Les pieds-noirs

Les pieds-noirs des carrières du Coteau Saint-Louis

Compte rendu d'Yves Keller de la conférence d'Yves Desjardins sur ce sujet donné le mercredi 17 avril 2019.

Yves Desjardins est l’auteur de l’Histoire du Mile End, publié aux éditions du Septentrion, un des coauteurs du Dictionnaire historique du Plateau Mont-Royal, publié par Écosociété et un des administrateurs de la société d’histoire Mémoire du Mile End. 

Le souvenir des carriers de Montréal demeurait présent dans la tradition orale jusqu’à la parution de cinq articles de Robert Prévost[i] dans Le Petit journal en 1938, (repris en 1943 dans La Revue moderne). C’est en effet grâce à ce journaliste-historien que nous avons pu conserver la mémoire de ceux qu’on a appelés les Pieds-Noirs. Il a retrouvé et interviewé quelques-uns des derniers survivants des carriers de Coteau-Saint-Louis alors qu’ils avaient plus de 80 ans. Lors de la conférence du 17 avril, M. Yves Desjardins[ii] nous a rapporté l’histoire de ces carriers.

1. La « pierre de Montréal » (pierre grise) et les carriers 

Une veine de pierre grise traverse le sous-sol de Montréal à partir du Mont-Royal et s’étend vers le nord-est de l’île. Les premières carrières exploitées à petite échelle au 18e siècle étaient situées à proximité de la montagne. Au 19e siècle, les carrières ont pris de l’importance avec la forte croissance de Montréal. L’église N.-D. de Montréal (1824-1829) a été construite avec les pierres des meilleures carrières du Mile-End. Progressivement, les agriculteurs cèdent de plus en plus de portions de leurs terres à des entrepreneurs comme la famille Beaubien[i] qui commence à acheter une grande quantité de terres en 1842 et qui va lotir les quartiers du Mile-End et de la Petite-Italie.

La population établie aux environs des carrières devient suffisamment importante pour former un hameau administré par des commissaires parmi lesquels on trouve « des entrepreneurs et des possesseurs de riches carrières. »« Ce hameau florissant ne pouvait rester sous le contrôle des fonctionnaires et, en 1846, les chefs de famille de la localité, songèrent à l’incorporation, » (Robert Prévost, L’origine des Pieds-noirs, Le Petit Journal, 27 mars 1938, p. 11.) Le cœur des carrières est situé dans le village de la Côte Saint-Louis qui est incorporé à Montréal en 1846. Les parcs Sir-Wilfrid-Laurier et Père-Marquette se trouvent actuellement à l’emplacement des principales carrières qui ont été exploitées de plus en plus à l’est de l’île.

2. Les Pieds-Noirs

« Pieds-Noirs », c’est le surnom donné au XIXe siècle aux travailleurs des carrières de pierre du coteau Saint-Louis. Pourquoi les « Pieds-Noirs? On ne le sait pas vraiment. Selon le chef des Archives publiques d’Ottawa dont le père était originaire du Coteau Saint-Louis[ii], le samedi soir, les Pieds-Noirs se rendaient en ville et s’arrêtaient à une fontaine pour laver leurs pieds sales. Il y a peut-être aussi un lien avec les Amérindiens. 

« Ils ont une réputation de fiers gaillards, amateurs d’alcool et de bagarres : la chronique montréalaise abonde en anecdotes à leur sujet. On peut même dire qu’ils font partie des « mythes fondateurs » du Plateau Mont-Royal ».[iii] 

 

Robert Prévost les décrit comme la terreur de Montréal:

«Nous ne parlerons pas ici des vrais Pieds-Noirs de cette tribu indienne du Nord-ouest qui tire son nom du fait qu’habitant une région marécageuse, les indigènes portent des mocassins qui épousent vite la couleur du sol. Nous voulons faire revivre cette fière race des carriers de l’ancien Coteau Saint-Louis qui, au temps de leur « splendeur », apparaissaient en corps dès les circonstances où leur tohu-bohu semblait indispensable et se livraient à d’inénarrables sabbats dans la région des carrières, sur les terrains de l’Exposition[iv], dans Saint-Louis du Mile-End où ils allaient se mesurer avec leurs adversaires politiques, les « Nombrils jaunes » et même dans le Griffintown où ils rinçaient les Irlandais « Bas-de-soie ».» [i] 

Mais il écrit son 

Partie de cartes, 1938. Robert Prévost. Collection Kevin Cohalan. Source : Ville de Montréal

Avec l’urbanisation croissante du secteur, la pression est forte pour que la Ville de Saint-Louis, (érigée en municipalité le 9 mars 1878) , mette fin aux mauvais agissements des Pieds-Noirs, ce qu’elle fera en se dotant d’une Cour municipale et d’une force policière consolidée à partir de 1898.

Le 20 nov. 1874, le règlement municipal no 19 enjoint de respecter le dimanche et les bonnes mœurs. En effet, les Pieds-Noirs ne sont pas assidus aux offices religieux. Il faut dire que l’église Notre-Dame est loin de chez eux.

Le 10 juillet 1876, le règlement no 23 leur interdit de prendre des bains en plein air (dans les nappes d’eau de pluie au fond des carrières), la tenue des baigneurs étant jugée indécente.

Le règlement no 28 va viser à limiter la vente d’alcool « à la gamelle », (pratique où chaque consommateur apporte son récipient pour le faire remplir d’alcool).

Le chef Clermont (1897-98) adjoint une brigade de la moralité au service de police de Montréalpour l’assainissement de l’ancien parc des expositions agricoles vi, devenu le lieu de rendez-vous du samedi soir. On parle de 1700 arrestations, mais la consultation des documents de l’époque montre qu’il s’agit d’une grosse exagération.

En 1858, pour rapprocher l’Église des Canadiens français, monseigneur Bourget fonde la paroisse Saint-Enfant-Jésus (intersection des rues Saint-Laurent et Saint-Joseph). C’est la première paroisse créée en dehors de la paroisse de Montréal. Malgré les écarts de comportement qui ont été soulignés plus haut, les Pieds-Noirs sont attachés à leur appartenance à l’Église catholique. C’est ainsi que le 14 septembre 1885, on a pu voir les carriers conduire en procession à l’évêché des charriots de pierres destinés à reprendre la construction de la cathédrale Saint-Jacques (aujourd’hui Marie-Reine-du-Monde), interrompue en 1878.

En 1851, c’est la fondation de l’Union Saint-Joseph, société d’entraide qui intervient en cas de blessure en payant les soins médicaux, et en cas d’accident mortel en payant les funérailles et en versant une pension à la veuve. En mars 1862, c’est la création de l’Association des carriers et des charretiers de la Côte Saint-Louis.

On aurait cependant tort de réduire cette déviance à l’exutoire du samedi soir marqué surtout par la surconsommation d’alcool et une certaine libération des mœurs. Leur esprit de corps les conduit à s’engager socialement et politiquement : ils sont de toutes les manifestations de la seconde moitié du 19e siècle. Ils participent en particulier au mouvement de résistance à la vaccination contre la variole suite à l’épidémie de 1885. C’est surtout la presse anglophone qui stigmatise les Pieds-noirs. Elle les présente le plus souvent soit comme « des agitateurs catholiques fanatiques (… et) des agitateurs socialistes. »[v]

article 40 ans après leur disparition. L’image de bagarreur aux mœurs dissolues est sans doute exagérée. Il reste qu’au 19e siècle, ils ont la réputation d’être des batailleurs. Ce sont des gaillards qui forment un clan et qui sont fiers de leur appartenance. Ils peuvent avoir des comportements déviants, mais ce sont avant tout des travailleurs qui possèdent un fort esprit de corps où règne la solidarité malgré la différence de statut : il y a le jeune apprenti, le journalier et le tailleur de pierre (en conflit avec les maçons pour la taille), certes, mais aussi le propriétaire de carrière. L’ascension sociale est possible, comme celle qu’effectue la famille Prénoveau : le père est carrier, le fils, Jean, devient propriétaire d’une carrière et fait partie des commissaires qui obtiennent l’incorporation de la Côte Saint-Louis en 1846. Et le petit-fils deviendra maire du village de 1894-1900.

Revue moderne, Sept.  1943: p. 16

Un groupe de Pieds Noirs en 1938 / Robert Prévost / Collection Kevin Cohalan. Source : Ville de Montréal.

3. La fin des Pieds-Noirs

Plus qu’en raison de la répression policière, les Pieds-Noirs ont disparu parce qu’ils appartenaient à un monde révolu. Dès la fin du 19e siècle, la mécanisation du travail et le remplacement de la pierre naturelle par la pierre artificielle réduisent les besoins en main-d’œuvre dans les carrières : une machine remplace 35 ouvriers. On a cependant continué à exploiter les fours à chaux pour faire le ciment dont on a encore besoin. Il en existe encore un dans les années 20 à l’est du parc Lafontaine.

« Ces changements mettent fin à une organisation artisanale du travail qui était le fondement même de leur solidarité et de leur esprit de corps.»

4. Que faire avec les carrières vides?

Dès 1877, les carrières abandonnées posent problème. La majorité des carrières ont été progressivement fermées, les dernières dans les années 1930, pour des raisons d’urbanisme et de sécurité. Les gens s’y baignent. Les enfants y jouent et certains s’y noient. C’était non sécuritaire. Mais ces carrières continuent d’être rentables en étant transformées en dépotoirs. Certains dépotoirs vont ensuite devenir des parcs. Déjà, en 1903, on a envisagé de faire un parc sur le terrain situé entre l’avenue Laurier et les rues Saint-Grégoire, Mentana et Dufferin (aujourd’hui De La Roche). C’est le parc Sir-Wilfrid-Laurier, qui aura sa vocation confirmée le 29 mai 1925 grâce à M. Martineau, échevin, issu d’une famille de carriers.

Tout au long des années 30, la ville de Montréal va racheter des carrières.

Pour conclure, on peut souligner qu’au cours de l’histoire on a pu déterminer trois étapes qui vont assurer aux propriétaires des carrières trois niveaux de rentabilité:

1erniveau : exploitation de la carrière,

2eniveau : exploitation de la carrière abandonnée comme dépotoir,

3eniveau : nivelage du dépotoir et lotissement pour la vente.

Notes

[i] Références bibliographiques : Bibliothèque et archives nationales du Québec; Desjardins, Yves. Histoire du Mile End, Québec, Septentrion, 2017, 355 p.; Prévost, Robert. « Les Pieds Noirs », La Revue Moderne, vol. 25, no 5, septembre 1943, p. 16, 17 et 21

[ii] Yves Desjardins est l’auteur de l’Histoire du Mile End, publié aux éditions du Septentrion, un des coauteurs du Dictionnaire historique du Plateau Mont-Royal, publié par Écosociété et un des administrateurs de la société d’histoire Mémoire du Mile End

[iii] https://memoire.mile-end.qc.ca/fr/la-famille-beaubien/

[iv] Benoist, Émile. « La petite histoire : le blason populaire », Le Devoir, 26 septembre 1933

[v] https://ville.montreal.qc.ca/memoiresdesmontrealais/pieds-noirs-les-travailleurs-des-carrieres-de-pierre

[vi] Le terrain de l’exposition se situait entre les rues actuelles du Mont-Royal, du Parc, Saint-Urbain et le boulevard Saint-Joseph. La première exposition aura lieu le 13 septembre 1870. Les expositions cesseront dans les années 1890. Il restera les hôtels et les débits de boisson qui entourent le par cet qui est connu comme un endroit où règnent des mœurs dissolues.

[vii] Desjardins, Yves. Histoire du Mile End, p. 95