1
Je m’en souviens très bien : c’était une maison avec une terrasse devant, et un petit escalier qui descendait jusqu’à la rue. Je passais près de la maison tôt le matin – un peu plus tard les jours où je n’avais pas école. Sur la terrasse, tous les matins, toujours au même endroit, il y avait une toile posée sur un chevalet, et sous la toile des tubes de toutes les couleurs, des gros pinceaux et des petits pinceaux, et des chiffons maculés de peinture. Comme si quelqu’un venait juste de quitter le tableau. Tous les matins, toujours au même endroit. Chaque jour je m’arrêtais pour regarder la toile. Chaque jour on avait ajouté une ligne au tableau : une ligne verticale qui coupait un paysage, puis une autre ligne parallèle à la ligne, et encore une autre ligne parallèle à l’autre ligne. C’était comme si quelqu’un avait quitté la terrasse au moment où j’y entrais. Tous les matins, toujours au même endroit. Avec une ligne de plus. Comme si quelqu’un se trouvait là il y a un instant à peine. Mais jamais personne. Tous les matins le chevalet et la toile, toujours au même endroit, toujours les tubes de toutes les couleurs, les gros pinceaux et les petits pinceaux, et les chiffons maculés de peinture. Toujours une ligne de plus. Mais jamais personne, personne.
2
Un jour, mon papa m’a dit : tu es un ange. Mes joues se sont empourprées et deux larmes ont coulé dessus. J’ai sauté au cou de mon papa et je l’ai serré très fort.
3
Quand j’étais petite, je posais mon menton entre mes mains. Je restais des heures à côté de la fenêtre. J’étais assise à la table de la cuisine. J’avais les yeux grand ouverts sur le monde de la rue. Mes bras collaient à la toile cirée. Il y avait des gens, des silences et des bruits, derrière la fenêtre de la cuisine rien que les gens et les silences et les bruits de la rue. Toujours les mêmes et jamais les mêmes. J’écoutais le martèlement des chaussures. Je comptais combien de pas il fallait pour atteindre l’angle de la rue. Un carré de ciel bleu s’ouvrait, et un rayon de soleil perçait entre les nuages. Il y avait une poussière grise sur les vitres. Le rayon arrivait à grand peine à enflammer la cuisine. Il faisait des ricochets sur la toile cirée et il renvoyait tout autour, sur les murs, sur le sol et au plafond, une nuée de couleurs. Je regardais les mille couleurs tournoyer dans la cuisine. Elles dansaient, tourbillonnaient dans tous les sens, les couleurs du ciel. Ma maman levait la voix : il ne fallait pas rester comme ça à ne rien faire, elle me disait, ça te ferait du bien d’aller jouer dehors, va plutôt prendre l’air, il vaudrait mieux que tu ailles courir avec les autres enfants. Elle me le répétait, mais il n’y avait rien à faire : mon coude et mes doigts collaient à la toile cirée, et je restais des heures à côté de la fenêtre, des heures et des heures assise à la table de la cuisine. Je regardais la rue à travers la poussière grise des vitres. Où est-ce qu’ils allaient, tous ces gens ? Qu’est-ce qui les faisait courir comme ça ?
4
Je n’avais pas encore douze ans – je lançais une pluie de cailloux au-dessus de l’eau, je pliais les genoux, et je les regardais jusqu’à ce qu’ils disparaissent tout à fait, les ronds qui s’élargissaient sur l’eau. J’étais assez folle pour bondir entre les voitures. J’attachais des rubans à ma robe et j’accrochais des épingles à linge au poil des chiens du quartier. Je me faufilais entre les herbes hautes. Je me perdais dans les roseaux. Je retrouvais enfin mon chemin et, sur le goudron et les pavés, du bout des doigts, sur la poussière grise des vitrines, je griffonnais des silhouettes que mes yeux seuls avaient vues. Dans la rue, quelqu’un a lancé : Marine a accouché ! La voix est devenue plus forte et elle s’est répandue comme une traînée de poudre. L’écho a rebondi de tous les côtés : Marine a accouché ! Marine a accouché ! On ne pourrait plus les arrêter, les voix, elles allaient au galop d’un bout à l’autre, entre les maisons : qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? Elles revenaient aussitôt à la charge, plus vite encore qu’elles s’en étaient allées : c’est une fille ! c’est une petite fille !
5
J’ai fait un drôle de rêve. Je passe tous les jours devant une maison avec un petit escalier devant. Je sais que je ne dois pas y aller, mais j’y vais quand même. Il y a une terrasse. Au milieu de la terrasse, il y a une toile. Elle est posée sur un chevalet. Je sens que mes jambes sont lourdes. Je ne peux pas m’empêcher d’aller en haut du petit escalier. J’ai du mal à monter jusqu’à la terrasse. Il y a un tableau, quelqu’un doit être en train de peindre le tableau, alors je regarde tout autour, mais il n’y a personne. Je ne sais pas pourquoi, mais il faut que je m’avance. Il y a un paysage sur le tableau. Des arbres et le ciel au-dessus des toits. Je vais sur la terrasse. Je regarde le tableau. Je me rends compte que quelqu’un a peint une ligne verticale. Et puis je me demande ce que c’est. Quelqu’un a peint une ligne verticale qui traverse tout le paysage. Je m’arrête chaque fois que je passe devant la maison. J’ai du mal à bouger mes jambes, elles sont trop lourdes. Je ne peux pas m’empêcher de monter le petit escalier. Je m’approche de la toile, je ne veux pas, mais je m’approche quand même de la toile. Il faut absolument que j’approche mes yeux très près de la toile. Je monte tous les jours sur la terrasse. Chaque fois, on a ajouté une ligne verticale parallèle aux autres lignes verticales. Elles traversent le paysage. Il faut que j’attende. Chaque jour j’attends, je veux savoir s’il y a quelqu’un, mais personne ne vient. Je suis seule, debout au milieu de la terrasse, à côté du chevalet. C’est difficile d’être là, ça me fait mal, mais je reviens tous les jours.
6
Désormais je sais qui est Marine. En ce moment, je la vois très précisément s’avancer vers sa petite fille. Elle lui tend des anneaux de plastique multicolores en fredonnant une chansonnette. Elle s’est accroupie, les genoux sur un tapis de laine grise. À présent, elle a saisi un livre d’images. Marine est un peu étourdie : elle a arrêté la chansonnette et elle tourne sans cesse la tête à droite et à gauche en répétant : mais où je les ai posées ? Comme d’habitude, Marine cherche ses lunettes. Comme d’habitude, Marine les a remontées dans les cheveux. Marine est heureuse : elle partage ses jours avec le père de sa petite fille. Elle l’a rencontré au supermarché, dans le rayon produits ménagers, alors qu’elle ne parvenait pas à lire une étiquette minuscule. Elle lui a dit : pardon, Monsieur, est-ce que vous pourriez lire pour moi le prix de cette lessive ? Il s’est empressé de lui répondre : avec plaisir, si vous voulez bien me prêter vos lunettes. Alors, délicatement, il a retiré les lunettes des cheveux de Marine et, après les avoir essuyées – il y avait sur les verres une fine pellicule de poussière grise –, il a ajouté : il ne fait aucun doute qu’à vos yeux ces lunettes ont plus de prix que cette lessive. Je vois Marine sourire. Elle est heureuse.
7
Je n’y ai pas fait attention tout de suite, à la poussière grise. On ne la voyait pas. On ne la sentait pas. On ne pouvait pas s’en rendre compte, qu’elle était là. Elle était pourtant si présente. Elle était partout. Elle avançait sans se faire voir ni entendre. Elle était sur le ciel, sur les arbres et sur les toits. C’était un duvet de soie, une poudre délicate qui s’insinuait sous les vêtements. Elle marchait à pas feutrés sur la peau, la poussière grise. Elle collait aux pieds. C’est en vidant l’eau du bain que j’ai remarqué qu’elle était là. Ce n’aurait pu être qu’un mauvais rêve. J’aurais pu l’oublier, revenir auprès de ma maman et l’oublier tout à fait, la poussière grise. Mais je n’étais plus très loin de la douzième ligne. J’aurais pu ne pas m’en approcher, ne pas la voir ni l’entendre, la douzième ligne. Je m’approchais d’une ligne verticale de plus. C’était la douzième ligne. Les lignes avaient déchiré le paysage du tableau. Elles avaient resserré l’étau sur le ciel, sur les arbres et sur les toits. Ce n’était plus qu’une prison. Je me suis approchée de la dernière ligne. Je ne savais pas que la douzième ligne serait la dernière ligne.
8
À la maison, je regardais les jambes de ma maman. Je regardais ses jambes aller d’elle à moi et de moi à elle. Ma maman me disait deux mots et m’adressait un sourire. Sa bouche dessinait une vague qui m’emmenait très loin. Je regardais les bras de ma maman, comment ses bras se tendaient vers moi pour m’embrasser. Je regardais les mains de ma maman. Ma maman m’offrait une caresse inattendue. Je regardais les doigts de ma maman et ses ongles longs. Je regardais ses doigts s’étirer. Je regardais comme ils brillaient, les cheveux de ma maman. Je regardais dans la glace si mes cheveux étaient aussi brillants que les cheveux de ma maman. Ma maman entrait dans une colère noire. Je regardais la peau de ma maman. La peau de ma maman formait une maison où je me glissais chaque fois que j’étais triste. Je regardais son cœur battre sous sa peau. Ma maman riait aux larmes et son visage tout entier s’illuminait. Les yeux de ma maman. Je regardais les yeux de ma maman. Ma maman. Est-ce que ça existe d’aimer plus que ça ?
9
Quand je serai grande, je me disais, j’aurai un long collier de perles. J’aurai un si long collier de perles que tout le monde me regarderait. Je marcherai très vite. Je garderai la tête haute. Mes jambes seront si longues et si souples que ce sera difficile de me suivre. Tous les garçons voudront courir après moi. Le garçon que j’aimerai courra après moi. Il sera brun et il aura les yeux bleus. Il me dira que je suis belle et qu’il veut vivre avec moi. Je me disais que je le laisserais parler et que je le ferais attendre encore beaucoup de temps – je sais bien que les garçons qui ont les cheveux bruns et les yeux bleus n’aiment pas les filles qui disent oui. Tout le monde verra mon amoureux courir tout le temps après moi. Mes jambes seront de plus en plus longues et de plus en plus souples et je marcherai de plus en plus vite. Mon amoureux s’essoufflera. Il sera très fatigué. Il n’en pourra plus de courir après moi et il se mettra à genoux. Alors, je me disais, j’arrêterai de marcher, je me retournerai et je le regarderai dans les yeux. Je lui dirai oui en faisant glisser doucement mon long collier de perles entre mes doigts – je lui dirai aussi que je connais une fille qui s’appelle Marine et que pour ça je sais comment on fait les enfants. Lui, du bout du doigt, sur la poussière grise de mes chaussures, il dessinera deux visages qui se regardent. Est-ce que ce serait ça, le bonheur ?
10
Je me sentais parfois si seule. Qui aurait bien pu venir me voir juste pour me dire que je lui manque ? Pourquoi est-ce qu’il faut toujours attendre pour que les autres s’intéressent à soi ? Mes yeux se perdaient dans le vague. J’ai soufflé les bougies de mon onzième anniversaire. J’attends quelqu’un, mais je ne sais pas qui. J’attends une voix et je crains qu’elle ne viendra pas. En soufflant les bougies de mon onzième anniversaire, je me suis sentie si seule. Le poids de ma solitude. Mes jambes étaient lourdes. Mes bras étaient lourds, ils collaient à la toile cirée. Est-ce que c’est juste, de se sentir si seule ? Pourquoi tous ces gens qui courent dans tous les sens et personne pour moi ? Le bonheur est si près, si près, mais il ne vient pas. Je pensais fort à Marine. Je ne la connaissais pas. Sa petite fille devait la suivre des yeux, déjà. Maman, tu t’en souviens, de cette photo où mes yeux se perdaient dans le vague ? Comme mes yeux étaient grands. Ils te regardaient. Est-ce que tu as compris ce qu’ils te disaient ? Tu avais acheté un beau gâteau. Onze bougies. Onze lignes verticales et la flamme au-dessus.
11
Je crois que j’ai compris : je me suis approchée de la douzième ligne. Ce devait être la dernière ligne : j’ai compris que je n’avais pas le droit d’être là, simplement.
12
Je m’en souviens très bien : un jour, quand j’étais petite – je n’avais pas encore douze ans –, j’ai fait un drôle de rêve. J’approchais mes yeux très près de la toile, mes jambes étaient lourdes, elles me faisaient mal, j’approchais les yeux de la toile pour regarder la ligne verticale de plus. J’avais l’impression que les couleurs du ciel, des arbres et des toits s’effaçaient lentement sous mes yeux. Je voulais qu’elles restent là, avec moi. J’écarquillais les yeux, je les frottais, je les approchais un peu plus de la toile. Les couleurs disparaissaient. Elles s’évanouissaient sous mes yeux. Elles étaient comme recouvertes d’une poussière grise, d’abord légère, sournoise, puis de plus en plus épaisse. Je me suis approchée si près de la dernière ligne que je me suis brûlé les yeux. Je me suis approchée de la douzième ligne et tout s’est arrêté. Maintenant je suis toute seule. Mon papa avait raison : je suis un ange. Maintenant je suis un ange, pour toujours.