1. Complément séance 15/09/2015

Compléments à la séance du 15 septembre 2015

Je souhaiterais par ce message apporter 3 compléments à la séance qui a eu lieu le 15 septembre:

- sur la notion de "dhimmitude"

- sur le rapport entre la tolérance et la vérité

- sur la liberté de conscience

1- Sur la "dhimmitude"

Il en a été question lors de la discussion qui a suivi l'exposé. Celle-ci constitue-t-elle un équivalent pour le monde arabo-musulman du concept de tolérance qui s'est formé aux XVI et XVII èmes siècles en Europe?

Ce n'est pas un équivalent; il faudrait plutôt apparenter la dhimmitude au 1er sens du terme de tolérance que nous avons dégagé (tolérer = supporter). Le "dhimmi" est un vaincu que l'on tolère en le discriminant; ainsi la dhimmitude est une manière de conférer un statut de "protégé" et d'inférieur à celui qui n'est pas musulman (elle évite ainsi la répression et la persécution). Le "dhimmi" peut avoir des liens avec la communauté musulmane, mais sans en faire partie. Cette notion présuppose une hiérarchie des peuples qui se fait en fonction de leur degré de proximité avec la vérité divine: sur ce point, l'Islam est supérieur. Au plus bas de l'échelle, il y a l'incroyant. Par "protection", il faut entendre des règles de subordination (le non-musulman doit s'acquitter d'un impôt, il ne peut pas porter des armes, Chrétiens et Juifs doivent arborer des signes distinctifs sur leurs vêtements, et inversement le musulman doit s'abstenir de porter les vêtements portés par les non-musulmans).

2- Sur le rapport entre la tolérance et la vérité

Les philosophes de la tolérance ne montrent pas seulement l'innocence de "l'hérétique", ils montrent aussi l'utilité et la fécondité de l'hérésie. C'est un point développé par Bayle, notamment dans son Commentaire philosophique sur la tolérance (paru en 1686, voir édition Champion, page 248, chapitre 6 de la IIème partie), mais déjà avant lui, par son ami, Henri Basnage de Beauval, qui est comme lui un "huguenot" exilé en Hollande. En 1684, soit un an avant la révocation de l'édit de Nantes, Basnage de Beauval publie "La tolérance des religions". Vous pouvez en trouver un extrait dans l'excellent recueil de textes sur la tolérance, choisis et présentés par Julie Saada-Gendron dans la collection Corpus chez Flammarion (page 69).

Basnage de Beauval prend le contrepied de Bossuet. Alors que pour celui-ci, la vérité est toute entière donnée dans une révélation qui se laisse saisir dans sa pleine évidence, Basnage de Beauval recourt (comme Pascal) à l'argument théologique du Dieu caché:

"Dieu n'a pas voulu se montrer aux hommes à découvert et sans voile; ni que la vérité fût si évidente que l'on ne pût pas se tromper: par conséquent, ces ténèbres et cette obscurité sont dans l'ordre de Dieu, afin de tenir toujours les hommes tremblants et humiliés en sa présence et dépendants de sa lumière et de son secours; en un mot pour réveiller leur paresse".

Dieu a donc voulu tenir les hommes dans l'obscurité, et cette obscurité est féconde car elle incite les hommes à rechercher la vérité: "Les hérésies sont comme des aiguillons qui aiguisent la vigilance des pasteurs...."Aussi l'obscurité de la révélation donne lieu à des polémiques religieuses extrêmement fécondes: en se combattant par leurs arguments, catholiques et protestants sont incités à relire les Ecritures, à corriger leur pensée. Ces "querelles de savants si utiles et si avantageuses au public" font progresser la vérité. L'émulation n'est pas seulement intellectuelle, elle est aussi morale. La violence du débat entre catholiques et protestants a un caractère exemplaire et formateur: "On doit souvent beaucoup plus aux oppositions et aux reproches de ses ennemis qu'aux caresses et aux louanges de ses amis". Elle permet en tout cas de susciter un espoir: "Il y a dans cette tristesse courageuse ce qui peut émouvoir et édifier ceux des catholiques qui n'ont pas perdu toute humanité".

Comme je l'ai dit, Bayle reprend cette idée dans son Commentaire philosophique sur la tolérance (page 248): il peut y avoir une saine émulation entre les religions (si elles sont traitées à égalité sous les régime de la tolérance civile); toute situation de monopole conduit au contraire une religion à la sclérose. Ainsi, c'est la diversité religieuse et l'émulation qui peut en résulter, qui fait la vitalité spirituelle d'une société.

3- Sur la liberté de conscience

L'article 1er de la loi du 9 décembre 1905 (laïcité) met en avant la liberté de conscience: "La république assure la liberté de conscience". Celle-ci ne se limite pas à la liberté religieuse car elle est la liberté de croire comme de ne pas croire. Bayle et Locke abordent-ils la liberté de conscience en ces termes, comme un droit?

Même si elle est présentée par Locke (pour lui elle ne peut être reconnue que comme la liberté de croire, seulement, on verra pourquoi) comme un droit reconnu et garanti aux individus qui résulte de la séparation entre l'autorité politique (l'Etat) et l'autorité spirituelle des Eglises, elle ne peut pas cependant être considérée par lui (comme par Bayle) seulement sous cet angle. Plus fondamentalement, la liberté de conscience doit être respectée parce qu'il y va du salut des hommes. Avant d'être un droit, la liberté de conscience est nécessaire à chaque homme pour s'acquitter de l'obligation d'exprimer à Dieu les sentiments de reconnaissance et d'espérance que lui inspire la certitude de sa toute-puissance et de sa bonté. La conscience est la lumière intérieure par laquelle se manifeste la révélation divine, elle est une lumière divine qui éclaire de l'intérieur, elle dispose ainsi d'une autorité qui l'emporte sur toutes les autres: chacun doit obéir à sa conscience parce qu'elle est divine. Obéir à sa conscience, c'est ainsi pour le chrétien obéir à l'enseignement de JC qui ordonne la tolérance. Voir à ce sujet le début de la Lettre sur la tolérance: "C'est en vain que l'on prend le titre de chrétien, si l'on ne travaille à se sanctifier et à corriger ses moeurs... l'on ne saurait être chrétien sans la charité et sans cette foi qui agit par charité, et non point par le fer et par le feu"

La foi (= la conviction intérieure, "la persuasion intérieure" qui constitue "l'essence et la force de la vraie religion") est ce qui enjoint donc le croyant à agir pour "être agréable à Dieu", pour obtenir ses faveurs. Dieu ne peut sauver ceux qui ne veulent pas l'être. De cette analyse, il faut tirer deux conséquences:

- seul un régime de tolérance civile (qui garantit l'expression de la pluralité des croyances religieuses) est bon, car il est le seul en mesure de donner à chaque homme la liberté nécessaire à la recherche de la voie qui peut le sauver. L'intolérance est mauvaise car elle met en péril le salut des hommes. L'usage de la force pour contraindre les consciences est certes inefficace (impossible de changer par une force extérieure la persuasion intérieure), mais il peut avoir un effet pervers en plaçant les hommes dans une situation d'insincérité, en les amenant à professer extérieurement ce à quoi ils n'adhérent pas intérieurement dans leur coeur, et surtout à ne plus écouter leur conscience. Dieu ne sauve que celui dont la foi est sincère et dont les actions et le culte sont l'expression de son propre cheminement.

- si le salut des hommes dépend essentiellement de la sincérité de leur coeur et de leur action, chaque homme est d'une certaine manière l'auteur de son propre salut. Il importe donc de laisser aux hommes les moyens d'assurer la responsabilité de leur salut (personne ne peut juger ici à ma place; en me perdant, je ne cause aucun préjudice à autrui, pas de "contagion" de l'hérésie). Cette conclusion écarte toute théologie de la prédestination (comme elle existe chez Calvin: selon elle, le salut ne dépend pas de l'action humaine; seule la foi sauve et elle est un don gratuit de Dieu).