Son et littérature

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DES MOTS POUR L'OREILLE

Textes se référant à notre monde sonore.

«Essaillon chercha la longueur d'onde. Un fil de lumière bleue se déplaçait sur les chiffres d'un cadran. Au passage, les échos du monde giclaient dans la pièce, un éclat de cuivres, trois roucoulades d'un soprano, les trilles du morse, et le bruit de boîte à musique des trains de brouillage, par-dessus les voix déformées des speakers.»

René BARJAVEL «Le voyageur imprudent»

(1958 - p. 47)

«Si on se tient sous le lustre en cristal du salon, les pieds enfoncés dans l'immense feuillage du tapis, si on reste absolument immobile et si on retient sa respiration, on peut entendre le silence, il se compose de plusieurs choses : d'abord le bruissement du sang derrière le tympan, mais aussi les pendules qui font partout tic tac, toutes à la fois. Puis le ronflement du feu dans le poêle, les volets noirs tremblent et cliquètent faiblement. On entend au loin un piano, c'est la fille du voisin qui fait des gammes,c'est à peine perceptible, mais ça vous enfonce quand même une pointe de chagrin dans le cœur, impossible de savoir pourquoi. Dans la bibliothèque, grand-mère est penchée sur ses comptes. Sa plume d'acier grince sur le papier. De la cuisine arrivent le bruit de la vaisselle et la voix de Mademoiselle Vega, puis c'est le silence mais la porcelaine et l'argenterie remuent encore dans la bassine.

Le jour d'hiver s'obscurcit, un traîneau passe, un grelot sonne ; bruit des sabots du cheval sur la neige glacée, les patins du traîneau chuintent. Les pieds enfoncés dans le feuillage du tapis, Alexandre se demande, pourquoi ai-je tant de chagrin? Pourquoi suis-je si triste? Est-ce la Mort qui se tient immobile dans la demi-obscurité de l'entrée? Est-ce sa respiration brève et sifflante que j'entends? Vient-elle chercher grand-mère dans la bibliothèque qui est en train d'écrire dans son livre de comptes à couverture bleue? Alexandre veut immédiatement la rejoindre pour pleurer sur ses genoux, mais il n'a pas le droit. S'il bouge, s'il remue ne serait-ce que le petit doigt, la Mort va se mettre en mouvement et arriver avant lui. Une lutte épuisante s'engage entre Alexandre et la Mort qui attend dans l'entrée. Soudain, mademoiselle Ester verse du charbon dans le poêle avec une pelle noire en fer, cela fait un bruit fort et libérateur,la terrible visiteuse est enfin partie.»

Ingmar BERGMAN « Fanny et Alexandre »

(traduit du suédois par C.G. Bjurström et Lucie Albertini - «Fanny och Alexander. En film för televisionen» - 1979)

«Tiens, la locomotive sifflait dans le virage avant Långsjön, le train surgissait tout au loin, comme une tache d'encre noire dans la lourde verdure, d'abord presque sans bruit, puis le fracas grandissait, le train passait maintenant au-dessus du fleuve, le fracas se faisait plus profond, les aiguillages claquaient, le sol tremblait, la locomotive reprenait de la vitesse en longeant le quai, elle lançait par à-coups des nuages de fumée par la cheminée, la vapeur jaillissait autour des pistons. Les wagons filaient à vive allure, il soufflait un vent engendré par la vitesse, les roues frappaient contre les joints, la terre frémissait. L'oncle Ericsson faisait le salut militaire à l'adresse du conducteur qui lui rendait son salut. Le fracas s'atténuait en quelques instants, le train entrait dans le virage en bas de Våroms et voilà qu'il disparaissait maintenant au pied de la montagne et qu'il hurlait en passant devant la scierie. Et puis c'était de nouveau le silence. L'oncle Ericsson tournait la manivelle du téléphone et il disait : quitté Dufnäs deux trente trois. Le silence était total, même les mouches n'avaient plus assez d'énergie pour bourdonner contre les vitres.»

Ingmar BERGMAN « Laterna magica » (trad. C. G. Bjurström et Lucie Albertini)

«Ne sommes-nous pas toute notre vie qu’une suite d’échos qui se répondent et de plus en plus faiblement nous transmettent des voix qui, avant de s’éteindre, leur ont confié on ne sait quel mélancolique message.»

Henri BOSCO - « Un oubli moins profond » (p. 284),1961.

«Un tintement argentin ce n'est pas simplement une petite cuillère qui tombe de la soucoupe sur laquelle elle était en déséquilibre, c'est aussi un coin de table recouvert d'une nappe de lin avec des franges en dentelle, éclairée par une grande baie vitrée d'où pendent des tiges de glycine ; un bruit sourd et souple, ce n'est pas seulement un chat qui bondit sur une souris, c'est aussi une soupente humide et moisie, interdite par des planches hérissées de clous.

(...)

La ville, au fond de l'oreille, est un vrombissement lointain, un chuchotement de voix,un bourdonnement de roues. Quand tout est arrêté dans le palais, la ville bouge, les roues parcourent les rues, les rue courent comme des rayons de roues, les disques tournent sur les phonographes, la pointe gratte un vieux disque, la musique va et vient, par à-coups, elle oscille, se glisse dans le sillon vrombissant des rues, ou grimpe, tout en haut, avec le vent qui fait tourner les rotors des cheminées. La ville est une roue dont le pivot est le lieu où tu demeures immobile, à l'écoute.»

Italo CALVINO _- «Sous le soleil jaguar : Un roi à l'écoute», pp. 65 & 73 ( trad. J-P Manganaro - «Sotto il sole giaguaro», 1986)

«Mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans ce logis, c'était le chant des portes. Dès le matin ce chant retentissait dans toute la maison. Je ne saurais dire pourquoi elles chantaient ainsi : les gonds en étaient-ils rouillés? L'ouvrier qui les avait faites y avait-il caché quelque mécanisme secret? Toujours est-il que chaque porte avait son chant particulier : la porte de la chambre à coucher possédait une voix de ténor aigu, celle de la salle à manger une voix rauque de basse, celle de l'antichambre rendait un son étrange, fêlé, plaintif, si bien qu'en prêtant l'oreille on finissait par discerner clairement: "Pauvre de moi, je suis gelé".»

Nikolaï GOGOL («Un ménage d'autrefois»)

«C'était pour l'essentiel un appareil radiorécepteur, construit de façon à révéler les plus minimes différence de fréquence ; et, en effet, il sortait brusquement de syntonie et aboyait comme un chien à l'attache pour peu que l'opérateur bougeât sur sa chaise, déplaçât une main, ou même que quelqu'un entrât dans la pièce. À certaines heures du jour, en outre, il révélait tout un univers embrouillé de messages mystérieux : cliquetis en morse, sifflements modulés et voix humaines déformées et mutilées qui prononçait des phrases incompréhensibles, d'autres en italien, mais c'étaient des phrases sans aucun sens, en code. »

Primo LEVI «Le système périodique» (trad. André Maugé) (p. 71)


«La batterie de mon baladeur s'est complètement déchargée, pourtant, être privé de musique ne me dérange pas autant que je l'aurais cru. Le gazouillis des oiseaux, le crissement des insectes, le murmure de la rivière, le froissement des feuilles agitées par le vent, les pas d'un petit animal trottinant sur le toit de la cabane, le bruit de la pluie... Et parfois, des sons indescriptibles et mystérieux frappent mes tympans... Je ne m'étais jamais rendu compte que le monde était plein de bruits naturels si vifs et si beaux. Je vivais sans voir, sans entendre ces choses essentielles. Pour combler ce manque, je reste assis des heures sous le porche, les yeux fermés, immobile, simplement attentif à tous les sons autour de moi.»

Haruki MURAKAMI «Kafka sur le rivage» (trad. Corinne Atlan) (pp. 204-205)



«L'enchevêtrement d'innombrables sons créait un grand vacarme barbelé aux arrêtes tantôt tranchantes, tantôt émoussées, confuse masse d'où saillait une pointe ici ou là et d'où se détachaient comme des éclats, puis se perdaient, des notes plus claires. À ce seul bruit, sans qu'on put en définir pourtant la singularité, un voyageur eût reconnu les yeux fermés qu'il se trouvait à Vienne, capitale et résidence de l'Empire.»

Robert MUSIL -« L'Homme sans qualités » (trad. Philippe Jaccottet)

«Heureusement que le feu recommence à pétiller ou c'est une goutte d'eau qui tombe, ou c'est un peu de vent qui traîne sur le toit. Et le moindre petit bruit est comme un immense bruit. La goutte tombe en retentissant. La branche mordue par la flamme claque comme un coup de fusil; le frottement du vent remplit à lui seul la capacité de l'espace. Toute espèce de petits bruits qui sont grands, et ils reviennent; on redevient vivant soi-même parce qu'eux mêmes sont vivants.

(...)

On entendait s'écrouler les baquets à fromage, on entendait les bancs tomber à terre; les portes étaient secouées comme si on les avait prises à deux mains. En même temps ça bouge et ça gronde; en même temps ça craque, en même temps ça siffle; ça se passait à la fois dans les airs, à la surface de la terre et sous la terre, dans une confusion de tous les éléments où on ne distinguait plus ce qui était bruit de ce qui était mouvement, ni ce que ces bruits signifiaient, ni d'où ils venaient, ni où ils allaient, comme si c'eût été la fin du monde.»

Charles-Ferdinand RAMUZ « Derborence »


(... et à présent que cette télégraphie sans fil existe, de temps en temps, ils se taisent pour écouter les nouvelles.)

C'est une voix qui vient on ne sait pas d'où, née de nulle part ou de partout, née de rien, fille du néant. C'est de la musique, des violons, des trompettes, des tambours; c'est une femme, une foule, des canons qui tonnent, des fusils qui partent, dix mille hommes ou un seul, le bruit du vent, le bruit des vagues. Et ce bruit a été d'abord des choses, mais elles ne sont plus pour nous que du bruit. L'oreille n'en distingue même pas le point d'origine. Son plus ou moins d'intensité est sans signification quant à la distance qu'il a parcourue, les lieues ne le fatiguent pas, il est insoucieux des myriamètres; de sorte qu'il est faible et on vous dit : « C'est Genève », il a toute sa force, mais il vient de New-York.

Charles-Ferdinand RAMUZ « Si le soleil ne revenait pas »



"Comme si l'herbe dans l'obscurité ne voyait plus son âge, il s'élève d'elle un jeune et joyeux crépitement que l'on n'entend pas le jour. Craquement, sifflement, crissement, avec les basses, les ténors et les altos de la steppe, tout se confond dans un grondement ininterrompu, monotone, au bruit duquel il est bon de se plonger dans les souvenirs ou de s'adonner à la mélancolie."

Anton TCHEKOV "La steppe"

Tantalized (extrait)

L'aile où je suis donnant juste sur une gare,

J'entends de nuit (mes nuits sont blanches) la bagarre

Des machines qu'on chauffe et des trains ajustés,

Et vraiment c'est des bruits de nids répercutés

À des cieux de fonte et de verre et gras de houille.

Vous n'imaginez pas comme cela gazouille

Et comme l'on dirait des efforts d'oiselets

Vers des vols tout prochains à des cieux violets

Encore et que le point du jour éclaire à peine.

Ô ces wagons qui vont dévaler dans la plaine !

Paul VERLAINE

Clochi-Clocha (extrait)

L'église Saint-Nicolas

Du Chardonnet bat un glas,

Et l'église Saint-Étienne

Du Mont lance à perdre haleine

Des carillons variés

Pour de jeunes mariés,

Tandis que la cathédrale

Notre-Dame de Paris,

Nuptiale et sépulcrale,

Bourdonne dans le ciel gris.

Paul VERLAINE