Salomé
Le poème « Salomé » appartient au recueil Alcools publié en 1913. Apollinaire revisite ici le thème biblique de la danse de Salomé et le transpose dans un univers différent. Ce texte évoque en fait la peine causée par Annie Pleyden la jeune gouvernante anglaise qui a éconduit le poète. La cruauté de la jeune fille est transposée sur le plan légendaire et il donne ici un sens universel à sa situation, en voyant au travers de ces figures féminines l'illustration de l'éternel féminin.
Comment Apollinaire mêle-t-il dans ce texte la tradition et la modernité ?
Lecture linéaire
Pour que sourie encore une fois Jean-Baptiste
Sire je danserais/ mieux que les séraphins
Ma mère dites-moi /pourquoi vous êtes triste
En robe de comtesse /à côté du Dauphin
Le titre du poème « Salomé » et la présence en fin de vers du nom « Jean-Baptiste » ancre le poème dans la tradition : Apollinaire est l’héritier d’un mythe célèbre. On retrouve les personnages de la légende : la mère de Salomé est présente à l’amorce du vers 3 ainsi que le roi (Dauphin). Cette tradition donne une place centrale au motif de la dans présente dés le vers 2 dans le discours de Salomé. La tradition transpire également dans les choix de versification. En effet on relève le recours à l’alexandrin aux rimes croisées (alternées) et l’alternance des rimes masculines et féminines dans une disposition classique de quatrains.
Il est notable que l’intérêt d’Appolinaire porte sur le personnage féminin qui prend la parole comme l’atteste le pronom personnel « Je ». C’est donc Salomé qui parle et qui multiplie les interlocuteurs « Sire »/ « Ma mère », son discours met d’emblée en lumière une forme de regret qui se manifeste dans le recours au subjonctif et au conditionnel : c’est une Salomé qui souhaite le bonheur de Jean Baptiste et qui voudrait pouvoir remplacer sa danse de mort par une danse rédemptrice qui occasionnerait le « sourire » de JB. Cette dimension de rédemption est perceptible dans la comparaison « mieux que les séraphins » (anges). Ainsi pour un sourire de JB Salomé dit pouvoir danser comme un ange. Le lecteur pressent sans que cela soit explicite la mort préalable du personnage de JB , l’adjectif « triste » renvoie au deuil et le recours au mode subjonctif « sourie » marque l’incertitude renforcée par le conditionnel.
On relève aussi un phénomène de transposition : de l’époque biblique Apollinaire opère un glissement temporel vers l’époque médiévale/Renaissance marquée par le lexique de la royauté « Sire/Comtesse/Dauphin » qui éloigne Salomé de sa source orientale et biblique et représente une forme de figure féminine éternelle.
D’emblée Salomé apparaît désorientée, multipliant les apostrophes à des interlocuteurs différents, mêlant une joie hypothétique « pour que sourie » à une tristesse réelle « pourquoi vous êtes triste » qu’elle ne semble pas capable de s’expliquer. L’écriture poétique d’Apollinaire, en s’affranchissant de la ponctuation influe sur la lecture la rendant à la fois plus souple et plus hésitante. Ce jeu sur l’absence de ponctuation est encore renforcé par une organisation des phrases, une syntaxe qui malmène le lecteur en proposant un ordre singulier cf « sire, pour que JB sourie encore une fois, je danserais mieux que les séraphins »
Mon coeur battait /battait très fort /à sa parole
Quand je dansais dans le fenouil en écoutant
Et je brodais des lys sur une banderole
Destinée à flotter /au bout de son bâton
Le second quatrain plonge le lecteur dans le passé comme le montre l’imparfait du verbe battre. Le premier vers du quatrain confirme le lecteur dans l’attachement de S pour JB. En effet le coeur, siège du sentiment amoureux, est soumis à l’émotion : on repère la répétition de « battait » qui renforce la pulsation amoureuse elle même soulignée par l’adverbe intensif « très » qui accentue l’adjectif « fort ». Le couple Salomé/JB se dessine dans l’esprit de la jeune fille : cf « mon coeur » en début de vers qui trouve un écho dans « sa parole » à la fin. D’ailleurs, la banderole brodée par Salomée est « destinée à flotter au bout de son bâton » réalisant une union fantasmée entre les deux jeunes gens.
JB est représenté comme un prêcheur « sa parole » reprise par le gérondif « en écoutant », son bâton qui est un de ses attributs est également représenté permettent de véhiculer l’image d’un JB qui prêche la bonne parole.
On note également la présence d’une symbolique forte : le lys, fleur royale et symbole ambigu puisqu’il est à la fois l’emblème infamant des prostituées qui étaient marquées à la fleur de lys mais aussi un symbole de virginité et de pureté. Le fenouil renvoie à la notion de renaissance, de vie après la mort ou d’éternité dans la symbolique traditionnelle. Ainsi Apollinaire joue avec des codes héritiers de la tradition littéraire et symbolique.
On relève que la rime se fait parfois moins précise comme une « fausse note » qui anticipe sur le dérèglement à venir du poème , ainsi « écoutant » est à la rime avec « bâton »
Et pour qui voulez-vous /qu'à présent je la brode
Son bâton refleurit /sur les bords du Jourdain
Et tous les lys quand vos soldats ô roi Hérode
L'emmenèrent /se sont flétris dans mon jardin
Le troisième quatrain marque de nouveaux bouleversements dans la chronologie. Salomé revient au présent « ...voulez-vous qu’à présent ...». Les motifs présents au quatrain précédent sont réactivés : le motif de la broderie « brodais »/ »brode » , le GN « son bâton » qui clôturait le quatrain précédent est situé en début de vers « Son bâton refleurit », « le fenouil » symbole de résurrection est repris par le verbe « refleurir » forgé sur le préfixe itératif « re- », les lys brodés sur la banderole sont repris en écho par ceux du jardin de Salomé. On relève enfin que le Jourdain nous fait quitter l’Occident des comtesse et Dauphins pour celui de l’Orient et renvoie aux activités de baptême de JB, le nom propre Hérode nous renvoie à la tradition biblique.
Ainsi on identifie une rupture entre le passé et le présent douloureux pour Salomé qui semble se lamenter à travers l’exclamation interrogative « et pour qui… brode » . De plus, « refleurit » renvoie à l’antithèse « se sont flétris » : la mort de JB n’en est pas une, il « refleurit » à travers la métonymie du bâton de prêcheur/ de la parole alors que les lys de Salomé sont définitivement flétris → on peut lire le jardin « mon jardin » comme une représentation de la jeune femme : la mort de JB l’a ravagée elle.
Cette souffrance est lisible dans la référence à l’arrestation de JB « vos soldats »/ « roi Hérode » et le rejet « L’emmenèrent » : le passé simple ici permet de repérer l’événement qui a fait basculer Salomé dans une sorte de folie qui la conduit à passer d’une époque à une autre, d’une temporalité à une autre, ou d’un interlocuteur à un autre. On souligne aussi que l’absence de ponctuation renforce la difficile cohérence du texte pour le lecteur.
Venez tous avec moi/ là-bas sous les quinconces
Ne pleure pas /ô joli fou du roi
Prends cette tête /au lieu de ta marotte et danse
N'y touchez pas /son front/ ma mère/ est déjà froid
La folie de Salomé s’accentue, la jeune femme semble vouloir la neutraliser par une joie forcée : elle passe d’un état d’accablement à un état de légèreté suspect. Le lexique évolue, « les quinconces, le fou du roi, l’adjectif « joli » , la marotte » renvoient à un univers festif que corrobore l’usage du verbe « danser » comme s’il s’agissait d’une fête. On se rappellera que dans la tradition c’est lors du banquet donné pour l’anniversaire du roi Hérode qu’a lieu la décollation/décapitation du saint. De plus le rythme se modifie, comme un faux pas dans la danse le vers « Ne pleure pas...roi » rompt avec l’alexandrin puisqu’il s’agit d’un décasyllabe et l’approximation de la rime « quinconces/danse » réactive celle du second quatrain « écoutant/bâton ».
L’impératif renvoie à une Salomé plus offensive, elle ordonne et interdit : « venez tous », « ne pleure pas », « prends », « n’y touchez pas », elle s’adresse tour à tous au fou du roi qui offre un miroir à sa propre folie, puis à sa mère.
Enfin on observe que Apollinaire ne s’intéresse que peu aux éléments narratifs qui précèdent directement la mort de JB : tout se passe comme s’il se focalisait uniquement sur l’impact que cette mort a eu sur Salomé. La jeune femme elle-même semble ne pas vouloir voir la réalité de cette mort, ainsi « prends cette tête au lieu de ta marotte et danse » nous indique en creux que JB a déjà été décapité, comme l’indique également la mise en garde que Salomé fait à sa mère « son front est déjà froid ». L’épisode de la mort n’est pas raconté, comme si l’esprit de Salomé voulait l’occulter.
Sire marchez devant trabants marchez derrière
Nous creuserons un trou et l'y enterrerons
Nous planterons des fleurs et danserons en rond
Jusqu'à l'heure où j'aurai perdu ma jarretière
Le roi sa tabatière
L'infante son rosaire
Le curé son bréviaire
La dernière strophe radicalise la progressive destructuration d’un personnage qui sombre dans une forme de folie. On identifie un quatrain composé de rimes embrassées pour la première fois dans le poème et suivi de trois vers plus brefs, créant ainsi une strophe de sept vers mais constituée de deux blocs rythmiques différents. Les trois premiers vers sont rythmés sur le même modèle « Sire … derrière » : on analyse ici le parallélisme de structure en mode binaire « Sire/Trabants », repris par l’antithèse « devant/derrière » et renforcé par la répétition de « marchez ». Les vers deux et trois reprennent en anaphore deux verbes au futur « Nous creuserons/nous planterons » et se poursuivent de la même manière à savoir une seconde proposition coordonnée par la conjonction « et » suivie de verbes au futur également.
Le lexique de la fête macabre se poursuit « danserons en rond » , mais cette danse évolue vers une forme d’étourdissement et de perte de contrôle signifiée par la précipitation des quatre derniers vers dont les trois derniers qui sont des hexasyllabes et qui reprennent en boucle la même rime en « ère ». Le vocabulaire nous place dans le contexte d’une noce funèbre où la mariée perd sa jarretière. Les sonorités en « r » beaucoup plus âpres et les dentales « t »/ »d » renforcent la dureté de cet épisode.
Le jeu des temps participe de cette ronde : le futur apparaît mais c’est un futur qui semble voué à se répéter de façon absurde et angoissante « nous creuserons/et enterrerons/ nous planterons et danserons »et ce « jusqu’au jour où », jour indéterminé marqué par le futur antérieur « j’aurai perdu ».
CCL : poème entre tradition et modernité dans la réactualisation du mythe qui permet le rapprochement entre le poète et JB et Salomé et A.Pleyden, mais aussi dans la langue, sans ponctuation, dans une syntaxe déstructurée et étonnante et dans une forme qui mêle la régularité classique de l’alexandrin et des rythmes variables : décasyllabes, hexasyllabes alexandrins avec césures variables et rimes alternées ou embrassées, riches ou approximatives.