Métiers - Tailleurs de pierre

La  taille proprement dite

De tailleur de pierre à casseur de pierre

Conférence de Guy Gaudreau et Normand Guilbault, le 20 octobre 2019

Guy Gaudreau (historien, retraité de l’Université Laurentienne) et Normand Guilbault (géographe, cadre retraité du Cégep Édouard-Montpetit[1]) nous ont présenté les travailleurs des carrières de Rosemont, Villeray et d’ailleurs.

Les conférenciers ont fait des recherches sur le travail dans les carrières du début du 20e siècle, au moment où il se transforme. Ils se sont intéressés  aux relations entre les différents acteurs, à l’évolution du mode d’organisation  au moment où les travailleurs des carrières, les « pieds noirs », ont vu leurs conditions de travail se transformer. Il y a peu de témoignages d’époque. Les rapports d’accidents demeurent une de leurs principales sources d’information ainsi que le recensement de 1911 et des photographies d’époque.

Les origines

Il y a environ 450 millions d’années, l’île de Montréal est couverte par une mer chaude et calme qui va laisser des couches sédimentaires de roche calcaire. Au 19e siècle, le développement de Montréal  va provoquer la recherche de filons de bonne pierre propre à la construction. La couche de roches calcaires qui s’étend vers le nord-est à partir du Mont-Royal offre  cette ressource qui sera exploitée jusque dans les premières décennies du 20e siècle, dans des carrières qui vont du Mile-End au quartier Saint-Michel. Dans Rosemont-La Petite-Patrie, la famille Martineau exploitera deux carrières qui sont devenues le parc Lafond en 1911  (au nord du boulevard Saint Joseph, entre  les 12e et 16e Avenues) et le parc Père-Marquette en 1920 (traversé par le boulevard Rosemont à l’ouest de Papineau). Ce sont les carrières Martineau qui fourniront la pierre de la basilique Notre-Dame.

 La pierre de Montréal

La pierre de Montréal est constituée de particules comme du sable, des coraux, des coquillages fossilisés qui se sont déposés au fond de l’eau et  qui se sont accumulés pour former une couche calcaire composée de carbone, de calcium et de magnésium.  La pierre de Montréal fait partie du groupe de Trenton[2], qui couvre la plate-forme du Saint-Laurent. La nappe calcaire est formée de deux couches superposées, séparées par des couches de schistes : la couche supérieure formée de calcaire argileux donne une pierre de moindre qualité dont une grande partie pourra être concassée. En dessous se trouve une couche plus ancienne,  le calcaire du groupe Chasy, argileuse et fossilifère, qui  fournit les pierres propres à la construction. C’est le calcaire de ces deux groupes, exploité pour la pierre de taille,  que l’on qualifie de « pierre grise de Montréal ».

Les couches de pierre sont d’épaisseur et de qualité diverses enfouies à des profondeurs variables. Par exemple, dans la carrière où se trouve aujourd’hui le parc Lafond, il y avait 25 pieds de roche non constructible avant d'atteindre la couche de bonne pierre. Dans la carrière où se situe actuellement le parc Marquette, c’était une roche indifférenciée appartenant au groupe de Trenton, exploitable à 50 % pour la construction. Le reste servait à produire de la chaux, à faire des moellons ou de la pierre concassée.

 Les critères pour déterminer la valeur de la pierre sont :

 La taille de la pierre

L’exploitation des carrières faisait l’objet d’une suite d’opérations : l’extraction, la taille de la pierre et le transport. Au 19e siècle, toutes les opérations sont manuelles et nécessitent un grand nombre de travailleurs qui vont peupler les quartiers environnants.

 

L’extraction

La première étape consiste à extraire le bloc du front de taille. C’est la paroi où l’on distingue les différentes couches de calcaire. Chaque couche possède une densité et une dureté particulière, qui conditionneront la façon dont la pierre sera utilisée pour la construction. 

La pierre est extraite par percussion manuelle avant d’être taillée. 

Pour extraire les blocs de pierre, le carrier utilise le coin, la masse ou la massette, le burin, la barre à mine : une série de broches de longueur et de diamètre variables enfoncées avec une petite masse et différents marteaux comme le têtu (outil à percussion ressemblant à un gros marteau ou à une petite masse). 

Le coin permet d'écarter le bloc : il est enfoncé avec une masse. 

Le pied de biche ou pince de pose permet de soulever le bloc. 

La roche pèse 168 livres au pied cube.

Le tailleur de pierre porte un tablier de cuir pour le protéger des frottements et des éclats. Il utilise la boucharde[3] et le têtu  pour donner sa finition à la paroi de la pierre qui sera apparente. Le travail est complexe et doit respecter les codes du temps. Selon le fini désiré, la face de la pierre sera naturelle, piquée ou bouchardée. On peut observer ces diverses finitions sur les constructions en pierre grise. On peut aussi voir sur la pierre en regardant de près de petits fossiles et des coquillages.Les travailleurs 

Avant la mécanisation, les carrières emploient de nombreux travailleurs. Le carrier est le premier artisan à intervenir. Sans lui, les tailleurs de pierre, sculpteurs, paveurs n’auraient pas de matière première à transformer. Selon le recensement de 1911, dans le secteur de Villeray , 25 % des travailleurs du quartier travaillent dans les carrières : 17 % sont des carriers, 58 % des tailleurs et 25 % des journaliers ou des charretiers. 

Dans le secteur Rosemont-Mile End, il y a 182 travailleurs, parmi lesquels on trouve  31 % de journaliers et charretiers, 31 % de carriers et 38 % de tailleurs de pierre. Le pourcentage des tailleurs y  est plus faible que dans le nord de Montréal. 

L’hypothèse est qu’en 1911, il y avait moins de bonne pierre exploitable dans ce secteur. On observe aussi que certains travailleurs changent d’emploi en fonction des besoins de main-d’œuvre : des tailleurs se retrouvent carriers. Ils pourront retrouver leur emploi de tailleur si les besoins changent.

Au 19e siècle, avant la mécanisation, le transport des pierres se fait avec des charrettes tirées par des chevaux.

L'organisation de l'exploitation

Au 19e siècle, les terres sont divisées en parcelles par les propriétaires et attribuées à des petits exploitants. Selon Parks[4], « l’exploitation est faite par des opérateurs individuels à qui la compagnie accorde des droits sur des parties limitées de la propriété. (…) Ces gens sont plus ou moins indépendants de la compagnie », ils travaillent 12 mois par an, 6 jours sur 7 et pratiquent un mode de travail artisanal (p.35). La répartition de la tâche entre petits exploitants rend les rapports plus égalitaires que dans une organisation industrielle davantage hiérarchisée.

L'Évolution de l'organisation des carrières de Montréal jusqu'à leur disparition

Dès la fin du 19e siècle, l’exploitation va passer d’un mode artisanal et égalitaire à un mode industriel et capitaliste. On voit progressivement arriver l’utilisation d’outils mécaniques et électriques. C’est ainsi qu’en 1914, dans la carrière Martineau (parc Père-Marquette), Parks  répertorie pour la phase d’extraction : « une chaudière de 20 ch, deux compresseurs, mus l’un par la vapeur, l'autre par l'électricité, six grues à bras, une grue à vapeur, et une grue à cheval (…), deux perforatrices à air comprimé "Canadian Rand", une pompe fonctionnant à l'électricité. » Et pour le broyage : « deux concasseurs Austin N. 6 avec accessoire, un concasseur Champion N. 5 avec accessoires. Capacité totale 500 tonnes par jour. » (p.39)  Les chauffeurs de camions vont remplacer les convoyeurs et les charretiers.

La décroissance de l’exploitation des carrières conduit rapidement à leur disparition dans les années 1930. Plusieurs raisons expliquent leur fermeture. Les veines de pierre ont commencé à s’épuiser à la fin du 19e siècle, l’extraction est devenue plus difficile et trop onéreuse. Le matériau est devenu trop coûteux « en raison de ses couts d’extraction, mais surtout des couts liés à sa taille, Ia pierre naturelle ne peut plus concurrencer Ia pierre artificielle. » (Caron[5], p. 3) Depuis le début du 19e siècle, les carrières les plus récentes comme celles de Villeray ne produisent plus que de la pierre concassée. De plus, la ville cherche à récupérer les terrains occupés par les carrières dans une perspective d’urbanisation et de valorisation (Caron, p.7). Les magnifiques bâtiments de pierre grise de Montréal et les parcs des quartiers du Plateau Mont-royal, de Rosemont et de Villeray nous rappellent cette page  d’histoire de Montréal créée par les travailleurs des carrières.

 

 

Prise de notes et rédaction, Yves Keller

[1] Depuis quelques années, les deux chercheurs se sont intéressés à l’histoire montréalaise en lui dédiant un site didactique, liremaville.com. Ils travaillent présentement à un projet de livre portant sur une histoire comparée des villages de Villeray.

[2] http://gq.mines.gouv.qc.ca/lexique-stratigraphique/plate-forme-du-saint-laurent/groupe-de-trenton/

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Boucharde

[4] Parks, William A. (1916), Rapport sur Jes pierres de construction et d’ornement du Canada. Vol. lll. Province de Québec, Ottawa, imprimerie du Gouvernement (Rapport du ministère des Mines. Ottawa, no389). Ce rapport a été publié en anglais en 1914 (no 279) ; St-Louis, Denis, 1984, Maçonnerie traditionnelle. Document technique: Régions de Montréal et de Québec, 2 volumes, Montréal, Héritage Montréal.

[5] CARON, Isabelle (2002). « Des mémoires à «excaver» : interpréter la présence des carrières de pierre grise à Montréal ». Journal of the Society for the Study of Architecture in Canada/Journal de la société pour l'étude de l'architecture au Canada, 27, 3-4, p. 14–28.