Aux origines de l’ordinateur personnel
Aux origines de l’ordinateur personnel
Conférence AHTTI de T. Bardini
A l’invitation de l’AHTTI, Thierry Bardini, professeur à l’Université de Montréal, co-directeur du Laboratoire de Recherche en Communication Multimédia (LRCM) a présenté le 29 mars 2001 une conférence intitulée « Aux origines de l’ordinateur personnel (1968-1977) à Stanford (SRI) et Palo Alto (Xerox Parc) ». Une critique de la convivialité informatique ("user-friendliness") devant une vingtaine de personnes – les délais d’annonce trop courts n’ayant pas permis de donner un plein écho à une présentation riche et fort intéressante. Plutôt que résumer de façon forcément succincte son propos, nous présenterons quelques réflexions inspirées par la lecture de son ouvrage, Bootstrapping. Douglas Engelbart, Coevolution, and the Origins of Personal Computing (2000, Stanford University Press, Stanford, Californie).
Rappelons que l’on doit à D. Engelbart et à son laboratoire du Stanford Research Institute (SRI), un certain nombre de développement décisifs et devenus des innovations d’un usage banal, la souris (avec trois, deux ou un boutons), les menus et un des premiers systèmes hypertextuels d’échanges en ligne. S’il l’auteur trace un portrait saisissant de son personnage principal, son travail n’est en aucune façon une biographie, mais se présente comme une réflexion sociologique sur les processus conduisant à des innovations. Se situant clairement dans le courant initié par les Social Studies of Sciences dans les années 1970 et dans les débats nombreux qu’il a suscités en sociologie des sciences et des techniques (on peut citer pour ces dernières les travaux de la théorie de la diffusion, ceux de l’équipe de l’Ecole des Mines de Paris, B. Latour et M. Callon, ou encore ceux de P. Flichy), T. Bardini reprend un des outils les plus productifs de ce courant – l’étude des controverses – ou d’autres comme la microsociologie pour questionner et présenter certaines des innovations construites par ce qu’il est convenu d’appeler un codéveloppement, à savoir une intrication étroite du social et de la technologie (hardware et software).
Après une introduction lui permettant de camper le personnage, sept chapitres analysent respectivement les sources et les inspirations de Engelbart dans sa conception du rapport entre corps et langage (ch 1), la controverse à propos du clavier à cinq touches de Engelbart (inspiré du télégraphe Baudot), versus les claviers classiques Qwerty/Azerty (ch 2), l’invention de la souris (ch 3), la représentation de l’utilisateur virtuel (ch 4), le développement du système NLS (oN Line System) au Stanford Research Institute (ch 5), l’irruption de l’utilisateur réel ou le début de la fin de la trajectoire propre à Engelbart (ch 6) et la contribution de Engelbart et de son laboratoire aux développements du premier réseau d’ordinateurs Arpanet, de l’E-mail et d’une organisation baptisée Est (Erhard Seminars Training) (ch 7). En guise de conclusion, une coda ou réflexion tournée vers l’avenir sur les possibles nouvelles rencontres entre la main et la mémoire. Le contenu des chapitres 2 et 3 concernant l’invention de la souris et les débats sur le clavier ont déjà été présenté au public français (Revue Réseaux, n° 87, pp. 45-74 (1998, et n° 76, pp. 63-93).
Pour comprendre la critique contenue dans le titre de sa conférence et l’importance de la contribution de Engelbart et de son laboratoire ARC à l’émergence de l’informatique personnelle et la non-reprise ou extension de son système NLS par les premiers liens et développements de ce qui va devenir Arpanet, revenons à ce que Bardini appelle la « croisade » de Douglas Engelbart. Enfant de la dépression des années 1930 et de la seconde Guerre mondiale – il est né en 1925 –, D. Engelbart, après une formation supérieure peu classique, se forge une conception forte et originale quoique inscrite dans l’effervescence de la cybernétique américaine des années 1950 et la prise de conscience de la complexité du monde issu de la Seconde Guerre mondiale. Son programme de recherche « sur l’augmentation de l’intelligence humaine », vise à mettre en oeuvre un développement conjoint de l’homme et de l’ordinateur, une dynamique mettant l’accent à la fois sur l’utilisation de la machine et les changements radicaux que cette dernière permet d’introduire. Financé d’abord de façon limitée par l’US Air Force, puis par le département IPTO de l’Arpa, créé par J. F. Kennedy en 1962, la même agence du Départment of Defense lui permet de créer son département ARC (Augmentation Research Center), à Stanford (SRI), chaînon incontournable entre les gros ordinateurs en temps partagé, dont les entrées/sorties prennent la forme de cartes perforées et télétypes, et le microordinateur personnel doté d’un clavier ASCII, d’une souris, de menus organisés selon la métaphore du bureau (Desktop).
C’est au sein de ce département que sont initialisés et développés les diverses outils (souris, dispositif complémentaire, Chord Keyset, inspiré du clavier à cinq touche du télégraphe Baudot, menus), selon une méthodologie dite du Bootstrapping (amorçage) à chaque fois réitérée : les nouveaux développements sont testés par les concepteurs eux-mêmes, puis généralisés à l’ensemble des chercheurs du laboratoire. De même, un système de communication de type hypertexte, une ébauche de travail coopératif, comme on dirait aujourd’hui, baptisé NLS (oN Line System) est élaboré à la fin des années 1960 sur un calculateur en temps partagé. Cette logique de développement privilégie l’efficacité de l’ensemble utilisateur-machine (en vue d’une augmentation de l’intelligence de l’ensemble) et passe donc par un apprentissage de plus en plus complexe : une conception qui véhicule une représentation de l’utilisateur comme « travailleur de l’intelligence » ou « travailleur de l’information », aux antipodes de la vulgate d’aujourd’hui qui « loue » inlassablement une représentation marketing de la convivialité, ou de l’évidence d’utiliser ces nouveaux outils (souris, menus, web, etc.) afin de rendre toujours plus simple et immédiat l’accès au microordinateur.
Le récit historique de T. Bardini exhibe les situations concrètes des acteurs, leur logique propre, leur choix avant une « période » de basculement, une sorte d’analogue au « passage » (science en train de se faire/science établie) décrit dans les dernières décennies par des sociologues et des historiens des sciences. Ce processus de basculement passe, pour les diverses élaborations du laboratoire ARC de Engelbart, par une série de recompositions : l’implication d’Engelbart dans Arpanet (son laboratoire devient le premier Centre d’Information du réseau, NIC, avec les contradictions que cela provoque au sein de l’équipe de l’ARC, entre cette équipe et les autres contributeurs d’Arapanet), la création d’un nouveau centre, le PARC (Palo Alto Resarch Center) de Xerox qui aspire une partie de l’équipe ARC, l’émergence de nouveaux programmes de recherches (conduisant à Alto puis à MacIntosh), le développement des critiques du time-sharing.
Nous terminerons cette rapide, mais ferme, invitation à une lecture de ce livre par trois questions/réserves : ce récit, riche et dense, et qui s’appuie sur des interviews d’un certain nombre d’acteurs décisifs, n’aurait-il pas mérité parfois, en attendant que les archives – si elles existent – puissent être consultées, l’analyse plus fouillée des textes produits à l’époque ? En second lieu, l’évitement – on a même le sentiment qu’il est volontaire – de l’importante question du rôle de l’Etat américain (via le Department of Defense) dans la gestation de l’informatique personnelle, question qui va bien au delà du financement comme l’ont posé les travaux d’un certain nombre d’historiens (Leslie, Edwards, Norberg & O’Neill, etc.), n’est-elle pas une question centrale dans un pays qui continue à véhiculer la vulgate de la libre entreprise, des start-up comme source essentielle de son dynamisme ? Enfin, et comme beaucoup de travaux historiques américains touchant à l’avènement des réseaux informatiques et d’Internet, le sentiment d’une histoire nationale, purement nationale, est-il vraiment exact ?
Michel Atten
Source : http://www.ahti.fr
(c) Carl HERVIER - 2010