faiblesses respectives. La lecture comporte à la fois richesse et opacité ; la relecture clarifie, mais choisit ; elle prend appui sur les questions restées ouvertes après le premier parcours du texte, mais n’offre qu’une interprétation parmi d’autres »[39]. Restera aux historiens de la littérature de faire l’inventaire des différentes interprétations de ce roman au fil des époques et de caractériser les lectures en cette période de pandémie mondiale.
Conclusion
En mobilisant les analyses ricœuriennes sur le symbole et les récits de fiction, nous avons montré la puissance de l’imagination, seule capable de signifier l’énigme du mal et de mettre en mouvement une réflexion qui n’épuisera jamais le surplus de sens des créations symboliques et littéraires. Ce surplus de sens répond au surplus de souffrance qu’évoquait Ricœur à propos de la multiplication des victimes de par le monde, il pensait surtout aux innombrables victimes des régimes totalitaires.
Le roman de Camus se clôt sur un sombre avertissement :« le jour viendrait où pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse »[40] ; les chauve-souris et les pangolins se sont substitués aux rats installant une pandémie mondiale qui nous confronte à d’autres morts de masse, nous rappelle notre vulnérabilité et en appelle à notre responsabilité. La lecture de la chronique de l’épidémie de peste tenue par le docteur Rieux, « une relation faite avec de bons sentiments, c’est-à-dire de sentiments ni ostensiblement mauvais, ni exaltants à la vilaine façon d’un spectacle »[41] est à la hauteur de ce métier d’homme que le docteur s’employait à exercer au quotidien, lui qui se reconnaissait « dans tous les hommes, qui ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins »[42]. C’est un aiguillon pour ne pas se résigner au mal et à la violence. La voix du docteur Rieux qui « pensait qu’il n’est pas important que les choses aient un sens ou non, mais qu’il faut voir seulement ce qui est répondu à l’espoir des hommes »[43] indique un chemin pour réagir aux conséquences graves de l’épidémie. Et dans cette lutte contre le virus, qui est aussi combat face à l’absurde et à la mort, il convient de replacer la voix du narrateur dans la polyphonie orchestrée par Camus entre les différents personnages du roman car sa conviction qu’« on apprend au milieu des fléaux qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser »[44] est née du combat fraternel mené contre
[1] V. Duclert, La mesure seule maîtresse des fléaux. La Peste de Camus, site de la revue Esprit, mars 2020
[2] Temps et Récit 2, Seuil, 1984, p.14
[3] Esprit, 27/7-8, juillet-août1959, p. 60-76, reproduit dans P. Ricœur, Anthropologie philosophique. Ecrits et conférences 3, Seuil 2013
[4] Roland Barthes, cité in Albert Camus Œuvres Quarto Gallimard, 2013, p.692
[5] Jean Grenier, cité in Albert Camus Œuvres Quarto Gallimard, 2013, p.685
[6] lettre reproduite in Albert Camus Œuvres Quarto Gallimard, 2013, p.692-694
[7] P.Ricœur, Finitude et Culpabilité, Points Seuil, 2009, p.218
[8] P.Ricœur, « Le conflit des herméneutiques : épistémologie des interprétations », in Cahiers internationaux de symbolisme, n°1,1962, p.161
[9] Daniel Defoë est l’auteur d’un Journal de l’Année de la Peste (1722)
[10] p.495 Toutes les références au roman sont données d’après le volume Quarto Gallimard Albert Camus Oeuvres 2013
[11] Lorsqu’il rédige La Peste Camus soigne dans le Massif Central une rechute de la tuberculose et il ne peut rejoindre sa femme à Oran suite à l’entrée des allemands en zone Sud.
[12] Cette présence de la mort au cœur de la vie que nous rappelle la pandémie, Camus atteint de la tuberculose la ressent très jeune.
[13] p.518
[14] p.519-520
[15] p.520
[16] P. Ricœur, « Herméneutique et symbolisme » in Ecrits et Conférences 2, Seuil, 2010, p.26
[17] p.656-657
[18] p.603
[19] Temps et Récit 3, Points Essais Seuil, 1985 p.489
[20] p.565
[21] Cf. La métaphore vive : « Métaphore et Référence » ch. 7
[22] Ibid. p. 277-278
[23] Ibid. p.278
[24] « La métaphore est, au service de la fonction poétique, cette stratégie de discours par laquelle le langage se dépouille de sa fonction de description directe pour accéder au niveau mythique où sa fonction de découverte est libérée. On peut se risquer à parler de vérité métaphorique pour désigner l‘intention « réaliste » qui s’attache au pouvoir de redescription du langage poétique »
[25] Ibid. p.278-279
[26]Temps et Récit 1, Points essais Seuil, p.106-107
[27] Ibid. p.107. Mimésis I, II et III renvoient aux notions de préfiguration, configuration, refiguration
[28] Ibid. p.148
[29] Temps et Récit 3, p.286 Ricœur insiste ici sur le fait qu’un récit de fiction n’est pas simplement une histoire imaginaire, mais qu’il nous parle du réel, ce que précisément le mouvement d’appropriation de l’histoire par un lecteur ou une communauté de lecteurs révèle. En ce sens l’appropriation de l’histoire par le lecteur complète le sens de l’œuvre.
[30] Ibid. p.285
[31] Reprenant le terme grec de catharsis pour désigner les effets de la création littéraire, Ricœur parle d’ « un processus de transposition, non seulement affective mais cognitive », Temps et Récit 3, Points Essais Seuil, p.323
[32] p.547 « vous parlez le langage de la raison, vous êtes dans l’abstraction »
[33] p.548
[34] Temps et Récit III, Points Essais Seuil, p.327
[35]p.650 « Ils s’installèrent sur les rochers tournés vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme de la mer faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux la mer était sans limites. Rieux qui sentait sus ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d’un étrange bonheur. Tourné vers Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n’oubliait rien, pas même l’assassinat. »
Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier…
Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait maintenant recommencer »
[36] p.623 « Le docteur serrait avec force la barre du lit où gémissait l’enfant. Il ne quittait pas des yeux le petit malade qui se raidit brusquement et, les dents de nouveau serrées, se creusa un peu au niveau de la taille, écartant lentement les bras et les jambes. Du petit corps, nu sous la couverture militaire, montait une odeur de laine et d’aigre sueur. L’enfant se détendit peu à peu, ramena bras et jambes vers le centre du lit et, toujours aveugle et muet, parut respirer plus vite. Rieux rencontra le regard de Tarrou qui détourna les yeux. »
[37] p.571
[38] Temps et Récit III, Points Essais Seuil p.318
[39] Ibid. p.320
[40] p.681
[41] p.578
[42] p.681
[43] p.676
[44] p.681