A partir d'une série de peintures sur le thème des 4 éléments, Patrick a écrit des textes poétiques que nous avons rassemblés dans un recueil "de l'Origine" sous forme de petits livrets
La terre
Les entrailles de la terre
Il y a, sous la croûte terrestre, une zone de lenteur
où viennent s’amortir les courants sismiques.
L’artiste s’est allongée là, derrière la peau du
monde. Elle devine et peint la surface par
transparence. Elle comprend que ce n’est pas une
plus grande solidité, mais une plus grande fluidité
de notre planète qui la protège un peu des ondes de
choc.
Lignes de terre
Maintenant elle nage en altitude, et regarde sous
elle un paysage énigmatique. Bras de rivières ?
Réseau de chemins ? Forêts en automne ? Ou traces
de vent sur les sables du désert, cités dissoutes et
tombées en rouille, linéaments de roches vitrifiées.
Elle hésite à lire les lignes de terre comme d’autres
lisent les lignes de la main.
Le feu
L’enfance du feu
Le titre de ce premier tableau suggère l’idée de
biographie, confirmée par les suivants. Voyez surgir
l’enfance aux tracés spontanés, ouverte à la
fantaisie, au jeu, à l’hétérogène. Elle s’élance,
imprévisible, et elle jouit sans façon d’espaces
libres, qui semblent encore infinis – comprendre : à
la fois sans limite et inachevés.
Souffle et escarbilles
Maintenant le feu se structure, se renforce et
s’oriente. Comme un être bien construit, il entre en
pleine possession de lui-même. Peut-être y a-t-il des
escarbilles, mais aucune qui vienne rompre la
compacité du phénomène, ni masquer l’évidence de
ses intentions : se rendre maître de son domaine.
Braise
Les braises, voilà ce qui reste d’un beau feu qui a
bien fait son travail et qui n’a pas encore le goût de
s’éteindre. Il se souvient des nuances orangées de
l’enfance ; placé sur un fond plus sombre il semble
rougeoyer plus fort. Il retrouve enfin des élans
gardés longtemps en réserve et qui, avec un peu de
chance, pourraient encore s’accomplir.
L'eau
Eaux dormantes
L’artiste appelle « eaux dormantes » une page de
son écriture. Elle ne trace pas cette calligraphie sur
la surface horizontale de l’eau, mais elle la plonge à
la verticale, d’où le format du tableau. Pour la lire,
il faut descendre en profondeur. Un livre, de même,
tant qu’il n’est pas lu, reste une eau dormante. C’est
le lecteur qui viendra l’éveiller.
Lignes d’eau
Lignes de terre, lignes d’eau, lignes musicales. Sur
les portées entrecroisées s’inscrivent les partitions
du torrent : cascades bouillonnantes, bois flottés qui
cognent en rythme, basse continue des rivages,
mélodies changeantes du courant sur les graviers.
La surface devient cercles, ellipses, ondes, mondes.
Le monde est ondes.
L'air
Masses et courants
Une fois qu’elle a peint la terre, le feu et l’eau, on
propose à l’artiste de peindre l’air.
Quel est le poids du ciel ? se demande-t-elle, en préparant
les pigments bleus et roses. La masse de l’atmosphère,
c’est cinq milliards de millions de tonnes.
Si on pose l’œuvre à plat sur le sol, la colonne d’air qui se
trouve au dessus pèsera 16 tonnes. Et la colonne au
dessus de l’artiste allongée : 4 tonnes. Ça ne l’empêche
pas de bouger, s’asseoir, se relever, et se mettre à courir.
Mais jamais elle ne courra aussi vite que les vents
d’altitude, qui vont parfois à 360 km/h, plus tumultueux
que des torrents. Oui, ne croyez pas que ces courants
soient rectilignes. Malgré leur vitesse, ils empruntent ces
trajets imprévisibles et sinueux indiqués en noir sur la
peinture. Il faut l’œil aiguisé d’une artiste pour les
distinguer, alors qu’ils se chevauchent, se rejoignent ou
s’écartent, invisibles, au dessus des nuages.
L’infini du ciel (détail)
Ne ferait-elle pas maintenant une peinture de plus pour saisir, au-delà de l’air, l’immensité du ciel et de l’univers ? On aimerait qu’elle plonge son regard à l’infini, jusqu’aux innombrables grappes d’étoiles, et qu’elle nous en donne le compte exact.
Il paraît qu’un œil ordinaire, dans une nuit parfaitement noire, aperçoit moins de 3.000 étoiles. Mais quand il s’agit d’un regard de peintre...
Ne saurait-elle pas distinguer, même en plein jour, les superpositions de couches, les lumières qui jouent derrière la surface, et jusqu’aux confins ? Il me semble retrouver ici, dans l’épaisseur du tableau, les trainées d’étoiles que l’artiste a détectées en profondeur et qu’elle nous laisse deviner dans ses glacis.
A partir d'une dizaine de linogravures réalisées sur des représentations d'habitat insolite, Patrick a inventé des petits contes plein de saveur; nous avons rassemblé l'ensemble dans des petits livrets et dans 5 coffrets avec gravures originales sous le nom de "sur la piste du temps"
On trouve à Bramans, incrustée dans le seul mur qui reste d’une maison abattue, cette curieuse horloge de parquet désormais en lévitation. Offerte à tous les vents pendant des années, elle a souffert de la pluie, de la neige et du gel. Elle a perdu des organes indispensables, cadran, balancier, contrepoids, remplacés maintenant par des pièces dépareillées. Elle est comme ces fossiles incomplets, que les paléontologues raccommodent avec du plâtre. C’est pourtant cette modeste horloge qui a mis l’artiste sur la piste du temps.
Il y eut un grand incendie, dont le souvenir est encore visible au dessus des toits. On remarque aussi, sur la façade, les restes d’un balcon disparu. La nuit du sinistre, les dix habitants de la maison s’étaient réfugiés sur ce balcon pour fuir les flammes. Mais le feu s’est propagé jusqu’à eux, et les voliges se sont effondrées.
Seules les poutres de soutien demeurent aujourd’hui, et surtout leurs ombres qui s’allongent sur le mur. On dit que les gens du village s’en servent maintenant pour lire l’heure au soleil. Parfois, les nuits de pleine lune, ces ombres deviennent encore plus noires, elles semblent s’animer, et prendre la forme des dix silhouettes des défunts.
La première difficulté, lorsqu’on a une grande famille, c’est de trouver un prénom à chaque enfant. Souvent on en arrive, après les quatre premiers, à ne leur donner qu’un numéro. Ainsi des filles prénommées Sixtine ou Dixie, des garçons prénommés Quentin, Septème, Octave. La seconde difficulté, c’est de tous les loger à la même enseigne, ou du moins sous le même toit. Il y avait à Bramans une famille tellement prolifique que le père, heureusement charpentier de profession, devait rajouter des chambres à chaque nouvelle naissance. Sa maison, dont il ne pouvait élargir la base, s’élevait donc en s’évasant. Le toit rallongé peu à peu vers les quatre points cardinaux traversa bientôt la ruelle jusqu’aux maisons des voisins qui ne manquaient pas de se plaindre. « Allons – leur répondait le charpentier qui connaissait la théorie des poutres – vous n’allez pas faire toute une histoire pour quelques cache-moineaux ! »
Un jeune homme de 19 ans, tout juste engagé dans l’armée de libération, se retrouva seul, perdu, un soir de septembre 1944, au dessus de Modane. Comme il entendait des éclats de voix en allemand, et voyait les lumières de lanternes s’agiter tout près de lui, il chercha un abri. Il trouva un blockhaus abandonné, y entra… et il s’y endormit. Bientôt il se mit à rêver qu’il volait par dessus les montagnes pour rejoindre son bataillon. Il volait, certes, mais sans avoir quitté le blockhaus qui venait d’être projeté en l’air par l’explosion de deux wagons de dynamite.
Ce jeune homme, c’était mon père. Il a frôlé la mort cette nuit là, et bien d’autres fois encore pendant la guerre. Aujourd’hui, en pensant à lui, ses enfants, petits-enfants, et arrière-petits-enfants viennent parfois jouer dans le blockhaus penché.
Une artiste avait choisi de sculpter le gypse. Elle remplissait sa musette près de la carrière Calypso quand un orage éclata. Comme la roche blanche qu’elle venait de glaner lui fondait sur la peau, elle eut envie de s’en servir pour peindre. Elle avisa les murs d’une tour industrielle désaffecté, et commença une petite fresque au pied de la façade. Ensuite, jours après jours, elle revint, et son oeuvre se développa vers le haut. Elle dût bientôt construire un échafaudage pour s’élever avec sa fresque. En quelques semaines, après avoir peint tous les étages de l’édifice, elle arriva au sommet de la tour.
Posée là, il y avait une maisonnette incongrue, peut-être l’ancien bureau de l’ingénieur des mines. L’artiste y entra. Une longue table, de grands espaces libres, des fenêtres sur le pourtour. Elle y installa son atelier idéal, d’où elle pouvait embrasser toute la vallée, les sommets et le torrent.
On ne trouvait jamais la grange d’Albert ouverte. Mais souvent, la nuit, de la lumière passait entre les jointures des planches. Un soir, à la sortie du village, un amoureux attendait sa promise. Comme elle était en retard, il patienta en regardant par une fente de la grange. Il ne dit à personne ce qu’il avait vu, pas même à sa fiancée qui d’ailleurs ne vint pas au rendez-vous : l’intérieur de l’édifice était presque tout occupé par une immense machine, dont les rouages étaient de bois et de ferraille. Albert prenait place dans une nacelle, reliée au mécanisme par une corde de chanvre. Plein d’espérance, il prononça les mots « mouvement perpétuel » et libéra la nacelle qui descendit en faisant contre-poids, mettant toute la machine en route. Peut-être s’attendait-il à descendre et remonter indéfiniment ? Tout ce qui arriva, c’est qu’il disparut soudain, et que la nacelle remonta vide. Sans doute n’était-ce pas un mouvement perpétuel qu’il avait construit mais, sans le vouloir, une machine à voyager dans le temps.
Remarquez ce contraste étonnant : plus la pente augmente, plus les sentiers forment de lacets ; plus elle diminue, plus les routes se font rectilignes. À l’inverse, les torrents qui dévalent les falaises en ligne droite, devenus rivières, serpentent indolents sur la plaine. Comprenez que la nature de l’eau est de se soumettre à la gravitation. Au contraire, la volonté du grimpeur c’est de la combattre.
On reconnaît la créature humaine à cette quête perpétuelle de verticalité, et à l’énergie que cela lui coûte. Est-ce pour cela qu’il a construit des cathédrales, et que la plus petite chapelle pousse encore sa pointe vers le ciel ? Voyez l’image : si on a taillé à grands efforts la route sinueuse sur le flanc de cette montagne, c’était pour transporter plus près du sommet la petite chapelle qui était en bas.
Il était dit que cette construction gigantesque allait stopper l’avance des troupes ennemies. Mais, après des années sans usage, elle fut vidée de ses soldats et de ses armes bien avant d’accomplir son destin et tomba peu à peu en ruine. C’est deux siècles plus tard, après avoir été patiemment restaurée, qu’elle servirait enfin.
Pendant tout un jour le ciel avait menacé, pesant sur la vallée. Une angoisse inexplicable montait comme une vapeur noire, pour former la substance même des nuages. Et ce fut le crépuscule. Et ce fut l’heure du géant. La silhouette colossale apparut soudain sur la rive gauche de l’Arc. On ne voyait pas sa tête, qui passait au dessus des nuages, juste le rougeoiement brouillé de ses yeux immenses. Le géant posa le pied sur la Redoute et il enjamba l’abîme sans daigner s’appuyer sur le pont du diable. D’un pas il atteignit le fort Victor Emmanuel, puis grimpa un a un les bâtiments comme de simples marches d’escalier. Le temps de faire frémir le village, et de cinq pas encore, il disparaissait derrière le col d’Aussois.