L’ARCHE DU CAPTAIN BLOOD - L’APPEL DES ÉTOILES
Mais qui sont ces cow-boys? s’exclame Ulrich.
En ce vendredi matin, Emmanuel Viau et Philippe Ulrich ont vu débarquer en trombe dans le local d’Ere Informatique un personnage aux allures de rugbyman. Le grand escogriffe s’appelle Bruno Bonnell et porte une veste d’un bleu vif sur un jean. Il est venu, accompagné d’un collègue, Christophe Sapet, acheter des caisses entières d’un jeu publié par Ère Informatique, Mission Delta.
Vos produits sont les meilleurs, dit Bonnell avec un sourire enjôleur. Nous en voulons des centaines, pour les vendre demain à la Foire de Lyon !
Sûr de lui, le « monsieur cent mille volts » du logiciel paye cash. Rien ne semble pouvoir se mettre en travers du chemin de ce Terminator au crâne imberbe. Les fondateurs d’Ère Informatique ont à peine le temps de retenir leur souffle. Son butin rassemblé et rétribué rubis sur l’ongle, le commando lyonnais est reparti aussi sec. Déjà, ils foncent vers la gare pour reprendre le TGV. Ulrich et Viau verront désormais revenir régulièrement pour de pareils achats en masse le Lucky Luke lyonnais, accompagné du Schtroumpf qui lui sert d’acolyte. Mais d’où sortent ces cow-boys?
Né en Algérie en 1958, Bonnell était âgé de 8 ans lorsque sa famille d’origine irlandaise s’est installée à Lyon. Écolier surdoué, il avait obtenu son bac à 16 ans et entamé des études de mathématiques supérieures avant d’atterrir dans une école de chimie. Peu concerné par le destin des molécules, l’hidalgo fêtard avait passé le plus clair de son temps à faire du théâtre. Après l’armée, nanti d’une maîtrise de macro-économie, il avait été embauché dans une entreprise de traitement de surface des plastiques où, pendant six mois interminables, il s’était ennuyé à mourir.
En 1982, en prévision du lancement de son premier ordinateur, le TO7, Thomson avait lancé un appel à candidature pour des commerciaux.
Du pugilat qui avait opposé cinq cents postulants, seuls trois survivants avaient émergé.
Le Bonnell survitaminé était naturellement du lot. Un autre rescapé de la même loterie, Willy Marrecau, s’était lié d’amitié avec cet incroyable personnage en veste rouge, pantalon noir et chemise jaune, capable d’émettre « une idée à la seconde ». Bonnell surprenait les cadres de Thomson par son absence totale de formalisme. Aussi à l’aise avec le balayeur du quartier qu’avec le Premier ministre, il n’hésitait jamais à foncer dans le bureau du président de Thomson lorsqu’il désirait lui parler.
Alors qu’il prospectait dans l’ouest de la France, Bonnell avait reçu l’appel d’un ancien compagnon de virées de la période math sup. Christophe Sapet, qui officiait chez le concurrent Texas Instruments, était sur un coup :
Bruno, un éditeur m’a approché afin que j’écrive un livre sur la micro-informatique. Et si nous le faisions à quatre mains ?
Le livre, Pratique de l’ordinateur familial, avait rapporté 63 000 francs et donné des ailes à ses auteurs. Ils avaient alors décidé d’investir ce pactole dans la création d’une édition de logiciels. Dans leur insouciance, les deux associés voulaient appeler l’entreprise Zboub Système, mais leur conseiller juridique était parvenu à les en dissuader. Sapet avait alors écrit un logiciel générant des noms au hasard et celui-ci avait pondu : Infogrames. Les relations avec les banques avaient mal démarré, seize d’entre elles ayant refusé le projet. Mais au final, la Banque populaire de Lyon avait donné son feu vert et Infogrames avait été créée en juin 1983, le jour de la naissance de la première fille de Bonnell. Le duo infernal avait d’abord opéré dans une ancienne chemiserie de Lyon qu’ils avaient tapissée et repeinte. La FNAC avait été la première à commander deux cents exemplaires de leur premier jeu, Autoroute. D’autres s’étaient joints à l’aventure, tel Éric Motet, un chevelu qui avait un jour passé la porte pour ne plus repartir.
Benoît de Maulmin, le premier commercial embauché, s’était vu proposer une rémunération au résultat, 10 francs par cassette vendue. Thomas Schmider, rencontré dans le TGV à l’occasion d’une éliminatoire de rugby, avait pris en main les finances.
Grâce à des jeux tels que Alpha 7, Dédale et L’Intrus, Infogrames a réalisé un million de francs de chiffre d’affaires dès sa première année, et obtenu le prix de la création d’entreprise décerné par la Banque populaire. Elle s’est installée alors à Villeurbanne et a adopté pour logo un tatou. « Ce dinosaure est notre symbole, déclare alors Bonnell. Le tatou a toujours survécu aux changements de son environnement, de la fonte des glaces aux pires des canicules. Nous voulons pareillement être là dans des millions d’années. » En cette année 1984, il ne s’écoule pas un mois sans qu’apparaisse un nouveau modèle d’ordinateur personnel. Stakhanoviste, Ulrich, qui s’est installé dans un sous-sol humide d’Ère Informatique, adapte Panic sur toutes les machines de l’époque, Laser, Jupiter Ace, Memotech 512, Alice de Matra, MSX-1 de Sony, Commodore 64, Oric Atmos, Lynx, Spectravision...
Mais devant l’afflux de nouvelles machines, la tâche se révèle trop importante pour un seul homme, d’autant qu’Ulrich doit également veiller à la conception de l’emballage des logiciels. Il s’avise de calquer son métier sur celui de la production musicale, et, à l’instar de Philippe Constantin, qui l’avait reçu dans son édition alors qu’il était chanteur, de jouer le rôle de directeur artistique. Il invite alors les auteurs de logiciels à le rencontrer. L’un des premiers créatifs qui pénètre dans les locaux sis près de la gare Saint-Lazare est Marc-André Rampon.Cet homme au front dégarni et dont les manières laissent transparaître une stricte éducation bourgeoise a développé un fabuleux simulateur de vol, Mission Delta, pour mieux lutter contre l’insomnie. Entre Ulrich et le nouveau venu, le « flash » est total, d’autant que Rampon est également un pianiste hors pair. Le soir, les deux programmeurs se lancent dans des boeufs inénarrables, assistés d’un autre informaticien-musicien, Laurent Weill, qui dirige une édition concurrente, Loriciels. Rampon, qui fume le cigare en permanence, surprend Ulrich par son étrange régime alimentaire : il se nourrit presque exclusivement de cachous et de verres de lait. Mission Delta devient le premier hit d’Ère Informatique. Rampon touche de plantureuses royalties et utilise ce trésor de guerre pour acquérir des parts dans l’édition de logiciels fondée par Viau. Il prend alors la charge de la distribution des produits.
Fin 1984, grâce au succès de Mission Delta, Ère Informatique jouit d’une aura conséquente auprès de la galaxie des joueurs. Ulrich définit de plus en plus son rôle comme celui d’un catalyseur, à même de stimuler la folie inhérente au groupe d’artistes hors norme qui gravitent autour de la matrice que constitue Ère. Des dizaines d’auteurs passent dans son bureau, montés de la province pour présenter leurs oeuvres. Ils sont reçus par un homme habillé de noir, avec une chemise claire à haut col et des bottes pointues de l’armée. En triant le bon grain de l’ivraie, Ulrich et ses compères dénichent quelques « demi-dieux de la programmation » : Johan Robson, Michel Rho, Stéphane Picq...
Le principe de sous-traitance adopté est doublement rentable. Comme la trésorerie de l’édition ne permet pas de distribuer des avances conséquentes aux auteurs, lorsqu’un produit est terminé, il n’a presque rien coûté à Ère. En compensation, les auteurs reçoivent des droits
substantiels sur la vente de leurs oeuvres, qui peuvent se transformer en une véritable rente si le produit marche, comme dans le cas de Mission Delta. La motivation de réaliser un bon produit, au-delà du simple attrait artistique, est très forte chez les auteurs.
Un baba-cool nonchalant vient un jour frapper à la porte d’Ère Informatique. Contrôleur de gestion chez Valéo à Caen, Rémi Herbulot a découvert la programmation au hasard d’un défi. Lassé de le voir perpétuellement réclamer de nouveaux logiciels, le directeur informatique avait lâché une boutade :
Vous avez un terminal avec un BASIC dans votre bureau ! Si vous voulez des logiciels, pourquoi ne pas les écrire vous-même?
Contre toute attente, Herbulot l’a pris au mot. Au bout de quelques semaines, ayant contracté le virus de la programmation, il s’est acheté son premier ordinateur, un Rainbow de Digital, et s’est lancé dans l’écriture de jeux en tout genre : casse-briques, puzzles, damier... La chose lui a tant plu qu’il a décidé de se consacrer exclusivement à cette nouvelle marotte. Valéo va y perdre un contrôleur de gestion appliqué, mais le monde des jeux vidéo va gagner un créateur supérieurement talentueux.
Herbulot s’est acheté un deuxième ordinateur, un Oric, en a étudié l’assembleur — un langage de programmation complexe — puis entrepris la création d’un jeu ambitieux : Multiflip. Il ne lui a fallu qu’un mois et demi pour réaliser cette simulation de flipper. Il est alors venu de Caen à Paris pour présenter son oeuvre à diverses éditions, Loriciels, Micro Programmes 5, Innelec...
Ce n’est qu’en entrant chez Ère Informatique que le courant est passé.
Viau, Rampon et Ulrich sont stupéfaits du travail réalisé par Herbulot. Non content de recréer l’ambiance d’un flipper, le Breton a réalisé un logiciel qui permet au joueur de concevoir son propre billard électronique sur ordinateur. Herbulot reçoit une avance sur recette de 5 000 francs pour Multiflip qui est rebaptisé Macadam Bumper et devient au passage un auteur indépendant, travaillant à domicile pour le compte d’Ère Informatique qui lui reverse régulièrement des droits d’auteur.
Les revenus d’Herbulot sont rapidement appréciables, car Macadam Bumper devient le premier hit international de l’édition parisienne. En France comme en Angleterre, la simulation de flipper monopolise la première position des ventes pendant plusieurs mois. Macadam Bumper va jusqu’à atteindre la position numéro cinq des ventes aux États-Unis où il sort au début de 1985 sous le nom de Pinball Wizard, sous la distribution d’Accolade, et se vend à 35 000 exemplaires.
La réputation de l’équipe s’étend jusqu’au Japon, pays dans lequel le jeu d’Herbulot est couronné d’un prix d’excellence par Sony. Il approche bientôt les 100 000 exemplaires, à une époque où l’on qualifie de succès considérable un titre qui parvient jusqu’à 30 000 unités. Ulrich et Viau, qui travaillent nuit et jour, n’ont pas le temps de savourer cette victoire, tant ils sont affairés à réaliser et dupliquer les cassettes de leurs jeux.
Rémi Herbulot, dont l’inspiration ne faillit point, commet un deuxième chef-d’oeuvre, Crafton & Xunk. À nouveau, ce jeu se retrouve en première place des ventes en France, au Royaume-Uni et en Grèce.
Lors d’un salon, Ulrich rencontre un singulier personnage aux allures de savant perdu dans ses réflexions.
Didier Bouchon porte des lunettes rafistolées et s’exprime de manière lente, comme s’il peinait à mettre sous forme de mots ses délires intellectuels. En ce mois de février, sa présence au salon Micro Expo est justifiée par le fait qu’il a détourné un joystick de manière à lui donner le rôle de table traçante. Ulrich est avant tout impressionné par la qualité des dessins qu’il voit apparaître sur l’imprimante reliée à l’Amstrad CPC.
Ulrich, qui n’a de cesse de repérer de nouveaux talents, est intrigué par la personnalité de ce technicien maigrelet qui vient tout juste de découvrir la programmation des ordinateurs. La discussion révèle un individu curieux, à l’univers déjanté. S’il possède un DEUG de biologie, Bouchon a également étudié la décoration intérieure, les effets spéciaux, le cinéma, la peinture...
Ère Informatique vient de créer une sous-marque de produits bon marché, Gazoline Software — dont le slogan est « les logiciels qui carburent » — et Ulrich demande à Bouchon d’en concevoir des jaquettes. Il lui confie ensuite un exemplaire d’un ordinateur qui vient d’apparaître, l’Atari ST. Bien qu’il ne dispose pas de documentation, le graphiste apprend le langage « assembleur » de cette machine et se met à réaliser des graphismes hallucinants en manipulant des mathématiques complexes, dites « équations fractales ». Ulrich réalise qu’il a trouvé son alter ego, l’un concrétisant sur le plan visuel les fantasmes de l’autre. L’idée de réaliser un jeu qui présenterait de tels paysages fait alors son chemin. Tout comme Ulrich quelques années plus tôt, Bouchon ne gagne pas suffisamment pour se nourrir et vit dans un petit studio mal rangé de trente mètres carrés dont il est propriétaire. Dans ce capharnaüm sont empilés des objets électroniques, des câbles et des têtes de monstres qu’il construit à base de latex et plastiques. Presque tous les soirs, Ulrich invite Bouchon à dîner et les deux marginaux développent un lien proche de la fraternité.
Si le premier adore la musique, l’image et tout ce qui touche à la communication, le second adore la peinture, l’astronomie et le ski. Mais tous deux partagent une même accoutumance pour la science-fiction et le fantastique, que ce soit en littérature (Philippe K. Dick, Roger
Zelazny, Frederik Pohl, Isaac Asimov, Douglas Adams...), en peinture et en illustration (Giger, Moebius, Di Maccio, Frazetta, Fred), ou au cinéma (2001, Odyssée de l’espace, Alien, Blade Runner, BrazH)...
Ils caressent alors la perspective d’engranger de telles influences au sein d’un grand jeu qui se déroulerait dans l’espace. À l’instar d’une centrale qui aurait patiemment emmagasiné des torrents d’électrons latents, l’imagerie des deux thaumaturges fuse et tonne. L’idée du Captain Blood voit progressivement le jour. Elle puise une partie de son imaginaire dans la vie de ses auteurs...
Au début des années quatre-vingt, le héros, Bob Morlock, programmeur de jeux sans le sou, passe son temps sur les trottoirs, à la recherche d’une inspiration. Il heurte par mégarde un vieillard et reconnaît... le fameux biologiste Jean Rostand, fils du dramaturge Edmond. Au détour d’un verre, Morlock tente de percer le mystère de la situation : tous les dictionnaires l’affirment, Rostand a disparu en 1977 ! Le biologiste lui lance alors un cri terrifié : « Ils sont là ! Les Pac Man existent réellement. Ils existent, vous comprenez?... » De retour dans sa chambre de bonne, Morlock réalise la portée de ce message. Sous un aspect anodin et ludique, les envahisseurs ont envahi la planète Terre. Leur insidieux stratagème a consisté à s’introduire parmi nous en manipulant à leur insu les programmeurs de jeux! Alors qu’ils pensent distraire leur public, ils ne sont que des marionnettes manipulées à distance, dans le cadre d’un grand plan galactique!
Pour lutter contre ces intrus d’une dantesque sournoiserie, Morlock crée un double électronique de lui même qui s’en ira bourlinguer les univers parallèles à la poursuite des envahisseurs. Ainsi naît le capitaine Blood, son vaisseau (l’Arche), l’ordinateur Honk et l’Upcom, une méthode de communication à base d’icônes à l’usage de toutes les formes de vie pensantes. Mais au moment de lancer son programme, Blood voit son enveloppe corporelle se volatiliser aux quatre coins de l’espace. Peu de temps après, une horde d’envahisseurs manque de le pulvériser et il ne doit son salut qu’à une fuite dans l’hyper-espace. L’ordinateur ayant souffert de cette agression, Blood se retrouve cloné en une trentaine de copies conformes, disséminées dans l’univers. L’opération ayant entraîné une déperdition de son fluide vital, il ne vit désormais que dans un état de léthargie, en dépit des soudures, réparations et implants effectués par Honk.
Le jeu que conçoivent Ulrich et Bouchon démarre huit cents ans plus tard, à une époque où Blood a retrouvé et anéanti une vingtaine de clones, regagnant une réserve de vie équivalent à une dizaine d’années environ. Son identité se manifeste sous la forme d’un amalgame de greffons électroniques, prothèses métalliques, protubérances organiques, duquel émergent un oeil vaillant et un bras exsangue qui tapote avec fébrilité sur le panneau de contrôle de l’astronef. Il reste à éliminer cinq avatars d’une redoutable fourberie. Ils sont là, quelque part dans cette purée d’étoiles. Au joueur de les retrouver et de les faire disparaître avant qu’il ne soit trop tard et qu’il n’aille rejoindre les météorites éperdues qui dérivent dans l’espace infini.
La gigantesque aventure va favoriser la rencontre avec des personnages dignes de ceux qui peuplent les bars de Star Wars, car en chemin le joueur va croiser les représentants de races multiformes et atypiques.
Malgré les best-sellers Mission Delta, Macadam Bumper et Crafton & Xunk, et quand bien même la créativité est au zénith autour de la nébuleuse Ère Informatique, la situation financière est catastrophique. Piètres gestionnaires, Viau et Rampon maîtrisent imparfaitement les arcanes de la distribution. France Image Logiciels qui diffuse leurs logiciels ne reverse pas son dû en temps et en heure, et les retards de paiement pèsent lourd sur la trésorerie de l’édition. Marc-André Rampon est devenu directeur commercial en juin 1985 et un an plus tard, Philippe Ulrich et Emmanuel Viau se mordent les doigts d’une telle nomination.
Dans sa recherche de solutions, Viau va jusqu’à envisager de vendre la société à une structure plus solide. Un soir où Bruno Bonnell téléphone pour prendre des nouvelles, Viau s’avise de lui en parler. Le Lyonnais est alors intenable : « Ne bougez plus ! J’appelle immédiatement ma banque! » À l’occasion du plan « Informatique pour tous » lancé par le gouvernement Fabius, Infogrames a créé un produit, le Cube Basic, comportant quatre cassettes et un livret de découverte de l’ordinateur TO7 de Thomson.
Choisie par le ministère, la société lyonnaise a écoulé plus de 90 000 Cube Basic. Avec un chiffre d’affaires de 21 millions de francs sur l’année 1986 dont deux millions et demi de bénéfices, Infogrames explose au sens comme au figuré. « C’est alors que nous avons commencé à faire toutes les c... de la terre », reconnaîtra ultérieurement Bonnell. Parmi les errements figure le développement d’une gamme professionnelle, incluant logiciels de traitement de texte et de comptabilité. Des titres qui mordront la poussière à peine nés.
À la fin de l’année 1986, Bonnell, qui a gagné la confiance de la société d’investissement Avenir Industrie, rachète une première édition de logiciels, Cobra Soft, spécialisée dans les jeux de stratégie militaire. Quelques semaines plus tard, Viau et Rampon cèdent suffisamment de parts à Infogrames pour que celle-ci dispose d’une minorité de blocage. L’un des jeux qui a persuadé Bonnell à entrer dans l’affaire est le fameux Captain Blood que prépare Didier Bouchon et pour lequel il entrevoit déjà une diffusion internationale. Mais au sein d’Ère, les relations avec Marc-André Rampon se détériorent. Les démarches entreprises par le directeur commercial pour imposer Ère Informatique aux États-Unis ponctionnent les fonds de l’édition d’une façon incohérente. Le ton monte le jour où Viau découvre un article de SVM dans lequel Rampon déclare en substance que son patron n’est qu’un « sombre imbécile ». Ulrich craque et demande le départ de Rampon.
« C’est lui ou moi », déclare-t-il à Viau. Rampon tire alors sa révérence sans demander son reste. Lorsque Philippe Ulrich rentre à son domicile, il tremble de tout son corps et frôle l’accident automobile.
La réplique de Rampon est terrible. L’auteur de Mission Delta poursuit secrètement ses tractations avec Infogrames et propose de vendre les parts qui lui restent d’Ère Informatique. Trop heureux d’absorber une nouvellesociété, Bonnell débourse les 700 000 francs demandés, asséchant au passage la trésorerie de sa société. Quelques jours plus tard, il apprend que Avenir Industrie n’entend plus placer de sous dans Infogrames !
De sombres moments se trament pour l’édition de Villeurbanne qui dans l’euphorie consécutive à l’opération Cube Basic a vécu au-dessus de ses moyens.
Dès le mois de juin 1987, Ulrich est mis devant le fait accompli : Ère Informatique, la société qu’il a patiemment développée, est devenue une simple filiale d’Infogrames. Décomposé, Ulrich tente de se faire une raison et se surprend à expliquer à Bouchon qu’il en est mieux ainsi, qu’Ère Informatique va bénéficier d’une meilleure trésorerie... Mais le graphiste lucide n’en croit pas un mot.
Désormais, Ulrich et Viau doivent se rendre à Lyon toutes les semaines afin de discuter des projets de développements. La différence d’approche entre les deux compagnies est totale. Si Ère Informatique s’apparente à la réplique d’un Woodstock informatique, Infogrames opère selon un modèle plus classique avec près de soixante-dix salariés travaillant au bureau et des cadres qui — pour paraphraser Bouchon — portent « le costard du commercial de base ».
Ulrich suggère à Bonnell de redéfinir le concept éditorial d’Infogrames en répartissant la production selon des labels thématiques auquel seraient associés de fortes identités : Ère Informatique (simulation et science-fiction), Cobra Soft (jeux de stratégie militaire), Carraz Éditions (logiciels éducatifs), Drakkos (fantastique), Médiavision (adaptations de bandes dessinées). Pourtant, bien que le souverain donne son aval, ses adjoints, Maulmin, Motet et Schmider, s’opposent à cette ingérence dans leur pré carré. Infogrames qui a récupéré la licence de Bob Morane a choisi d’investir des sommes énormes dans l’adaptation des aventures de ce héros dont le nom revient alors, telle une ritournelle, dans une chanson à succès du groupe Indochine.
Pour l’heure, Bonnell a besoin de rentrées financières et sa principale requête est mélodramatique : il faut, quoi qu’il en coûte, achever L’Arche du Captain Blood avant la date fatidique de Noël. Au cours de l’été 1987, Bouchon et Ulrich partent s’isoler dans les Landes afin de faire avancer la réalisation du logiciel. Pour mettre en scène la fresque, Bouchon déploie de spectaculaires effets graphiques, auxquels s’ajoutent d’extraordinaires trouvailles en matière de programmation qui amènent le joueur à de spectaculaires plongées dans l’hyper-espace ou au travers de montagnes. Le script et la réalisation révèlent bientôt une densité jusqu’alors inconnue dans le jeu informatique.
Les fées semblent s’accorder à donner une destinée hors du commun aux aventures du Captain Blood.
Ulrich, qui continue de composer des musiques sur ses synthétiseurs, est mis en contact avec Jean-Michel Jarre par un ami commun. Le compositeur d’Oxygène le reçoit dans son studio de Chatou. Ulrich, qui est venu avec un Atari ST, présente quelques séquences de Captain
Blood. Jarre tombe des nues au vu de ce qu’il découvre et songe bientôt à exploiter les talents de Bouchon :
Je prépare un concert événement à Tokyo.
Penses-tu qu’il serait possible d’élaborer pareilles images pour cet événement ?
Espiègle, Ulrich réplique :
Tout est possible. D’ailleurs, il serait tout aussi formidable de pouvoir utiliser la musique de ton album Zoolook sur Captain Blood.
Jarre ne réagit pas mais son silence ouvre tous les potentiels. La tentation est trop forte pour Ulrich qui, de retour chez lui, échantillonne quatre mesures de Zoolook puis les retravaille sur l’Atari ST de manière à créer trois minutes de musique originale.
Lors d’une visite à Chatou, il fait écouter ce melting pot sonore à Jarre et ce dernier n’en croit pas ses oreilles.
Philippe!... Avec tous mes appareils qui coûtent des millions de francs, nous n’arrivons pas à produire ce que tu réalises sur tes micro-ordinateurs !
La titanesque prestation prévue pour le Japon est finalement annulée mais Jarre n’en accepte pas moins de céder les droits d’exploitation mondiaux du thème de Zoolook pour le générique de L’Arche du Captain Blood. Le nom de Jarre pourra même apparaître en lettres de feu sur la jaquette du jeu.
Ulrich et Bouchon passent les dernières journées de développement dans une fatigue extrême, ne dormant que quelques heures par nuit. Le jour J, alors que le jeu est censé partir en production, Bouchon termine les derniers polissages chez le duplicateur. Cette épreuve passée, il dort une semaine d’affilée. L’édition de décembre 1987 du magazine SVM consacre quatre pages à L’Arche du Captain Blood, que le journaliste Yann Garret décrit comme « le plus beau jeu du monde ».
«Attention, chef-d’oeuvre! Préparez-vous à passer Noël dans les étoiles et à vivre en compagnie du capitaine Blood une extraordinaire aventure. Scénario exceptionnel, graphismes magnifiques, conception révolutionnaire, cette dernière création d’Ère accumule les superlatifs. Il annonce une nouvelle génération de logiciels, où sens du récit et talent de la programmation se mettent au service d’un art nouveau. »
En lisant ces lignes, Didier Bouchon, loin de s’enthousiasmer, est atterré. Il est persuadé que l’article est trop enflammé et que la déception sera immense chez les consommateurs. Mais trois jours après sa sortie, L’Arche du Captain Blood se vend à 10 000 exemplaires. Le 20 janvier 1988, France Soir accueille à son tour le logiciel par une splendide ovation. « Si Alien vous a fait trembler, si ET vous a fait pleurer, alors précipitezvous sur L’Arche du Captain Blood, le plus beau logiciel du monde, qui ouvre une nouvelle ère dans l’histoire des jeux informatiques. » Et la journaliste de conclure ses louanges par des notes record: Originalité: 10; Graphisme : 10; Animation : 10.
L’Arche du Captain Blood devient le plus gros succès jamais développé en France. Un mois après sa sortie, la version Atari ST est en rupture de stock.
Ce triomphe contraste violemment avec l’échec de Bob Morane, ce jeu d’Infogrames qui a nécessité tant d’investissements en interne. En dépit d’un marketing agressif, ce logiciel est l’un des plus grands fiascos de l’histoire du jeu. Bonnell reconnaît, mais un peu tard, avoir manqué de clairvoyance. « Bob Morane, c’était tout pour moi lorsque j’avais 14 ans. Je n’ai pas réalisé qu’il ne représentait plus rien pour les gamins de 1987. » « Ata Ata Hoglo Huglu ». Mais quelle mouche les a piqués? Désormais chaque réunion des membres de l’équipe de développement d’Ère Informatique démarre par ce mantra collectif dédié à une divinité factice qu’ils ont eux-mêmes créée : Exxos.
Nous sommes en 1988 et Philippe Ulrich ressemble de plus en plus à ses personnages. Cet extraterrestre dont l’allure évoque celle d’un intellectuel rebelle et rock’n’roll vit dans un univers parallèle peuplé de farfadets mauves, de troublantes femelles à l’instinct maternel assisté par ordinateur ou d’ornithorynques fourbes, qui cachent de sanguinaires desseins derrière leur sourire de celluloïd.
Ulrich n’est qu’un héros parmi d’autres au milieu de cette galerie glauque de mutants, guerriers impavides, escort girls, pilotes intrépides de bolides spatiaux et bonimenteurs baveux. D’ailleurs, il est convaincu qu’il n’est qu’un simple pion dans le grand plan de la Machine avec un grand M. Un pion émérite, présélectionné, à nulle autre pareil, doté d’une Mission avec un grand M.
Tandis que les humanoïdes consommateurs de spectacles entrent dans l’ère cyber, Ulrich sera le grand ordonnateur du Carnaval. Tel est son rôle de démiurge en chef de créatures pixellisées qui, une fois émancipées, vivront des millions de vies, sous la commande du joystick de joueurs accros.
Pour l’heure, faute de disposer d’un budget publicitaire, Ulrich a jugé opportun de monter une stratégie audacieuse empruntant à la science-fiction et au mysticisme. « Notre entité est immortelle car nous sommes des créateurs, déclare-t-il à ses auteurs. Nous avons la technologie, le graphisme, la musique et les scénarios. » L’idée d’un dieu qui guiderait les programmeurs a germé. Il a été nommé Exxos, du préfixe grec exo qui signifie « vers l’extérieur », par opposition à eso qui caractérise ce qui est interne et caché. Par cette appellation, l’équipe veut refléter son but ultime, celui d’une communication universelle et totale. C’est le concept du Captain Blood qui a donné naissance à ce demi-dieu qui personnifie l’espace de l’imaginaire. Didier Bouchon a d’ailleurs créé pour l’occasion, un logo fantasque, auquel les auteurs ont pleinement adhéré.
Afin de signer un pacte solennel avec cette divinité, l’équipe d’Ère Informatique organise plusieurs happenings high tech. Le premier a lieu le 12 juin 1988 au Studio 102 sur les Champs-Elysées, et le label est dévoilé par le cinéaste Alexandre Jodorowski.
Ulrich déclame un texte en hommage à la divinité.
« Mesdames et Messieurs, la décision n’a pas été facile, mais nous avons tout de même convenu de vous révéler le secret de notre dynamisme et de la créativité qui fait le succès d’Ère Informatique.
« S’il y a des gens sensibles dans la salle, je leur demande d’être forts. Ils ne risquent rien si leurs vibrations sont positives, les forces telluriques les épargneront...
« Mes amis, l’inspiration ne tombe pas du ciel, le génie n’est pas le fruit du hasard...
« L’inspirateur et le génie qui a conçu Macadam Bumper, ça n’est pas le fabuleux Rémi Herbulot ou le merveilleux Michel Rho [...]. L’inspirateur et le génie qui a généré Captain Blood, ce n’est pas l’inextinguible Didier Bouchon et encore moins votre serviteur.
« C’est Lui. Lui qui vit tapi dans nos bureaux depuis des mois... Lui qui vient de l’extérieur de l’Univers. Lui que nous dévoilons aujourd’hui au monde, car l’heure est venue. J’ai nommé l’Exxos.
« Je vous demande de dire après moi quelques phrases magiques qui lui rappellent son pays : Ata ata hoglo huglu, ata ata hoglo huglu... » Ravie du divertissement hors norme qui lui est offert, la presse salue la performance en consacrant page sur page au nouveau délire de la bande d’Ère.
Un beau matin, Ulrich reçoit un appel d’un client allumé, qui insiste pour le rencontrer le soir même. Devant l’insistance de cet importun, il finit par céder. Le soir même, il voit débarquer Michel Fugain, une immense caisse de Champagne à la main, accompagné de son épouse, qui porte un bouquet de fleurs plantureux. « Enfin, je vous vois ! Cela fait des mois que je vous adore et vous déteste tout à la fois ! » Le chanteur révèle qu’il est collé sur L’Arche du Captain Blood depuis un bon trimestre! lancée et dépasse les 100 000 exemplaires, un chiffre remarquable pour un logiciel français. Sous licence Infogrames, il est aux meilleures places des classements anglais (numéro un en mai), italien et allemand. Le logiciel grimpe à la sixième position du hit-parade japonais et se place en numéro cinq aux États-Unis, où il est distribué par Mindscape. « J’ai toujours cru en notre programme, mais son succès a dépassé nos espérances, en particulier pour ce qui est de l’étranger », confie un Ulrich atterré à David Bishop, un reporter anglais. Au même moment, le jeu Bob Morane produit par Infogrames est un tel fiasco que les retours sont supérieurs aux ventes.
Malgré le succès de Captain Blood, Infogrames broie du noir. Le 1er octobre, Cable, une filiale de France Image Logiciel qui avait la distribution exclusive des titres de l’édition lyonnaise en France, dépose son bilan. Sur les impayés dus par Cable, la part correspondant à
Infogrames s’élève alors à 1,4 million de francs! Infogrames n’étant plus en mesure de payer Ère Informatique, Didier Bouchon et Rémi Herbulot perdent de longues heures en réclamation de leurs droits d’auteur.
Ulrich doit alors assumer la sinistre tâche consistant à les faire patienter. Willy Marrecau, l’ancien compagnon de Bonnell chez Thomson, prend l’initiative de monter un nouveau réseau de distribution, Ecudis, en vue de sauver les ventes de Noël d’Infogrames.
Pour l’heure, tous les espoirs reposent sur le rapprochement avec Epyx. Au printemps 1988, Infogrames a été approché par cet éditeur américain, qui a proposé d’absorber l’entreprise fondée par Bonnell. Les cadres de Villeurbanne ont vu la chose d’un oeil favorable, car elle signifie qu’Infogrames va faire l’objet d’une infusion massive de cash et pouvoir se développer internationalement. Le 6 octobre, alors qu’il fête ses 30 ans, Bonnell qui revient des États-Unis. À l’aéroport, il se voit accueilli par un employé d’Infogrames qui lui tend les clés d’une Ferrari louée pour la journée, avant de lui annoncer la formidable nouvelle : Epyx rachète Infogrames ! La liesse sera de courte durée.
La deuxième fête organisée par Ère Informatique en l’honneur d’Exxos a lieu le 15 octobre et coïncide avec le lancement d’un jeu de Rémi Herbulot, Purple Saturn Day, qui simule les jeux Olympiques de l’an 2500. La presse se voit conviée à une cérémonie sacrificielle sur la scène du Festival de la Micro, aux Champs-Elysées. Sur la scène, les cheveux teints en vert, affublé de lunettes aux verres miroirs octogonaux, Ulrich encadré d’une cohorte de programmeurs grimés se lance dans une mystique déclamation, tandis que la foule déclame « Ata ata hoglo huglu... » « Mes amis, merci d’être venus si nombreux à l’occasion de cette cérémonie du sacrifice à notre maître à « Ô Exxos, toi qui nous as montré la voie qui menait vers le succès planétaire de L’Arche du Captain Blood, toi qui as inspiré ces fabuleuses volutes colorées de l’espace-temps à Didier Bouchon ici présent.
« Aujourd’hui, c’est le tour de Rémi Herbulot et de Purple Saturn Day. Exxos, merci ! »
Sur ces entrefaites, le maître de cérémonie s’empare d’une massue et entreprend de pilonner une gigantesque maquette d’ordinateur Amstrad, à titre de sacrifice pour la divinité. Sous les cris de la foule, des morceaux de la machine déchiquetée sont distribués aux participants. Ulrich explique alors à qui veut l’entendre que le jeu informatique est devenu un art. « Tous les autres courants artistiques ont été traversés de mouvements : impressionnisme, dadaïsme, surréalisme... Pourquoi n’en serait-il pas de même avec le logiciel? » Et d’ajouter que « Exxos est en train d’élever le loisir informatique au statut d’art noble, et va amener cette expression artistique à tous les habitants de la galaxie ».
Le 15 décembre 1988, à Londres, le magazine anglais CTW décerne à Captain Blood le prix du meilleur jeu étranger. Le magazine Tilt décerne à Ère Informatique son « Prix spécial du jury pour l’ensemble de son oeuvre » et décerne à Captain Blood la mention « Meilleure aventure en français». «L’Arche du Captain Blood marque une étape dans le jeu d’aventure. »
Une semaine avant Noël, une grande manifestation est organisée à Paris dans Un lieu prestigieux, l’Hôtel Meurice, afin de célébrer la fusion entre Infogrames et Epyx. Philippe Ulrich, qui est présent sur les lieux, attend beaucoup de l’opération, l’afflux de capitaux étant perçu comme un ballon d’oxygène à une heure où les finances d’Infogrames sont exsangues, et où les auteurs d’Ère attendent désespérément leurs règlements.
Mais les choses vont en rester là. Une semaine plus tard, Bonnell s’envole pour les États-Unis afin de ratifier l’accord et se voit confronté à une nouvelle dantesque :
le conseil d’administration d’Epyx s’est finalement opposé à la signature du rachat d’Infogrames! Pour Bonnell, cette annonce équivaut à une Bérézina. Du fait de la longue négociation entreprise avec Epyx, de nombreuses licences de jeux ont été bloquées en l’attente de la signature.
Le jeune conquérant qui se voyait en remontrer à la Terre entière voit l’année se terminer de manière houleuse. Les 50 millions de francs de chiffre d’affaires d’Infogrames ne permettent plus d’entretenir une structure de soixante employés à laquelle s’ajoutent les éditions telles que Ère ou Cobra Soft. D’autant que le lâchage d’Epyx décourage de nombreux investisseurs d’amener leurs fonds dans la société au tatou.
La crise contribue à distendre les liens entre Infogrames et ses filiales. Ère Informatique avait réussi à tisser un climat de confiance avec ses multiples auteurs, en veillant à toujours régler leur dû en temps et en heure. « Notre seule arme reposait sur l’édition de bons produits, et il fallait donc un climat de confiance absolue pour que cela fonctionne », plaide Ulrich en proie au désespoir. Mais Bonnell, qui tente de maintenir à flot un navire en perdition, ne peut plus, pour l’heure, tenir les engagements de rémunération qui lient Infogrames aux auteurs indépendants. Il demande à tous ses cadres d’avoir des discussions avec ses fournisseurs — dupli-Le jeu vedette d’Ère Informatique continue sur sa queurs, fabricants de boîtes ou auteurs — de négocier des conditions et délais de paiement.
Le sentiment de communion qui a longtemps scellé l’esprit de fête inhérent à Ère Informatique fait place aux interrogations, à l’individualisation, l’absence de paiement
générant son lot de drames individuels. « Il est évident que nous sommes la cinquième roue du carrosse d’Infogrames, se plaint Herbulot. Nous ne servons qu’à boucher leur trou financier. »
À Lyon, Ulrich s’insurge et réclame une stratégie claire.
Dis aux auteurs que tu as des problèmes, Bruno, et que tu ne peux pas les payer. Explique-leur !
Il s’entend alors répondre :
Les auteurs se doivent de participer à la construction d’Infogrames !
À sa décharge, Bonnell a d’autres soucis. Suite à la faillite de la chaîne Nasa Electronique au début de l’année 1989, l’édition de Villeurbanne se retrouve avec 2,5 millions de francs d’impayés. Infogrames est au bord du gouffre.
Au cours d’une réunion organisée avec les principaux cadres d’Infogrames, chacun évoque un inévitable dépôt de bilan. Au bout d’une heure, Bonnell se met à frapper sur la table. « Mais ce n’est pas possible ! Nous ne pouvons pas en rester là! Il faut que nous nous en sortions.
» Le coup de poing physique comme verbal redonne du baume au coeur aux lieutenants lyonnais. Bonnell voit ses employés un par un, leur explique la situation et déclare qu’ils peuvent se sentir libres de quitter le bateau ou bien de demeurer sur le pont le temps de traverser la tempête. Tous décident de rester à bord.
L’une des principales banques d’Infogrames appelle le 27 février pour expliquer qu’elle ne pourra pas honorer les prochaines échéances de l’édition. Bonnell prend l’appel et se montre provocateur.
Pas de problème ! Dans ces conditions, nous déposons notre bilan. Et comme nous avons 5 millions de francs chez vous, vous pouvez dès à présent passer cette somme en pertes.
La foucade est habile et fait mouche. L’édition se voit accorder une fois de plus le crédit qui doit lui permettre de survivre. Mais en attendant, elle déclare devoir décaler des paiements de droits d’auteur. « Nous traversons un moment difficile, confie alors Bonnell à Ulrich et Viau. Dans de telles circonstances, ma priorité a toujours été et demeure la même : rémunérer en premier lieu mes salariés. » Pour Philippe Ulrich qui reçoit les appels enragés des auteurs en attente de paiement, la situation devient chaque jour plus douloureuse.
Le 13 avril, à l’occasion de la sortie du jeu Kult, Ulrich, armé d’une hache, « immole » un extraterrestre de latex à la gloire du dieu Exxos dans le sous-sol d’Ère, sous les cris des programmeurs. À nouveau, les journalistes, auxquels ont été remises des lunettes « pour les protéger des hallucinations collectives », repartent avec un morceau de l’entité. La tête de l’alien décapité est placée dans le bureau d’Ulrich, au-dessus d’une armoire d’où elle dévisage les visiteurs égarés.
Mais l’heure n’est plus à l’hilarité, car la situation des auteurs est devenue catastrophique. Le 31 mai 1989, Rémi Herbulot adresse une lettre dans laquelle il rappelle que ses droits — qu’il n’a pas touchés depuis un semestre — sont sa seule et unique source de revenus. Il qualifie la situation d’intolérable :
« Pourquoi nous, auteurs, devrions supporter pleinement les difficultés financières que vous rencontrez alors que nous avons apporté des produits sans frais de développement?
Pendant que les salariés d’Infogrames continuent de percevoir des salaires, parfois confortables, nous autres, les auteurs, sommes laissés avec peu pour vivre, malgré les bonnes ventes de nos jeux. »
Quelques jours plus tard, Didier Bouchon envoie à son tour une lettre recommandée dans laquelle il fait état des sommes qui lui sont dues pour l’année 1988 et dont il attend désespérément le règlement : elles s’élèvent à 379 137 francs ! Il conclut sa missive en indiquant en lettres majuscules :
« Je ne comprends pas votre attitude vis-à-vis des auteurs indépendants qui vous amènent des produits clés en main qui deviennent des hits internationaux...
Comment puis-je envisager un avenir dans cette profession ? »
Un matin de juin, Viau et Ulrich prennent le TGV et débarquent sans prévenir chez Infogrames à dix heures. Ulrich pique une crise de colère et insulte les cadres de la maison.
La situation est intenable ! C’est la rupture totale.
Vous n’avez pas le droit d’entretenir une structure que vous ne pouvez pas assumer. S’il en est ainsi, rendez nous notre liberté. Rendez-moi des parts du capital d’Ère afin que nous puissions reconstruire quelque chose de manière autonome.
Confronté à une situation critique, Bonnell se résigne à un douloureux délestage :
Philippe, je ne peux plus payer tout le monde. Je dois procéder à un certain nombre de licenciements. J’ai décidé de fermer les bureaux parisiens du groupe. En l’attente d’heures plus roses, il va falloir négocier avec les artistes.
Toute une génération d’auteurs est cassée, lâche Ulrich.
Dans la foulée, Infogrames regroupe à Lyon les créatifs de Cobra Soft et se sépare de Carraz Editions.
À Paris, Bonnell reçoit les auteurs d’Ère Informatique un à un et leur tient à peu près ce discours :
Je ne peux pas encore te payer tes royalties. Toutefois, je suis prêt à te donner une avance de 20 000 francs sur ton prochain jeu.
Herbulot, pour sa part, s’affirme déconcerté. « Vous avez choisi de faire les coupes sombres dans Ère Informatique, alors que nos produits se vendent bien mieux que les productions financées à Lyon ! »
Ainsi disparaît Ère Informatique, une société qui a produit plus de cent cinquante jeux et hanté l’âme d’innombrables joueurs à la recherche désespérée des clones hors de contrôle du Captain Blood. Pas de doute, l’aventure d’Ulrich voit s’achever son deuxième niveau et la chute est aussi spectaculaire que l’ascension vers les étoiles. Pourtant, tel le phénix, l’explorateur de mondes virtuels se prépare à une lente remontée vers les cieux. Ulrich ignore alors que les dieux de la science fiction veillent sur l’âme des artistes visionnaires. Un appel va bientôt venir du fond de la dune...
extrait du livre : La Saga des Jeux Vidéo de Ichbiah, Daniel -
Numérisé et OCRisé par Carl HERVIER - 2008
(c) Carl HERVIER - 2006